4 - Fleshback
Elle crie. Elle pleure.
Elle crie encore. Très fort.
Elle me gueule que merde, je peux pas partir comme ça.
Elle me crache que putain, je lui dois une explication.
Elle me hurle qu'elle m'aime, qu'elle sait que je l'aime aussi, qu'on
est heureux, que bordel, qu'est-ce que je vais aller foutre tout seul
en Australie ?
Je hausse les épaules.
Elle me demande si je déconne.
Je déconne pas.
Alors elle déclare avoir compris. Sûr. Évident. Comment n'y
a-t-elle pas pensé plus tôt ? J'ai quelqu'un d'autre !
"T’es bête”, je lui dis.
Elle fulmine, mais alors il est où le problème ?
Entre mes jambes, je voudrais répondre. Mais les mots ne
sortent pas...
Elle me traite de lâche. D’égoïste. D’enfoiré.
Je pleure.
Elle me tape un peu, elle m'embrasse.
Elle me dit qu'on devait faire un bébé. Au moins.
On pleure tous les deux.
Je lui baise le front, je lui sanglote que je suis désolé, que
c'est pas sa faute, que je l'aimerai pour toujours.
Elle dit qu’elle ne comprend pas.
Je la repousse tendrement.
Je pars.
*
Elle me rattrape dans les escaliers.
Elle me murmure d'une voix suave : "Pas question que tu t'en
ailles sans un souvenir."
Elle me tire par la main jusque dans notre chambre.
Elle me pousse sur le lit.
Je me laisse faire.
Elle se déculotte, s'assied face à moi, écarte les cuisses.
Le fil d'un tampon hygiénique sort de sa fente.
Elle me sourit, tire dessus, balance l’obus de coton souillé
par-dessus son épaule. Puis elle écarquille ses grandes lèvres,
révélant le papillon écarlate des petites, dont les ailes se
déploient avec grâce. Une liqueur poisseuse, couleur brique, s’en
échappe.
"Ça va tâcher la couette, je la préviens.
- On s'en tape", elle me rétorque.
Sans ménagement elle me débraguette et me soupèse le paquet.
"Il est temps de libérer la bête, elle me dit.
- Tu risques d'être surprise..." je la préviens.
Quand elle tire sur l'élastique de mon caleçon, mon sexe de
lépreux jaillit comme un diable de sa boîte. Pour une fois, je
bande sans souffrir le martyre.
L'aspect et l'odeur de mon figatellu n'incommodent pas ma
partenaire. Au contraire : elle le prend tout entier en bouche. Sa
salive ramollit les peaux mortes, que ses dents pèlent sans mal. Les
croûtes croustillent sous ses molaires ; les squames les plus dures
se fichent entre ses incisives ; des grumeaux de poils pubiens et de
déjections séchées lui noircissent la langue. Elle avale tout,
sans un haut le cœur. À la fin du festin, de longs fils de chair
nécrosée, pareils à du chewing-gum, pendent de ses lèvres à ce
qui reste de mon prépuce. Au milieu du charnier, mon gland ravagé
se dresse comme un moignon sur le champ de bataille.
Elle empoigne mon dard sanguinolent, le trempe dans l'encre de ses
ragnagnas. Nos humeurs se mêlent. Je ne sais plus où s'arrête ma
chair et où commence la sienne.
"Tu es assez lubrifié", elle décrète.
Elle se retourne, lève la croupe, écarte ses fesses.
Son anus épilé me darde un regard cyclopéen.
"Je vais te faire passer l’envie de t’éloigner de moi",
elle me promet.
Son sphincter se dilate tout seul, comme un obturateur.
"Viens et ne me quitte plus, mon amour..."
Appâté, mon moignon s'aventure au bord du précipice rectal,
badigeonne de sang la peau plissée de la muqueuse anale, puis la
pénètre.
Mais au-delà de l'anneau de chair, il n'y a rien.
Ni chaleur.
Ni plaisir.
Ni intimité.
Rien qu'un Trou de néant et de désespoir, qui m’engloutit
corps et âme.
5 - Le sourire de l'ange
Une voix ampoulée m'extirpe des limbes opiacées : "... du
champagne ?"
Quand j’ouvre les yeux, Claude François est penché sur moi, un
sourire ultra bright aux lèvres et une coupe à la main. J’imaginais
le Paradis autrement, putain.
"Monsieur, du champagne ? À moins que votre médecin ait une
objection...
- Aucune, répond Zoubir, assis à ma droite. Un petit apéritif
l'aidera à se détendre. Monsieur n'est pas très à l'aise en
avion."
Toujours aussi souriant, Cloclo dépose la coupe sur ma tablette et
continue son service, d'une démarche chaloupée.
"Santé !" me dit mon voisin, trinquant avec moi, avant de
se siffler son verre d'une traite.
Groggy, je ne trouve rien de mieux à faire que de l'imiter.
L’acidité glacée du champagne me rafraîchit les idées.
Évaluation rapide de la situation : je porte un smoking à la James
Bond, j’ai le cul bien calé dans un siège en cuir tout confort,
et Cloclo s’appelle en réalité “Jean-Philippe” (c’est écrit
sur son badge) et porte l'uniforme de Egypt Flight.
Je suis donc en train de m’envoyer en l’air en première classe,
direction Le Caire.
Direction le Trou.
Je roule un oeil noir en direction de mon "médecin personnel".
"Docteur Zoubir ? j'ironise.
- Tout doux, mon ami. Le prétexte d'un transport sanitaire était le
seul moyen d'obtenir des billets dans un délai aussi court. Mon père
et moi-même te présentons d'ailleurs nos plus plates excuses pour
la façon un peu... expéditive dont nous t'avons traité.
Cependant nous avions nos raisons : s'il avait fallu te convaincre de
monter dans cet avion, nous en serions encore à parlementer dans
l'arrière-salle des Mille-et-une Nuits. Or au vu de ton état
de santé, le temps nous est compté...
- Droguer et enlever un cancéreux, t'as raison : c'est exactement
la définition du mot "expéditif". J’ai hâte de
demander à ces analphabètes de flics leur avis sur cette question
de rhétorique...
- Moins fort, je t'en prie. Il ne serait pas plus dans ton intérêt
que dans le mien d'attirer l'attention durant le vol. Nous t’avons
administré un sédatif léger pour ton propre bien. Et encore,
parler de sédation est exagéré, puisque ton état de conscience
n'a été que discrètement altéré. Si tu en doutes, demande aux
autres passagers ou au personnel de bord : tu es rentré de ton plein
gré dans cet avion, en marchant sur tes deux jambes. Tu as
d'ailleurs acheté toi-même ton billet à l'aéroport, les vidéos
de surveillance pourront en témoigner...
- Un gentil zombie à sa mémère, quoi, obéissant au doigt et à
l'oeil... Vous en avez profité pour me ramoner le fion en famille ?"
Cloclo me ressert du champagne pile au moment où je prononce ces
mots. D'une main tremblante il en fout la moitié à côté,
bredouille une excuse et déguerpit. Je descends ma coupe illico, cul
sec. En espérant que le mien le soit aussi...
"Au contraire, se défend Zoubir. Nous t'avons porté, baigné,
langé, habillé, parfumé, comme si tu étais notre propre enfant.
- Lavé ? je grimace. Pourquoi diable vous m'auriez frotté le
c..."
Les poulpes albinos dans leur jus dégueulasse !
En panique, je me palpe l'entrejambe : rien d'alarmant en dehors du
rembourrage habituel ; je ne sens rien grouiller entre mes cuisses...
L'opium m'a-t-il fait halluciner ces engeances tentaculaires ?
"Nos petits amis ne t'importuneront plus, m'assure Zoubir. De sa
voix ensorceleuse, mon père les a replongés dans leur léthargie
millénaire. À ce propos, il m'a chargé de te transmettre ses
félicitations : tu as passé l’examen d’entrée avec brio. Des
poulpes blancs, c'est un excellent présage.
- J'allais te le dire... Un vrai lâcher de colombes depuis mon cul !
Le message d'espoir que le monde attendait...
- Ironise tant que tu voudras ; le Trou et ses émissaires ne
parlent que le langage de la vérité. Des cafards ou des mouches à
merde auraient été synonymes de cataclysme. Cette conversation
n’aurait alors pas lieu ; mon père t'aurait instantanément
arraché le phallus de ses dents, puis ouvert avec son cimeterre de
là (il pose son doigt sur ma glotte) à là (il pose son doigt sur
ma braguette), avant de jeter tes entrailles aux chiens de l'Enfer -
ceux-là même qui t'attendaient la bave aux lèvres derrière la
vitrine. Aussi crois-moi sur parole, mon ami : les poulpes albinos
sont un très bon présage.
- Vu comme ça..."
Zoubir sourit. Derrière le masque de la jeunesse, je croirais voir
et entendre son paternel. Putain de tribu de fanatiques. Tous les
mêmes.
"Tu deviens raisonnable, se félicite-t-il, c'est bien…
- Genre j’ai le choix ?
- Bien sûr. Je ne t'obliges à rien. Tu demeures libre de crier au
kidnapping et d'expliquer aux autorités qu’un misérable employé
de kebab veut tremper ta verge dans un trou magique… Libre de t'en
remettre à ton chirurgien et de laisser ta virilité sur sa table
d'opération… Libre de sauter de cet avion en plein vol… Libre
de me trancher la gorge à la première occasion et de crever seul en
prison comme un chien...
- Tu parles d'une liberté !
- Ou bien tu peux me suivre jusqu'au Trou et exposer ton organe
bien-aimé à sa glorieuse lumière. (Son regard se fait
compatissant) La route que je te propose est incertaine, inquiétante
je le conçois, mais peut-elle seulement être pire que les
autres ?"
Je repense à la vision de ma queue dans un bocal de formol.
"Tu marques un point", j’admets.
Je me renfonce dans mon siège, méditant sur mon sort pendant que
Zoubir lance un vieil épisode de Friends sur son écran
individuel. Les al-Hazred me mènent-ils en bateau ? (Bien sûr
que non Ducon, jette un oeil par le hublot...) Leur foi aveugle
en ce Trou-Dieu ne fait aucun doute ; d'ailleurs si ce n'était par
mysticisme, quel intérêt auraient-ils à traîner un cancéreux
sans le sou au pays des pharaons ? Billie la Djinn ensorceleuse,
l'Égypte ancienne et ses mystères, une divinité oubliée aux
émissaires tentaculaires... Bon sang, aussi tarés soient mes
kidnappeurs, je ne peux leur enlever un sens certain du
spectaculaire ; leurs petits tours me convaincraient presque de
l'existence de forces occultes ! Ah, l´opium et ses illusions...
À moins que ce ne soit le contraire : les camés ne clament-ils
pas que la drogue ouvre les portes de la perception ? Un monde caché
au regard commun serait-il alors en train de m'être révélé ?
Devant une telle hypothèse, ma cartésienne Coralie se foutrait
ouvertement de ma gueule ! Tu crois aux lutins et aux farfadets,
petit garçon ? Dire qu'elle et mes proches me pensent en
Australie, courant après les kangourous ! Ils sont à mille lieux
d'imaginer que ma vie est faite de...
“... poulpes et kebab ?”
Cloclo et son sourire plus éblouissant que des phares dans la nuit
sont de retour.
“Comme mise en bouche, il précise, le chef a le plaisir de vous
proposer du caviar sauvage d'Iran, ainsi qu'un assortiment de mezze
orientaux : poulpes nains de Méditerranée à l'huile vierge, kebab
d'agneau revisité façon feuilleté...
- J’ai pas tellement faim, je vous avoue.
- Ces amuse-gueule conviendront très bien, intervient Zoubir.
Monsieur a besoin de prendre des forces."
L'assiette de porcelaine tintinnabule quand Cloclo soulève la cloche
en argent, dans une mise en scène qui donnerait de la grandeur aux
sandwiches au pâté de sanglier de mon regretté papy.
"Je vous souhaite une bonne dégustation, gentlemen."
Je réprime un haut-le-coeur : du fond de leur bain d'huile, des
poulpes (noirs et cuits, cette fois) me lorgnent de leurs yeux
vitreux. Avant qu'il ne leur vienne l’envie d'aller rendre visite à
leurs cousins albinos entre mes couilles, je les taille en pièces.
Morts ou pas, on n'est jamais trop prudent...
Loin de mes réserves, Zoubir a plongé tête la première dans sa
gamelle et s'empiffre à grands bruits. Je ne me souviens pas avoir
déjà vu quelqu'un manger aussi salement, pas même mon vieux
Saint-Bernard aveugle, et Dieu sait s'il en foutait partout. Le repas
de mon voisin n'est qu'un concert de succions sifflantes,
mastications sonores et déglutitions glougloutantes, qu'accompagne
une pluie drue de postillons, en plein sur Joey, Chandler et leurs
amis. Une hyène, je me dis, je suis assis à côté d'une
hyène fouissant un cadavre encore chaud, la gueule trempée de bave
et de sang. Pas de quoi arranger ma gerbe...
Plus j'observe le fils de M. Mokhtar et plus je suis frappé par sa
ressemblance, non, sa similitude parfaite avec son
père, dans les moindres détails... Le même regard illuminé,
les mêmes mimiques, la même implantation dentaire, avec les
incisives en touches de piano... C'est possible ? Une intuition
épouvantable éclot dans ma cervelle et se fraie un chemin dans les
boyaux de mes méninges, comme un ver solitaire dans un gros côlon.
Le même homme, les rides en moins !
L'éponge gorgée de bile qu'est mon estomac se contracte. Un reflux
acide me crame l'œsophage. Tout à trac, j'éructe à mon voisin :
"Le menu te plaît, Mokhtar al-Hazred ?"
Les bruits de ripaille s'interrompent. Le menton luisant d'huile, la
créature à forme humaine lève le museau de sa pitance et tourne la
tête vers moi, un sourire en coin.
"Tu te fais appeler Zoubir, je poursuis, tu es dans la force de
ta jeunesse, mais tu es Mokhtar lui-même. Tes 256 fils...
Conneries ! Ce sont des copies de toi-même ! Des poupées de chair,
habitées par un seul et unique esprit..."
Zoubir/Mokhtar ne me répond pas ; dans ses pupilles, je crois
déceler une satisfaction malsaine à l'idée d'avoir été démasqué.
"Comment t'as fait ? T'as offert ta queue au Trou en échange
d'une forme d'immortalité ? Tu es son rabatteur de viande fraîche ?
Son âme damnée ? Sa pute ?"
À ce mot me revient la scène de mon cauchemar opiacé, où Coralie
me dévorait le prépuce avec appétit... Un appétit semblable, dans
sa gloutonnerie ogresque, à celui de mon voisin de vol...
L'épouvantable vérité me saute soudain à la gueule, dans toute
son horreur.
"Les démons femelles n'ont jamais existé, pas vrai ? Le putain
de djinn responsable de mon état, c'est toi ! Je peux
t'appeler Billie, connard ?
- Nomme-moi comme il te plaira, répond très calmement
l'abomination, cela ne change rien à la situation présente, ni aux
options qui s'offrent à toi. Le Trou a hâte de faire ta
connaissance." Et avec un rictus mesquin, l'arabe fou s'en
retourne à son bruyant festin, devant les rires enregistrés de sa
sitcom.
J'en reste bouche bée. Mes doigts se crispent autour du manche de
mon couteau (l'un de ces couteaux en métal véritable qu'on vous
donne en première classe, pas un misérable couvert en plastoc). Je
crève d'envie de le lui planter dans l'œil pour en éteindre à
jamais les reflets trompeurs. Ce serait si facile, un simple
mouvement du poignet, et tchac ! Mais la violence ne m'est pas
coutumière ; trouer la peau d'un homme de chair et de sang (l'est-il
vraiment ?) ne s'avère pas aussi aisé que dans un film
hollywoodien. Et puis quoi ? Comme me l'a dit Billie (autant appeler
l'ordure par son petit nom), je croupirais en taule jusqu'à ce que
mort s'en suive... Il m'en coûte de le reconnaître, mais ce bâtard
de djinn me tient par la bite. Échec et mat, pauvre tarte.
"Les mets ne vous conviennent pas, Monsieur ?" s'enquiert
Cloclo, alarmé par mon assiette désespérément intacte.
En guise d'appréciation, je lui vomis à la gueule. Allez savoir
pourquoi, son sourire perd soudain tout éclat...
6 - Huit-clos
Moins de dix secondes plus tard rapplique un bataillon d'hôtesses de
l'air armées jusqu'aux dents de produits d'hygiène et de pschit
désodorisants. Profitant de la confusion, je me lève et attrape
un Cloclo tout décati par le veston. "Je suis confus, je fais
de ma voix la plus mielleuse, laissez-moi vous aider à vous
débarbouiller..." Et avant qu'il n'ait le temps de résister,
je le tire en direction des WC. Comme prévu, Billie se précipite
aussitôt à ma suite, mais la présence des hôtesses le ralentit,
ce qui me laisse le temps de m'enfermer dans les chiottes avec le
stewart.
"Cette salle d'eau est réservée aux passagers, m'indique
Cloclo dont le brushing est aplati par ma gerbe, je n'ai pas le droit
de...
- Rien à branler", je lui dis.
De l'extérieur, Billie tente d'actionner la poignée, puis frappe à
la porte.
"Tout va bien, mon ami ? Laissez-moi entrer, que je puisse vous
aider...
- Inutile, je lui réponds, tout est nickel."
De la manche de mon costume, je sors alors ma botte secrète.
"Oh mon Dieu, couine Cloclo, il a un couteau !
- Et un beau, en plus, designé par la maison Christofle. Mazette !"
Billie tambourine de plus belle : "Mon cher, reprenez vos
esprits ! Lâchez votre arme et ouvrez cette porte, que l'on parle
calmement...
- Je vous en prie, hurle le stewart, ne me faites pas de mal !"
Indifférent au brouhaha, je déboutonne mon pantalon. Pour le coup,
Billie ne mentait pas en me parlant de langes ! Mon petit Jésus est
empaqueté dans je ne sais combien de bandes de coton parfumées au
citron, une vraie momie. En les défaisant, je retrouve l'excitation
des Noël de mon enfance... Même si je crains que ce joli paquet ne
contienne un cadeau périmé.
Tandis que je me désape, j'entends Billie s'adresser au personnel de
bord : "Mon patient n'a pas toute sa tête, il est capable du
pire. Dépêchez-vous de trouver le double de la clé !"
Blême de trouille, Cloclo s'est ratatiné dans un coin de la cabine
- incroyablement spacieuse, traitement VIP oblige ; ma chambre de
bonne était moitié moins grande...
"Que comptez-vous faire de moi ? il me demande.
- T'aimes le figatellu ?
- Pardon ?
- Tu connais pas ? C'est un saucisson corse. Attends, je vais te
montrer."
Lorsque tombe le dernier lange, Cloclo hurle comme un castrat.
Les coups à la porte redoublent d'intensité.
"Ne faites pas de bêtise ! me supplie Billie.
- T'as fait du bon boulot, je lui rétorque. Ma bite sent presque le
Chanel. Faudra que tu me donnes les références de ton parfum..."
Sous les yeux terrifiés de mon otage, je me tripatouille le paquet.
Les langes devaient être gorgés d'anesthésiants, car je ne ressens
aucune douleur. Ma verge semble plus grosse, mais c'est parce qu'elle
commence à nécroser ; les chairs s'étirent, pendouillent,
s'allongent, lui donnant un aspect de gousse de vanille lentement
mûrie par le soleil ; à côté du mien, l'outil de travail de de
Rocco passerait pour un sexe d'enfant. Merde, il faut bien que le
cancer ait quelques avantages... La peau de mes testicules a pris
quant à elle une consistance de papier crépon ; j'en aurais presque
envie de me la poncer pour lui redonner sa douceur naturelle. Enfin,
ce tour du propriétaire s'achève par une palpation minutieuse de
mon scrotum, dont je constate, non sans soulagement, qu'il ne
conserve aucune séquelle apparente de l'évasion impromptue des
poulpes albinos ; je craignais vraiment d'avoir hérité d'un
deuxième trou du cul.
"Rassure-moi, tu vois rien non plus, hein ?" je fais à
Cloclo, penché en avant, les fesses bien écarquillées devant sa
figure. Mais le stewart ne risque pas de me répondre : il gît
évanoui dans son vomi.
Attendant l'arrivée de la cavalerie, je m'accroupis à ses côtés.
Je ne résiste pas à la tentation de passer une main dans ses
cheveux. Une moumoute ! J'en étais sûr.
Des cliquetis nerveux dans la serrure, et la porte s'ouvre à la
volée.
C'est pas trop tôt !
Billie entre le premier, du style "laissez passer je suis
médecin", et dans son dos j'aperçois une armada de gros bras,
dont le commandant de bord si j'en crois sa mâchoire carrée et sa
casquette garnie d'étoiles.
Je me lève, le pantalon sur les chevilles, et brandis le couteau
dans leur direction. Je présume que c'est ce que l'on attend d'un
forcené en pareille situation... Quand leurs pupilles glissent vers
mon chibre, leurs sourcils se lèvent d'effroi. J'entends un ou deux
"Seigneur !" et beaucoup de "bleuuuurgllll".
Ma Némésis garde son sang froid ; je crois même que la vision de
mon escargot attise son appétit : "Tout doux, réglons cela en
douceur... Nous ne voulons pas vous faire de mal...
- Tu m'as ensemencé, je lui crache. Avec un de tes putains de kebab
à l'Égyptienne.
- Vous l'entendez ? Ce pauvre monsieur délire...
- Ta viande pourrie contenait quelque chose qui est venu se
loger dans mon corps, dans ma queue, déclenchant le cancer... Puis
tu as patiemment attendu que je me repointe à ton resto... Comme ces
moustiques qui pondent dans le sang d'un hôte avant de revenir
chercher leurs larves une fois arrivées à maturité... Et
maintenant, tu veux, ou plutôt le Trou veut récupérer ce
qu'il a semé en moi... Et pour ça, vous avez besoin de ma bite !
Intacte.
- Passez-moi la seringue, murmure Billie. Vous ne me laissez pas le
choix, mon ami."
Tandis qu'il s'approche, me menaçant de l'aiguille, j'abaisse la
lame du couteau contre la base de ma verge.
Pour la première fois, le visage du djinn exprime de la peur.
"Un pas de plus, je lui dis, et je te jure que je me la tranche
et que je la fous aux chiottes !"
7 - Le parfum
Au cours d'un duel psychologique il est capital, sous peine de perdre
toute crédibilité, de toujours mettre ses menaces à exécution.
Cependant, quand il est question de se scier la bûche, cela s'avère
plus facile à dire qu'à faire.
Dans la cabine de chiottes, nul n'ose piper mot ; seul gronde le
bourdonnement des moteurs. Billie et moi ne nous quittons pas des
yeux. Si la scène se déroulait dans un western, quelqu'un jouerait
de l'harmonica et un fourré d'herbes sèches traverserait la rue en
tournoyant. Chacun attend le bon moment pour passer à l'action.
Un mouvement, presque imperceptible. Une chaussure glissant sur la
moquette. Billie s'approche de moi, l'air de rien, millimètre par
millimètre. Traître.
"Tu pourras pas dire que je t'avais pas prévenu !" je lui
dis, mon regard toujours harponné au sien.
Ma main tremble. La lame dentelée entame la chair cartonnée de mon
pénis. Grâce à la nécrose, c'est moins douloureux que ce à quoi
je m'attendais ; c'est comme couper une escalope panée : il faut
traverser l'enrobage avant d'arriver à la viande.
Durant un instant, le djinn hésite. Son œil bleu s'affole dans tous
les sens, évaluant le risque qu'il y aurait à se jeter sur moi pour
me désarmer. Trop grand, manifestement. Il renonce.
"Arrête, mon ami ! il me supplie.
- Vire cette seringue d'abord !"
Malgré mes menaces, Billie campe sur sa position. Alors je continue
de tailler. Le couteau entre dans le vif du sujet. Maintenant, ça
fait vraiment mal ! Pire que de se coincer le prépuce dans la
braguette ; plus insupportable encore qu'un coup de pied dans les
joyeuses ; incommensurablement plus douloureux qu'une pipe de Dracula
; enfin je suppose. Quand la lame tranche une petite artère de mon
corps caverneux, le sang gicle à la perpendiculaire, comme la fois
où mon idiot de père a filé un coup de pioche dans la canalisation
des voisins. Ma vue se trouble. Je pousse des cris de gorets qu'on
égorge. La perte de connaissance n'est pas loin.
"Tu vois ce que tu m'obliges à faire ?" je gémis.
Mes cris font leur effet : mon "médecin personnel" cède
juste à temps. Il jette la seringue anesthésiante dans le lavabo et
montre ses paumes en signe d'apaisement. J'écarte la lame. Ouf.
Mais le sang pisse toujours.
"Okay, okay, tu vois ? me dit le djinn. Pose ce couteau et
montre-moi ta plaie.
- T'inquiète, je me débrouillerai ! Maintenant barrez-vous tous et
refermez la porte derrière vous. On peut pas avoir un peu d'intimité
dans ce putain d'avion ? La première classe n'est plus ce qu'elle
était ! Le service consommateur va m'entendre."
Mon adversaire s'apprête à faire un pas en arrière, mais quelque
chose le retient. Une odeur. Ses narines se dilatent, il hume ce
parfum puissant. Il s'en délecte.
Cette odeur, je la sens moi aussi, ainsi que tous les passagers ;
cependant à l'inverse de Billie ils ne semblent pas l'apprécier. Je
les comprends : à côté d'elle, une charogne sent la rose !
J'identifie sans mal la source de ce fumée méphitique : ma verge ;
plus précisément : la viande avariée cachée sous la panure. Un
enfer olfactif libéré dans l'avion ! Cloclo ne réalise pas la
chance qu'il a de piquer un roupillon...
Dans le dos du djinn, c'est la panique générale. Les membres de
l'équipage amassés contre la porte sont les premiers à tomber
comme des mouches. Certains rendent leur quatre heures, d'autres
tournent directement de l'œil et quelques-uns, plus résistants,
tentent de lancer l'alerte. Le commandant de bord, couvert du
dégueulis de ses collègues, rampe jusqu'à un téléphone mural,
sans doute pour prévenir son binôme resté dans la cabine de
pilotage ; après avoir bredouillé quelques mots dans le combiné,
il s'écroule à son tour.
Les haut-parleurs crachent une annonce : "Ici le copilote. Notre
avion fait face à un péril sanitaire, aussi je me vois dans
l'obligation de déclencher une procédure d'urgence. Je vous prie de
ne pas quitter votre siège et d'enfiler vos masques à oxygène."
Trop tard. L'odeur fatale s'est déjà propagée à tout
l'habitacle. Des cris d'agonie et de vomissements nous parviennent ;
des plateaux qu'on renverse ; des corps qui s'effondrent. Puis le
silence.
Je lâche mon couteau.
Bordel. Je suis une bombe chimique à moi tout seul.
Pas rancunier, Billie s'empresse de comprimer la plaie de mon pénis
au moyen des langes restés au sol. L'apaisement est immédiat.
Incapable du moindre mouvement, je me laisse faire pendant qu'il me
refroque.
"Cela devrait tenir jusqu'à l'atterrissage, il estime. Les
bandes absorberont l'odeur..."
Mon ennemi juré me prend par la main comme un gamin et me sort des
chiottes. Avec prudence, nous enjambons les corps des intoxiqués et
regagnons la cabine, où les rangées de sièges offrent un spectacle
de désolation. Plus personne à bord n'est conscient. Les passagers
ont semble-t-il été fauchés par surprise, qui encore assis sur son
siège, qui avachi sur un accoudoir, bras tordus et jambes en l'air ;
les corps emmêlés forment des pelotes de membres, où l'on ne
distingue plus qui est qui. Les masques à oxygène, que certains
évanouis portent toujours, n'ont manifestement pas stoppé l'agresseur olfactif. Conséquence directe, tout l'habitacle a été crépi au vomi. Mon parfum intime : encore plus efficace qu'un pistolet à peinture ! Egypt Flight a l'honneur de vous présenter la
nouvelle déco d'intérieur de ses vols longs courriers, en produits
100% biologiques. Ça pique les yeux, et pas que pour des raisons
esthétiques. La future équipe de nettoyage va s'amuser...
"Comment ça se fait que je sois pas allongé parmi eux ? je
m'interroge.
- On est toujours le dernier incommodé par sa propre puanteur, me
dit Billie.
- Et toi la puanteur tu kiffes à mort hein ?"
Nous remontons le couloir en direction de l'avant de l'appareil,
jusqu'à la porte close du cockpit ; à en juger par le silence des
haut-parleurs, le copilote a dû succomber au même sort que les
autres.
"Ça sait voler, un djinn ?" je fais.
L'intéressé me lorgne avec un air de "t'inquiète coco, j'en ai vu d'autres" et actionne la poignée... en vain.
"Pas quand la cabine est verrouillée de l'intérieur", il
me rétorque.
Sans déconner. Je tente à mon tour d'ouvrir la porte, puis
toque frénétiquement ("Ouvrez-nous, bordel ! On a chassé les
mauvaises odeurs !"), avant de donner des coups d'épaules
désespérés...
"Tu te fatigues pour rien, me raisonne Billie, elle est
blindée."
Nous nous regardons, atterrés par notre impuissance.
"Y'a-t-il un pilote dans l'avion ?" je gueule.
Et de concert, le djinn et moi éclatons d'un rire de damnés.
[A SUIVRE !]
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