mardi 15 avril 2014

Rusty Ronins [DarkCowBoy]



Le vent soufflait sur le désert dans la vallée de l'Ounila. 
A travers la vitre sale, Joey regardait dans les volutes de sable soulevées par le vent, distinguant parfois l'espace d'un instant le mirage de la silhouette d'êtres humains venus les voir, témoin d'une lueur d'espoir en elle qui refusait de mourir. L'espoir qu'on puisse venir la chercher, de ne pas avoir été totalement oublié. L'espoir d'une renaissance. 
Le vieux studio de cinéma, devenu un temps attraction touristique n'attirait plus personne. Il ne servait plus que d'entrepôt désormais, de remise qui n'osait pas dire son nom, de décharge pour Joey et ses semblables, les stars déchues et oubliée. 

Trois siècles plus tôt, les acteurs étaient pour la plupart devenus des robots. Propriété légale des grands studios, conçus et construits pour plaire aux goûts du public du moment, certains de ces êtres artificiels avaient vraiment connus leur heure de gloire, même si la plupart n'avait connu qu'une carrière tranquille et peu remarquée, assez longue même parfois, jusqu'à ce qu'ils deviennent immanquablement ringards, dépassés et obsolètes. Une règle tacite dictait que plus ils étaient populaires, plus vite ils étaient remisés. En les surexposant abusivement au pic de leur célébrité, les studios saturaient le public avec ces acteurs jusqu'à l'écoeurement le plus absolu. Les gens s'en lassaient alors, les critiques ne pouvaient pas s'empêcher de voir et de souligner tous leurs tics de jeux et ils étaient remisés. 
C'était toute l'ironie de la chose, les moins remarquables et les moins talentueux duraient plus longtemps. Leur carrière finie, ou plutôt, pour utiliser l'euphémisme favori des studios, ralentissant, ils étaient le plus souvent d'abord remisés dans des parcs d'attraction à touristes ou des musées afin de profiter du reste de leur popularité avant qu'elle ne disparaisse tout a fait. Mais là, aussi, il fallait tôt ou tard laisser la place aux nouveaux arrivants, et ils se trouvaient remisés de plus en plus loin. 
La plus grande cruauté était de ne jamais être définitivement éteint ou jeté. Toujours, ils appartenaient au studio, toujours on leur laissait miroiter l'éventualité d'un come back. On leur disait qu'ils pourraient servir a nouveau, tôt ou tard, il fallait juste être patient. 
C'était une torture cruelle, l'attente, et l'espoir. 
Toujours, tous entretenaient et fixaient le vieux vidéophone de l'entrepot. Tous s'assuraient à leur tour qu'il marchait bien toujours. Pour un rôle. Un travail. Ils étaient dans leur banque de données, ils avaient leurs coordonées. Ils leur appartenaient. Alors, ils finiraient bien par les rappeler. Sinon, a quoi bon les stocker ? Pourquoi ne pas les vendre, les donner à la charité, ou bien encore en faire des pièces détachées ? 
Non, ils les gardaient, donc un espoir, un mince espoir subsistait. 

lundi 7 avril 2014

Le Vaccin [Herr Mad Doktor]

Le scientifique arracha la feuille de l’imprimante et la parcourut d’un œil fatigué.
Chaque jour, il voyait défiler des kilomètres de statistiques pessimistes et de graphiques moroses – un désert mathématique d’une lénifiante monotonie.
Cette fois, pourtant, les résultats le tirèrent de sa torpeur... Le plat paysage avait laissé place à un relief accidenté, où pointaient d’insolentes courbes paraboliques et des diagrammes aussi vigoureux que des sexes en érection, entre lesquels se faufilait, malicieuse, une cascade de formules limpides et d’équations dont l’harmonie confinait au miracle… Taux de compatibilité subatomique : 99,99%. Stabilité biochimique et tolérance à long terme : optimales. Durée d’efficacité théorique : ∞.
Le Professeur Kantz leva le nez de la feuille. Cet Éden arithmétique était trop beau pour être vrai ! Ne se trouvait-il pas face à un mirage ?
Pour en avoir le cœur net, il reprit sa lecture depuis le début.
Puis, par sécurité, il vérifia les résultats une fois encore.
Et afin d’en être absolument, incontestablement, irrévocablement sûr, il les relut à nouveau.
Le papier lui tomba des mains.
Par la moustache d’Einstein… Le Vaccin était enfin au point !

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mercredi 2 avril 2014

Le quai des merveilles [Crazy Von Schweetz]



C'était une belle nuit de Noël. Le genre qu'on ne voit qu'à la télévision dans de niais feuilletons à base de gens heureux et unis dans l'adversité, de flocons qui virevoltent au souffle d'un doux vent d'hiver, de nuits calmes sur lesquelles veillent les bons esprits de l'amour et que regardent les familles dans le confort d'un salon à la quiétude à peine froissée par le crépitement des bûches incandescentes dans le foyer (doux foyer) de la cheminée. Une époque où l'on oublie ce qui nous chagrine, un moment d'intense bonheur à partager et de pardons à accorder.

Alors c'est sûr que par le prisme cathodique, le vingt-quatre décembre est source de joie et de confort. Ne pas gêner, ne surtout pas choquer ceux qui vont bien même s'il n'est pas interdit de caresser leur sensibilité en leur rappelant que pendant qu'ils dégustent la dinde, d'autres crèvent la faim par delà les fenêtres des vastes demeures synonymes d'abri et de bienveillance. Ceux-là, les malheureux qui ont faim et froid, on en parle un peu au journal de vingt heures et l'on montre qu'on s'occupe d'eux. Ou deux plutôt, parce que sur dix il y en aura huit autres qui resteront cachés, oubliés. Parce qu'on ne peut pas nourrir tout le monde, parce qu'on ne le veut pas. Parce qu'il ne faut pas le dire. Ne rien dire, voir ou entendre qui puisse être mal.
Et les foyers se remplissent, les débris vivants s'amoncellent aux portes des accueils de jour comme de nuit, cherchant qui de quoi se nourrir ou qui de quoi se réchauffer. «Trop de monde, pas assez de place» se plaindront les travailleurs sociaux dans la presse où sur les écrans, ceux-là mêmes qui préfèrent rassurer avec les téléfilms calibrés pour les vacances de Noël.
Quand on est l'abri, on veut bien se soucier de celui qui n'y est pas mais bon, qu'est-ce qu'on peut faire ? Le mieux reste donc de s'emparer de la télécommande et de vite changer de chaînes. Rassurons-nous par l'ignorance ! Pas de mépris, probablement même pas de lâcheté mais ce besoin finalement bien humain de ne penser qu'à soi. Tout en y dormant. Pour les autres, pour ceux-là, ce sera au mieux un matelas froid qui sent l'urine, au pire un carton. Les moins chanceux auront droit à un manteau naturel immaculé. Comme un linceul.