A
la Place du Lézard
C’est
au bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand
ensanglantée, sur laquelle reposait encore un morceau de chair avec de la peau
et des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté. C’est là que
mon estomac a reçu un coup, comme porté par un poing invisible, et que j’ai vomi
dans la pelouse humide, recracher par la gorge l’image que mes yeux venaient
d’absorber. Je savais que je devais regarder ce qu’il y avait au fond du puits,
qu’il fallait impérativement que je regarde, puisque par son geste Paul me
forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal d’accepter, la
toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée belle…
- Le morceau de gorge qu’il s’est
arraché lui-même ?
La cicatrice. Sa cicatrice qui
recouvrait comme une peau brûlée sa pomme d’Adam. Une marque qu’il avait
récoltée des années plus tôt, avant notre rencontre, dans un accident de la
route. Il avait été intubé sur les lieux, encore dans la carcasse fumante, en
catastrophe. Il avait senti des flots de sang au fond de sa gorge, qu’il avait
vomi en partie sur le volant cassé en deux, le reste était allé s’écouler en
cascades dans ses poumons. L’image du volant cassé en deux l’avait marqué. A
l’hôpital il avait manqué de mourir de peu, il y avait eu infection de son
système sanguin. Je ne sais pas trop exactement le terme médical. Il a tout
raconté une fois en confiance, parce que j’ai eu le cœur brisé en voyant sa
cicatrice. En voyant cette blessure, qui, il était vrai, n’était pas du tout
agréable au premier regard.
- Le cœur brisé ?
Oui. J’ai eu le cœur brisé à
plusieurs reprises avec lui, plusieurs fois par jour. Lors de notre première
rencontre par exemple, je l’ai trouvé en larmes contre la porte de son 4X4 noir,
je l’ai ramassé dans le grand garage vide. C’était vraiment une période
étrange. Un haut responsable de l’entreprise était mort chez lui, piqué par une
araignée mortelle extrêmement rare. L’enquête était très ardue et régulièrement
des inspecteurs, des policiers, et d’autres gens en noir dont j’ignore la
fonction exactement, des officiels, venaient poser des questions sur le
personnel. Ils soupçonnaient quelqu’un de l’entreprise d’avoir provoqué la mort
du pauvre malheureux, qui était tombé dans un coma pendant trois jours. Paul a
longtemps été soupçonné.
- Il s’est donc passé cette histoire
d’araignée mortelle et ensuite vous rencontrez Kozlov dans le garage
souterrain, en larmes, contre sa voiture ? Avez-vous fait un lien entre
les deux événements ? A-t-il raconté son histoire, son accident
immédiatement ?
C’est un peu plus compliqué que
cela. Je n’avais eu que des contacts visuels avec Paul, rien d’autre. Il était
un supérieur hiérarchique, qui plus est je travaillais très rarement pour lui
et je n’avais absolument pas envie de me faire remarquer pour rien vous
comprenez. C’était primordial pour moi de ne pas faire de vagues. Mais cette
nuit-là, lorsque je l’ai vu en larmes, les poings rouges sang, et le visage
recouvert de griffures, comme si un chat s’était défoulé sur sa face, j’ai
senti que je craquais pour lui. Que je me liquéfiais, comme une adolescente.
C’était clairement une attirance sexuelle, quelque chose qui me poussait, dans
un élan physique, vers quelqu’un d’autre, quelque chose de plus grand, de plus
fort que moi.
- Et ensuite ?
Je lui ai proposé de l’emmener à
l’hôpital, il a refusé en se mouchant comme un enfant. J’ai compris qu’il avait
les poings en sang parce qu’il venait de frapper contre un pilier en béton.
Alors, spontanément, je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris, je l’ai emmené
chez moi. Il a tout de suite été d’accord. J’ai soigné ses poings avec de
l’alcool et du coton. J’ai mis des bandages, il regardait patiemment dans ma
petite cuisine blanche sans aucune personnalité. Je n’ai jamais eu de véritable
personnalité vous comprenez…
- Poursuivez sur ce que vous disiez
à propos du cœur brisé… Je ne vous suis pas.
Alors que je le soignais, il a
demandé ce que je pensais de sa grande cicatrice disgracieuse dans son cou.
Avec innocence. Son regard planté dans le mien, mais ce que j’ai vu, c’est
l’empreinte de son cœur à ce moment-là. Et j’ai senti que je me laissais
toucher par ce qu’il avait à offrir et que je ne pouvais rien y faire. Je crois
que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre, dans cette cuisine
impersonnelle, immaculée, dans ce très court moment, cette demie-seconde où son
cœur s’est laissé voir par le mien. Dans cette pièce ne possédant aucune trace
de personnalité humaine. Je n’ai pas répondu à sa question. J’ai senti mon cœur
se briser en morceaux, vraiment difficile à retenir, comme lorsque vous ne pouvez
plus vous mentir à vous-même, malgré ce désir très fort de changer ce qui est
en train d’arriver. Dans un même temps, cela provoquait une tendre et amusée
mélancolie. C’était… Je ne m’exprime pas très bien, c’est impossible à
retranscrire par des mots, qui plus est en plus vous êtes journaliste. Toutes
ces considérations doivent vous paraître à mille lieux de ce que vous attendez
de moi.
- Je suis là pour vous écouter, sur
votre histoire, sur ce qui s’est passé. Je ne vous juge pas si c’est ce que
vous craignez.
J’ai touché tendrement sa cicatrice
et il s’est laissé faire. Et j’ai souri, parce qu’elle était disgracieuse mais
belle à la fois. J’avais très envie de mettre ma langue dessus de toute façon.
- …
Pendant des mois ensuite nous
n’avons pas pu nous séparer. Il venait tard la nuit chez moi, au travail dans
les toilettes et il me prenait. Quel que fût l’endroit, ou le moment, c’était
vraiment torride entre nous, plus que sentimental. Les sentiments étaient là
mais endormis et s’exprimaient par notre sexualité. Il me disait qu’il
m’aimait, que j’étais tout pour lui et dans un même temps ça n’avait pas
d’importance puisque c’était en arrière-plan et que notre rapport amoureux
était quasi-exclusivement sexuel. Je ne lui disais presque jamais rien parce
qu’il y avait dans cette relation quelque chose de l’ordre de la possession. Je
ne le comprends que maintenant, avec le recul. Se laisser posséder en quelque
sorte par son désir ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Il
ressentait ce besoin d’évacuer sa femme notamment et ses enfants. De toute
façon elle a fini par partir.
- Et vous ne savez toujours pas ce
qu’ils sont devenus ?
Je l’ai dit dans ma déposition, j’ai
raconté ce que j’ai vu ce matin-là. La voiture de son ex-femme était dans
l’allée. Elle était venue mais je dormais donc je ne l’ai pas vue, je n’ai pu
donc lui adresser la parole. Je pense que les Cénobites ont emporté son corps et
ceux de ses enfants, les enfants de Paul, dans leur « monde ». Qui
est multiple.
- En enfer ? Une dimension
infernale ?
Je sais que vous pensez que j’entre
volontairement dans le délire de Paul, que je protège son image par une sorte
d’aveuglement amoureux, que j’ai caché ses activités criminelles. Je ne peux
pas vous forcer à croire ce à quoi j’ai assisté, ce que j’ai de mes propres
yeux vu. J’ai été le témoin de portails dimensionnels s’ouvrant dans des murs,
invoqués par cette boîte, j’ai vu des êtres sortir de ces portails, prendre
plaisir à des massacres et des bains de sang, et à la mise en pièces, morceau
par morceau, d’une personne. Et la reconstituer d’une manière qui vous
terrifierait. Celui qui possède cette boîte aujourd’hui devrait la jeter dans
le plus profond des océans, qu’aucune main n’ait le malheur de trouver sa
combinaison pour l’ouvrir.
- Vous réfutez avoir participé et
couvert les six meurtres de Paul Kozlov ?
Je répète ce que j’ai déjà dit dans
ma déposition : Paul était devenu instable au plus haut point et son
obsession pour cette boîte grandissante l’a rendu fou. Ce que j’ai toujours dit
et clamé sans que personne ne puisse ou ne veuille m’entendre, c’est que pour sauver
ma vie, j’ai été obligé de faire ce qu’il me disait de faire. Lorsque
j’embrassais sa cicatrice, il n’était pas à l’aise, et parfois me repoussait,
en prétextant que ce n’était pas esthétique, que je n’avais pas à faire
semblant d’aimer cette marque disgracieuse. Il s’enfermait là-haut à l’étage
chez moi, dans la pièce que j’avais aménagée pour être son bureau. Il y restait
des journées entières d’affilées, sans prendre de douche, se nourrissant
rarement. Et puis il ressortait et semblait « changé ».
- Changé ? Par ces entités
qu’il nommait « les Cénobites » ?
Il avait fait un pacte avec eux.
Mais ils réclamaient des sacrifices, et de la chair. Toujours plus. Paul me
disait que c’était pour nous protéger, qu’il ne pouvait pas décider de les
repousser, qu’ils étaient les plus forts et qu’ils le voulaient lui. Il voulait
qu’ils le guérissent de sa cicatrice dans le cou. Pendant une semaine il était
resté enfermé avec des provisions et j’avais ordre de ne pas monter à l’étage
et d’aller dans son bureau. Il était passé par des tortures tellement
abominables qu’il avait atteint une forme de jouissance et d’état euphorique où
il a cru voir le paradis. Mais ils l’avaient fait revenir et reconstitué, avec
sa cicatrice, et c’est là qu’ils lui ont demandé des sacrifices, pour montrer
sa détermination, à perdre sa marque, qui moi, ne me posait aucun problème.
- Et vous êtes entré dans son
délire consciemment ?
Je ne pourrai jamais vous convaincre
que tout ceci était réel, aussi réel que vous et moi et ce gardien derrière moi,
et cette pièce, cette caméra et cet endroit, et cette ville dans laquelle nous
nous trouvons. Et au loin par la fenêtre grillagée, des éoliennes, parfois des
centrales nucléaires devant lesquelles vous êtes forcément passée en voiture
avant de venir ici. Tout ceci est réel, et l’était et le sera encore lorsque
demain sera passé. Je ne pourrai jamais vous forcer à me croire. Donc ma réponse
à votre question est non. Je ne suis pas entré dans son délire. Il n’y avait
pas de délire. Il n’y avait que la réalité, Paul, moi, enfermés dans cette
maison de malheur. Et ces démons, comme lui les nommait.
- (…)
Paul a commencé à tuer des animaux
avant de s’attaquer à des hommes qu’il allait draguer dans des bars gay. Les
cénobites disaient que le sang des humains était meilleur que le sang des
animaux, et que tout particulièrement le sang des hommes était plus fort que
celui des femmes, mais Paul pensait que c’était juste un énième jeu pervers de
leur part. Un matin, une terrible odeur de sang, lourde, métallique, m’a tirée
de mon sommeil, alors que je dormais dans le salon. Cette odeur embaumante
provenait de la cuisine. A cette époque la maison semblait partir en
décrépitude entièrement, et la poussière et la saleté s’accumulaient partout. J’ai vu Paul, dans la cuisine, nu sous un
tablier imbibé d’un liquide marron foncé. Il était maculé de sang sur le
visage, et sur la table de découpage gisait le cadavre d’un chat roux ouvert du
thorax jusqu’aux flancs, vidé, nettoyé impeccablement. De l’autre côté il y
avait, alignées, les têtes de plusieurs gros chiens, bergers allemands,
rottweilers, et celle d’un homme, le visage tourné vers le mur. Dans la marmite
bouillait des têtes de chats par dizaines. Dans l’évier rempli à ras-bord, des
organes flottaient, des reins, des cœurs, des morceaux de foie, des tripes.
L’odeur était insoutenable, elle vous cisaillait le diaphragme avec violence.
Paul avait les yeux entièrement révulsés et grognait comme un animal d’une voix
anormalement grave. Brusquement il s’est jeté sur moi avec son hachoir à la
main, je l’ai repoussé d’un coup de défense dans la gorge, sur sa cicatrice. Nous
sommes tombés tous les deux, moi d’un côté contre la porte, le poignet cassé,
et Paul de l’autre côté. Il a glissé, pieds nus ensanglantés. Ses yeux sont redevenus
normaux, comme s’il se réveillait d’un terrible cauchemar. Et il a jeté son
hachoir par terre, en voyant la terreur dans mes yeux, une terreur qu’il
m’inspirait réellement pour la toute première fois depuis notre rencontre.
- Avant, vous ne parliez pas
beaucoup c’est bien ça ?
Paul avait une façon bien
personnelle de me dire, à propos de mon silence, de ma réserve, cette timidité
qui était dans ma personnalité et qui était maladive, il me disait que pour me
desserrer les dents, il devait y aller au pied de biche. Comme si mon silence
était le paravent à d’indiscutables actes criminels commis par le flux de mes
pensées. Il riait toujours après cette petite sortie narquoise sur la façon de
me faire parler. Il me disait également que c’était excessivement féminin, cette
attitude, cette soumission. Sans dire plus si cela lui plaisait ou pas mais
cela sonnait comme un préjudice. Je pense que c’était les deux à la fois. Dans
le fond, il détestait ne pas savoir ce que je pensais, contrôler ce que je
pensais car dans son monde, dans son travail particulièrement, tout était
entièrement voué à contrôler la pensée des personnes, des groupes. Et moi, il
ne savait pas, je restais un mystère, comme il me l’a posé plus d’une fois.
Cela lui plaisait dans un même temps, cela mettait en marche son moteur
assoiffé du carburant du chercheur. Il avait les deux sentiments
contradictoires à ce sujet. La violence était parfois la seule réponse possible
à ce paradoxe.
- Et vous acceptiez cela ?
C’est cela qui vous a conduit à cacher ses meurtres ?
Je n’ai pas eu le choix. Un soir,
dehors à la porte du garage, il a montré ce qu’il cachait dans son coffre, pour
que je l’aide à le transporter à l’intérieur. C’était un homme bâillonné, avec
une large plaie ensanglantée sur le crâne, son cuir chevelu scalpé, replié sur
une partie de l’oreille. On voyait un morceau du crâne, bien blanc. Il y avait
du sang partout dans le coffre de la voiture, les blessures au cuir chevelu ne
pardonnent jamais. J’ai cette expérience de cela à présent, croyez-le ou non je
préférerais ne pas l’avoir. Nous l’avons transporté dans le bureau, non sans
mal. Paul m’a dit qu’il n’en avait pas pour longtemps. J’ai dû sortir de la
maison sous son autorité, ce soir-là pour voir les premiers flocons de l’hiver
tomber, assis dans le jardin près du puits, tandis que j’imaginais ce qui se
déroulait là-haut à l’étage, par la fenêtre dont les volets étaient de tout
temps fermés.
- (…)
Je sais aujourd’hui qu’il vidait de
leur substance vitale les êtres et leurs corps pour le compte des Cénobites.
Son corps et son âme possédaient des blessures qu’il devait régénérer pour en
quelque sorte « les transvaser ». Je sais, le mot est malheureux,
mais c’est ce qu’il me disait. J’étais donc là ce soir-là sur le vieux banc qui
semblait contempler pathétiquement ce jardin jamais entretenu, recouvert de
mauvaises herbes et j’ai vu un lézard, un petit lézard gris foncé, avec des
points ocre sur ses flancs. Les yeux jaunes grands ouverts. Il avançait
lentement, explorait la zone vide, et en me focalisant sur lui, sur sa
respiration visible par ses flancs qui se gonflaient et s’écrasaient dans un
mouvement de va et viens incessant, pendant quelques précieuses secondes j’ai
pu oublier la tension dans ma poitrine et dans ma nuque, relâcher cette chose à
laquelle je tenais tant et j’ai également pu mettre de côté ce qui se passait
dans la chambre à l’étage. Le lézard s’est enfuit à toute vitesse lorsqu’il a
remarqué que j’étais entré dans son souffle, et tout m’est retombé sur le dos,
comme une chape de plomb bouillante. Je n’ai même pas eu la force de pleurer.
Cette nuit-là il est apparu à la
porte-fenêtre de la cuisine quelques heures plus tard, douché et propre, et
comme si de rien n’était, il m’a dit de rentrer. Son visage n’était pas totalement
satisfait, le sacrifice ne s’était pas passé comme il aurait voulu, je l’ai
senti. J’ai ressenti qu’il me cachait quelque chose. Avant l’heure du coucher,
il est venu m’embrasser sur le front avant de remonter dans son antre. Dans le
salon en bas qui était devenu ma chambre, allongé dans mon lit d’infortune,
j’ai regardé de longues minutes les ombres des arbres sur le plafond et le mur
d’en face, s’agiter dans ce même mouvement inlassable, répétitif, incoercible,
de la respiration du lézard quelques heures plus tôt, respiration que j’avais
eu l’illusion de ressentir à travers son minuscule corps de reptile. Et puis
les ombres m’ont fait dormir malgré moi, sans que je ne décide quoi que ce soit
dans cette histoire.
J’ai rêvé de montagnes enneigées dérivantes
sur des torrents de boue. J’ai survolé des étendues immenses de terres,
tellement vastes qu’elles auraient pu contenir plusieurs océans. Mais de là où
j’étais, je voyais l’étendue comme j’aurais vu l’étendue de l’intérieur de la
cage thoracique ouverte d’un lézard. Tué par un corbeau. Tout était proche et
clair, l’évidence même. Et la boue s’est transformée en lave. Et des volcans
gigantesques, éteints, puis en éveil, sont sortis de ces étendues plates et
stériles. Et des cadavres de géants semblaient se transformer en de nouvelles
montagnes sur les anciennes qui dépérissaient. Des milliards d’années en une
fraction de seconde devant mes yeux. Et au pied d’un cratère énorme, crachant
des geysers de lave menaçante et de cendres sublimes, se tenait debout un Cénobite
particulier, habillé d’un cuir noir étrange. Cette entité était celle qui
commandait aux autres, le visage horriblement balafré de cicatrices rouges,
avec des épingles et des clous lui sortant de toute sa tête chauve. Ses yeux
noirs vides et froids se sont posés sur moi et il a tendu son bras pour montrer
la peau ensanglantée du visage de Paul qu’il tenait du bout de deux doigts avec
élégance et ostentation. Il a posé une question particulière dans ce
rêve :
- Laquelle ?
Il a demandé : « veux-tu
également goûter le gras dans les parties basses de son visage ». Et je me
suis réveillé en sursaut. J’avais la sensation que quelqu’un m’avait mis un
morceau de foie de poulet crû dans la bouche et que ma gueule de bois était
médicamenteuse. Terrible.
- Racontez-moi, une dernière fois,
ce qui est arrivé à Paul Kozlov ce matin-là.
J’ai fouillé la maison il n’était
nulle part. Dans sa chambre en haut, celle des sacrifices aux Cénobites, je
n’ai trouvé que des instruments et une énorme flaque de sang coagulée sur le
sol. Mais devant la maison était garée la voiture de son ex-femme, étrangement.
Comme je vous l’ai dit, et comme je l’ai déjà dit à tout le monde, c’est au
bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand
ensanglantée, boîte qu’il gardait jalousement enfermée dans son coffre dans sa
chambre personnelle. Sur cette boîte reposait encore un morceau de chair avec
de la peau, avec des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté.
C’était un morceau de la gorge de Paul. Il y avait un bout de larynx par terre
juste à côté, et sur le rebord du puits, la trace d’une main ensanglantée. Je
n’ai pas vu tout de suite mais du tissu organique gras suintait de la boîte également.
C’est là que mon estomac a reçu un coup et que j’ai dû me retourner rapidement
pour rendre dans la pelouse humide pour éviter de me faire dessus. Si la boîte
se trouvait au bord du puits, je savais que je devais regarder ce qu’il y avait
au fond du puits, qu’il fallait absolument que je regarde, puisque par son
geste Paul me forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal
d’accepter, la toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée
belle…
La cicatrice sur sa gorge. Il
s’était arraché une grosse portion de la gorge avec un couteau de cuisine pour
arracher cette chose qu’il voyait comme une disgrâce, mais qui à mes yeux
faisait pourtant tout l’intérêt de sa différence. Mais pour Paul, mon regard
sur sa possibilité d’être un homme bien n’avait jamais réellement compté.
Jamais réellement. Il avait jeté ce morceau de viande dans le puits. Ensuite il
avait fait quelques pas dans les mauvaises herbes, et assis à la table de
jardin, de là où la veille j’avais pu observer ce lézard et les premiers
flocons de neige tomber il s’était complètement pelé et massacré le visage
lui-même, grossièrement. Mais la peau de sa face, épaisse, était délicatement
étalée sur la table en plastique blanc. Du gras, des nerfs, du muscle, du sang
et des yeux comme exorbités vides de toute force vitale. Il était devenu une
énorme bouillie rouge, dégoulinant d’autres substances gluantes dont j’ignorais
même l’existence dans un corps humain. Je vous épargne cette odeur
indescriptible qui vous rappelle ô combien un corps est avant tout autre chose,
un objet fait d’une matière particulière. Voilà ce qui s’est exactement passé,
et comme j’avais beaucoup vomi juste avant, je n’avais plus rien à purger. Je
me sentais relâché, vidé de toute énergie, et rempli de compassion, à la fois
pour Paul, que j’avais aimé, la situation, absurde et horrible, et moi-même. Je
n’avais pas plus de personnalité après tout ce chemin particulier, de
souffrance et d’abominable. Je me suis assis à côté de lui – pour ne pas le
laisser seul même s’il était mort, pendant un temps
indéterminé, possiblement plusieurs heures, m’habituant à son cadavre assis
sans visage. Avec le recul aujourd’hui, avec la boîte de Lemarchand dans les
mains, l’unique chose qui me tenait réellement compagnie était ce qui
accompagnait le lézard. Un long, doux, pénible, incertain, complet, pathétique,
exaltant, horrible, apaisant silence.