Il était debout, tendu, chancelant,
tenait la bombe aérosol à bout de bras, face à lui. Bloquant sa
respiration, il fit pression sur la fine gâchette de plastique.
La buse du diffuseur cracha son nuage
irritant. Les gouttelettes de gaz poivre lui sautèrent au visage.
Il cria, recula d'instinct, jetant au
sol la cartouche d'autodéfense. Tout son visage le brûlait, mais le
pire était pour ses yeux, comme dévorés par la capsaïcine, plaies
béantes arrosées de sel. Il resta de longues minutes à pleurer,
renifler, à frotter sa cornée meurtrie. A tenter d'atténuer, d'une
manière ou d'une autre, cette douleur qu'il s'était lui-même
infligé.
Le moindre battement de paupière
ravivait le feu. Il ne pouvait plus cligner des yeux sans que la
sensation de brûlure ne revienne. Hors de question alors de les
fermer et de se laisser envahir par le sommeil. Hors de question de
dormir.
Il se souvenait parfaitement de son
premier rêve.
Avec le recul, il se demandait comment
l'esprit d'un si jeune enfant avait pu produire de si noirs images.
Quel idée avait-il, à l'époque, de ce qu'était la mort, alors
qu'il avait à peine l'expérience de la vie? Qu'est-ce donc pour un
garçonnet, que cette grande inéluctabilité?
Il y avait son grand père dans ce
songe. Son papy, allongé dans un lit, le sommeil agité par des
douleurs lancinantes, le long de son dos. Et puis les élancements
disparurent, comme un mauvais esprit qui se glisserait hors de
dessous les draps. Et le visage du vieil homme, que l'enfant n'avait
jamais connu que crispé et tiraillé, se décontracta en un inédit
sourire bienheureux.
Une lumière s'éteignit quelque part.
Il savait, alors, que ce songe étrange
avait une portée particulière, et le reste de sa nuit fut emplies
de cette idée.
Il savait, quand il se leva le
lendemain. L'appel téléphonique de sa grand-mère, sa mère qui
fondit en larmes à peine le combiné contre l'oreille, les céréales
ramollies dans son bol de lait qui avaient soudain un goût de
cendres, il savait.
Il avait rêvé cette mort, et son rêve
avait contaminé la réalité.
Chaque nouvelle nuit qui arrivait était
pour lui synonyme de cauchemars malheureux et, quand cauchemar il y
avait, le jour suivant n'était que l'attente angoissée d'une
annonce de décès. Parents, animaux de compagnies, camarades de
classes: Tout ce que sa vie de jeune garçon comptait de figures
familières apparaissaient en rêve pour disparaître du monde des
vivants. A chacun, son inconscient composait une mort nouvelle, en
tout point semblable à celle qu'il découvrait ensuite.
Morphée le prenait dans ses bras, nuit
après nuit, cachant plus souvent qu'à son tour Charon derrière
lui, prêt à emplir sa barque d'un nouveau passager...
Il eut des insomnies terribles et des
journées de fatigue intense. L'appréhension, la culpabilité le
rongeait; des interrogations aussi.
Provoquait-il ces morts, ou n'en
était-il que témoin? Peut-être son esprit n'était-il qu'une
fenêtre ouverte sur ce qui devait arriver, et que sa volonté,
sa conscience n'avait aucune prise dessus? Ou alors proclamait-il,
dans son sommeil, une sentence capitale, laquelle prenant aussitôt
effet, par quelque obscure voie?
Il redoutait ses nuits. Il voulut
arrêter de dormir. Ne plus rêver, de morts ou d'autre chose, ne pas
risquer d'autres vies.
Il luttait, enchaînait des jours et
des jours de veille ininterrompus, se battait contre une torpeur qui
le gagnait, pied à pied. Il repoussait l'échéance de loin en loin,
jusqu'au-delà de ses forces. Mais il s'évanouissait toujours,
parfois dans un sommeil si profond que, par chance, aucun rêve ne
venait l'y hanter.
Et puis sa condition empira. Vint une
nouvelle nuit, un nouveau rêve.
Une chaleur étouffante, une atmosphère
saturée d'odeurs et de sons. Des rais de lumière perçant un toit
de tôle, un matelas défoncé sur un sol de terre ocre. Il vit
d'abord l'homme, cheveux noirs corbeaux, moustache épaisse et teint
olivâtre. Mains jointes et yeux fermés, il était plongé dans une
prière, un long salamalec aux accents inconnus.
Puis il découvrit la femme. Allongée
sur le sol brut, son sari jaune englué de sang. La tête rejetée en
arrière, elle criait, les larmes de ses yeux coulant à l'envers,
descendant sur son front, diluant les pigments rouges de son tilak.
Puis le cri s'éteignit, la poitrine se figea, et l'homme sortit de
sa prière.
Il se réveilla en sursaut, le corps
moite d'une sueur glacée.
Pour la première fois, le cimetière
de ses rêves accueillait une personne qui lui était inconnue.
Et cette femme en sari ne fut bientôt
qu'une anonyme parmi d'autres.
De plus en plus nombreux, de tous ages
et de toutes origines, ils apparaissaient, et prenaient possession de
sa psyché pour y agoniser. De nuits en nuits, ses rêves devinrent
un immense funérarium à l'activité fourmillante, un mouroir au
développement exponentiel.
Et il ne dormait quasiment plus.
Un soir, regardant les informations, il
vit les images d'un coup d'état, dans un pays lointain. Il en avait
déjà eu un avant-goût, la nuit précédente, hanté par les flashs
de dizaines de morts violentes, des morts qu'il savait, qu'il
ressentait comme lier entre elles. Un cauchemar de sang et de cris.
Le visage d'un militaire haut-gradé,
vociférant face à une forêt de micros, apparut sur l'écran.
C'était à lui qu'il devait cette sale nuit.
Il repensa à cette interrogations
qu'il avait eu auparavant: N'était-il jamais que témoins de ces
morts, ou son esprit pouvait-il tuer?
Il fixa longuement l'image du
militaire, imprima sa rétine du visage dur et froid, éternellement
décoré de galons. Puis il se coucha, et attendit avec une
appréhension particulière que la torpeur le gagne.
Il rêva bien du despote, mais sans
effet. Sans que celui-ci ne meure, ni en rêve, ni en réalité. Et
des milliers d'autres décès vinrent encore à lui. Le charnier de
ses nuits, si courtes soient-elles, débordait de toute parts.
Il sut dès les premiers instants qu'il
rêvait.
Il s'était laissé gagné par le
sommeil comme un naufragé qui, ayant trop longtemps surnagé, se
laissait engloutir par les eaux, et se noyait. Sans doute la
capsaïcine avait-elle perdu de sa virulence, ou son corps avait-il
atteint un stade d'épuisement où il n'était même plus apte à lui
transmettre les signaux de douleurs? Toujours était-il qu'il avait
fermé les yeux et s'était laissé sombrer.
Il était toujours avachi sur le
canapé, dans la même position, englué dans la même torpeur, mais
le monde se présentait à lui subtilement différent, derrière un
voile d'apparence faussées. Ce n'était plus tout à fait la même
heure, plus tout à fait le même jour.
«Je rêve de moi-même, pensa-t-il, à
moins qu'il n'ait prononcer ces mots à haute voix. Je rêve de ma
propre mort, et elle arrive maintenant.»
Il eut une sensation de vertige, de
sueur froide. Il allait se voir mourir, dans son sommeil, dans ce
rêve où il était enfermé tel qu'il était en réalité, en même
temps, il allait être témoin de sa propre disparition. Il pria pour
se réveiller, s'obligea à rouler, à tomber son canapé. Il avait
tant rêver de chutes, de vide s'offrant à lui. Des chutes qui le
réveillaient, immanquablement.
Mais rien. Son sommeil était trop
profond, son rêve trop important pour qu'il s'en échappe. On ne
déjouait pas les plans de son destin aussi facilement...
Ce fut alors qu'il apparut. L'homme
était debout, raide et droit. Il portait un costume simple, veste et
pantalon gris sur chemise blanche et cravate, sans élégance
particulière. Un costume de VRP surmonté d'un visage anonyme, sans
age définissable ni signe particulier. Un monsieur Toutlemonde.
Il restait là, entre la table basse et
la télévision, le regardant sans laisser transparaître la moindre
émotion.
«Je regardait la télé.» lança-t-il
à l'homme, absurdement. Celui-ci s'excusa d'une syllabe, une voix
timide et effacée, et fit un pas de côté.
Un temps. L'homme se racla la gorge.
Alors il l'interrogea.
«Vous êtes qui? Pourquoi vous êtes
chez moi?»
Les premiers mots de l'homme furent
inintelligible, une bouillie de mots qu'il connaissait mais dont le
sens lui échappa.
Puis, sans même écouter pleinement
son discours, il comprit.
L'homme était la Mort incarnée, la
Grande Faucheuse dans son habit de travail.
Perdu dans l'expectative de ce qui
allait se produire, il ne prêtait plus attention à cette Mort qui
lui parlait. Il avait une chance d'y échapper, il le sentait au fond
de lui.
«C'est mon rêve.» se dit-il.
Et, par un effort de volonté, il
bascula. Il tombait du canapé, prêt, par réflexe, à être
réveiller par la sensation de chute. Le sol avait disparut sous eux,
et l'assise du divan surplombait maintenant un abyme sans fond. Table
basse et meuble TV flottaient dans l'éther.
Il tombait, et l'homme en costume
aussi.
Enfin il se réveilla. Toujours allongé
dans son salon, inchangé et vide de toute autre vie.
Soulagé, il se laissa de nouveau
piéger par toute la fatigue qu'il avait accumulé.
Pour la première fois depuis une
éternité, il pus dormir. D'un sommeil long et réparateur, exempt
de tout songe.
Le monde mit plusieurs jours à prendre
conscience de l'ampleur du désordre.
Plus rien ni personne ne mourrait.
Les service funéraires étaient au
chômage technique. Le téléphone ne sonnait plus, et ils n'avaient
plus pour fond de commerce que les décédés des jours précédents.
Guerres, attentats et accidents ne faisaient plus pour victimes que
des blessés, si graves soient-ils. Malades et moribonds agonisaient
indéfiniment, sans plus libérer de lit d'hôpital, les candidats au
suicide se manquaient immanquablement, et dans les prisons, c'était
en vain qu'on exécutait les condamnés à mort, leurs peine
n'avaient plus rien de capital.
Dans les abattoirs, bœufs, moutons,
cochons et poulets repartaient sur leurs pattes ou ce qui leur en
restait, et on a vu des jambons tout frais gigoter, des quartiers de
viande se débattre sur leur crochets, des steak hachés sautiller en
tout sens pour retrouver leur liberté. Cela allait jusqu'au plantes,
aux arbres coupés peu avant qui, une fois débités en bûches,
rejaillissaient en branches, feuilles et bourgeons.
L'homme en costume de VRP avait périt
dans sa chute.
La Mort était morte.
Il pouvait dormir.
Le désordre du monde ne l'inquiéta
guère dans un premier temps. Qu'y pouvait-il, quand bien même il en
était responsable? Il avait tant de sommeil à rattraper, et n'avait
guère de raison de sortir, de s'intéresser à ce monde extérieur
avec lequel il n'avait eu, jusque là, guère d'interaction... Il
avait toute une vie à refaire.
Dans les médias, des spécialistes de
tous bords s'interrogeaient et se perdaient en conjectures, tandis
que des prédicateurs, de tous bords également, y voyaient des
signes d'apocalypse imminente.
Lui dormait, paisiblement.
Et bientôt, il fut de nouveau plonger
dans un rêve.
La voiture était incontrôlable. La
tôle racla contre un pilier de béton, et la limousine rebondit,
telle une balle, prise dans son élan. Le chauffeur donna un nouveau
coup de frein, bloquant les roues sur plusieurs dizaine de mètres,
laissant de large traînée noires sur le bitume, mais ils allaient
trop vite. La femme blonde assise à l'arrière cria. Une nouvelle
colonne de béton gris leur sauta dessus, avec une violence inouïe.
Les disques blancs des airbags se déployèrent à l'avant, explosant
aux visages des hommes dans un flash blanc.
La voiture n'était plus qu'un amas de
tôle immobile, fumant et suintant. D'autres éclairs blafards
crépitèrent. Un motard et son passager, arrêtés près de l'épave,
échangèrent quelques mots, et la motos démarra, le hurlement du
moteur se réverbérant contre les parois du tunnel. D'autre motos
passèrent, puis un nouveau flash. C'était maintenant des éclats de
lumières bleus qui éclairaient la scène. Un policier en uniforme,
penché sur la femme blonde couchée au sol, tentant de la ranimer.
La scène se figea, dans un halo couleur cobalt. On avait quitté le
tunnel pour l'étroit habitacle d'une ambulance, arrêtée en pleine
voie. Le policier était devenu un infirmier en blouse blanche, et la
femme était de nouveau suspendue, équilibriste sur son fil, entre
la vie et la mort.
L'instant d'après, ils étaient une
demi-douzaine, tous avec blouses et masques, a s'activer autour du
corps inanimé. Ils échangeaient des mots, consultaient des
machines, se passaient des instruments fins. La lumière froide d'un
bloc opératoire. Puis, un à un, ils se figèrent, et restèrent là,
debout, immobiles, recueillis autour de ce corps dont la vie
s'échappait de tout côté. Le silence, seulement troublé par le
cri strident d'un électrocardiogramme plat.
Il savait ce dont il avait rêvé, il
en avait une idée assez claire, mais n'en calculait pas vraiment ni
l'importance, ni les conséquences.
Il ne fut guère surpris lorsqu'il
alluma son téléviseur, le lendemain matin.
A la masse habituelle d'informations
s'ajoutaient déjà celles ayant un rapport avec l'absence de tout
décès. Partout, des invasions d'insectes, lesquels ne mourant plus
au bout de quelques jours, naissaient pourtant toujours aussi
nombreux. La viande devait rare dans les rayons des magasins car on
ne pouvait plus abattre, la farine rendait les pains impropres à la
consommation car ceux-ci regermaient, et on ne comptait les
indigestions à coup de légumes continuant de mûrir, ou de fruits
de mer voulant rejoindre la grande bleue...
Et puis vint ce drôle de fait divers,
ce qu'il attendait, ce qu'il craignait.
En Angleterre, la famille Spencer
annonçait avec un malaise certain la profanation de la tombe de Lady
Diana, dans leur domaine d'Althorp. La sépulture semblait avoir été
ouverte, et la dépouille de la princesse de Galles avait disparue.
Dans la journée vinrent d'autres
informations, concernant la disparition, là aussi, des corps de Dodi
Al-Fayed et du chauffeur des anciens amants.
Puis vint la dépêche annonçant que
le cadavre en décomposition de Lady-Di avait été retrouvé,
réanimé, zombifié, errant dans les jardins de la propriété
familiale.
Il sut qu'il allait devoir, de nouveau,
s'interdire tout rêve.
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