Caleb
Markson était suspendu au-dessus
du gouffre. Accroché à un rocher à flanc de montagne, les pieds
balançant dans le vide. En dessous de lui, à plusieurs dizaines de
mètres, un abîme d'une blancheur angoissante. Les volutes de brume
épaisse qui masquaient le fond du précipice ne s'écartaient que
pour révéler quelques arêtes tranchantes. Caleb progressait
lentement le long d'une
corde vieille de plusieurs millénaires. Ses yeux étaient fixés sur
son objectif. A quelques mètres
de là, le pont de corde rejoignait une corniche, et le chemin dallé
de larges pierres reprenait. Ce n'était que quelques mètres. Caleb
pouvait y arriver. Il s’efforçait de ne pas penser au pont qui
avait finit par s’effondrer, ne laissant pour traverser qu'une
simple corde qui courait le long de la falaise. De ne pas penser à
l'âge de la corde. Au fait que, battue jour et nuit par les vents,
elle s’érodait progressivement contre le roc. Au fait qu'en
dessous de lui ne l'attendait que la mort.
Avec
une froide détermination il ne pensait qu'au prochain mètre à
parcourir. Puis il élançait sa main droite devant lui et attrapait
la corde. Il raffermissait sa prise, soufflant lentement. Le regard
fixé sur le prochain mètre. Puis il rapprochait la main gauche tout
contre la droite en pensant « Un mètre de plus ». Et il
avançait de nouveau son bras droit. Jusqu'à ce que, au lieu
d'agripper la corde, sa main prenne appui sur la corniche. Enfin. Il
y était.
Il
enfonça ses pieds dans une crevasse et se hissa péniblement sur la
terre ferme. Il avança sur les genoux pour s'éloigner du bord puis
il se laissa choir, le dos contre l'ancienne route, les yeux perdus
dans les nuages. De fines gouttes de pluie tombaient sur son visage.
Caleb se força à inspirer le plus lentement possible, pour tenter
de calmer son rythme cardiaque. Il avait réussi. Loin au dessus de
lui, dans le ciel, un condor tournoyait paresseusement. Et encore
plus loin au dessus du condor, les Dieux incas observaient d'un œil
mauvais l'étranger venu parcourir les anciennes routes pour voler
leur or.
Il
y a maintenant plusieurs semaines de cela Caleb était parti de
Cuenca, Équateur, à la recherche du trésor des Incas. L'Eldorado.
***
« En
1532 Franco Pizarro traversa la cordillère des Andes à la tête
d'une armée de 260 hommes. Il rencontra son adversaire, l'empereur
Atahualpa, dans la cité de Cajamarca.
Dieu
vivant, l'invincible Inca menait une armée de 20.000 hommes
sanguinaires qui avaient hâte de dépecer les conquistadores de leur
peau pour en faire des tambours qui chanteront leur victoire et de
boire de l'alcool de maïs dans leurs crânes. Mais le machiavélisme
de Pizarro l'emporta. Montant un guet-apens, les Espagnols
capturèrent l'Inca et mirent en déroute son armée en une demi
heure seulement.
L'espagnol
passa alors un marché avec son prisonnier. Il aurait la vie sauve en
échange de l'or. Autant que peut en contenir la pièce de 30 mètres
carrés qui le retenait prisonnier.
L'Inca
ordonna que la rançon soit versée. Et de tout l'empire l'or afflua.
Les émissaires de l'Inca le transportèrent le long des routes et
des rivières au péril de leurs vies. Mais alors que l'or continuait
d'être acheminé, les lieutenants de l'Inca apprirent la traîtrise
de Pizarro. Atahualpa avait été mis à mort par les conquistadores.
De rage il jetèrent alors tout l'or au plus profond des eaux,
condamnant le trésor des Incas à être perdu à jamais.
Les
yeux de l'indien brillaient tandis que Caleb buvait ses paroles.
- Allons parle, l'or est-il perdu ? Que sais-tu ? Dis le moi !
- Ça c'est la version officielle. Mais elle est fausse. Muóc sait où est caché l'or !
Ses
yeux brillaient d'avantage encore. Ils avaient la couleur de l'or
fondu. Caleb trépignait.
- Tu le sais ? Tu peux m'y conduire ? Où est-il ? Allons parle donc !
L'indien
riait.
- Quand les lieutenants ont appris la mort de l'inca, ils n'ont pas jeté l'or. L'or est sacré ! Il ne faut pas le jeter. Les lieutenants ont emprunté une ancienne route peu connue. Une route maudite, qui serpente dans les montagnes loin dans la Nord ! Jusqu'à un sanctuaire. L'or est là ! Tout l'or ! Dans le sanctuaire !
Caleb
avait alors engagé Muóc
et monté une expédition. Le vieil indien avait pointé son doigt
ridé sur la carte. En plein milieu de l'équateur.
De
Cuenca, l’expédition était partie vers le Nord jusqu'aux ruines
de la cité d'Ingapirca. De là ils avaient suivi Muóc
dans la forêt. Ils ne suivaient aucune route mais le vieil indien
semblait savoir où il allait. Il s'enfonçait dans les fourrés d'un
pas sûr. De temps à autres il s'arrêtait brusquement pour gratter
la mousse sur un rocher jusqu'à dévoiler une sculpture
précolombienne en poussant des hurlements de triomphes.
- Voit, señor Caleb, nous sommes sur la route maudite ! La route du trésor !
Quand
il faisait ça, les hommes de Caleb échangeaient des regards
inquiets. Ils n'avaient pas confiance en l'indien et son sens de
l'orientation mystérieux.
Après
plusieurs jours de marche dans la forêt, l'expédition atteignit les
contreforts de la cordillère des Andes. Et la route s'étendait
devant eux, enfin visible. Un chemin étroit, dallé de larges
pierres qui s'enfonçait dans la montagne.
Quand
Caleb vit la route il comprit pourquoi l'indien la qualifiait de
maudite. Le chemin qui serpentait à flanc de montagne avait l'air de
s'enfoncer profondément dans les ténèbres. Les rochers prenaient
une teinte noire sinistre a son abord, et au loin, la route se
perdait dans les nuages sombres d'un orage perpétuel. Les animaux
sauvages, qui affluaient dans la jungle, semblaient déserter la
montagne, lieu de silence et de mort. Plusieurs hommes rebroussèrent
chemin en voyant ce qui les attendaient.Tous les autres moururent en
chemin.
Sur
la corniche il ne restait plus que Caleb, couché sur la route, et
Muóc qui dansait autour
de lui en poussant des cris joyeux. L'indien avait traversé le
précipice au moyen de la corde avant Caleb avec une aisance
insolente. Il se jouait des tous les obstacles et de tous les dangers
de la montagne et effectuait le voyage avec une facilité qui
relevait du surnaturel.
Ayant
repris ses esprits, Caleb se releva et enjamba la pas à l'indien qui
courrait déjà sur la route précolombienne. Ragaillardi d'avoir
triomphé d'un tel obstacle, il marchait avec une vigueur nouvelle.
Comme s'il venait tout juste de partir. Pourtant son apparence
trahissait le contraire. Les vêtements de Caleb étaient déchirés
en de nombreux endroits. Et bien malin qui aurait pu dire leur
couleur originelle tant la couche de crasse et de poussière qui les
recouvrait était épaisse. Caleb lui même avait également beaucoup
changé. Il s'était amaigri d'une inquiétante façon et ne semblait
plus que l'ombre de lui même. Sa barbe fournie ne parvenait pas à
masquer le creux de ses joues, et sa peau était désormais couverte
de cicatrices et d'estafilades. Il devenait urgent que le voyage
s'achève. D'autant que dans le sac à dos de l'explorateur il ne
restait guère plus que quelques jours de vivres, en rationnant bien.
Mais Muóc ne divulguait
aucune informations sur la distance qui les séparait encore de leur
destination. D'ailleurs l'indien ne semblait nullement affecté par
le voyage. Ni Caleb ni son équipe ne l'avait jamais vu manger quoi
que ce soit, et pourtant il n'avait pas maigri et gardait toujours la
même vitalité. A la réflexion Caleb ne l'avait non plus jamais vu
dormir. L'indien passait ses nuits près du feu, à scruter la nuit
de ses yeux incroyablement brillants. Cette attitude aurait du
alerter l'explorateur il y a bien longtemps. Mais son esprit était
déjà perdu. Gagné par la fièvre de l'or. Les mystères et les
dangers de la route maudite qu'il parcourait ne faisait que renforcer
son insatiable soif de trésor. Alors il suivait aveuglément
l'indien dans la montagne, sur l'étroit chemin dallé de pierres.
La
largeur route devenait d'ailleurs de plus en plus réduite au fur et
à mesure que l'espace entre la paroi de la montagne et le vide se
rétrécissait. Caleb s'arrêta un instant. La falaise à sa gauche
était vertigineuse. Elle montait dans le ciel presque à la
verticale. Et son sommet se perdait dans les nuages. Tandis qu'à
droite de la route, le vide s'ouvrait jusqu’à perte de vue. Caleb
avait confusément conscience qu'une autre montagne s'élevait par
delà le précipice, mais il ne parvenait pas à l’apercevoir, tant
la brume noyait tout. Il se rendit compte qu'il était coincé entre
deux montagnes dans la cordelière et qu'il ne savait absolument pas
où il se trouvait. En réalité il était le premier homme blanc à
contempler les hauteurs qu'il parcourait.
Secouant
la tête pour chasser son angoisse naissante, il se remit en route,
se hâtant de rejoindre Muóc
qui n'était presque plus qu'une silhouette dans le brouillard.
L'indien accélérait le pas. Il se montrait plus enthousiaste que
jamais, se retournant régulièrement pour vérifier que Caleb le
suivait toujours. Rassuré de voir l'occidental derrière lui, il
courait presque sur l'étroit chemin. Caleb peinait derrière. Les
nébulosités du brouillard étaient devenues si épaisses qu'on ne
voyait qu'à quelques pas devant soi. Il perdait régulièrement de
vue son guide. Mais à chaque fois ce dernier l'attendait dans la
brume, pour disparaître à nouveau. Alors Caleb fixait la route sous
ses pieds et marchait tête baissée, sans réfléchir. Il ressentait
l'excitation de l'indien comme un signe qu'ils étaient proches du
but. Il engageait ses dernières forces dans la course et marchait,
grimpait, enjambait les éboulis, sautait au dessus des crevasses
avec une énergie dont il ne se serait pas cru capable.
De
temps en temps, une bourrasque de vent levait le voile blanc qui
entourait les marcheurs, et Caleb jetait alors un œil autour de lui.
Quand une rafale plus violente que les précédentes dispersa les
nuages sur plusieurs dizaines de mètres Caleb eut brusquement
conscience que Muóc
n'était plus devant lui. La route accrochée à flanc de montagne
était déserte. Caleb regarda au dessus de lui, mais la paroi de la
montagne était si raide et lisse qu'elle ne présentait aucune
aspérité qui aurait permis à quiconque de l'escalader. Un
mouvement furtif en contrebas attira son regard. Il baissa les yeux
vers le précipice et vit l'indien danser sur la cime des arbres,
plusieurs dizaines de mètres en contrebas. La vision ne dura qu'un
instant. Le temps de cligner des yeux et l'indien dansant avait
disparu. Incrédule, Caleb se frotta les yeux à plusieurs reprises,
fixant le vide. Mais l'indien ne réapparu pas. Et la brume revint
lentement estomper les arbres. C'est alors qu'un visage immense
apparu dans les nuages. Pétrifié de terreur, Caleb regardait le
faciès courroucé d'un Dieu. Mais là encore, la vision disparu
aussi rapidement qu'elle était apparue, laissant l'explorateur
interdit. Caleb resta immobile quelques instants, peinant à
reprendre ses esprits. Devant lui, une silhouette confuse s'agitait
dans le brouillard. Muóc.
Caleb s'élança en avant, laissant derrière lui ses visions et ses
angoisses.
Mais
après quelques enjambées à peines, il fut contraint de s'arrêter
à nouveau. La route s'arrêtait brusquement, laissant la place à un
immense gouffre. En face, une autre montagne s'élevait, et aucun
pont ni aucune corde ne permettait de la rejoindre. Muóc
attendait Caleb au bord de la gigantesque cavité. Il regarda
l'explorateur avec un air de malice avant de s'élancer dans le vide
d'un bond formidable, disparaissant dans les nuages. Caleb en eut le
souffle coupé. Il ne put voir si l'indien avait réussi à rejoindre
l'autre montagne, mais son élan était si exceptionnel qu'il en
était intimement persuadé. Mais cela ne réglait pas son problème.
Comment allait-il faire pour traverser ? Il ne pouvait pas
sauter aussi loin. Et la montagne n'offrait aucune autre solution.
Les bords du gouffre s'enfonçaient tout droit dans l'obscurité,
interdisant tout descente. Caleb était bel bien seul face à
l'immense puits. D'un coup, tout ses rêves de richesses furent
avalés par l'obscurité de l'abîme. Il s’effondra à genoux,
complètement vide. Envahi par le désespoir le plus total il ne vit
pas la silhouette de Muóc
apparaître sournoisement derrière lui et le pousser dans le vide.
***
Le
corps de Caleb flottait dans l'éther. Plongé dans le noir total,
privé de toute sensation de pesanteur, il ne parvenait pas à savoir
s'il tombait ou s'il volait.
Soudain,
le bruit d'un souffle. Puis la sensation enivrante du vent qui
fouettait sa peau. Il tournoyait dans le ciel noir.
Loin
de lui, un disque de lumière sale. Des nuages lourds. Au dessus de
lui. Et au milieu des nuages, un point noir. Un homme. Muóc.
Le visage hilare de l'indien. Ses yeux de feu.
Alors
la sensation de chute. Vertigineuse. Interminable. Une chute dans
l'obscurité jusqu'au centre de la terre. Poursuivi par l'indien.
Et
dans le noir, des visages. Les dieux incas. Un sentiment de vengeance
si épais qu'il pouvait le palper.
Et
l'or. Tout l'or des incas apparu soudainement. Des murs entièrement
recouverts d'or. Qui brillait d'un éclat aveuglant.
Et
le sol. Impact.
***
Caleb
atterrit durement sur la pierre. La douleur du choc était
insoutenable. Le claquement atroce de la chair contre le sol dur. Et
le bruit incroyable de plusieurs os brisés. Un bruit si
assourdissant qu'il en perdit instantanément connaissance.
Quand
il reprit ses esprits, Caleb avait conscience d'être mort. Son crâne
s'était brisé sous la violence du choc. Il pouvait voir son corps,
pitoyable pantin disloqué au fond d'un gouffre à la profondeur
terrifiante. Au fond du précipice il n'y avait ni or ni dieux.
Seules quelques dalles géométriques attestaient de la présence des
incas. Son sang coulait lentement entre les dalles, traçant une
dentelle d'angles droits et de parallèles tout autour du corps de
Caleb.
Muóc
atterrit doucement sur le cadavre de sa victime. Il observa d'un air
satisfait les rigoles de pierre s'emplir du sang de l'homme blanc et
prononça plusieurs incantations dans sa langue.
Caleb
observait l'indien tracer des signes ésotériques dans l'air. Il
avait vaguement conscience de faire l'objet d'un sacrifice rituel. Il
vit alors des cascades de sang jaillir de la roche et emporter son
corps loin sous la terre. Muóc
était assis sur lui comme sur une pirogue. Ses yeux lançaient des
éclairs. Le torrent de sang prit de la vitesse, emportant le cadavre
de Caleb de plus en plus loin, tandis que sur lui l'indien continuait
ses incantations. Et soudain, l'âme de Caleb eut la certitude que
son sacrifice avait été accepté. Les dieux dévorèrent l'âme qui
sombra dans le néant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire