vendredi 14 novembre 2014

Pitié pour la trace [Ayat Boulba]


Il faisait un temps de tous les jours, le soleil s’était levé.

Dix ans bientôt, avec ses pelles, ses pioches, ses truelles, pinceaux, spatules de dentiste achetées en gros chez le fournisseur. En horreur les bulldozers, scraper, pelle mécanique, ah ça non jamais, il n’était pas là pour détruire, juste pour affleurer m² par m² cette terre unique. Chaque matin, il se levait dans l’idée de trouver des traces d’il y a près de 40 000 ans. Si la stratigraphie ne se trompait pas.
Il avait loué une chambre en face du site, il se levait la nuit pour regarder les ombres glisser, aiguisées par le déplacement de la lune.
Hors de question de se retrouver avec les autres dans le même hôtel. Dix ans de travail d’équipe. Lui ne quittait que rarement le site. Il partait voir sa vieille mère de temps en temps. Il n’avait pas fondé de famille comme on dit.
Et comment dit-on : maman vient de mourir ? Mourir, pour lui, ça ne voulait rien dire.
Dans le miroir, quelque-chose. Ce n’était plus lui qui regardait mais l’autre qui le regardait. Un autre qui pouvait avoir les traits de sa mère. Le sourire, le regard, même la voix.

Il était bien dans cette petite chambre proposée par Madame Docle. Madame Docle, voûtée, veuve depuis des siècles, toujours à se frotter les mains, à cause d’une mauvaise circulation, mon bon monsieur, le sang, de sa voix caverneuse et brave.

Les pieds sur le tapis à motifs délavés par le soleil, les yeux perdus dans les rideaux pas encore tout à fait sales, il rêvait, priait, se souvenait.
Des vertiges ses derniers temps. L’informité du monde sans doute. Il rêvait aux nomades du Paléolithique. Sous une de leur tente, entouré de fibres végétales, de peaux de bisons, de peaux de rennes, toute sa peau à lui, le tout solidement tenues par des perches en bois. Il priait pour trouver la Bonne Trace, celle qui ferait sa renommée. Un nom enfin, un vrai nom. Puis ici, chez Madame Docle, dans sa petite chambre de bonne, il était en paix pour se souvenir de sa vieille maman morte comme on dit, il y a tout juste deux mois.
Il allume une bougie et sans trop savoir pourquoi, il punaise un drap blanc sur la glace de l’armoire.

Pieds nus, depuis dix ans, il se rendait sur son lieu de travail, c’était sa règle d’or. Plus de pied à force d’être pieds nus. Plus de langue à force de hurler à ses collègues, attention, pas si fort, prenez garde, pitié pour la trace ! 
Les autres, ses collègues, tous éloignés de lui, tous. S’il ouvrait la bouche, c’était toujours pour proférer des menaces. Ils portaient tous d’énormes godasses. Depuis des années, tous, un par un, il allait les voir, leur expliquer la tendresse de la trace, son contour fluide comme une haleine sur un miroir, il montrait ses pieds nus hiver comme été, ses pieds de Neandertal. Le lendemain, tous portaient leurs infâmes godillots.
Il taisait qu’il aimait se retourner sur ses traces imprimées dans la terre, qu’il se sentait exister en elles. Ça, il le taisait.
Elles restaient là quand lui passait.
Taciturne et silencieux désormais, il rêvait de tuer une bête, et avec sa peau, s’en faire des sandales à semelle de cuir. En vrai, il avait vu les sandales en cordes tressées de la grotte de Los Murcielagos, pas tout à fait sûr qu’elles soient du Néolithique, disaient les autres, les spécialistes. Cela n’avait plus d’importance pour lui : vrai, pas vrai, ce temps découpé.
Petit à petit, il rentrait dans le monde du temps qui dure.

Son maître : Thélonious Monk. Monk, pianiste de jazz. Entre les notes de Monk se dressait le silence.
Ce secret, il le tenait de sa mère. Sa mère était quelqu’un d’important. D’important pour lui. Professeure de piano, à la recherche de la trace du silence comme Thélonious quand il jouait du piano à Harlem. Harlem.
Sa mère donnait des cours de classique pour gagner sa vie mais elle préférait le jazz. Lui, Louis Octave, venait d’une rencontre d’un soir avec un jazzman à l’angle de la 96e rue... .
Il n’en savait pas plus. Il savait l’essentiel. Il venait de bien plus loin, de bien avant sa mère, et que le silence dure plus longtemps que la parole, lui a répété sa mère tout au long de son enfance.

Il s’était confié à Madame Docle, elle lui avait demandé ce qu’il écoutait la nuit pour s’endormir.
Ce n’est pas pour m’endormir ; j’écoute le silence se dresser entre les notes de piano, en regardant le site éclairé par la lune, et qu’il pressentait ses empreintes abandonnées par ses pieds nus dans la terre sacrée mais cela il ne lui a pas dit.

Paléoanthropologue et mélomane : Louis Octave, c’était son nom.
Tout le monde s’éloignait de lui sauf Madame Docle et Jacqueline.

Jacqueline n’était pas comme ces collègues pourtant une de ces collègues. Ces collègues, tous à cheval sur les dates, le temps, ce n’est pas que de la chronologie, allons, leur disait-il. Tous, un par un, il était allé les voir pour leur conter la naissance du temps et sa fonction. Et le silence.
Mais le silence pas pour eux, le temps non plus d’ailleurs. Eux, ils préféraient bavarder sur la fonction de telle trace, Habitat ? Espace de travail ? Et le volume cérébral... Les premières traces de feu sur le site Terra Amata, à Nice...
Et blabla. Ecoutez ! ordonnait alors Louis Octave à ces collègues.

C’est que, s’il tendait l’oreille, lui, Louis Octave entendait la percussion du morceau de silex sur le bloc de pyrite ou de marcassite, il entendait l’étincelle s’embraser sur l’amadou, champignon combustible parasite des arbres... Il entendait parce qu’il ne parlait pas.
Parler dérange la trace.
La vérité voile la beauté.
Depuis peu, il jouait à cache à cache avec son savoir ; il ne voulait plus savoir. Il ne le savait pas encore tout à fait qu’il ne voulait plus savoir. Savoir quoi ? Que la première trace de feu autour de 380 000 ans environ... Que le Paléolithique supérieur vît naître la première flûte dans des os longs à perforations multiples et après, ils en faisaient quoi de ce savoir ?
Il préférait écouter, essoufflé et d’entendre la flûte parfois le matin se dresser dans la lumière. La beauté avait son mot à dire et choisissait l’oreille, le regard, l’être qui était à même de la suivre.
Elle s’était installée un jour, une nuit dans des restes d’oiseaux, dans des phalanges d’herbivores. Les animaux connaissent mieux la beauté que nous car ils l’ignorent, elle reste libre parmi eux.
La première trace de musique : debout dans des ossements d’animaux perforés qui remontent au Paléolithique moyen.
Il savait lui, Louis Octave, pourquoi les oreilles n’avaient pas de paupières.
Le son remonte le cours du temps.

Toujours les yeux noyés dans le tapis délavé par le soleil, il se souvenait de la mort de l’oiseau avec un lance-pierre, il avait visé, tiré et tué. Pour se faire un sifflet. Le petit Louis Octave jouait tout le temps à l’homme préhistorique. À l’école, il affirmait descendre de l’homme de Neandertal et vous aussi, disait-il plein de morgue à ces petits camarades.
Louis Octave, arrête de faire peur à tes petits camarades, lui disait sa mère. Elle l’appelait toujours par son nom et prénom. Elle le rappelait à l’ordre du présent pendant que lui ne rêvait que de grottes et d’aurochs.

Pour cela le drap sur l’armoire comme une paupière sur le miroir. La voix venait la nuit et la voix le rappelait à l’ordre.
Assez, murmura Louis Octave dans le noir de sa chambre et il mit la musique.

Jeu de Louis Octave à dix ans : il taille des pierres, chasse avec une sagaie en bois de cervidé (en bambou en vérité) taillée de main de maître. Il sculpte une Vénus dans une pierre tendre appelée la stéatite (pierre sans nom en vérité).
À onze ans, le voici simple ouvrier qui remonte le temps, déposé sur le seuil de1857, il trouve les restes d’un squelette humain. S’il avait été à la place de l’ouvrier, il aurait caché les os dans sa poche et il s’en serait allé heureux, c’était ça qu’il s’était dit à onze ans. Mais l’ouvrier, en Westphalie, en Allemagne, en avait décidé autrement. Quand dans la petite grotte qui s’ouvrait dans le vallon de Neandertal, l’ouvrier avait trouvé les restes, l’homme de Neandertal s’était levé.
À cet instant, à ses onze ans, en lisant cette histoire, Louis Octave s’était levé, il avait su ce qu’il serait aujourd’hui.
Un ouvrier à la recherche de la trace.
À douze ans, il s’appelle Henri Coquer, fou de plongée sous marine, il plonge à 37 m sous le niveau actuel de la mer et il découvre une grotte sous-marine.
À cinquante-six ans, il essaie de s’appeler par son nom à lui, et il taille des souvenirs et des prières dans une modeste chambre de bonne.
Fut un temps où le temps n’existait pas.
Si demain existe c’est que le temps est né. Quand il était petit, ni le temps ni la mort, se dit-il...
Toc-toc, ça frappe à la porte.
Il n’a pas le temps de se relever. C’est Madame Docle, elle rentre tout le temps comme ça après deux petits coups secs, parfois il pense à fermer la porte à clef, pas cette fois-ci, de le surprendre à genoux devant un drap blanc fixé par des punaises sur l’armoire.
Il n’est pas venu déjeuner ce matin ni hier soir dîner, elle s’inquiète un peu, comment va votre blessure ?
Les yeux hantés, Louis Octave dédaigne la question, consent toutefois à s’expliquer. Il n’avait pas faim en ce moment et soudain, Personne ne se souvient de ça, dit-il plein de morgue et de colère, mais le premier homme de Neandertal fut assimilé à un cas pathologique, c’est honteux.
Les mains de Madame Docle se glacent plus encore. Elle souffle dessus, se les frotte sérieusement. Elle recule et sort doucement de la chambre. Ce n’est pas la première fois qu’il lui cause de cet homme de « Néant-dertal ». En renfermant la porte sur le pauvre Monsieur Octave qui n’est plus tout à fait normal depuis la mort de sa maman, en descendant les marches qui mènent à sa cuisine, elle se demande si elle ne devrait pas appeler un médecin, d’autant que la plaie de Monsieur Octave s’infecte, ça pue dans la chambre.
Puis elle l’entend la nuit, le jour, boiter au-dessus de sa tête.

C’est quoi un cas pathologique ? continuait Louis Octave avec Louis Octave, sans se soucier le moins du monde du départ de Madame Docle.
Il se sentait bien plus normal que ses collègues.
Eux, tous des cas pathologiques d’oubli sévère. Pas un pour se souvenir de ses origines et il ne parlait pas de papa maman. Il parlait de bien autre chose, de bien avant soi.
Le mutisme devenait une terrible tentation, se taire car épuisé de se battre au nom de l’évidence. Il leur avait tout dit et répété.
Il n’était pas sorti de trois jours. C’était quoi trois jours face au temps ?

Derrière le miroir, ça bouge.
Derrière le drap, la voix. Un matin comme un autre, le soleil levé. Allez, Louis Octave, va-t’en donc te dégourdir les jambes.
Il entend. Obéissant, il sort avant tout le monde, marche droit devant dans les vestiges clairsemés. Sa blessure ne le fait plus souffrir. Il avait cru apercevoir une trace stratigraphique à l’intérieur d’une sous-couche près d’un bosquet de chênes et sans en référer à personne, il avait commencé à décaper, seulement son gros orteil avait rencontré un objet tranchant rouillé et il s’était mis à pisser le sang et la vue de son sang l’avait plongé dans un drôle d’état. Il était rentré et s’était enfermé dans sa chambre.
Trois jours plus tard, Il dépasse le bosquet de chêne, l’empreinte de son sang n’a pas bougé. Il le savait, elle l’attendait. Voilà pourquoi il ne voulait pas sortir. Sa faute professionnelle était là. Il avait décapé. Il était prêt à assumer mais s’il pouvait se sauver...
Il marche. Il ne va plus jamais s’arrêter de marcher. Il fait demi-tour. Plus fort que lui. Il suit le vent en tourbillon de poussière au-dessus d’un monticule de terre qui ressemble à une pierre.
Près du bosquet de chêne, son empreinte brunâtre, violacée. Il s’y arrête, s’assied, sort une cigarette, peine à l’allumer. Enfin il se laisse pénétrer par la fumée.
Sa mère ne voulait pas qu’il fume.
Les règnes se mélangent sans relâche.
Les autres, ses collègues apparaissent, un par un, en trio, tu as vu, Louis est de retour. Eh, il y a le père Louis là-bas. De loin lui adresse des petits signes. Il doit être dans les neuf heures. Louis Octave s’oblige à quelques réponses, hello, bonjour, surtout qu’ils ne viennent pas jusqu’à lui, plus envie de parler, fini. La douleur de son pied s’est réveillée, et lui rappelle une vie qui vient de s’arrêter mais dont le coeur bat encore, un coeur nu, sans corps où aller, là, au bout de son pied. Il caresse son menton barbu, souffle la dernière taffe de cigarette. Il lui reste un talon pour l’écraser. Il s’apaise près du tourbillon de poussière, il s’agenouille devant la motte de terre humble qui devient pierre : la mort dessous.
Il pensa alors si fort au premier qui pensa la mort, enterra les siens, le Néandertalien, qu’il y était.
La mort, notre ultime fragilité, se dit-il.
Quand il aperçu… il y était, il regarde mieux : deux os pâles dépassaient, fragments de lune.
La raison ne se passe pas de sommeil Louis Octave es-tu bien sûr de vouloir faire ce que tu vas faire ? 
La voix toujours.
Il jette un oeil craintif autour de lui, personne ne lui prête attention, tous en train de chercher, de cancaner, ils rient, vivent au grand jour, charabia sur les femmes, les enfants qui les attendent le week-end. Lui c’est la nuit qu’il vit, terré sous le clavier de Thélonious Monk et il voit tous les soleils se lever.
Il connaît les procédures : les os des animaux, chez les paléontologistes, les outils pour les préhistoriens et ce fémur et ce tibia chez les paléoanthropologues, c’était son métier : Louis Octave, 56 ans, paléoanthropologue et voleur depuis un instant.
Il venait à l’instant, dans l’instant qui se refermait sur lui, de cacher sa découverte. Ce fémur, ce tibia, pas touche. Décision prise : ne dirait rien.
Il se lève, teste son corps, se met debout, ce corps qui ne dit pas tout, qui saigne abondamment, la plaie de son pied s’est rouverte. La fouille est irréversible, Louis Octave, prends garde. Là, c’était lui qui se parlait à lui-même. D’ordinaire : dessins, photos, moulages. Une couche décapée puis enlevée n’existe plus physiquement, tu le sais.
Tu n’as pas le droit de les toucher comme ça, de les prendre comme ça.
C’est une faute professionnelle grave, allons Louis Octave, là c’était plus lui, mais la voix de sa mère. Décision prise : ne dirait rien, qu’il rétorque à la vieille morte.
S’arracher le visage, saleté de mère, elle flottait comme les écailles d’un feu complice des origines. Il l’avait vue rampante dans le miroir. Assez. Le sablier s’était renversé et l’angoisse de le savoir lui était donné. Il n’était pas encore tout à fait. Il se voyait marcher, partir.
Mais marchait-il ?
Était-il parti ?
Où était-il ?
Il ne pouvait plus poser un de ses pieds par terre.

À la pause déjeuner, ses collègues se rassemblaient tous autour d’une grande table, abritée dans l’ombre des chênes. Jacqueline heureuse de l’apercevoir, lui fait un signe de la main, l’invite. Il hoche la tête, et montre du doigt sa préférence : un humble bosquet de chênes. En partant ce matin, il avait pensé à prendre un casse-croûte, un torchon, de l’eau. Il n’avait pas pensé aux pansements. Il croque à petites dents une tomate, il les voit rassemblés autour d’un feu, dans sa bouche, il sent leurs mâchoires robustes, leurs dents volumineuses, sur son front plat,
blanc et bouillant, il sent leur épais bourrelet au-dessus des orbites, c’était il y a 1,5 million d’années, il est un Homo érectus, à n’en pas douter. Un peu plus de sel Louis Octave ? Il rompt le pain. Il sourit. Il entend leur langage rudimentaire, manuel, ils parlent de chasse et de cueillette, ils parlent lentement, Louis Octave entend, il se permet quelques mimiques faciales, il est seul.
Louis Octave, t’es où ? arrête un peu tes rêvasseries, sors de là ! Va leur dire ce que tu as trouvé. 
Toujours elle. Saleté.
Pour elle, il avait fait de brillantes études d’anthropologie, de paléontologie. Elle pouvait être fière. Il allait même se spécialiser en archéoacoustique. Il y a quelques jours, dans le journal glissé par Madame Docle sous sa porte, il avait lu que dans le Salon noir de la grotte de Niaux où étaient regroupées la plupart des images d’animaux, la durée de résonance était de cinq secondes alors qu’elle était quasiment nulle dans les autres parties. Ses collègues, tous, ne parlaient que de ça. Il connaît bien la grotte de Niaux, il y avait joué à l’homme préhistorique. Il voit encore distinctement les gravures sur argile au sol : bisons, bouquetins, chevaux, poissons, rhinocéros... il y avait même des traces de pas paléolithiques dans lesquelles il avait posé ses pieds nus...

Louis tu vas bien ?

Il ne l’avait pas entendu approcher. C’était Jacqueline alertée par Madame Docle. Il aimait Jacqueline. Surnommée Louise par sa mère car elle aurait pu être sa soeur. L’une des deux était jalouse de l’autre ou les deux brûlaient pour lui mais ceci n’avait plus d’importance. Au fond, tout au fond, il s’en moquait de qui était qui. La terre était chaude sous ses pieds.

Jacqueline regardait le pied, des orteils au talon, les tissus noirâtres, momifiés. Elle vit aussi les tempes baignées de fièvre de son ami. Ce regard perdu au fond des cavernes, qui était-il cette fois ? Coquer ? L’ouvrier de Westphalie ? Ils se connaissaient depuis leur Licence d’Anthropologie. Il l’avait tenu en haleine avec ses contes préhistoriques dont il était le héros. A la mort de Madame Octave, elle s’était dit... Qu’importe ce qu’elle s’était dit…
Louis béat souriait à Jacqueline surnommée Louise ou bien encore à sa mère car ce : Louis, tu vas bien ? lui rappelait sa mère, femme perverse, étouffante, elle avait bien pu trouver le moyen de revenir. Aussi, il ne répondra pas. Il se contentera de regarder le phénomène en prenant bien soin de ne pas lui répondre. Ceci pensé, sa mère n’aurait pas omis de rajouter Octave, Louis Octave tu vas bien ?
Dans le doute...
Pour la première fois de sa vie, il se sentait libre. Le fémur et le tibia dans son sac, il marchait.
De loin, il entendait les cris de son amie (ou de sa mère), qu’il perdait son sang, et que son pied était un abcès purulent, à l’aide, au secours, une ambulance, il n’est pas dans son état normal, vite, sûrement le décès de sa mère (ruse de cette dernière, il l’avait identifiée, c’était elle.).
Il se mit à rire de bon coeur, vieille sorcière, pensa-t-il.
Il était amoureux, amoureux fou de Jacqueline mais sa mère avait tout fait pour qu’il ne déclare pas sa flamme, elle l’avait humilié, lui avait soufflé qu’il était incapable de rendre heureux une femme… une véritable gangrène cette femme. Vieille sorcière, amen, brûle en enfer et il riait car il pouvait l’entendre distinctement cramer en enfer, même il sentait l’odeur du roussi des os de sa mère, dans son sac.
Le beau visage de Jacqueline était en larmes. Sa mère à l’affût derrière sans doute. Il était libre, c’était fini, le bal est fini maman.
De toutes les façons, dans son pied, la flore microbienne dansait, streptocoques, staphylocoques, colibacilles se donnaient la main. Il ne pouvait plus faire un pas, de danse, de marche, en avant en arrière, hier demain, au feu le chignon autoritaire de la démone !
Jacqueline jamais n’en avait rien su.
Trente ans, trente ans que ce manège durait. Jacqueline ne s’était pas mariée non plus.
Ma soeur parvint à murmurer Louis Octave tandis que ses collègues, tous, l’emmenaient sous une tente pour les premiers soins.
Ils étaient quatre autour de lui, huit mains sous ses lourdes fesses, tous transformés en chaise, trop drôle, tous le regardaient gravement et soufflaient sur le long chemin caillouteux qui l’emportait sous la toile blanche. Les lèvres de Jacqueline bougeaient. Il se souvenait d’une lettre écrite par sa main, une lettre de cinq pages, déchirée, l’aveu de son amour.
Ô combien il avait aimé ce petit tas de papiers qu’il avait ensuite recueilli, et tous les soirs de sortir ses morceaux d’une petite boîte pour les lire à voix basse caché sous ses draps.
Les lèvres de Jacqueline en étaient à ce stade là : elles déchiraient les mots. Cela se voyait. Plus tard quand elle en sera au stade deux : elle rassemblera les signes. Et encore plus tard, si elle arrive au stade trois : elle entendra enfin sa voix à lui.

*

On est tous des raturés ici. On rature, on passe notre temps à raturer pour ceux qui raturent pas et qui devraient raturer. Quand il est arrivé, ça a jeté un froid. Y décollait pas un mot le nouveau. Normalement ça bavasse ici, ça rature. Il est arrivé silencieusement comme le silence.
Soudain il a été au milieu de nous comme un silence raturé, un non biffé, une cicatrice qu’un oiseau dans le ciel aurait perdu.
ZAK
Il nous regardait tous un par un comme si nous étions des traces ambulantes sur un mur tagué. Je lui aurai bien dit : « ta gueule » mais il pipait pas. Marcel d’un autre bâtiment le lui a dit mais les injures ne le trouvaient pas, y répondait pas. Un gros poussah d’un autre temps.
Au bout de sept jours exactement, sa bouche s’est ouverte. Louis Octave a-t-il dit. C’était son nom. Il devait être fou depuis plus longtemps que nous
et pourtant il n’était là que depuis sept jours, exactement passés de quelques minutes.
Il marche en oscillant comme un tic tac dérangé, il va bientôt se casser la gueule. J’attends.
On attend tous.
Y tombe pas, c’est que pour ce dingue, marcher, c’est marcher en arrière, non pas qu’il recule... Que je m’explique : il marche derrière lui et du coup terriblement devant nous.
Quand il a ouvert la bouche, il a fait le silence, on n’avait jamais entendu ça : ce silence en chacun de nous. Fini le brouhaha des voix cassées. Cet homme avait quelque chose à dire. Quand les mots ne sont pas passés depuis longtemps dans une voix, ça s’entend, tous les dingues le savent. Le souffle sur les cordes vocales est plus tendre.
Que se passe-t-il dans le silence d’une bouche ?
*

Ils m’ont sauvé le pied. J’aurais aimé qu’il reste là-bas mon pied. Quand j’ai dit ça au médecin, il a fait une tête! Je lui ai décoché Je suis quelqu’un d’intelligent, j’ai fait de hautes études, pas venir me la raconter…
Et je me suis tue. Lui aussi. La fenêtre était ouverte. Il est allé fumer tranquillement une sèche à la fenêtre. Avant de m’en tendre une.
Oui merci, elle est morte maintenant.


Fin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire