samedi 9 mai 2015

Goodbye Marty [Diane]

GOODBYE MARTY
You all sat idly by and stared.
If you were forced to eat your own blood
Would you have cared?*

            Willa Wood couru après le ballon rouge qui s’était arrêté en plein milieu de la route, agitant ses belles boucles blondes sur ses épaules. Marty, la border collie de Sam Smith, allongée à l’ombre d’un grand chêne de l’autre côté de la route, en face de la ferme des Wood, dressa la tête et les oreilles, intriguée par les rires de la fillette courant après le ballon. Une action qui se reflétait dans les yeux attentifs de la chienne, bercée jusque-là au seul son des chants de grillons et autres cigales. Elle pressentit immédiatement un sentiment de danger irradiant dans tous ses muscles et ses os. Elle se dressa brusquement sur ses pattes et bondit dans la direction de la route. Sam Smith revenait de sa propre ferme, une glace à la main qu’il savourait avec délectation, lorsque, ébloui par le soleil, son esprit complètement enivré de crème glacé, il distingua devant lui, à une vingtaine de mètres,  sa chienne Marty se dresser brusquement sur ses pattes, et se mettre à courir à toute vitesse vers la route. Le moteur de la voiture était puissant, et la chienne de toutes ses forces poussa la petite Willa de l’autre côté de la route, tandis qu’un déchirant crissement de pneus retentit. Sam Smith sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine lorsqu’il vit voltiger en l’air, avec quelques autres petits morceaux, la patte droite de Marty, encore accrochée à un morceau de cage thoracique. Elle retomba mollement sur la route avec un bruit mouillé de viande ensanglantée. Sam jeta sa glace par terre et couru vers la voiture verte dont le parechoc avant était recouvert de sang.
            La petite Willa était assise sur le rebord de la route, en larmes, son visage recouvert du sang de l’animal. Il y avait des petits morceaux de chair comme des carrés de mousse un peu partout. Le ballon rouge lui-même roulait encore le long de la route, laissant une trace ensanglantée derrière lui. Sortirent de la voiture côté passager une jeune femme blonde en larmes, côté conducteur un jeune homme brun complètement désorienté dont la joue était rougie par la marque d’une main. Horrifiée par ce qui venait de se produire, la jeune femme blonde fit le tour de la voiture et poussa son compagnon en lui hurlant dans les oreilles qu’il avait bien failli tuer une petite fille. Elle l’insulta, l’humilia davantage en visant son manque de virilité et pour finir, lui mit une autre grande gifle, sur l’autre joue, ce qui fit sursauter le jeune Sam déjà tout tremblant d’horreur, venant d’arriver à leur hauteur. L’odeur de caoutchouc brûlé, de goudron chaud frappé par un soleil d’été et d’essence était très forte en plus du ronronnement des grillons accentuaient sa terreur de regarder sous les roues. Elle est peut-être encore vivante se dit Sam dans un dernier souffle d’espoir.
            Il s’approcha lentement du corps désarticulé de sa chienne. En voyant sa patte arrachée et un morceau de sa cage thoracique absent (on lui voyait un morceau de poumon sous le muscle et les côtes), il pensa qu’elle était morte et tout s’écroula à nouveau. Mais Marty commença à gémir les yeux fermés, très faiblement. La surprise de Sam de l’entendre était comme un rayon de soleil perçant une nappe de nuages sombres. Ces pleurs lui rappelèrent ceux qu’elle faisait, par caprice, lorsqu’on ne la laissait pas entrer dans la cuisine, embaumée d’odeurs de nourriture alléchante. Le jeune Sam Smith, le visage rougit par la tristesse, comme suspendu par les pieds au bord d’un précipice, demanda calmement au jeune couple s’ils possédaient une couverture dans leur voiture. La mère de Willa arriva et regarda avec horreur les lieux du drame. Essoufflée, elle souleva sa fille et la serra contre elle et Sam se vit donner par la jeune femme blonde une couverture qu’elle possédait dans le coffre de sa voiture verte. Elle lui dit combien elle était désolée, elle et son petit ami étaient en train de se disputer dans la voiture et ils n’avaient pas vu la petite, ni la chienne. Cette jeune femme elle-même pleurait à chaudes larmes à cause du choc de l’incident qui venait de se produire. A vrai dire, elle était plus bouleversée à présent par la douleur qui émanait comme une onde de chaleur du corps de l’adolescent.

             
            - Elle s’appelle Marty, dit le jeune Sam Smith, dont le cœur venait de s’éteindre quelques minutes auparavant comme si quelqu’un venait d’appuyer sur un interrupteur. Mais cela, personne ne pouvait le percevoir.
            La jeune femme blonde, effondrée et plaintive expliqua à la mère méfiante de Willa pour lui raconter ce qui venait de se produire, que son enfant venait d’être sauvée par la chienne. Marty gémit davantage dans la couverture, portée à bouts de bras par son maître. La glace par terre était complètement fondue, quelques insectes, fourmis, scarabées, bousiers profitaient maintenant de ce festin sucré, de même que la patte arrachée gisant à quelques mètres de la voiture sur la route se trouvait déjà infestée de fourmis. Des corneilles commençaient déjà à s’approcher dans les arbres.
            Sur les marches du perron, Maggie Smith, la mère de Sam, vit son garçon de 14 ans porter à bouts de bras leur chienne dans une couverture ensanglantée. Elle courut à l’intérieur chercher son mari, le beau-père de Sam, Henry. Il sortit et écarquilla les yeux en voyant Sam poser Marty par terre. Elle gémissait encore, s’accrochait aux derniers instants de sa vie, aussi douloureux pouvaient-ils être. Il tenait à la main son fusil. Il s’approcha et visa la tête de l’animal. Sans rien dire, Sam arrêta son geste, en mettant sa main sur son avant-bras.
            - Tu es sûr ? demanda Henry de sa voix grave.
            Sam prit le fusil avec résignation. Il tremblait et ne voulait pas rater son tir, tout en refusant absolument de tirer. Il dû essuyer son visage trois fois avant de viser la tête de Marty.
            Sur la route, la jeune femme blonde, son petit ami, la mère de Willa réconfortant dans ses bras sa petite fille regardèrent tous brusquement en direction de la ferme des Smith lorsque le coup de fusil retentit. Les corneilles s’envolèrent, regrettant de laisser un met si délicat sur le sol, cette patte de chienne arrachée gisant sur place, qui serait plus tard récupérée par Henry, mais heureuses d’avoir eu le temps de grappiller ici et là avant de partir quelques becquées de sa chair encore fraîche.
Remember she was little and her sins
might have been less
If someone had taken her dirty hand in
her time of distress.*

            La tombe de la chienne était visible depuis l’unique fenêtre de la chambre de Sam au premier étage. L’adolescent se mura plus d’un mois dans un silence pesant pour sa mère et son beau-père. Ses corvées étaient de plus en plus délaissées ou inachevées et il s’enfermait dans sa chambre, la plupart du temps pour écouter de la musique, ou dormir lorsque la tristesse était trop forte et que seul le sommeil pouvait lui offrir une échappatoire. Il pouvait passer de longues heures allongé sur le dos dans son lit, les yeux se promenant sans véritable élan de son plafond aux murs de sa chambre, et sur cette affiche de Retour Vers le Futur grossièrement étalée au-dessus de son lit, qui finit par lui faire trop de mal, lui rappelant pourquoi, alors qu’elle n’était encore qu’un chiot maladroit et curieux, il l’avait appelée Marty. Le jour même où il avait accroché cette affiche sur son mur, Marty arrivait dans la famille. Une nuit, il déchira violemment l’affiche de son film préféré. Le lendemain matin, la boule de papier déchirée dans sa corbeille était encore trop : il décida donc de la brûler avec des allumettes. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.
            A table, Sam, qui était si loquace auparavant, ne disait plus un mot et balbutiait des monosyllabes comme réponses lorsque ses parents le questionnaient sur ce qu’il voulait faire du reste de ses vacances. Lorsqu’il approchait de la route, à l’endroit où Marty avait été percutée et écrasée, son cœur se mettait à battre la chamade, de l’acidité se réveillait dans son estomac, son corps tout entier semblait vouloir se figer sur place et il se rappelait du moment où il revenait de la maison, après avoir pris sa glace. Il revoyait Marty, se lever brusquement sur ses pattes et bondir pour sauver la petite Willa. Il avait eu envie d’une glace, et à cause de cette envie, elle était morte. Peut-être que s’il n’était pas allé chercher cette friandise, s’il était resté à côté d’elle, il aurait pu la retenir par son collier rouge, et la voiture aurait certainement percutée Willa à la place. Il avait beau se dire qu’il était monstrueux de penser de la sorte mais la vérité était qu’il aurait préféré préserver sa chienne plutôt que de la voir sauver la petite fille des voisins. Marty était peut-être la seule créature au monde à avoir fait sentir au jeune Sam Smith ce qu’était le réel et profond sentiment d’amitié, la chaleur et le plaisir qu’il procure au cœur lorsqu’il est inconditionnel. A présent, seuls restaient les souvenirs de son passage dans la ferme des Smith, et chaque souvenir était un trésor, aussi brillant à contempler que lourd à soulever pour l’adolescent de bientôt quinze ans, quatorze et des poussières, le disait souvent sa mère, se préparant à des idées de cadeau pour son anniversaire à venir. Quatorze… Et des poussières.

            La sœur ainée de Sam Smith, Lisa Smith Tosta, attendait son premier enfant, et elle avait onze ans de plus que lui. Elle n’avait jamais ressenti d’attachement particulier pour la chienne de la ferme. Avec son mari, Francesco « Frank » Tosta, ils venaient visiter les Smith environ une fois par mois et organisaient un repas familial du dimanche, après le rituel de la messe dont Maggie Smith, la mère de Sam & Lisa, était particulièrement fervente. Alors que Frank & Henry étaient assis dans le vieux canapé face à la télévision, profitants de quelques apéritifs, parsemés d’olives vertes et noires, Frank, qui était au courant de la situation émotionnelle de l’adolescent suite à la mort de la chienne, mais qui n’en mesurait pas l’intensité parla spontanément à Sam, assis un peu maladroitement dans le fauteuil et semblant absent. Il lui demanda s’il comptait reprendre un autre chien et Henry, en entendant cela, ressentit de la peine, sachant la tristesse que cela allait raviver dans le cœur de Sam. Ce dernier écarquilla les yeux et regarda Frank sans rien dire, choqué de s’être reçu une telle demande, incapable de répondre, même négativement par une colère. Henry intervint et demanda à Sam d’aller voir ce que faisaient « les filles » dans la cuisine pendant que Frank rougit devant le malaise qu’il venait de faire naître dans la pièce.
            Mais au lieu de rejoindre sa sœur et sa mère, Sam sortit prendre l’air. Il alla s’asseoir sur les marches du perron, avec mille pensées dans la tête. « Ce type est un crétin fini ». « Cela fait bientôt deux mois qu’elle est morte et tu as toujours mal, peut-être qu’il n’a pas tort, un autre chien t’aiderait à oublier ». « Marty est irremplaçable et ce monde est atroce de me l’avoir enlevée ». Arriva une Cadillac noire flambant neuve dans l’allée. Deux hommes en descendirent. Le conducteur resta stoïque et muet près de la voiture, les mains jointes devant lui, tandis que son passager avança vers l’adolescent et lui demanda s’il était bien Samuel Smith. Ils portaient tous les deux le même costume noir, les mêmes chapeaux noirs, et les mêmes paires de lunettes de soleil noires avec un effet miroir. Sam pouvait voir son reflet dedans.
            A peine un quart d’heure plus tard, Henry entra dans la cuisine, affamé. Maggie et Lisa finissaient de préparer les assiettes, et il fût surpris de ne pas voir Sam avec elles. Pensant qu’il était dans sa chambre, comme d’habitude, il alla le chercher. Mais la pièce était vide. Il remarqua la trace laissée par le poster de Retour Vers le Futur sur le mur. Il comprit pourquoi elle n’était plus à cet endroit-là, mais il s’interrogea quand même sur la façon dont Sam s’en était débarrassée.
            L’adolescent avait la sensation de rêver tout éveillé. Il était au milieu de la route, à l’endroit où Marty avait été écrasée. Les grillons et autres cigales avaient complètement arrêté de chanter. Dans sa main il y avait une pierre noire sphérique, donnée par l’homme de la Cadillac, qui attirait à elle des arcs d’électricité statique bleue. Sam souriait car il sentait son improbable chevelure brune se dresser en l’air, mais déchanta vite lorsqu’il vit la route se fissurer à un endroit, puis passer entre ses deux jambes, et d’un trou en plein milieu des deux voies, sortit une main vaporeuse qui le terrifia. Il rangea immédiatement sa pierre dans sa petite poche noire et se retourna au moment même où Henry, se tenant au bord de la route, lui cria de dégager du milieu de celle-ci. La stridulation des insectes revint automatiquement, comme si elle ne s’était jamais interrompue, et Henry écarta les bras, circonspect et inquiet devant l’attitude de l’adolescent, l’air hagard en plein milieu de la route. Une vipère passa à toute vitesse à quelques mètres d’eux, c’est là que Sam remarqua qu’il n’y avait pas de trou ni de zébrures dans l’asphalte, encore moins de main de revenant.
            Il sourit alors à Henry, la première fois depuis des semaines. Le beau-père, qui avait connu Sam à l’âge de huit ans à peine, le considérait comme son fils à part entière. Il fût très touché de revoir un sourire sur son visage, le premier depuis la mort de Marty. Il fût par contre décontenancé par ses cheveux ébouriffés et dressés en l’air dans tous les sens. Il ressentit même le besoin de lui écraser cette touffe sur son crâne, demandant en riant, après avoir entouré ses épaules de son bras, s’il était passé dans une mini-tornade électrique. 

            Les semaines suivantes, Sam Smith sembla reprendre goût, c’était ce qu’il semblait aux yeux de ses proches, mais ils n’en étaient, pour autant, pas complètement rassurés. Son occupation principale était de récupérer des objets divers, comme des vieilles radios, ou des appareils électroniques jetés dans les poubelles du coin. Avec son vélo, il passait et repassait à l’endroit où Marty avait été percutée et à moitié tuée, son sac à dos rempli de vieux jouets électroniques pour enfants en bas âge. Parfois il s’arrêtait à l’endroit même et pendant de longues minutes semblait revivre les événements, avec une détermination sur son visage, une sorte de révolte, celle de quelqu’un qui avait un plan. Il demandait aux voisins de regarder dans leur garage pour ces appareils inutilisés, leur faisait part d’un « grand projet ».
             Parfois il rêvait de Marty. Dans ses rêves elle était bien vivante, mais il la voyait courir dans des champs de blé par temps de pluie et d’orage. Elle semblait fuir une immense tornade en formation, comme une spirale descendant du ciel. Il rêvait lui-même qu’il devait descendre un escalier en colimaçon, tout ça pour atterrir dans un sous-sol lugubre où se trouvait son père biologique, qui lui jetait une bouteille d’alcool en plein visage. Il ressentait toujours le poids de la bouteille, même les minutes qui suivaient le réveil et même s’il n’y avait ni douleur ni blessure. Il repensait régulièrement au coup de feu qu’il avait été obligé de tirer dans son crâne de chien, pour lui épargner davantage de souffrance. Il regrettait amèrement. Imaginait parfois l’emporter chez le vétérinaire, rapidement dans le pick-up avec son beau-père. Il visualisait le vétérinaire vaillamment opérer Marty, recoudre sa patte, la soigner pendant des semaines, et puis elle revenait, plus en forme que jamais, et il pouvait la prendre dans ses bras, et sentir à nouveau, son odeur de chien si particulière. Il imaginait pouvoir s’asseoir à nouveau à l’ombre du chêne, tailler des morceaux de bois avec son couteau Suisse, face à la route, avec elle à ses côtés, mastiquant un os, tranquille. Mais la réalité se trouvait dans leur jardin, la tombe de la chienne était immobile et recouverte de fleurs, qu’il remplaçait chaque semaine, sans faille. Cette impossibilité à faire le deuil de l’animal effrayait de plus en plus ses parents, même si les améliorations visibles dans ses activités semblaient laisser croire qu’il évoluait dans la bonne direction. Ils n’étaient toutefois pas dupes du caractère particulièrement étrange du comportement de l’adolescent, qui ne leur parlait à présent que de la route où avait eu lieu l’incident.
            - Beaucoup de gens sont morts à cet endroit par le passé, dit Sam un jour à table, retrouvant le goût de la conversation familiale.
            - Ah oui ? Comment sais-tu cela ? demanda un jour son beau-père interloqué.
            - Je ne peux pas te dire d’où je le sais, mais si tu y penses un peu cela paraît logique. Nous vivons sur des générations et des générations de morts, et nous construisons des maisons et des routes sur ces couches épaisses de cadavres.
            Maggie et Henry échangèrent un regard  très inquiet.
            - Sam, qu’est-ce que tu veux dire exactement lorsque tu dis que tu ne peux pas nous révéler d’où tu tiens cela ?
            - Je veux dire, c’est comme les ordinateurs, un jour, tout le monde en aura un, et même un jour, ils seront tellement petits qu’on pourra les mettre dans nos poches. Ceux d’après ne seront même plus que des projections holographiques autour de nous sorties d’une puce électronique de la taille d’un grain de riz. Je vois venir le jour où nous pourrons enregistrer nos rêves, nos crânes branchés à des consoles, où nous aurons suffisamment d’énergie noire pour…
            Le téléphone retentit. L’adolescent alla décrocher. Après quelques échanges à voix basse, il termina l’appel.
            - Quelqu’un que tu connais ? demanda Henry.
            - C’était personne… Une erreur dit-il en faisant un sourire en coin.

            Quelques nuits avant la rentrée scolaire, Sam Smith trouva finalement le courage d’aller déterrer le corps de Marty car il était l’heure de faire quelque chose pour résoudre son problème. Dans le fauteuil roulant qu’il avait récupéré d’une décharge se trouvait un appareil électronique improbable qu’il avait conçu avec les jouets des habitants du coin et un simple fer à souder et quelques heures de patience.
            Avec un foulard sur le nez et la bouche, il creusa et creusa encore, finalement sa pelle frappa la boîte en bois qui contenait les restes de l’animal. Avec beaucoup d’efforts et de difficulté, mais une volonté et un courage implacables, l’adolescent finit par l’ouvrir au pied de biche, prenant le risque de faire trop de bruit et de réveiller ses parents. A la vision du squelette, recouvert par endroits de morceaux de peau momifiée, Sam fût submergé d’un sentiment d’injustice très fort. Il enveloppa la carcasse dans la couverture de Marty, qu’elle adorait au point de parfois se rouler dedans en hiver, les quatre pattes en l’air. Il la posa dans le fauteuil en ayant ces souvenirs dans les yeux, ce qui lui donnait envie de pleurer, par-dessus sa forte nausée.
            Sur la route, il n’y avait pas un bruit. A part, peut-être encore, quelques insectes ou grenouilles venus de la mare des Wood comme pour assister au spectacle qui allait se produire. La nuit était claire, le ciel dégagé, les étoiles et la Lune visibles. Très haut dans le ciel quelques points rouges lumineux, des avions, peut-être remplis de gens. Il regarda sa montre. Il se dit à voix-haute : « vingt minutes avant l’arrivée du camping-car ». Il installa son appareil au bord de la route, relié par des câbles électriques au fauteuil roulant sur lequel reposait Marty. Il brancha également à son appareil la carcasse en fixant les câbles dans le crâne du cadavre de la chienne. Puis il la souleva, et la déposa au bord de la route, à quelques mètres de distance, pour plus de sécurité.
            Quinze minutes plus tard, la petite Willa Wood prenait la place vide dans le fauteuil roulant, ligotée. Sam Smith la poussait laborieusement au beau milieu de la route, à la place du ballon rouge lorsqu’il s’était arrêté de rouler. La fillette dormait encore. L’homme de la Cadillac lui avait bien dit que la fenêtre de sa chambre serait ouverte cette nuit-là. Essoufflé et ruisselant de sueur,  Sam regarda sa montre à nouveau. Il leva la tête pour regarder le sommet de la pente d’où jaillissait la route, se déroulant comme une langue de démon. Il ressentit de l’exaltation, l’espoir lui procurait une excitation absolue qui le faisait trembler comme une feuille. Au loin, un moteur se faisait entendre déjà.
            Le camping-car était conduit par un retraité aux cheveux blancs. Côté passager se trouvait une jeune femme blonde qui feuilletait un magazine. Une autre femme, plus âgée, était endormie à l’arrière dans la banquette. L’énorme et pittoresque véhicule n’avait qu’un phare avant fonctionnel, le gauche, l’autre venait d’être cassé quelques heures auparavant. Le retraité ne vit la fillette sur le fauteuil roulant qu’au dernier moment. Il y eût un grand flash de lumière qui l’aveugla et il braqua son volant par instinct, faisant coucher l’énorme masse de son engin sur le flanc. La jeune femme blonde hurla.
            Sam Smith avec une grande délicatesse malgré sa fébrilité, intégra la petite pierre noire sphérique donné par l’homme de la Cadillac dans l’engin qu’il avait construit, selon les plans que lui avait donné le même homme. Il lui avait dit de détruire ces plans lorsque ce serait fait, et l’adolescent avait tenu promesse. Il lui avait demandé de noter le jour, l’heure précise à laquelle le camping-car allait passer à l’endroit où Marty avait sauvée Willa. Sam était là. Tout ce qui avait été annoncé était arrivé, sur cette portion de route recouvrant tant de cadavres, tant de couches de victimes d’accidents. Tant de héros, de bourreaux, humains ou non. Au moment où il intégra la pierre à son appareil improbable, une électricité étrange jaillit dans tout l’appareil, se faufila jusqu’au fauteuil au milieu sur la route, et au cadavre de la chienne à quelques mètres, sur le bord, au même moment. Sam fût terriblement ébloui au point de tomber par terre à genoux, en se tenant les yeux. Il entendit le hurlement d’une jeune femme et l’énorme véhicule se renverser sur la route, avec ce bruit de métal si particulier qui frotte le sol, qui se tord dans tous les sens, qui se disloque, évoquant toute sa réelle fragilité. Sam, une brûlure intense dans les yeux qui lui faisait percevoir des lumières blanches comme s’il était dans un tunnel de voyage temporel, pensa à Marty,  pensa à Willa.
            Un bras arraché reposait sur la route. De la fumée se dégageait de la carcasse, de petits feux sur toute la surface de la route se déclaraient. Du sang coulait, comme si c’était la route qui saignait, comme si les dégâts de l’accident étaient des plaies grumeleuses sur sa « peau ». Des morceaux de corps reposaient dans les débris. La jeune femme blonde avait été décapitée et son thorax écrasé. Le retraité était allongé par terre, agonisant, une pièce de métal planté dans son thorax. Son bras droit manquant avec des morceaux d’omoplate éparpillés autour de lui. Willa Wood dormait toujours dans son fauteuil, les cheveux dressés en l’air. Le fauteuil dans lequel elle se trouvait n’avait pas bougé d’un centimètre. C’était comme si le camping-car lui était passé à travers.
            Le bruit avait été suffisamment bruyant pour réveiller les deux familles des deux fermes. Mais Maggie & Henry Smith trouvèrent Sam assis dans leur salon, le visage grave, les yeux injectés de sang. Une goutte rouge commençait à se former lentement au coin de son œil droit. Il tenait un fusil. Maggie lâcha un petit cri lorsque Marty, les yeux luminescents et le corps disloqué, se dressa sur ses trois pattes près de Sam, en grognant violemment à leur intention. Henry demanda à Sam ce qui se passait.
            - Marty est revenue. Je l’ai ramenée. Mais ce n’est pas elle. Ils m’avaient prévenu du risque. Ce n’est pas elle à l’intérieur.
            - A l’intérieur de quoi ? Marty est morte, à qui appartient ce chien ? Qu’est-ce qui vient de se produire sur la route ? Qu’est-ce que tu as fait ?
            La larme de sang coula lentement le long de la joue droite de Sam Smith qui devenait progressivement aveugle. Marty grognait toujours en regardant ses parents. L’adolescent se leva, avec dans les yeux ces flashs lumineux et la sensation de brûlure encore vive, il avait l’impression que son âme elle-même avait été brûlée. Maintenant, il pleurait du sang. Marty leva la tête vers lui, en grognant, ses yeux incandescents, témoins que quelque chose n’était pas à sa place. Que quelque chose d’anormal s’était produit dans la procédure de la ramener à la vie. Sam Smith venait de pointer son fusil sur cette chose qui semblait être elle, qui lui ressemblait, mais qui n’était rien comme elle était avant l’accident. Il tira à nouveau, et sentit alors que pour la première fois, il était capable de la laisser partir.
            Mais ce que vit réellement Sam au moment de tirer, c’est un souvenir. Celui de sa chienne avant sa mort, celle à qui il venait de dire au revoir en tirant sur cette chose. Il revit sa tête, lorsqu’elle le regardait comme attendant quelque chose de sa part, avec des yeux avides et innocents remplis de vie, la gueule entrouverte comme un improbable sourire. Elle venait toujours près de lui devant la porte d’entrée, lorsqu’il mettait son sac à dos sur les épaules, avant qu’il ne parte pour l’école. Elle se mettait à bouger la queue, montrant son angoisse de voir partir son jeune maitre pour la journée. Pour la rassurer, il lui disait « à tout à l’heure » avec de l’affection dans la voix, en la regardant dans les yeux. Et comme le jeune Sam Smith était solitaire, et n’avait aucun ami, il pensait parfois à elle pendant la journée comme il pensait avec intensité aux voyages dans le temps et à l’exploration de notre système solaire, en se demandant si elle allait bien et si un jour il aurait la chance de voir un vaisseau spatial, venu d’un autre temps, venu d’un autre monde.
She judged the world as not too fair.
Full of people who didn't want to care
Maybe someone will notice she was
absent from the human race.
Never there but always in her place.*

               
* Ruth Finley


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