Mars,
Olympus Mons, 18 juin 2259
Monsieur
P. M. dormait profondément. Il avait laissé les fenêtres de sa
chambre grandes ouvertes, espérant ainsi y faire entrer un peu de la
fraicheur nocturne. Voilà maintenant trois semaines que la canicule
s’était abattue sur les plaines et plateaux désolés de la
planète rouge.
Le
Soleil était entré dans un nouveau cycle de turbulences, et la
majorité de l’énergie produite par les Centrales Nucléaires
Individuelles était redirigée vers les boucliers-écrans protégeant
les habitations, écartant la multitude de rayonnements mortels en
provenance de l’étoile. Tout cela au détriment des régulateurs
atmosphériques qui avaient tendance à surchauffer. Aussi, malgré
l’air froid et sec de Mars régnant autour des impalpables champs
de force, la température frôlait régulièrement les quarante
degrés à l’intérieur des quasi-dômes d’habitations.
Soudain,
une violente bourrasque d’air glacé s’engouffra par la fenêtre,
soulevant les rideaux de la chambre. Monsieur P. s’éveilla en
sursaut car le vent, redoublant de vigueur, venait de faire tomber le
cadre qui se trouvait sur l’appui de fenêtre. Il alluma la lumière
et vit que, déjà, le sol se couvrait d’une file pellicule ocrée.
Un
orage,
pensa-t’il. Le réflexe fut immédiat. Lorsque l’on vit sur un
monde en cours de terraformation, la rapidité faisait la différence
entre la vie et la mort, peu importe le niveau technologique. Il
empoigna la commande domotique et pianota dessus quelques instants.
Sa
demeure se coupa du monde extérieur. Les fenêtres et les portes
furent recouvertes par de lourds panneaux d’acier hermétique,
tandis que toutes les entrées et sorties d’air se verrouillaient.
Le système d’urgence s’alluma, commençant à recycler l’air
de la maison. Toute la puissance ainsi libérée fut attribuée à
l’écran-bouclier, afin que celui-ci ne laisse passer ni poussière,
ni éclairs, ni rochers. Désormais complètement réveillé, il
activa les caméras extérieures et, dubitatif, observa le ciel
sombre mais néanmoins dégagé.
Peut-être
qu’il s’agissait d’un orage sec ? Ceux-ci prenaient des
proportions cataclysmiques sur Mars, et restaient les dernières
vraies sources d’inquiétude des colons. L’un d’entre eux avait
frappé Vastitas Borealis il y a quelques semaines de cela et avait
provoqué d’importants dégâts et même quelques blessés légers.
En
reposant la commande, il eut un hoquet de surprise. La poussière
semblait animée de vie et se rassemblait vers le milieu de la pièce.
Plus étonné qu’effrayé, il observa l’étrange manège jusqu’à
ce que la chambre, à l’exception de son centre, fût vierge de
toute poussière. Le petit tas de poudre cristalline commença à
tourbillonner, prenant lentement la forme de quelque chose qu’il
connaissait. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne
puisse identifier une huppe, qui émit un pépiement strident.
Mars
ne permettait pas encore la vie terrienne sans équipement en dehors
des quasi-dômes, et il se passerait encore au moins un millénaire
avant que cela ne soit possible. Il ne devait pas y avoir plus de
quelques centaines d’animaux sur la planète rouge, autant que
d’animaux, ou peu s’en faut. Des animaux de compagnie –des
chiens, des chats et même des singes si l’on croyait les ragots-
mais assurément pas d’oiseaux. Et encore moins un oiseau se
matérialisant depuis un tas de poussière. Cela n’existait pas !
« Et
pourtant si !
-Je
vous demande pardon ?, s’étrangla Monsieur P. Qui
êtes-vous ?, interrogea-t’il avant de se rendre compte que
c’était la huppe qui avait parlé. C’était probablement une
hallucination, à moins qu’il ne soit en train de rêver…
-Non,
tu ne dors pas et tu es sain d’esprit, enfin autant que je peux en
juger. Je suis bien là, en train de converser avec toi.
-O.K.
Admettons que tu sois réel. Je suppose que tu n’es pas réellement
une huppe ? Jusqu’à preuve du contraire, celles-ci ne parlent
pas.
-Bien
vu !
-Mais
alors…
-Je
suis une apparence, juste une illusion, crée uniquement pour ta
compréhension. J’ai pris cette image depuis ton cerveau car elle
était ancrée à un fort souvenir.
-Farud !
Cette espèce de cochonnerie de volatile de ma belle-sœur qui
piaillait jour et nuit, sans interruption. Mais elle n’était pas
noire dans mes souvenirs…
-Question
de simplicité et d’erreur de ma part, ma connaissance de la
perception des couleurs chez votre espèce n’est pas parfaite. (Le
plumage de l’oiseau changea, passant d’un noir de jais à un
mélange hypnotique de couleurs chaudes). Voilà qui est mieux non ?
-Oui,
sans doute…, fit prudemment Monsieur P. Mais alors, qu’êtes-vous
en réalité ?
-Un
habitant de cette planète.
-Impossible.
Il n’y a pas de vie sur Mars. Il y en a peut-être eu dans un
lointain passé mais celle-ci n’a jamais dépassé le stade des
bactéries les plus simples.
-Je
n’ai jamais dit que nous étions originaires de cette planète.
Nous venons d’une lointaine galaxie et sommes arrivés ici il y a
un peu plus d’un milliard de vos années. Il y a eu une défaillance
des rétros-fusées lors de l’asolissage et notre astronef s’est
écrasé, endommagé au-delà de tout espoir de réparation.
-Un
milliard d’années ?, répéta l’humain, estomaqué. C’est
long un milliard d’années. Seriez-vous des immortels ?
-D’une
certaine façon. Mon espèce est très, très ancienne. Même lorsque
vos premiers dinosaures nageaient dans les océans primitifs de votre
monde, nous étions déjà une vieille race. Comme vous, nous étions
faits de chair et de sang, bien que composés de plus de silice et de
moins de carbone. Et notre évolution était arrivée à un stade si
avancé que nous pouvions nous affranchir des limites du monde
physique : nos corps mortels ne nous étaient plus nécessaires,
nous pouvions devenir de purs esprits –immortels.
Néanmoins,
ce changement de nature profonde nous empêchait tout contact avec le
monde physique, c’est pourquoi la majorité d’entre nous
attendaient la fin de leur vie pour l’accomplir. Et c’est ce que
nous, survivants du crash, avons fait. Mars était déjà une planète
morte à notre arrivée, nous ne pouvions y survivre. Nous avons donc
Changé et attendu que d’autres êtres vivants viennent fouler sa
surface en nous plongeant dans une transe méditative.
-Incroyable.
Mais voilà déjà un siècle que l’Homme s’est installé sur
Mars et, bien que nous ne soyons pas très nombreux, notre présence
a été constante et plus que visible au cours de ces quarante
dernières années. Alors pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi
avoir attendu aussi longtemps pour vous révéler à nous ?
-Car
vous courrez un grave danger. Vos installations ne conviennent pas à
cet environnement et elles sont en train de déséquilibrer la
structure même de cette planète.
-C’est
impossible. Je suis l’un des concepteurs de cet équipement, je le
saurai ou quelqu’un de mon équipe s’en serait aperçu.
-Le
déséquilibre se situe à un niveau primordial de la matière, et je
crains que nous en sommes en partie responsables. Cela serait
vraiment très difficile à expliquer, cela tient à notre état qui
interfère au niveau spatiotemporel et dimensionnel de la planète.
Il y a interaction entre nous et votre matériel de survie, et cela
menace tout l’univers.
-Comment
est-ce possible ?
-Mars
est en train de se déphaser par rapport à cette réalité. Ce
glissement, lorsqu’il aura complètement eut lieu, libèrera une
énergie sans comparaison dans votre univers. Le cataclysme sera si
effroyable qu’il disloquera l’espace-temps sur plusieurs dizaines
d’années-lumière. La déchirure sera assez semblable à ce que
vous nommez trou
noir
et, dans quelques centaines de millions d’années, la totalité de
votre univers aura été absorbé.
-C’est…
incroyable, lâcha Monsieur P, accusant le choc. C’est impensable
qu’un tel évènement soit resté indétectable jusqu’à présent…
-Il
y a eu des signes avant-coureurs depuis trois de vos décennies :
les tremblements de terres, orages et autres cataclysmes climatiques.
Mars est une planète très calme originellement, sans activité
sismique ou de quelque autre nature. C’est d’ailleurs l’une
d’entre elle qui nous a tiré de notre transe et fait prendre
conscience du grave danger que nous courrions tous.
-Mais
pourquoi ne pas nous avoir prévenu avant ?
-Nous
avions besoin de temps pour vous étudier et apprendre comment
communiquer avec vous…
-Et
combien de temps nous reste-t’il donc avant que cette apocalypse
n’arrive ?
-Moins
d’un an.
-Un
an ?
Mais c’est impossible ! Le vaisseau de ravitaillement
n’arrivera pas avant dix-huit mois et les interférences solaires
ont endommagé les tours de communications. Sans moyen de contacter
la Terre, comment allons résoudre ce problème ?
Oh
mon Dieu, fit Monsieur P. au bord de la panique, nous allons tous
mourir. Nous sommes les cavaliers de l’Apocalypse…
-Pas
forcément, il existe une solution.
-Vraiment ?
-Oui,
nous pouvons vous aider à survivre et protéger l’univers. Pour
cela, il vous faudra désactiver toutes vos machines, les démanteler
et partir à jamais. (Monsieur P. ouvrit la bouche pour protester).
Mais nous pouvons vous sauver… »
La
créature à l’apparence d’une huppe sembla se brouiller. Elle
scintilla quelques secondes avant de lentement reprendre sa
consistance.
« Pardonne-moi,
maintenir la cohésion de ce corps est épuisant…
-Vous
disiez que vous pouviez nous sauver ?, fit Monsieur P, plein
d’espoir.
-Oui.
Nous pouvons vous sauvez en vous faisant devenir comme nous. Si vous
nous autorisez à prendre possession de vos corps, nous pourrions
accélérer votre évolution, effectuer les changements génétiques
nécessaires à votre transformation en purs esprits.
-Nous
faire devenir immortels ? (Monsieur P. hésita). C’est…
C’est une lourde décision. Je ne peux pas la prendre pour tous les
colons…
-A
l’instant où je te parle, les miens ont déjà contacté les
autres terriens pour leur expliquer la situation et leur soumettre
cette même proposition, et tous ont accepté sans hésiter.
-Quoi
de plus logique, quand la survie de l’univers est menacé… Ce
sera douloureux ?
-Assez,
oui. Mais vos corps seront plongés dans un coma artificiel, vous ne
sentirez donc rien. Le processus durera une semaine et, à votre
réveil, vous serez comme nous.
-Il
nous faudra donc éteindre nos appareils avant de démarrer le
changement…
-L’un
de vos ingénieurs est justement en train de relier toutes vos
habitations pour qu’elles s’éteignent toutes dans sept jours.
-Et
nous devrons prévenir la Terre par la suite…
-Vous
pourrez le faire quand le vaisseau de ravitaillement arrivera, en
vous présentant aux membres d’équipage comme nous l’avons fait.
Nous vous aiderons à réaliser cela, bien entendu.
-Très
bien, j’accepte votre proposition alors. Quand commençons-nous ?
-Ca
a déjà commencé. Bonne fin de vie petit humain. »
Mars,
Olympus Mons, 26 juin 2259.
Monsieur
P. ouvrit les yeux. Tout était différent à présent, les couleurs,
les formes, les rayonnements… Il ne voyait plus rien pareil. Il
essaye de se lever, de forcer son nouveau corps à répondre à ses
ordres. Le résultat fut un pitoyable spasme qui l’envoya rouler
sur le côté. Après quelques minutes de lutte, il réussit enfin à
se lever, se sentant très faible. Une sensation douloureuse rampait
dans son estomac et sa bouche. Son corps avait faim et soif, mais
quoi de plus normal après un sommeil d’une semaine ?
Il
entendait également le sang circuler dans tout son corps, son cœur
battre, ses poumons se remplir et se vider d’air… des bruits
désagréablement assourdissants. Ils n’avaient prévu ça dans
leur étude.
Que
ces terriens étaient crédules ! Jamais ils n’avaient été
en danger, pas plus que l’univers.
Il
y avait toujours eu de la vie sur Mars, elle avait simplement prit un
autre chemin. Son peuple était né sans corps, pure intelligence
libre et intangible. Personne ne savait comment un tel miracle était
possible et tous s’en désintéressaient. Son espèce n’avait des
sciences que des notions primaires, ils étaient avant tout penseurs
et philosophes. Ils étaient et cela leur suffisait.
L’arrivée
des terriens avait tout changé. Elle avait d’abord suscité en eux
de l’inquiétude puis, rapidement, un autre sentiment étrange
s’était fait ressentir. Pour la première fois de leur existence,
ils connurent autre chose que la simple béatitude d’exister. Ils
devinrent curieux.
Pendant
de longues années, ils regardèrent ces étranges formes de vie
s’affairer à des tâches qui, pour eux, n’avaient aucun sens.
Puis, au fil du temps, la curiosité se mua en jalousie, la jalousie
en envie et, bientôt, c’est avec avidité qu’ils guettèrent le
moindre geste des terriens. Qu’est-ce-que cela faisait de boire, de
manger ? Comment était-ce de ressentir le chaud et le froid,
l’amour et la tristesse ? Que ressentait-on lorsque l’on
marchait sur de la moquette ou sur du sable ?
Au
prix d’épuisants efforts mentaux, quelques-uns d’entre eux
parvinrent à maintenir une forme solide assez longtemps pour
expérimenter quelques sensations. Et les résultats recueillis ne
firent que décupler leur envie d’avoir un corps. Un corps humain.
Alors
l’étude se prolongea, méticuleuse et acharnée. Tous les humains
furent surveillés, nuit et jour, le moindre de leur faits, leur
moindre réaction notée, consignée et analysée. Pour des êtres de
réflexion et de questionnement comme eux, cette démarche fut
douloureuse, car elle demandait une attention de tous les instants.
Dans le même temps, ils intégrèrent les ordinateurs terriens et
dévorèrent avec avidité leur histoire, leurs connaissances…
tout.
C’est
dans leurs religions qu’ils trouvèrent le salut. Toutes, ou
presque, faisaient état d’un phénomène appelé possession,
où un esprit s’installait dans le corps d’un Humain afin d’en
prendre le contrôle. Leur nature profonde pouvant correspondre à ce
que les terriens appelaient « esprits », il fut donc
décider de posséder
les colons sur Mars.
Leurs
premières tentatives furent effectuées sur les animaux de
compagnie, qui se laissèrent envahir sans opposer de résistance. La
joie et le plaisir des quelques sensations éprouvées au travers de
ces corps firent bientôt place à la frustration. Ces animaux
étaient limités, incapables de ressentir pleinement la vie, tout
comme d’accueillir leur vaste conscience. Le cerveau de ces
créatures primitives était trop simple et, peu de temps après la
possession, il se liquéfiait, éjectant le Martien hors du corps.
Fort
de leur expérience, ils la testèrent bientôt sur les humains, mais
leur psyché était forte, beaucoup plus développée que celle des
animaux, et la possession de force échoua. Il fallait que l’hôte
soit d’accord pour accueillir un esprit en son sein, en forcer
l’accès revenait à détruire les deux psychismes.
Alors,
les Martiens mirent au point ce stratagème, car l’acceptation
n’avait pas besoin d’être entière, il suffisait qu’une petite
partie d’eux le souhaite. La menace d’une catastrophe universelle
et la peur de la mort avaient créé une faille dans la psyché de
ces humains, qui étaient à présent totalement soumise à celle des
Martiens.
Le
bourdonnement du communicateur interrompit les cogitations de
Monsieur P. –après tout, pourquoi ne pas garder ce nom ?
« Oui ?
-C’est
moi. Déjà réveillé ?
-Il
y a une petite heure. Alors ce corps, comment est-il ?
-Fan-tas-tique !
Tu as déjà mangé ?
-Je
m’apprêtais à le faire. Quel effet cela fait ? Mon corps est
tout stressé !
-Les
mots ne suffiraient pas à décrire la sensation que tu éprouves, il
faut que tu essayes pour comprendre. Je sens que je vais adorer cette
nouvelle vie !
-Et
ce n’est que le début. Aujourd’hui, Mars. Demain, la Terre et
après-demain, l’Univers ! »
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