jeudi 8 octobre 2015

Une renaissance [Yoann]

Mars, Olympus Mons, 18 juin 2259


Monsieur P. M. dormait profondément. Il avait laissé les fenêtres de sa chambre grandes ouvertes, espérant ainsi y faire entrer un peu de la fraicheur nocturne. Voilà maintenant trois semaines que la canicule s’était abattue sur les plaines et plateaux désolés de la planète rouge.
Le Soleil était entré dans un nouveau cycle de turbulences, et la majorité de l’énergie produite par les Centrales Nucléaires Individuelles était redirigée vers les boucliers-écrans protégeant les habitations, écartant la multitude de rayonnements mortels en provenance de l’étoile. Tout cela au détriment des régulateurs atmosphériques qui avaient tendance à surchauffer. Aussi, malgré l’air froid et sec de Mars régnant autour des impalpables champs de force, la température frôlait régulièrement les quarante degrés à l’intérieur des quasi-dômes d’habitations.


Soudain, une violente bourrasque d’air glacé s’engouffra par la fenêtre, soulevant les rideaux de la chambre. Monsieur P. s’éveilla en sursaut car le vent, redoublant de vigueur, venait de faire tomber le cadre qui se trouvait sur l’appui de fenêtre. Il alluma la lumière et vit que, déjà, le sol se couvrait d’une file pellicule ocrée.
Un orage, pensa-t’il. Le réflexe fut immédiat. Lorsque l’on vit sur un monde en cours de terraformation, la rapidité faisait la différence entre la vie et la mort, peu importe le niveau technologique. Il empoigna la commande domotique et pianota dessus quelques instants.

Sa demeure se coupa du monde extérieur. Les fenêtres et les portes furent recouvertes par de lourds panneaux d’acier hermétique, tandis que toutes les entrées et sorties d’air se verrouillaient. Le système d’urgence s’alluma, commençant à recycler l’air de la maison. Toute la puissance ainsi libérée fut attribuée à l’écran-bouclier, afin que celui-ci ne laisse passer ni poussière, ni éclairs, ni rochers. Désormais complètement réveillé, il activa les caméras extérieures et, dubitatif, observa le ciel sombre mais néanmoins dégagé.

Peut-être qu’il s’agissait d’un orage sec ? Ceux-ci prenaient des proportions cataclysmiques sur Mars, et restaient les dernières vraies sources d’inquiétude des colons. L’un d’entre eux avait frappé Vastitas Borealis il y a quelques semaines de cela et avait provoqué d’importants dégâts et même quelques blessés légers.

En reposant la commande, il eut un hoquet de surprise. La poussière semblait animée de vie et se rassemblait vers le milieu de la pièce. Plus étonné qu’effrayé, il observa l’étrange manège jusqu’à ce que la chambre, à l’exception de son centre, fût vierge de toute poussière. Le petit tas de poudre cristalline commença à tourbillonner, prenant lentement la forme de quelque chose qu’il connaissait. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne puisse identifier une huppe, qui émit un pépiement strident.

Mars ne permettait pas encore la vie terrienne sans équipement en dehors des quasi-dômes, et il se passerait encore au moins un millénaire avant que cela ne soit possible. Il ne devait pas y avoir plus de quelques centaines d’animaux sur la planète rouge, autant que d’animaux, ou peu s’en faut. Des animaux de compagnie –des chiens, des chats et même des singes si l’on croyait les ragots- mais assurément pas d’oiseaux. Et encore moins un oiseau se matérialisant depuis un tas de poussière. Cela n’existait pas !
« Et pourtant si !
-Je vous demande pardon ?, s’étrangla Monsieur P. Qui êtes-vous ?, interrogea-t’il avant de se rendre compte que c’était la huppe qui avait parlé. C’était probablement une hallucination, à moins qu’il ne soit en train de rêver…
-Non, tu ne dors pas et tu es sain d’esprit, enfin autant que je peux en juger. Je suis bien là, en train de converser avec toi.
-O.K. Admettons que tu sois réel. Je suppose que tu n’es pas réellement une huppe ? Jusqu’à preuve du contraire, celles-ci ne parlent pas.
-Bien vu !
-Mais alors…
-Je suis une apparence, juste une illusion, crée uniquement pour ta compréhension. J’ai pris cette image depuis ton cerveau car elle était ancrée à un fort souvenir.
-Farud ! Cette espèce de cochonnerie de volatile de ma belle-sœur qui piaillait jour et nuit, sans interruption. Mais elle n’était pas noire dans mes souvenirs…
-Question de simplicité et d’erreur de ma part, ma connaissance de la perception des couleurs chez votre espèce n’est pas parfaite. (Le plumage de l’oiseau changea, passant d’un noir de jais à un mélange hypnotique de couleurs chaudes). Voilà qui est mieux non ?
-Oui, sans doute…, fit prudemment Monsieur P. Mais alors, qu’êtes-vous en réalité ?
-Un habitant de cette planète.
-Impossible. Il n’y a pas de vie sur Mars. Il y en a peut-être eu dans un lointain passé mais celle-ci n’a jamais dépassé le stade des bactéries les plus simples.
-Je n’ai jamais dit que nous étions originaires de cette planète. Nous venons d’une lointaine galaxie et sommes arrivés ici il y a un peu plus d’un milliard de vos années. Il y a eu une défaillance des rétros-fusées lors de l’asolissage et notre astronef s’est écrasé, endommagé au-delà de tout espoir de réparation.
-Un milliard d’années ?, répéta l’humain, estomaqué. C’est long un milliard d’années. Seriez-vous des immortels ?
-D’une certaine façon. Mon espèce est très, très ancienne. Même lorsque vos premiers dinosaures nageaient dans les océans primitifs de votre monde, nous étions déjà une vieille race. Comme vous, nous étions faits de chair et de sang, bien que composés de plus de silice et de moins de carbone. Et notre évolution était arrivée à un stade si avancé que nous pouvions nous affranchir des limites du monde physique : nos corps mortels ne nous étaient plus nécessaires, nous pouvions devenir de purs esprits –immortels.
Néanmoins, ce changement de nature profonde nous empêchait tout contact avec le monde physique, c’est pourquoi la majorité d’entre nous attendaient la fin de leur vie pour l’accomplir. Et c’est ce que nous, survivants du crash, avons fait. Mars était déjà une planète morte à notre arrivée, nous ne pouvions y survivre. Nous avons donc Changé et attendu que d’autres êtres vivants viennent fouler sa surface en nous plongeant dans une transe méditative.
-Incroyable. Mais voilà déjà un siècle que l’Homme s’est installé sur Mars et, bien que nous ne soyons pas très nombreux, notre présence a été constante et plus que visible au cours de ces quarante dernières années. Alors pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour vous révéler à nous ?
-Car vous courrez un grave danger. Vos installations ne conviennent pas à cet environnement et elles sont en train de déséquilibrer la structure même de cette planète.
-C’est impossible. Je suis l’un des concepteurs de cet équipement, je le saurai ou quelqu’un de mon équipe s’en serait aperçu.
-Le déséquilibre se situe à un niveau primordial de la matière, et je crains que nous en sommes en partie responsables. Cela serait vraiment très difficile à expliquer, cela tient à notre état qui interfère au niveau spatiotemporel et dimensionnel de la planète. Il y a interaction entre nous et votre matériel de survie, et cela menace tout l’univers.
-Comment est-ce possible ?
-Mars est en train de se déphaser par rapport à cette réalité. Ce glissement, lorsqu’il aura complètement eut lieu, libèrera une énergie sans comparaison dans votre univers. Le cataclysme sera si effroyable qu’il disloquera l’espace-temps sur plusieurs dizaines d’années-lumière. La déchirure sera assez semblable à ce que vous nommez trou noir et, dans quelques centaines de millions d’années, la totalité de votre univers aura été absorbé.
-C’est… incroyable, lâcha Monsieur P, accusant le choc. C’est impensable qu’un tel évènement soit resté indétectable jusqu’à présent…
-Il y a eu des signes avant-coureurs depuis trois de vos décennies : les tremblements de terres, orages et autres cataclysmes climatiques. Mars est une planète très calme originellement, sans activité sismique ou de quelque autre nature. C’est d’ailleurs l’une d’entre elle qui nous a tiré de notre transe et fait prendre conscience du grave danger que nous courrions tous.
-Mais pourquoi ne pas nous avoir prévenu avant ?
-Nous avions besoin de temps pour vous étudier et apprendre comment communiquer avec vous…
-Et combien de temps nous reste-t’il donc avant que cette apocalypse n’arrive ?
-Moins d’un an.
-Un an ? Mais c’est impossible ! Le vaisseau de ravitaillement n’arrivera pas avant dix-huit mois et les interférences solaires ont endommagé les tours de communications. Sans moyen de contacter la Terre, comment allons résoudre ce problème ?
Oh mon Dieu, fit Monsieur P. au bord de la panique, nous allons tous mourir. Nous sommes les cavaliers de l’Apocalypse…
-Pas forcément, il existe une solution.
-Vraiment ?
-Oui, nous pouvons vous aider à survivre et protéger l’univers. Pour cela, il vous faudra désactiver toutes vos machines, les démanteler et partir à jamais. (Monsieur P. ouvrit la bouche pour protester). Mais nous pouvons vous sauver… »

La créature à l’apparence d’une huppe sembla se brouiller. Elle scintilla quelques secondes avant de lentement reprendre sa consistance.
« Pardonne-moi, maintenir la cohésion de ce corps est épuisant…
-Vous disiez que vous pouviez nous sauver ?, fit Monsieur P, plein d’espoir.
-Oui. Nous pouvons vous sauvez en vous faisant devenir comme nous. Si vous nous autorisez à prendre possession de vos corps, nous pourrions accélérer votre évolution, effectuer les changements génétiques nécessaires à votre transformation en purs esprits.
-Nous faire devenir immortels ? (Monsieur P. hésita). C’est… C’est une lourde décision. Je ne peux pas la prendre pour tous les colons…
-A l’instant où je te parle, les miens ont déjà contacté les autres terriens pour leur expliquer la situation et leur soumettre cette même proposition, et tous ont accepté sans hésiter.
-Quoi de plus logique, quand la survie de l’univers est menacé… Ce sera douloureux ?
-Assez, oui. Mais vos corps seront plongés dans un coma artificiel, vous ne sentirez donc rien. Le processus durera une semaine et, à votre réveil, vous serez comme nous.
-Il nous faudra donc éteindre nos appareils avant de démarrer le changement…
-L’un de vos ingénieurs est justement en train de relier toutes vos habitations pour qu’elles s’éteignent toutes dans sept jours.
-Et nous devrons prévenir la Terre par la suite…
-Vous pourrez le faire quand le vaisseau de ravitaillement arrivera, en vous présentant aux membres d’équipage comme nous l’avons fait. Nous vous aiderons à réaliser cela, bien entendu.
-Très bien, j’accepte votre proposition alors. Quand commençons-nous ?
-Ca a déjà commencé. Bonne fin de vie petit humain. »



Mars, Olympus Mons, 26 juin 2259.

Monsieur P. ouvrit les yeux. Tout était différent à présent, les couleurs, les formes, les rayonnements… Il ne voyait plus rien pareil. Il essaye de se lever, de forcer son nouveau corps à répondre à ses ordres. Le résultat fut un pitoyable spasme qui l’envoya rouler sur le côté. Après quelques minutes de lutte, il réussit enfin à se lever, se sentant très faible. Une sensation douloureuse rampait dans son estomac et sa bouche. Son corps avait faim et soif, mais quoi de plus normal après un sommeil d’une semaine ?
Il entendait également le sang circuler dans tout son corps, son cœur battre, ses poumons se remplir et se vider d’air… des bruits désagréablement assourdissants. Ils n’avaient prévu ça dans leur étude.

Que ces terriens étaient crédules ! Jamais ils n’avaient été en danger, pas plus que l’univers.

Il y avait toujours eu de la vie sur Mars, elle avait simplement prit un autre chemin. Son peuple était né sans corps, pure intelligence libre et intangible. Personne ne savait comment un tel miracle était possible et tous s’en désintéressaient. Son espèce n’avait des sciences que des notions primaires, ils étaient avant tout penseurs et philosophes. Ils étaient et cela leur suffisait.

L’arrivée des terriens avait tout changé. Elle avait d’abord suscité en eux de l’inquiétude puis, rapidement, un autre sentiment étrange s’était fait ressentir. Pour la première fois de leur existence, ils connurent autre chose que la simple béatitude d’exister. Ils devinrent curieux.
Pendant de longues années, ils regardèrent ces étranges formes de vie s’affairer à des tâches qui, pour eux, n’avaient aucun sens. Puis, au fil du temps, la curiosité se mua en jalousie, la jalousie en envie et, bientôt, c’est avec avidité qu’ils guettèrent le moindre geste des terriens. Qu’est-ce-que cela faisait de boire, de manger ? Comment était-ce de ressentir le chaud et le froid, l’amour et la tristesse ? Que ressentait-on lorsque l’on marchait sur de la moquette ou sur du sable ?

Au prix d’épuisants efforts mentaux, quelques-uns d’entre eux parvinrent à maintenir une forme solide assez longtemps pour expérimenter quelques sensations. Et les résultats recueillis ne firent que décupler leur envie d’avoir un corps. Un corps humain.

Alors l’étude se prolongea, méticuleuse et acharnée. Tous les humains furent surveillés, nuit et jour, le moindre de leur faits, leur moindre réaction notée, consignée et analysée. Pour des êtres de réflexion et de questionnement comme eux, cette démarche fut douloureuse, car elle demandait une attention de tous les instants. Dans le même temps, ils intégrèrent les ordinateurs terriens et dévorèrent avec avidité leur histoire, leurs connaissances… tout.

C’est dans leurs religions qu’ils trouvèrent le salut. Toutes, ou presque, faisaient état d’un phénomène appelé possession, où un esprit s’installait dans le corps d’un Humain afin d’en prendre le contrôle. Leur nature profonde pouvant correspondre à ce que les terriens appelaient « esprits », il fut donc décider de posséder les colons sur Mars.
Leurs premières tentatives furent effectuées sur les animaux de compagnie, qui se laissèrent envahir sans opposer de résistance. La joie et le plaisir des quelques sensations éprouvées au travers de ces corps firent bientôt place à la frustration. Ces animaux étaient limités, incapables de ressentir pleinement la vie, tout comme d’accueillir leur vaste conscience. Le cerveau de ces créatures primitives était trop simple et, peu de temps après la possession, il se liquéfiait, éjectant le Martien hors du corps.

Fort de leur expérience, ils la testèrent bientôt sur les humains, mais leur psyché était forte, beaucoup plus développée que celle des animaux, et la possession de force échoua. Il fallait que l’hôte soit d’accord pour accueillir un esprit en son sein, en forcer l’accès revenait à détruire les deux psychismes.
Alors, les Martiens mirent au point ce stratagème, car l’acceptation n’avait pas besoin d’être entière, il suffisait qu’une petite partie d’eux le souhaite. La menace d’une catastrophe universelle et la peur de la mort avaient créé une faille dans la psyché de ces humains, qui étaient à présent totalement soumise à celle des Martiens.


Le bourdonnement du communicateur interrompit les cogitations de Monsieur P. –après tout, pourquoi ne pas garder ce nom ?
« Oui ?
-C’est moi. Déjà réveillé ?
-Il y a une petite heure. Alors ce corps, comment est-il ?
-Fan-tas-tique ! Tu as déjà mangé ?
-Je m’apprêtais à le faire. Quel effet cela fait ? Mon corps est tout stressé !
-Les mots ne suffiraient pas à décrire la sensation que tu éprouves, il faut que tu essayes pour comprendre. Je sens que je vais adorer cette nouvelle vie !

-Et ce n’est que le début. Aujourd’hui, Mars. Demain, la Terre et après-demain, l’Univers ! »

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