dimanche 23 février 2014

L’Enfance des comptes [Diane]



LEnfance des comptes
PETIT Conte pour enfants et adultes

            Il était une fois l’enfant qui jouait au bord de la plage, matin, midi et soir. Il ramassait des galets les matinées brumeuses, des coquillages les après-midis pluvieuses, et du sable étincelant sous la lumière des pleines lunes quotidiennes. Il vivait dans une grotte, dans le sein de la falaise. Lorsque le ciel virait au jaune, et que la pluie tournait à cette couleur, il se réfugiait rapidement, car il savait d’expérience que la pluie jaune brûlait la peau, plus vite et plus fort que tout le sel de l’océan ne pouvait le faire avec le vent et le contact prolongé avec l’eau. Les cicatrices sur sa nuque et ses joues étaient là pour en témoigner. Parfois, ces cicatrices devenaient sensibles, et cela faisait pleurer l’enfant, seul dans sa grotte humide et sombre, avec pour seule compagnie un plafond parsemé de pierres étincelantes, qui tentaient de copier la nature et le visage même du ciel nocturne.
           
            L’enfant regardait pendant des heures les fausses étoiles, parce qu’elles étaient irrésistibles, qu’elles attiraient toute son attention et qu’il n’y avait qu’elles.
           
            Pour occuper ses journées, l’enfant dessinait des hippocampes géants dans le sable de la plage. Pour ce faire, il utilisait un bâton avec une pierre taillée au bout, étincelante comme l’intérieur de sa grotte. La pierre était attachée au bout de bois avec du cartilage de poisson tressé. Comme l’on peut s’en douter, il n’avait pas de mots pour décrire les hippocampes, lui. Ces traits, ces courbes et ces formes dans le sable étaient décorés de coquillages et de galets. Ses œuvres se terminaient lorsqu’il montait sur la falaise, pour les voir de haut, dans un ensemble, chose qu’il ne pouvait faire sur place. Avec son bâton toujours à la main, comme un marcheur soucieux de son point d’appui. En hauteur, ce qu’il voyait tout en bas le faisait sourire. Ces sillons maladroits mais ingénieux lui donnaient une sensation étrange de satisfaction. C’était un sentiment de contentement, car chaque soir, les vagues montaient, effaçaient jusqu’au dernier trait, et cela lui donnait l’envie de pleurer. Alors il recommençait chaque jour à dessiner dans le sable avec le bout de son bâton, et le lendemain aussi, et le surlendemain aussi. Et les vagues recommençaient toujours à monter, et à tout effacer, pour laisser de nouveau, une surface lisse, sans aucune marque. Et l’envie de pleurer, au fur et à mesure, ne devenait qu’un lointain souvenir, dépassée par l’envie de recommencer mieux, plus grand, et plus fort.
            Chaque matin, l’océan, dans sa grande générosité, donnait avec l’attention d’un père, un panier rempli de poisson frais posé devant l’entrée de la grotte qui servait de maison à l’enfant. Il remerciait ce père d’un grand cri vers le large, car chaque panier lui permettait de subsister pendant deux semaines.
            Il allumait un feu et grillait les poissons morts entre deux feuilles récupérées dans la forêt tout en haut de la falaise. Parfois, il ajoutait quelques champignons, ou quelques insectes à la carapace noire qui croustillait sous la dent. L’enfant aimait particulièrement le goût de viande qui se libérait alors du jus qui en jaillissait. Avant de cuire ces insectes, il prenait soin d’arracher une à une leurs petites pattes.

lundi 17 février 2014

Le rapport du veilleur [Vinze]




Tout le monde attend mon rapport. Le Rapport. Pas celui avec une minuscule que je rends tous les soirs. Non, celui avec une majuscule qui sera mon dernier.
Toute la population de la planète attend le Rapport depuis des générations. Le mien ou celui d’un de mes collègues. Je ne suis pas le seul veilleur de jour. Mais dans mes rêves c’est toujours moi qui rédige le dernier, le Dernier, lui aussi avec une majuscule. Et ensuite je pourrai mourir tranquillement, jeune comme tous les veilleurs qui se sont succédé depuis des générations, depuis que l’homme a mis le pied sur la planète, quittant un berceau mourant pour un nouveau foyer mortel.

Le Nouvel Espoir est arrivée en orbite de la planète il y a plusieurs siècles. À l’époque son nom n’était pas ironique et le vaisseau spatial n’avait pas encore hérité du sobriquet d’Espoir Déçu. Les survivants de l’humanité cherchaient une planète de type tellurique, dans la zone d’habitabilité de son étoile. Ils l’avaient trouvée. Ils espéraient qu’ils pourraient s’installer à sa surface pour vivre... on ne gagne pas à tous les coups.
Le soleil était trop puissant, l’atmosphère trop ténue. Les raisons étaient nombreuses mais la conséquence était unique : les radiations à la surface étaient trop fortes et mortelles en cas d’exposition prolongée. L’installation d’une colonie comme initialement envisagée était donc exclue.
Dans un premier temps l’humanité était retournée à son sommeil cryogénique, ils avaient déjà dormi quelques siècles, ils en ajouteraient quelques-uns supplémentaires. Presque cinq cents ans en tout. Mais les réserves d’énergie du vaisseau resté en orbite n’étaient pas inépuisables, et hommes et femmes durent s’éveiller une seconde fois. C’est de là que vient l’expression de « second éveil » pour les lendemains de fête, désabusé, la tête douloureuse et les jambes lourdes.
L’espoir était revenu. Les scientifiques avaient analysé les relevés que leur dortoir orbital avait enregistrés au cours des siècles passés. Le soleil mourait et tout le monde s’en réjouissait ; en vieillard à l’aube de sa vie, sa vigueur déclinait. Et l’humanité ne mourrait pas. La surface lui était encore inaccessible pour plusieurs siècles, mais ils pouvaient creuser, mettre des dizaines de mètres de terre, de roche et de métal entre leur future cité et l’extérieur inhospitalier. Trogloville naquit au cœur d’une montagne, des débris récupérés de l’Espoir Déçu qui n’était plus d’aucune utilité à ses habitants.

Les scientifiques l’ont prédit : le soleil meurt lentement, le jour où la surface sera viable arrivera et durera quelques millénaires. Mais l’humanité doit se terrer sous des kilomètres de roche en attendant ce jour. Une immense station d’observation a été créée en surface, chargée de surveiller les champs de panneaux solaires alimentant la cité, les forêts transgéniques plantées pour augmenter l’oxygène de l’atmosphère et la couche d’ozone, mais surtout pour tous les capteurs indiquant le niveau d’habitabilité de la surface.
Mais nous n’avions pas le matériel adéquat ni l’expertise pour automatiser la surveillance. Le corps des veilleurs de jour a donc été créé dans ce but : garder la station, régler les appareils et relever les données. Quand les techniciens viennent intervenir sur les installations pour réparer, ils ont des combinaisons anti-radiation. Les précurseurs ont pensé que les veilleurs pourraient en faire de même. Les combinaisons se sont vite révélées un inconvénient insurmontable, handicapant pour le travail, limité en eau et en oxygène et surtout rapidement transformé en étuve ; les tours de surveillance nécessitant plusieurs heures, les malaises étaient monnaie courante. Les combinaisons furent abandonnées avec la santé des veilleurs.
À travailler des heures à la surface, on meurt tôt, souvent après une maladie douloureuse ; et on devient rapidement stérile. Pourtant les volontaires ne manquent pas, il y a même trop de candidats pour ce long suicide. Des psychologues étudient le phénomène et rivalisent de théorie sur le rôle expiatoire du sacrifice. Peut-être ont-ils raison. Ou peut-être sont-ils à côté de la plaque. Peut-être que chacun d’entre nous a une raison différente qui n’a rien de culturelle. Je pense que j’étais juste un peu claustrophobe et je ne regrette pas d’avoir troqué des années de vie contre des journées à l’air libre.

Maintenant nous rêvons tous du Rapport, écrit de notre main. Je doute que ça hantait les pensées des précurseurs il y a quelques siècles, mais maintenant que les aiguilles semblent sur le point de quitter la zone rouge, l’instant semble de plus en plus imminent : tout à l’heure, demain ou dans deux mois. En tout cas les projections scientifiques le prévoient pour l’année, sans autre possibilité de précisions.
En débutant il y a dix ans je ne pensais pas connaître ce moment historique de mon vivant. Le rêver oui, mais pas le penser. Désormais ce rêve est réalité, alors le Rapport est devenu le nouveau rêve de tous les veilleurs : devenir ce héros dont on cite le nom dans tous les manuels d’histoire, à qui on dédie poèmes et odes, à la gloire de qui on érige des statues – pas les statues millénaires de la cité, une statue qui connaîtra l’érosion du vent et les déformations du temps nécessaires à la formation d’une légende.
Je pourrai le vivre. Pas en pleine forme, à une trentaine d’année mon organisme commence à connaître des ratés et je ne verrai sûrement pas mes quarante ans. Les premiers mouraient après seulement cinq années de service et peu étaient ceux à avoir atteint l’âge que j’ai. Les choses vont de mieux en mieux.
J’essuie mon front avec mon mouchoir puis étouffe une quinte de toux dedans et le macule de mucus rougeâtre. Ils pourront écrire ça dans leurs hymnes : « Il a donné sa sueur et son sang à l’humanité ». Il est probable qu’ils écrivent ça à propos d’un autre et que je tombe dans l’oubli mais l’espoir fait vivre, paraît-il.

Pendant que les autres vivent à un rythme artificiel sous des lumières qui le sont tout autant, ma vie est dictée par le soleil, à un rythme naturel sous une lumière qui l’est tout autant. Je vivrai deux fois moins longtemps que la plupart d’entre eux, mais chaque minute me semble plus intense que chacune de leurs heures, quelle que puisse être la douleur physique.
Je suis un veilleur de jour, je ne suis pas un sacrifié, je suis un privilégié. Et un jour si la chance est avec moi je serai Le Veilleur de Jour, celui avec une majuscule, pas l’anonyme avec minuscule que je suis encore.

Il faut que je surmonte cet état permanent de second éveil et survive encore un peu...

lundi 3 février 2014

L'Hiver de demain [Lila Vampire]


Je suis allongée dans l’escalier. Mon tortionnaire m’a injecté du curare. Je ne peux plus bouger.
Il m’a déshabillée. Il m’a palpée. Il ne m’a pas violée. Il m’a juste fait enfiler des sous-vêtements affriolants. Puis il m’a maquillé, avec soin, comme un professionnel. Ça se voyait qu’il avait l’habitude. Ses doigts tièdes et doux passaient sur mon visage. Ensuite il m’a couchée dans l’escalier, a plié mes membres, écarté les bras, jusqu’à ce que j’adopte exactement la position qu’il souhaitait. Le rebord des marches rentrant dans le dos. Les paumes en l’air, les yeux tournés vers le ciel. Sauf qu’il n’y avait pas de ciel : juste l’étendue neutre du plafond. Un plafond avec un énorme trou dedans.
Mon patron a tourné autour de moi, songeur. Il s’est penché sur moi, a fait basculer un peu la tête sur le côté, a écarté les lèvres pour me faire prendre une moue. 
Je suis consentante. Cet homme me paie beaucoup d’argent pour devenir son objet.
La première fois que je suis venue dans cette gigantesque maison, pour l’entretien d’embauche, j’ai été très effrayée. La décoration était très dense, surchargée : des rideaux lourds, des tableaux assombris, des lustres clinquants, des portes partout. Et surgissant au milieu de tout cela, il y avait des femmes, en sous-vêtements, partout, dans chacune des pièces, le regard fixe, extatique. Elles ne cillaient pas : elles se contentaient de regarder droit devant, comme des mannequins de cire. Pas de mouvement, pas de circulation, pas de respiration, ou presque. M.Germann (c’est le nom de mon patron) m’avait dit :
-          Ne vous inquiétez pas, elles ne sont pas mortes. Elles sont en animation suspendue. Je leur administre une drogue qui les paralyse. Ensuite, je les pare, je les pouponne, et je les installe. Elles sont ma plus belle décoration.  Je les aime. Mais rassurez-vous, mademoiselle » me lance-t-il par-dessus son goître et ses lunettes fumées, « Je ne vous toucherai pas. Vous ne serez que pure ornementation. »
Je m’en foutais. Mon corps, je le maltraite tellement. C’est ma vie, depuis l’adolescence. Je me fais vomir quotidiennement. Je mange à peine. Je me plante des aiguilles dans les bras. Je quitte mon enveloppe, peu à peu, petit à petit, tous les jours. Il ne reste de moi que ce cocon de peau, désirable, chaud, pulsant. Que je dois tuer comme j’étoufferai un poussin dans ma paume.
Alors j’ai accepté la proposition de M.Germann. Je suis d’accord pour devenir sa poupée vivante. J’ai signé le contrat avec fermeté. Je savais déjà que le soir même, j’allais me soûler à en mourir.
***
Je survis cependant, et le lendemain, apesantie d’une terrible gueule de bois, je me suis présentée devant la grande maison de M.Germann. C’est une gentilhommière au milieu d’un parc. Mon patron a les moyens. Il me guide. L’intérieur de la bâtisse est un dédale. J’arrive dans une petite salle, un peu à part. Un matériel d’injection est placé sur un guéridon.
Avec un goût de mort dans la bouche, j’accueille la piqûre. M.Germann ne tremble pas. Le liquide s’infuse dans mes veines. Je me sens devenir de bois, je pars loin, déjà très loin.
***
Je suis allongée dans cet escalier depuis des jours. Jour/nuit, alternance. Je ne sens plus le rebord des marches. Je contemple le plafond. Et dans le plafond, il y a un énorme trou. Comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Je peux donc voir le ciel. Parfois plus blanc que le mur, parfois froissé de nuages, parfois dense et gris, comme du béton.
J’attends. J’espère.
De temps en temps, le collectionneur vient me voir. Il sourit. Parfois il passe le dos de sa main sur ma jambe. Contact salvateur, doux, pénétrant, comme une crise de larmes. Je suis jalouse des autres, je sais qu’il les admire tout autant que moi. Mais quand il vient, j’oublie tout. Son regard incandescent me fait grésiller les cheveux, chavirer le nombril.
Il me nourrit, aussi. Perfusion. Il attend patiemment que la poche se vide. Il est accroupi. Il me gratte la nuque.
Lors de la signature du contrat, il m’avait dit :
-          On ne sait pas combien de temps dure la drogue. Cela dépend des métabolismes. Certaines poupées se réveillent plus vite que d’autres. C’est totalement imprévisible. Il est possible que le réveil tienne à la volonte de bouger, de revenir à la surface, de reprendre possession du corps. Il faut résister, donc, mademoiselle. Refusez de vouloir bouger. Refusez en bloc. Soyez glace, ivoire, froide pierre. Pas de mouvement du coeur. N’oubliez pas que je vous paie au forfait, à la journée.  
-          Oui. »

Maintenant, je m’en fous de l’argent. Je veux être la seule pour M.Germann. Il me donne à manger, il me caresse, il me regarde. Il me réchauffe.

***
Trois jours que l’homme n’est pas venu. Il m’a oublié. J’ai faim. Je ne sais pas s’il a volontairement décidé de me laisser mourir de faim. Ou s’il en aime une autre, une femme fatale à la robe rouge prise dans les plis des rideaux de la bibliothèque. Peut-être qu’il est mort. Ou peut-être qu’il s’est injecté lui-même son produit, et est devenu statue à son tour, pour être comme nous, nous aimer de manière encore plus forte, plus intense, partager nos lents battements de cœur, notre vigilance, veille prolongée, grands yeux de mortes ouvertes sur le monde.
Je ne sais pas. J’ai faim. J’ai horriblement soif. Peu importe. Je ne veux même pas bouger. Je puise ma force dans les merveilleux souvenirs que nous avons partagé. Son haleine sur les pores de ma peau. Son doigt qui entre dans ma bouche pour rectifier l’écartement des lèvres. Ses ongles sur mon cuir chevelu. Sa main douce qui touche ma veine et qui plante le cathéter. Son regard, bleu noyé, humide et bouleversé. Je suis sa chose. Il voit mon âme. Il traverse la barrière de la chair. Il contemple mon moi véritable : ange crucifié, ensanglanté, perdu dans les ténèbres. Il sait tout. Et il tourne les talons.
Des larmes me coulent jusque dans l’oreille. Je scrute. Le plafond me regarde à travers son oeil. Le ciel d’hiver dérive lentement, infiniment lentement. Je suis toute seule. Echouée.
Sur ma peau marbrée par la chair de poule, un flocon tombe. Des petites piqûres de froid sur mon visage. Il neige. Il neige à travers le plafond. Je me sens partir, les bras écartés, la même moue vide, rêveuse, le rouge à lèvres criard devenue framboise écrasée sur ma bouche. Je rentre dans un immense abîme de froid.
M.Germann... Sublimement immobile. Là.


Au-delà de la mort, à travers le passage du toit, comme une grande langue de feu de givre, l’hiver de demain m’attend.