vendredi 28 novembre 2014

Préparation [Gallinacé Ardent]

Préparation
L’homme se tenait devant le miroir. Il avait les yeux cernés, presque violets. La lueur du plafonnier se reflétait dans ses yeux sombres. Il avait les mains appuyées contre le rebord froid du lavabo.
Ce n’était déjà plus un jeune homme. Les années s’étaient amusées à lui empiler des parpaings sur le dos. Il contempla un instant son nez busqué, ses yeux pointant comme des poignards, l’allure un peu molle de son visage, ses joues maculées de crème blanchâtre, presque jaune. Il était tendu. Trop. Courage, Albert. Tu vas rentrer dans l’Histoire.
Dans un tiroir il prit, lentement, méthodiquement, un grand rasoir aiguisé qu’il posa sur la faïence. La lame jeta un bref éclair qui lui fit cligner des yeux. Il se saisit à nouveau de l’engin. Il passa le métal contre sa gorge, appuya un peu, leva la tête. Il pouvait voir les muscles de son nez se contracter, petites cavernes des narines, striées de poils comme deux trous du culs dilatés. Allez. Il faut le faire. Il remonta d’un geste ferme la lame vers son menton, frottant sur sa peau. Des dizaines de poils naissants furent décapités nets. L’homme pouvait presque entendre leurs cris. Il faisait bien attention à ne pas se couper (Toute ma vie mon nom aura été porteur de mort. Le symbole du sang, pensa-t-il soudain, presque triste). Puis il s’attaqua à la joue. Dans un crissement, la tapisserie de petits points noirs fut rasée, ils allèrent s’écraser contre la cuvette. Maintenant le lavabo était tacheté de ces mini morceaux de poils, comme autant d’insectes grouillants, immobiles, désagréables.
Ce soir, il allait frapper un grand coup sur la vieille tête de l’Humanité. Il allait de nouveau passer à la télévision. On parlera de lui dans les journaux. Ce sera violent. Certains seront révulsés, d’autres choqués. Quelques uns le comprendront. Un petit nombre le remercieront. Mais non, il sera félicité. Peut-être lui donnera-t-on un Nobel. Les Hommes ne sont pas aussi ingrats que l’on ne croit. Il est des temps dans l’Histoire où un être, seul, doit chirurgicalement retirer la tumeur. Promener son bistouri sur les veines glacées et palpitantes de l’Humanité, inciser, faire éclater le bubon de l’ignorance. Montrer à la face du monde là où les cellules cancereuses prolifèrent.
Quoi qu’il en soit, Albert détestait toujours autant se raser.
***
Il déjeuna d’une salade. Mastiquée avec application. Il était devenu végétarien. Autrefois, il plantait ses canines dans des morceaux de viande sanguinolents, maculés de sauces si épaisses qu’on eût dit du sang, du sperme, de la morve mélangés, gout puissant, âcre, animal. Il avait eu ses fournisseurs secrets. Même aujourd’hui, la salive lui montait aux babines rien qu’en imaginant un fragment de steack maison (recette spéciale !), moite, cuit au grill, recouvert de sa petite noix de moutarde comme le pus d’un bouton percé entre deux doigts.
Mais il avait prononcé un grand adieu a la chair morte. Il avait déjà dévoré un trop grand nombre d’êtres, tombés inutilement, égorgés, tranchés comme les poils de son visage lors du rasage matinal.
C’est fini ces conneries. Purification. Maintenant on passe au stade supérieur.
Il descendit de voiture pour rentrer dans la grande salle de conférence. La salle était comble. Les gens se levaient sur son passage. Dans son costume trois pièces qui lui donnait l’air d’un pingouin carré, Albert se sentait bizarrement tendu. Il serrait de toutes ses forces le poing gauche dans la poche, quitte à imprimer ses ongles dans la paume. Mais il prenait bien soin de plaquer sur ses traits un sourire articificiel, tendu comme un carreau d’arbalète. Même après des centaines de meetings dans tous les USA, courant sur la scène en agitant ses mains, il n’était jamais devenu vraiment à l’aise pour parler en public. Sa femme Tipper lui disait toujours qu’il avait l’air d’un clown guindé. C’est pour cela qu’il avait perdu face à l’autre clown texan, mille fois plus doué que lui pour raconter dans un anglais approximatif des conneries phénoménales, avec son air de chimpanzé qui se retient de ne pas éclater de rire.
L’auditeur avança vers la tribune. Comme une pluie bienfaisante après des chaleurs acccablantes, le doux clapotis des mains frappées vint le rafraîchir. Puisse-t-on en dire autant de la planète Terre, pria-t-il.
Derrière elle, une immense banderole était déployée : « First Smithsonian Conference on Climate change, Boston »
- Mesdames et messieurs, fit une voix, tombant du plafond comme Dieu le Père. Nous avons l’honneur d’accueillir ce soir Monsieur Al Gore. »

vendredi 14 novembre 2014

Pitié pour la trace [Ayat Boulba]


Il faisait un temps de tous les jours, le soleil s’était levé.

Dix ans bientôt, avec ses pelles, ses pioches, ses truelles, pinceaux, spatules de dentiste achetées en gros chez le fournisseur. En horreur les bulldozers, scraper, pelle mécanique, ah ça non jamais, il n’était pas là pour détruire, juste pour affleurer m² par m² cette terre unique. Chaque matin, il se levait dans l’idée de trouver des traces d’il y a près de 40 000 ans. Si la stratigraphie ne se trompait pas.
Il avait loué une chambre en face du site, il se levait la nuit pour regarder les ombres glisser, aiguisées par le déplacement de la lune.
Hors de question de se retrouver avec les autres dans le même hôtel. Dix ans de travail d’équipe. Lui ne quittait que rarement le site. Il partait voir sa vieille mère de temps en temps. Il n’avait pas fondé de famille comme on dit.
Et comment dit-on : maman vient de mourir ? Mourir, pour lui, ça ne voulait rien dire.
Dans le miroir, quelque-chose. Ce n’était plus lui qui regardait mais l’autre qui le regardait. Un autre qui pouvait avoir les traits de sa mère. Le sourire, le regard, même la voix.

Il était bien dans cette petite chambre proposée par Madame Docle. Madame Docle, voûtée, veuve depuis des siècles, toujours à se frotter les mains, à cause d’une mauvaise circulation, mon bon monsieur, le sang, de sa voix caverneuse et brave.

Les pieds sur le tapis à motifs délavés par le soleil, les yeux perdus dans les rideaux pas encore tout à fait sales, il rêvait, priait, se souvenait.
Des vertiges ses derniers temps. L’informité du monde sans doute. Il rêvait aux nomades du Paléolithique. Sous une de leur tente, entouré de fibres végétales, de peaux de bisons, de peaux de rennes, toute sa peau à lui, le tout solidement tenues par des perches en bois. Il priait pour trouver la Bonne Trace, celle qui ferait sa renommée. Un nom enfin, un vrai nom. Puis ici, chez Madame Docle, dans sa petite chambre de bonne, il était en paix pour se souvenir de sa vieille maman morte comme on dit, il y a tout juste deux mois.
Il allume une bougie et sans trop savoir pourquoi, il punaise un drap blanc sur la glace de l’armoire.

Pieds nus, depuis dix ans, il se rendait sur son lieu de travail, c’était sa règle d’or. Plus de pied à force d’être pieds nus. Plus de langue à force de hurler à ses collègues, attention, pas si fort, prenez garde, pitié pour la trace ! 
Les autres, ses collègues, tous éloignés de lui, tous. S’il ouvrait la bouche, c’était toujours pour proférer des menaces. Ils portaient tous d’énormes godasses. Depuis des années, tous, un par un, il allait les voir, leur expliquer la tendresse de la trace, son contour fluide comme une haleine sur un miroir, il montrait ses pieds nus hiver comme été, ses pieds de Neandertal. Le lendemain, tous portaient leurs infâmes godillots.
Il taisait qu’il aimait se retourner sur ses traces imprimées dans la terre, qu’il se sentait exister en elles. Ça, il le taisait.
Elles restaient là quand lui passait.
Taciturne et silencieux désormais, il rêvait de tuer une bête, et avec sa peau, s’en faire des sandales à semelle de cuir. En vrai, il avait vu les sandales en cordes tressées de la grotte de Los Murcielagos, pas tout à fait sûr qu’elles soient du Néolithique, disaient les autres, les spécialistes. Cela n’avait plus d’importance pour lui : vrai, pas vrai, ce temps découpé.
Petit à petit, il rentrait dans le monde du temps qui dure.

Son maître : Thélonious Monk. Monk, pianiste de jazz. Entre les notes de Monk se dressait le silence.
Ce secret, il le tenait de sa mère. Sa mère était quelqu’un d’important. D’important pour lui. Professeure de piano, à la recherche de la trace du silence comme Thélonious quand il jouait du piano à Harlem. Harlem.
Sa mère donnait des cours de classique pour gagner sa vie mais elle préférait le jazz. Lui, Louis Octave, venait d’une rencontre d’un soir avec un jazzman à l’angle de la 96e rue... .
Il n’en savait pas plus. Il savait l’essentiel. Il venait de bien plus loin, de bien avant sa mère, et que le silence dure plus longtemps que la parole, lui a répété sa mère tout au long de son enfance.

Il s’était confié à Madame Docle, elle lui avait demandé ce qu’il écoutait la nuit pour s’endormir.
Ce n’est pas pour m’endormir ; j’écoute le silence se dresser entre les notes de piano, en regardant le site éclairé par la lune, et qu’il pressentait ses empreintes abandonnées par ses pieds nus dans la terre sacrée mais cela il ne lui a pas dit.

Paléoanthropologue et mélomane : Louis Octave, c’était son nom.
Tout le monde s’éloignait de lui sauf Madame Docle et Jacqueline.

Jacqueline n’était pas comme ces collègues pourtant une de ces collègues. Ces collègues, tous à cheval sur les dates, le temps, ce n’est pas que de la chronologie, allons, leur disait-il. Tous, un par un, il était allé les voir pour leur conter la naissance du temps et sa fonction. Et le silence.
Mais le silence pas pour eux, le temps non plus d’ailleurs. Eux, ils préféraient bavarder sur la fonction de telle trace, Habitat ? Espace de travail ? Et le volume cérébral... Les premières traces de feu sur le site Terra Amata, à Nice...
Et blabla. Ecoutez ! ordonnait alors Louis Octave à ces collègues.

C’est que, s’il tendait l’oreille, lui, Louis Octave entendait la percussion du morceau de silex sur le bloc de pyrite ou de marcassite, il entendait l’étincelle s’embraser sur l’amadou, champignon combustible parasite des arbres... Il entendait parce qu’il ne parlait pas.
Parler dérange la trace.
La vérité voile la beauté.
Depuis peu, il jouait à cache à cache avec son savoir ; il ne voulait plus savoir. Il ne le savait pas encore tout à fait qu’il ne voulait plus savoir. Savoir quoi ? Que la première trace de feu autour de 380 000 ans environ... Que le Paléolithique supérieur vît naître la première flûte dans des os longs à perforations multiples et après, ils en faisaient quoi de ce savoir ?
Il préférait écouter, essoufflé et d’entendre la flûte parfois le matin se dresser dans la lumière. La beauté avait son mot à dire et choisissait l’oreille, le regard, l’être qui était à même de la suivre.
Elle s’était installée un jour, une nuit dans des restes d’oiseaux, dans des phalanges d’herbivores. Les animaux connaissent mieux la beauté que nous car ils l’ignorent, elle reste libre parmi eux.
La première trace de musique : debout dans des ossements d’animaux perforés qui remontent au Paléolithique moyen.
Il savait lui, Louis Octave, pourquoi les oreilles n’avaient pas de paupières.
Le son remonte le cours du temps.

Toujours les yeux noyés dans le tapis délavé par le soleil, il se souvenait de la mort de l’oiseau avec un lance-pierre, il avait visé, tiré et tué. Pour se faire un sifflet. Le petit Louis Octave jouait tout le temps à l’homme préhistorique. À l’école, il affirmait descendre de l’homme de Neandertal et vous aussi, disait-il plein de morgue à ces petits camarades.
Louis Octave, arrête de faire peur à tes petits camarades, lui disait sa mère. Elle l’appelait toujours par son nom et prénom. Elle le rappelait à l’ordre du présent pendant que lui ne rêvait que de grottes et d’aurochs.

Pour cela le drap sur l’armoire comme une paupière sur le miroir. La voix venait la nuit et la voix le rappelait à l’ordre.
Assez, murmura Louis Octave dans le noir de sa chambre et il mit la musique.

Jeu de Louis Octave à dix ans : il taille des pierres, chasse avec une sagaie en bois de cervidé (en bambou en vérité) taillée de main de maître. Il sculpte une Vénus dans une pierre tendre appelée la stéatite (pierre sans nom en vérité).
À onze ans, le voici simple ouvrier qui remonte le temps, déposé sur le seuil de1857, il trouve les restes d’un squelette humain. S’il avait été à la place de l’ouvrier, il aurait caché les os dans sa poche et il s’en serait allé heureux, c’était ça qu’il s’était dit à onze ans. Mais l’ouvrier, en Westphalie, en Allemagne, en avait décidé autrement. Quand dans la petite grotte qui s’ouvrait dans le vallon de Neandertal, l’ouvrier avait trouvé les restes, l’homme de Neandertal s’était levé.
À cet instant, à ses onze ans, en lisant cette histoire, Louis Octave s’était levé, il avait su ce qu’il serait aujourd’hui.
Un ouvrier à la recherche de la trace.
À douze ans, il s’appelle Henri Coquer, fou de plongée sous marine, il plonge à 37 m sous le niveau actuel de la mer et il découvre une grotte sous-marine.
À cinquante-six ans, il essaie de s’appeler par son nom à lui, et il taille des souvenirs et des prières dans une modeste chambre de bonne.
Fut un temps où le temps n’existait pas.
Si demain existe c’est que le temps est né. Quand il était petit, ni le temps ni la mort, se dit-il...
Toc-toc, ça frappe à la porte.
Il n’a pas le temps de se relever. C’est Madame Docle, elle rentre tout le temps comme ça après deux petits coups secs, parfois il pense à fermer la porte à clef, pas cette fois-ci, de le surprendre à genoux devant un drap blanc fixé par des punaises sur l’armoire.
Il n’est pas venu déjeuner ce matin ni hier soir dîner, elle s’inquiète un peu, comment va votre blessure ?
Les yeux hantés, Louis Octave dédaigne la question, consent toutefois à s’expliquer. Il n’avait pas faim en ce moment et soudain, Personne ne se souvient de ça, dit-il plein de morgue et de colère, mais le premier homme de Neandertal fut assimilé à un cas pathologique, c’est honteux.
Les mains de Madame Docle se glacent plus encore. Elle souffle dessus, se les frotte sérieusement. Elle recule et sort doucement de la chambre. Ce n’est pas la première fois qu’il lui cause de cet homme de « Néant-dertal ». En renfermant la porte sur le pauvre Monsieur Octave qui n’est plus tout à fait normal depuis la mort de sa maman, en descendant les marches qui mènent à sa cuisine, elle se demande si elle ne devrait pas appeler un médecin, d’autant que la plaie de Monsieur Octave s’infecte, ça pue dans la chambre.
Puis elle l’entend la nuit, le jour, boiter au-dessus de sa tête.

C’est quoi un cas pathologique ? continuait Louis Octave avec Louis Octave, sans se soucier le moins du monde du départ de Madame Docle.
Il se sentait bien plus normal que ses collègues.
Eux, tous des cas pathologiques d’oubli sévère. Pas un pour se souvenir de ses origines et il ne parlait pas de papa maman. Il parlait de bien autre chose, de bien avant soi.
Le mutisme devenait une terrible tentation, se taire car épuisé de se battre au nom de l’évidence. Il leur avait tout dit et répété.
Il n’était pas sorti de trois jours. C’était quoi trois jours face au temps ?

Derrière le miroir, ça bouge.
Derrière le drap, la voix. Un matin comme un autre, le soleil levé. Allez, Louis Octave, va-t’en donc te dégourdir les jambes.
Il entend. Obéissant, il sort avant tout le monde, marche droit devant dans les vestiges clairsemés. Sa blessure ne le fait plus souffrir. Il avait cru apercevoir une trace stratigraphique à l’intérieur d’une sous-couche près d’un bosquet de chênes et sans en référer à personne, il avait commencé à décaper, seulement son gros orteil avait rencontré un objet tranchant rouillé et il s’était mis à pisser le sang et la vue de son sang l’avait plongé dans un drôle d’état. Il était rentré et s’était enfermé dans sa chambre.
Trois jours plus tard, Il dépasse le bosquet de chêne, l’empreinte de son sang n’a pas bougé. Il le savait, elle l’attendait. Voilà pourquoi il ne voulait pas sortir. Sa faute professionnelle était là. Il avait décapé. Il était prêt à assumer mais s’il pouvait se sauver...
Il marche. Il ne va plus jamais s’arrêter de marcher. Il fait demi-tour. Plus fort que lui. Il suit le vent en tourbillon de poussière au-dessus d’un monticule de terre qui ressemble à une pierre.
Près du bosquet de chêne, son empreinte brunâtre, violacée. Il s’y arrête, s’assied, sort une cigarette, peine à l’allumer. Enfin il se laisse pénétrer par la fumée.
Sa mère ne voulait pas qu’il fume.
Les règnes se mélangent sans relâche.
Les autres, ses collègues apparaissent, un par un, en trio, tu as vu, Louis est de retour. Eh, il y a le père Louis là-bas. De loin lui adresse des petits signes. Il doit être dans les neuf heures. Louis Octave s’oblige à quelques réponses, hello, bonjour, surtout qu’ils ne viennent pas jusqu’à lui, plus envie de parler, fini. La douleur de son pied s’est réveillée, et lui rappelle une vie qui vient de s’arrêter mais dont le coeur bat encore, un coeur nu, sans corps où aller, là, au bout de son pied. Il caresse son menton barbu, souffle la dernière taffe de cigarette. Il lui reste un talon pour l’écraser. Il s’apaise près du tourbillon de poussière, il s’agenouille devant la motte de terre humble qui devient pierre : la mort dessous.
Il pensa alors si fort au premier qui pensa la mort, enterra les siens, le Néandertalien, qu’il y était.
La mort, notre ultime fragilité, se dit-il.
Quand il aperçu… il y était, il regarde mieux : deux os pâles dépassaient, fragments de lune.
La raison ne se passe pas de sommeil Louis Octave es-tu bien sûr de vouloir faire ce que tu vas faire ? 
La voix toujours.
Il jette un oeil craintif autour de lui, personne ne lui prête attention, tous en train de chercher, de cancaner, ils rient, vivent au grand jour, charabia sur les femmes, les enfants qui les attendent le week-end. Lui c’est la nuit qu’il vit, terré sous le clavier de Thélonious Monk et il voit tous les soleils se lever.
Il connaît les procédures : les os des animaux, chez les paléontologistes, les outils pour les préhistoriens et ce fémur et ce tibia chez les paléoanthropologues, c’était son métier : Louis Octave, 56 ans, paléoanthropologue et voleur depuis un instant.
Il venait à l’instant, dans l’instant qui se refermait sur lui, de cacher sa découverte. Ce fémur, ce tibia, pas touche. Décision prise : ne dirait rien.
Il se lève, teste son corps, se met debout, ce corps qui ne dit pas tout, qui saigne abondamment, la plaie de son pied s’est rouverte. La fouille est irréversible, Louis Octave, prends garde. Là, c’était lui qui se parlait à lui-même. D’ordinaire : dessins, photos, moulages. Une couche décapée puis enlevée n’existe plus physiquement, tu le sais.
Tu n’as pas le droit de les toucher comme ça, de les prendre comme ça.
C’est une faute professionnelle grave, allons Louis Octave, là c’était plus lui, mais la voix de sa mère. Décision prise : ne dirait rien, qu’il rétorque à la vieille morte.
S’arracher le visage, saleté de mère, elle flottait comme les écailles d’un feu complice des origines. Il l’avait vue rampante dans le miroir. Assez. Le sablier s’était renversé et l’angoisse de le savoir lui était donné. Il n’était pas encore tout à fait. Il se voyait marcher, partir.
Mais marchait-il ?
Était-il parti ?
Où était-il ?
Il ne pouvait plus poser un de ses pieds par terre.

À la pause déjeuner, ses collègues se rassemblaient tous autour d’une grande table, abritée dans l’ombre des chênes. Jacqueline heureuse de l’apercevoir, lui fait un signe de la main, l’invite. Il hoche la tête, et montre du doigt sa préférence : un humble bosquet de chênes. En partant ce matin, il avait pensé à prendre un casse-croûte, un torchon, de l’eau. Il n’avait pas pensé aux pansements. Il croque à petites dents une tomate, il les voit rassemblés autour d’un feu, dans sa bouche, il sent leurs mâchoires robustes, leurs dents volumineuses, sur son front plat,
blanc et bouillant, il sent leur épais bourrelet au-dessus des orbites, c’était il y a 1,5 million d’années, il est un Homo érectus, à n’en pas douter. Un peu plus de sel Louis Octave ? Il rompt le pain. Il sourit. Il entend leur langage rudimentaire, manuel, ils parlent de chasse et de cueillette, ils parlent lentement, Louis Octave entend, il se permet quelques mimiques faciales, il est seul.
Louis Octave, t’es où ? arrête un peu tes rêvasseries, sors de là ! Va leur dire ce que tu as trouvé. 
Toujours elle. Saleté.
Pour elle, il avait fait de brillantes études d’anthropologie, de paléontologie. Elle pouvait être fière. Il allait même se spécialiser en archéoacoustique. Il y a quelques jours, dans le journal glissé par Madame Docle sous sa porte, il avait lu que dans le Salon noir de la grotte de Niaux où étaient regroupées la plupart des images d’animaux, la durée de résonance était de cinq secondes alors qu’elle était quasiment nulle dans les autres parties. Ses collègues, tous, ne parlaient que de ça. Il connaît bien la grotte de Niaux, il y avait joué à l’homme préhistorique. Il voit encore distinctement les gravures sur argile au sol : bisons, bouquetins, chevaux, poissons, rhinocéros... il y avait même des traces de pas paléolithiques dans lesquelles il avait posé ses pieds nus...

Louis tu vas bien ?

Il ne l’avait pas entendu approcher. C’était Jacqueline alertée par Madame Docle. Il aimait Jacqueline. Surnommée Louise par sa mère car elle aurait pu être sa soeur. L’une des deux était jalouse de l’autre ou les deux brûlaient pour lui mais ceci n’avait plus d’importance. Au fond, tout au fond, il s’en moquait de qui était qui. La terre était chaude sous ses pieds.

Jacqueline regardait le pied, des orteils au talon, les tissus noirâtres, momifiés. Elle vit aussi les tempes baignées de fièvre de son ami. Ce regard perdu au fond des cavernes, qui était-il cette fois ? Coquer ? L’ouvrier de Westphalie ? Ils se connaissaient depuis leur Licence d’Anthropologie. Il l’avait tenu en haleine avec ses contes préhistoriques dont il était le héros. A la mort de Madame Octave, elle s’était dit... Qu’importe ce qu’elle s’était dit…
Louis béat souriait à Jacqueline surnommée Louise ou bien encore à sa mère car ce : Louis, tu vas bien ? lui rappelait sa mère, femme perverse, étouffante, elle avait bien pu trouver le moyen de revenir. Aussi, il ne répondra pas. Il se contentera de regarder le phénomène en prenant bien soin de ne pas lui répondre. Ceci pensé, sa mère n’aurait pas omis de rajouter Octave, Louis Octave tu vas bien ?
Dans le doute...
Pour la première fois de sa vie, il se sentait libre. Le fémur et le tibia dans son sac, il marchait.
De loin, il entendait les cris de son amie (ou de sa mère), qu’il perdait son sang, et que son pied était un abcès purulent, à l’aide, au secours, une ambulance, il n’est pas dans son état normal, vite, sûrement le décès de sa mère (ruse de cette dernière, il l’avait identifiée, c’était elle.).
Il se mit à rire de bon coeur, vieille sorcière, pensa-t-il.
Il était amoureux, amoureux fou de Jacqueline mais sa mère avait tout fait pour qu’il ne déclare pas sa flamme, elle l’avait humilié, lui avait soufflé qu’il était incapable de rendre heureux une femme… une véritable gangrène cette femme. Vieille sorcière, amen, brûle en enfer et il riait car il pouvait l’entendre distinctement cramer en enfer, même il sentait l’odeur du roussi des os de sa mère, dans son sac.
Le beau visage de Jacqueline était en larmes. Sa mère à l’affût derrière sans doute. Il était libre, c’était fini, le bal est fini maman.
De toutes les façons, dans son pied, la flore microbienne dansait, streptocoques, staphylocoques, colibacilles se donnaient la main. Il ne pouvait plus faire un pas, de danse, de marche, en avant en arrière, hier demain, au feu le chignon autoritaire de la démone !
Jacqueline jamais n’en avait rien su.
Trente ans, trente ans que ce manège durait. Jacqueline ne s’était pas mariée non plus.
Ma soeur parvint à murmurer Louis Octave tandis que ses collègues, tous, l’emmenaient sous une tente pour les premiers soins.
Ils étaient quatre autour de lui, huit mains sous ses lourdes fesses, tous transformés en chaise, trop drôle, tous le regardaient gravement et soufflaient sur le long chemin caillouteux qui l’emportait sous la toile blanche. Les lèvres de Jacqueline bougeaient. Il se souvenait d’une lettre écrite par sa main, une lettre de cinq pages, déchirée, l’aveu de son amour.
Ô combien il avait aimé ce petit tas de papiers qu’il avait ensuite recueilli, et tous les soirs de sortir ses morceaux d’une petite boîte pour les lire à voix basse caché sous ses draps.
Les lèvres de Jacqueline en étaient à ce stade là : elles déchiraient les mots. Cela se voyait. Plus tard quand elle en sera au stade deux : elle rassemblera les signes. Et encore plus tard, si elle arrive au stade trois : elle entendra enfin sa voix à lui.

*

On est tous des raturés ici. On rature, on passe notre temps à raturer pour ceux qui raturent pas et qui devraient raturer. Quand il est arrivé, ça a jeté un froid. Y décollait pas un mot le nouveau. Normalement ça bavasse ici, ça rature. Il est arrivé silencieusement comme le silence.
Soudain il a été au milieu de nous comme un silence raturé, un non biffé, une cicatrice qu’un oiseau dans le ciel aurait perdu.
ZAK
Il nous regardait tous un par un comme si nous étions des traces ambulantes sur un mur tagué. Je lui aurai bien dit : « ta gueule » mais il pipait pas. Marcel d’un autre bâtiment le lui a dit mais les injures ne le trouvaient pas, y répondait pas. Un gros poussah d’un autre temps.
Au bout de sept jours exactement, sa bouche s’est ouverte. Louis Octave a-t-il dit. C’était son nom. Il devait être fou depuis plus longtemps que nous
et pourtant il n’était là que depuis sept jours, exactement passés de quelques minutes.
Il marche en oscillant comme un tic tac dérangé, il va bientôt se casser la gueule. J’attends.
On attend tous.
Y tombe pas, c’est que pour ce dingue, marcher, c’est marcher en arrière, non pas qu’il recule... Que je m’explique : il marche derrière lui et du coup terriblement devant nous.
Quand il a ouvert la bouche, il a fait le silence, on n’avait jamais entendu ça : ce silence en chacun de nous. Fini le brouhaha des voix cassées. Cet homme avait quelque chose à dire. Quand les mots ne sont pas passés depuis longtemps dans une voix, ça s’entend, tous les dingues le savent. Le souffle sur les cordes vocales est plus tendre.
Que se passe-t-il dans le silence d’une bouche ?
*

Ils m’ont sauvé le pied. J’aurais aimé qu’il reste là-bas mon pied. Quand j’ai dit ça au médecin, il a fait une tête! Je lui ai décoché Je suis quelqu’un d’intelligent, j’ai fait de hautes études, pas venir me la raconter…
Et je me suis tue. Lui aussi. La fenêtre était ouverte. Il est allé fumer tranquillement une sèche à la fenêtre. Avant de m’en tendre une.
Oui merci, elle est morte maintenant.


Fin

mardi 11 novembre 2014

Bisous dans le cou et viol au couteau [Vinze]

Les deux adolescentes venaient de passer le seuil du vieux manoir. Le comte les observait depuis un coin obscur. Bien qu’il ait adopté ce pseudonyme, il n’appartenait à aucune lignée donnant droit à un tel titre de noblesse et n’était qu’un squatteur en cette demeure abandonnée. Il prit le temps d’observer ses futures victimes, elles n’étaient pas bien âgées, tout au plus une quinzaine d’années, et sentaient la vierge en quête de romance, ses victimes préférées. Le retour en grâce du mythe du vampire romantique était une véritable bénédiction pour lui. Fini les fans de Buffy se croyant de taille à chasser le vampire, presque fini les gothiques dépravés et leur maquillage à outrance qui lui donnait la nausée et qu’il fallait nettoyer avant de pouvoir consommer. C’était désormais un véritable âge d’or pour lui avec ces midinettes à la recherche du grand amour impossible qui se jetaient dans la gueule du loup, aveuglées par leurs fantasmes de romantisme pur et d’abstinence.
La première des adolescentes était une petite brune, légèrement enrobée ; selon les critères du comte elle était parfaite, contrairement à la seconde, une blonde plus élancée aux vêtements aguicheurs et qui, elle, était refaite. Il ne pouvait s’empêcher de penser que la chirurgie esthétique aussi jeune devrait être interdite, la qualité du produit était irrémédiablement contaminée. C’est pour cette raison qu’il commencerait par celle-ci pour la faim afin de garder le meilleur pour la fin.
Il était temps de passer au premier acte, les préliminaires : commencer à instiller une atmosphère angoissante, propre à faire monter le sentiment d’insécurité dans l’esprit de ces demoiselles au demeurant fort impressionnables. Il fit se refermer violemment les battants de la porte massive dans un terrible vacarme ; ce n’était pas très original mais l’effet était toujours aussi efficace, et il ne voyait pas de raison d’innover quand les grands classiques avaient fait leurs preuves.
Deuxième étape : diviser pour mieux régner. Il s’en tenait toujours aux fondamentaux. Il ne comprenait pas le goût des humains pour les challenges : lui n’avait de goût que pour le sang et la souffrance et ne ressentait pas le besoin d’innover ; il ne voyait pas l’intérêt de chercher la nouveauté quand la méthode fonctionnait. Pour séparer les demoiselles, il usa de son pouvoir psychique, distillant une légère confusion pour leur faire oublier leurs intentions de rester ensembles puis il ne restait plus qu’à suggérer à la première que son nom était appelé en haut de l’escalier tandis que la seconde ressentait le même appel dans la direction opposée.
S’il avait décidé de commencer par la blonde, il ne voulait pas priver la seconde du spectacle, c’est pourquoi il partit à sa rencontre en premier afin de la capturer. Il l’avait attirée dans la grande salle où il avait l’habitude de prendre ses repas. La salle était immense, vide de tout mobilier, avec un grand âtre. Il se glissa sournoisement derrière elle sans un bruit alors qu’elle explorait la pièce du regard à la recherche de cette voix qui l’avait appelée. Il murmura « derrière » à son oreille et au moment où elle tourna la tête il se déplaça en un éclair pour se retrouver de l’autre côté. Ne voyant rien derrière elle, elle se retourna à nouveau pour se trouver cette fois-ci nez à nez avec son hôte affichant un sourire morbide. Sous le coup de la surprise elle perdit complètement l’équilibre et se heurta violemment les fesses sur le sol en pierre.
De toute évidence, le comte ne correspondait pas à ce qu’elle s’attendait d’un vampire ; sa peau était grisâtre, il n’avait pas de cheveux ni de nez, ses dents étaient aussi sales que pointues et son visage était parsemé de rides profondes – plus proche de Max Schreck en Nosferatu que de Robert Pattinson. Transie de peur elle tenta de se relever pour fuir, mais il la saisit alors par la cheville pour la propulser violemment sur le mur le plus proche. Sous le choc, sa jambe droite se brisa, le tibia ressortant ensanglanté au milieu de celle-ci. La jeune fille ne sentit pas la douleur ; elle avait immédiatement perdu connaissance, mais le réveil serait douloureux.
Le comte pris le temps de cautériser la fracture ouverte afin de ne pas gâcher le sang s’écoulant de la blessure, non sans en avoir goûté quelques gouttes qui l’avaient mis en appétit. Il l’attacha ensuite au mur par les poignets avec des chaînes rouillées mais parfaitement solides, entièrement nue, les pieds balançant à quelques centimètres au-dessus du sol. Puis il alluma un feu dans le foyer de la cheminée afin qu’elle ne prenne pas froid. Il avait, dans ses jeunes années de vampire, fait l’erreur de conserver ainsi une victime trop longtemps dans le froid et elle était tombée malade ; les anticorps dans le sang lui avaient conféré un goût acide extrêmement désagréable et il avait été obligé à contrecœur de se débarrasser de ce produit périmé.
Maintenant que le copieux déjeuné du lendemain était prêt, il s’était mis en chasse de son repas du soir. Il commença par distiller la peur par petites touches : un courant d’air glacial, le claquement d’une porte, une ombre qui passe à la limite du champ de vision. Tout cela pour l’amener là où il voulait qu’elle arrivât. Quand la jeune femme vit son amie attachée au mur, reprenant à peine conscience, la terreur atteint son summum ; elle ne put s’empêcher de lâcher faiblement un « oh mon Dieu ! ». Son amie qui avait retrouvé partiellement ses esprits vit le vampire arriver dans son dos mais ne put la prévenir que trop tard.
Le comte la saisit par les poignets, l’entraînant dans une valse improvisée, la tenant si fort qu’elle ne sentait plus ses mains et se débattait en vain. Finalement il s’immobilisa, la tenant fermement contre lui et l’embrassa sur ses lèvres colorées d’un rouge à lèvre rose bonbon. Elle avait presque arrêté de se débattre lorsque d’un coup de dent il lui arracha une partie de sa lèvre inférieure. Il la relâcha alors après avoir pris le temps d’observer avec délectation son visage se transformer sous la douleur. Après avoir sucé le peu de sang qu’il contenait, il recracha le bout de chair sur le sol et dit avec un sourire lugubre : « Je le savais, une couleur plus sombre sur les lèvres vous met bien plus en valeur ».
La jeune fille à peine libre et prête à abandonner sans remord sa camarade s’était précipitée sur l’unique porte de la pièce qui demeura fermée malgré ses assauts hystériques. Alors qu’il s’apprêtait à retourner à l’attaque, il fut interrompu par la brune qui lui lança : « Vous êtes un véritable malade mental ». Amusé de la remarque, il délaissa un temps sa proie pour se retourner et répondre à celle-ci : « Désolé de vous contredire très chère, mais je ne suis absolument pas un malade mental même si cela vous déplaît. Un humain qui agirait comme moi pourrait à juste raison être taxé de maladie mentale car agissant contre nature. Pour ma part je suis en parfait accord avec ma nature et ne mérite nullement cette appellation. Les seuls malades mentaux parmi les vampires sont ceux qui vous font fantasmer et qui préfèrent boire du sang animal ou de synthèse par respect pour la vie humaine. Mais je doute que de telles créatures existent. » Puis, laissant sa détractrice sans voix, il s’en retourna à ses occupations qui continuaient de s’acharner sur la porte.
Il la saisit par un poignet pour la faire se retourner mais dans un élan de courage elle lui porta un coup de sa main libre, lui infligeant quatre profondes griffures. Il fut amusé de la voir désemparée en ne voyant pas la moindre goutte de sang couler de ces blessures. Elle tenta de porter une seconde attaque mais le comte était désormais sur ses gardes et il l’évita sans problème, rattrapant la main au vol d’un coup de mâchoire. Renforçant sa prise, il finit par lui arracher les quatre phalanges qu’il maintenait dans sa bouche tandis que de l’étreinte de sa main il brisait les os de son autre main en centaines de fragments.
Submergée de douleur et de haine, la jeune fille criait et pleurait toutes les larmes de son corps sans pour autant abandonner sa lutte et elle continuait de se débattre en lui donnant de violents coups de pied dans les tibias. Bien qu’il trouva ses tentatives de lutte plus amusantes qu’ennuyantes, il balaya ses jambes d’un mouvement ample du bras et la fit basculer pour heurter le sol dans un choc qui interrompit brièvement ses jérémiades. Il maintint ses jambes en appuyant ses genoux au-dessus de ceux de la jeune fille et saisit les chevilles de ses mains avant de tirer un coup sec qui brisa les deux genoux, lui arrachant un cri de douleur jubilatoire. Cependant, malgré ses deux mains estropiées, elle continuait à agiter les bras dans sa direction, comme s’ils pouvaient être du moindre secours contre son assaillant. Pour couper court à ce brassage de vent, le comte abattit le tranchant de ses mains sur les épaules de sa victime et ses bras retombèrent mollement sur le sol dans une position qui semblait bien plus appropriée.
Elle était désormais à peine consciente et n’était plus agitée que de soubresauts. Il profita de ce moment d’accalmie pour corriger le petit défaut qu’il lui avait trouvé au premier coup d’œil. Après lui avoir arraché son haut-de-corps, il entreprit d’inciser sa poitrine avec un ongle avant de plonger sa main pour en ressortir ce corps étranger de silicone ; il procéda de même avec le second sein avant de laisser les plaies se refermer sous l’effet de sa salive, finissant de lécher l’hémoglobine répandue avant qu’elle ne coagule.
Le comte n’oubliait pas que la jeune fille au sol était venue chercher l’amour et il s’apprêtait à lui en donner. Bien sûr il ne possédait pas de cœur pouvant alimenter un système vasculaire et était donc dans l’incapacité d’avoir la moindre érection. Mais sa libido était morte avec lui pour laisser place à un goût pour la souffrance, et pour cela il n’avait nul besoin de pénis, les chasseurs de vampires qui lui avaient rendu visite par le passé s’étaient chargés de lui amener tous les ustensiles nécessaires à une soirée romantique réussite.
Elle reprenait à peine conscience quand il revint avec un sac rempli de ses instruments de torture ; elle gémissait comme si elle n’avait même plus la force de pleurer. Le comte aurait donné cher pour savoir ce qu’il se passait dans sa tête, mais la perte de toute empathie faisait partie des contreparties de son immortalité. Pendant ce temps, la petite brune toujours suspendue continuait de hurler et de l’insulter, ce n’était pour lui que des mots doux qui accroissaient son excitation.
Pendant qu’il finissait de déshabiller sa victime en lui arrachant ses vêtements, il parcourait son corps avec un pieu de bois, infligeant régulièrement de petites incisions auxquelles il s’abreuvait goulûment. Quand il fit pénétrer le pieu dans son intimité, elle retrouva les forces de pousser un cri qui se mut rapidement en une longue complainte. Le vampire se retourna alors vers son autre captive et dit d’un ton amusé : « Je les fais toutes crier, et sans me vanter je sais qu’aucune n’a jamais simulé » avant de partir dans un rire sinistre alors que ses actes redoublaient de violence. Une fois que les possibilités offertes par le pieu furent épuisées, il l’échangea contre un couteau de chasse parfaitement aiguisé.
La torture s’était poursuivie plus d’une heure lorsque sa victime poussa son dernier soupir dans un râle si tenu qu’il était à la limite de l’audible : les festivités s’achevaient. Il se dépêcha de finir son repas en plantant ses crocs profondément dans la jugulaire. Il fallait boire le sang tant qu’il était encore frais, c’était une denrée si périssable et il ne voulait pas en rater une goutte. Il y avait un temps pour les réjouissances et un autre pour satisfaire son appétit ; le second était arrivé.
Sa captive avait arrêté de l’interpeller et se contentait de pleurer à chaudes larmes. Il remit du bois dans l’âtre de la cheminée, sa survie le préoccupait… pour l’instant. Finalement, il s’approcha avec un verre d’eau et la força à boire en estimant bon d’expliquer : « Tu ne voudrais pas mourir de déshydratation à pleurer ainsi. » Puis il lui souhaita une bonne nuit, passant tendrement sa main sur sa joue, récoltant ses larmes sur ses doigts. Il s’en alla ainsi, portant ceux-ci à l’orifice qui lui tenait lieu de nez ; l’odeur de peur contenue dans ces quelques gouttes avaient un effet enivrant pour lui. Il n’avait pas besoin de dormir pour sa part, contrairement à la jeune femme épuisée par tant d’émotions, mais il était repu et la vider à cet instant aurait été contre-productif ; elle lui servirait de déjeuner pour le lendemain.
Il revint dans la nuit alimenter le feu, la demoiselle avait fini par s’assoupir d’un sommeil agité. La danse des flammes projetait une lueur vacillante sur son visage qui avait quelque chose d’hypnotique. Il l’observa, immobile dans un coin de la pièce, attendant qu’elle se réveille. La lumière du matin pénétrait avec mal par l’unique ouverture calfeutrée quand elle reprit conscience. Ses pleurnicheries ne tardèrent pas à revenir alors qu’elle n’avait toujours pas remarqué sa présence, caché dans l’obscurité du fond de la pièce. Cette salle avait l’avantage de n’être que peu baignée par la lumière du jour, même lorsque la lucarne n’était pas encore obstruée ; le vampire ne savait pas si l’architecte ayant construit la demeure était incompétent ou si les propriétaires l’ayant fait bâtir partageaient son aversion pour le bronzage, mais il leur en était grès.
Quand il se rapprocha d’elle, sortant de l’obscurité totale, et qu’elle l’aperçut, ses larmes s’intensifièrent et elle le supplia « Pourquoi vous ne me tuez pas qu’on en finisse ? » Le comte qui avait fini par s’accoutumer au manque de patience des humains ne se formalisa pas de cette requête et répondit naturellement « Mais rien ne presse ma chère, chaque chose en son temps et au final nous serons tous les deux satisfaits. » et il s’approcha jusqu’à pouvoir plonger ses crocs dans le cou de la jeune fille. Alors qu’il puisait quelques gorgées pour se requinquer il pouvait sentir sur sa peau tendre la douce odeur de la terreur qui la parcourait et ressentit le courant électrique qui la faisait frissonner de ce qu’on appelait communément la « chaire de poule ».
Quand il la relâcha, elle trouva la force de se débattre, essayant vainement d’arracher ses chaînes, mais ne réussit qu’à se cisailler les poignets et fut rapidement abandonnée par ses forces, plongeant un peu plus dans le désespoir. Il la maintint en vie toute la journée, réussissant à la forcer à boire. Malheureusement, les humains ne se conservaient que peu de temps, préférant se laisser mourir ; il dut se résoudre à s’occuper d’elle de manière plus définitive le soir venu. Viendrait ensuite cette période de vache maigre de la semaine où les visites étaient rares, à attendre le prochain week-end que d’autres intrépides arrivent. Mais il aurait bien le temps de se soucier de ça le lendemain.
Il commença doucement par de petites entailles avec ses ongles à différents endroits de son corps, léchant le sang s’en écoulant ; les préliminaires étaient extrêmement importantes et il ne se lassait pas de les faire durer. Sa captive ne bronchait pas, elle semblait avoir décidé de lui refuser le plaisir de l’entendre gémir et elle se retenait, intériorisant la douleur tout en mordant fermement ses lèvres. Mais le vampire savait que les femelles humaines avaient cette tendance à feindre l’indifférence comme technique de séduction. Au lieu de lui gâcher son plaisir, cette entreprise n’avait qu’augmenté son excitation et sa soif.
Quand sa main plongea entre ses cuisses elle n’émit pas le moindre son, fermant les yeux et serrant les dents de toutes ses forces. Les ongles acérés du vampire multipliaient les coupures aux lèvres avant de s’enfoncer plus profondément. Il s’agenouilla et entama un cunnilingus ; le sang avait un arrière-goût de cyprine mais restait potable. D’un coup d’ongle, il lui offrit une excision artisanale qui lui arracha enfin un cri déchirant, comme un condensé de tout ce qu’elle avait retenu jusque-là. Le comte prolongea ses succions jusqu’à ce que le flot de sang fut tari.
Il se redressa et remarqua qu’elle avait les lèvres ensanglantées à force de les avoir mordues si fort et il ne put se retenir de l’embrasser, obligé de saisir fermement sa tête afin de l’empêcher de se débattre. Elle essaya en vain de lui rendre la pareille en le mordant, mais sa tentative fut un échec ; elle réussit cependant à le faire reculer et lâcher temporairement son étreinte. Puis il enfonça ses dents dans son cou, laissant le sang couler doucement dans sa gorge.
Il lui arracha ensuite le téton droit d’un coup de dents et entreprit de s’y abreuvoir. Un psychanalyste aurait probablement vu dans cet acte les manifestations d’une frustration freudienne. Mais il n’était pas humain et ne voyait dans le sein qu’une partie du corps parfaitement vascularisée et facile à prendre en bouche. Puis il passa au second mamelon, il savait que les femmes aimaient que l’on ne néglige aucune zone érogène.
Alors que la jeune fille était au bord du malaise, il lui accorda quelques heures de répit afin qu’elle puisse se reposer. Il voulait que cet instant privilégié dure toute la nuit et il se devait de la ménager. Il revint ensuite avec son couteau qu’il avait pris le temps de nettoyer et d’affûter depuis la veille. Encore une fois il ne négligea pas une seule zone érogène, jouant de la lame comme un chirurgien du bistouri, prenant bien garde de ne jamais lui infliger de blessure mortelle.
L’aube n’était plus très loin quand il sentit qu’elle était sur le point de flancher définitivement. Il planta ses crocs dans son cou et sentit la vie la quitter doucement, accompagnant le sang qui quittait ses veines. Vidée de ses forces elle sembla s’éteindre doucement et paisiblement, ses muscles se relâchant jusqu’à ce qu’elle pende inanimée. Le vampire finit de boire sa veine jusqu’à la dernière goutte prélevable et quand il la lâcha elle vacilla un instant au bout de ses chaînes comme une marionnette au bout de ses fils.
Il se débarrassa des corps en les incinérant dans la grande chaudière se trouvant dans le sous-sol de la bâtisse. Les vêtements suivirent les cadavres ; le vampire ne conserva que les portefeuilles et les téléphones portables. Il n’avait pas lui-même usage de ce type de biens matériels, mais il s’agissait de la commission pour la responsable de l’office du tourisme qui lui envoyait tous ces visiteurs dans sa demeure pittoresque, il les déposerait dans l’entrée où elle pourrait venir collecter sa part du deal.

En regardant les corps calcinés à travers les flammes, il se dit qu’il serait temps qu’il envoie enfin une lettre à toutes ces auteurs à succès qui avaient fait de lui un fantasme d’adolescente pour leur dire à quel point il était fan et comment leurs œuvres avaient changé son existence.

mercredi 5 novembre 2014

Murabito [Gallinacé Ardent]

MURABITO

La petite bulle de morve n’a cessé de gonfler et dégonfler. Elle a fini par crever, dégageant le naseau, trou noir cerclé de croûtes séchées. Tête en arrière, corps affalé.

Un temps incalculable s’est écoulé depuis la dernière prise de nourriture. Le tuyau a été enfoncé d’un seul coup jusqu’au larynx, et la purée vitaminée a été violemment déversée à l’intérieur, à pleine puissance, pendant quelques secondes d’asphyxie. La femelle AA n’a pu reprendre sa respiration qu’une fois l’embout retiré. Elle est restée prostrée, éclaboussée, l’estomac brûlant, comme récuré à la chaux. Elle a lâché des chapelets de rots douloureux, acides, mouillés de bave et de poix. Comme à chaque fois, elle a cru qu’elle allait vomir. Plusieurs fois, elle a essayé de se forcer : elle s’est mise à quatre pattes, le ventre énorme touchant le foin humide, elle s’est penchée, sa bouche sans dents grande ouverte, et a craché, suinté la salive. Son ventre s’est contracté rythmiquement. Pour rien. A chaque fois, les antivomitifs présents dans la bouillie empêchaient de rendre. Rien n’est sorti de sa gueule, à part quelques flocons d’avoine jaunâtres.

La femelle AA est alors demeuré appuyée dans un coin, contre le mur en métal. Elle a étendu ses pattes sur la paille sale. La bête avait la face noire, recouverte de crasse, avec comme seul espace blanc ses yeux révulsés qui demeuraient fixes, jusqu’à l’aveuglement, sur le grand soleil du plafonnier. Chevelure jamais peignée, mains sans doigts, bouche craquelée. Tétons dégouttant de lait. Abdomen protubérant, dur. Nombril pointant, obscène.

AA n’a jamais vu le soleil. Toute sa vie a été passée dans un hangar, dans une cellule d’un mètre sur un mètre. Le monde était délimité par le halo de la lampe circulaire, au-dessus d’elle, lumière crue, mordante, arrêtant l’obscurité. Le hangar était comme d’habitude saturé de cris, de meuglements, de feulements, de couinements, mais la femelle AA ne les entend plus. Elle s’est concentrée sur sa vie intérieure.

Ça bouge, là-dedans. Ça bouge derrière la peau bombée et distendue.

Une longue étendue de temps auparavant, elle avait reçu la visite d’un Murabito. Il avait ouvert la porte de la cage. Silhouette imposante, immense, pieds de caoutchouc, uniforme. AA : réaction instinctive de peur. Il l’avait empoignée, renversée sur le dos, garottée par des menottes plombées, lui avait écarté les jambes de force, les avaient également garottées. Vulnérable, gigotante, glapissante, paniquée et ayant déféqué sous elle, AA avait son sexe femelle exposé au Murabito. Alors le Murabito avait fourré d’un seul coup son doigt ganté dans l’anus. Le col de l’utérus ainsi immobilisé, il avait pu ainsi de l’autre main introduire sa seringue dans la vulve de AA. L’inséminateur avait ensuite injecté au plus profond de la matrice de la paillette de semence, encore chaude, tout juste décongelée au bain-marie. Le Murabito avait ensuite retiré la grosse aiguille, l’avait essuyée, avait détaché sa proie, l’avait projeté d’une bourrade dans un coin. La force des Murabito. Immense. Elle avait heurté le métal, et était restée abasourdie, bavante, la conscience ankylosée, reprenant ancre par cercles de douleur. Le Murabito avait claqué la porte de l’enclos.

Par la suite, le ventre de AA s’est arrondi. Elle était enceinte. Mais ce qui grandissait dans son utérus n’était pas de sa race, elle le sentait. Un foetus fortement charpenté, nerveux, noueux comme un cep. Ce que les Murabito appelait la variété BBB : du bétail de concours, des bêtes formidablement musculeuses et qui avaient peine à se mouvoir. Merveilles de la sélection et de la manipulation génétiques, elles donnaient de grandes quantités de chair consommable, bien plus que la femelle AA n’aurait jamais pu fournir sur sa carcasse étique. AA, elle, ne servait que de mère porteuse. Le foetus était gigantesque, elle sentait ses formes comme un moule sous la peau, tête, bras, torse, chacun des coups de pieds du foetus BBB crucifiait la femelle. Elle sentait que le petit être était prêt à déchirer le nombril, ouvrir les chairs en deux comme une coquille de noix, arrachant la pulpe et les organes... Jamais il ne pourrait naître de son sexe. Jamais. C’était impossible, l’outre de son ventre était pleine à craquer. Elle avait par moment l’impression qu’elle allait exploser, s’éparpiller, et qu’un bébé monstrueux, dense et noir allait atterrir ensanglanté sur la paille, ses petits muscles palpitants sous la peau visqueuse... Le parasite allait la crever.

Des pas. Un Murabito revient. La femelle AA s’agite. Le géant est déjà à la porte, les gonds grincent, la barrière pivote, AA veut fuir, mais elle est déjà saisie, plaquée sur le dos, menottes plombées, piqûre dans le ventre. Anesthésiant.  Avec célérité, l’éleveur pratique une large incision directement dans l’abdomen. La peau se fend d’un immense sourire qui saigne, vertical. Pas de douleur, mais AA hurle. Son bébé. Il n’est pas fini. Ils vont le tuer ! Et elle veut retenir en elle l’être qu’elle avait voulu à toute force rejeter de son corps l’instant d’avant. Mais c’est déjà trop tard : le sang et le liquide amniotique mélangés giclent en bouillons par l’incision, le Murabito plonge son énorme main dans le ventre ouvert, fouaille, agrippe et tire. Du ventre béant il tire un morceau de chair secoué de spasmes. Une odeur âcre et basique envahit l’air, elle contamine jusqu’à la lumière. La bouche de AA est un gouffre, un cercle de nuit, sans dent, sa langue recourbée comme celle d’un chat, palpite, les mains sans doigts gigotent comme des moufles. Le foetus est déposé dans une couveuse transparente qui le gardera jusqu’à maturité. Ses bras sont déjà enflés, prémisses d’un gonflement exponentiel des biceps. Ses jambes sont tordues et galbées, son cou puissant, aussi large que la tête. Hypertrophie. La marque des BBB.

Le Murabito à présent manie l’aiguille. Il recoud. Son visage est près de celui de la femelle AA. Des yeux bleus, plissés, concentrés. Des yeux humains, à n’en pas douter. Une goutte de sueur tombe sur le poitrail de la bête opérée. Il s’active à sa besogne : l’aiguille recoud la césarienne, les doigts de l’éleveur glissent un peu, la paille est humide de sang. La plaie est refermée. Deuxième piqure.

Mon bébé. Mon bébé. Un affolement, un cri primitifs saisissent la femelle. Le Murabito a défait les menottes. AA, couverte de sanies et de sang, se précipite en avant. Mon bébé. Soudain, le ciel se déchire en une immensité de douleur, excrucifiante, la chair grille, AA tombe à la renverse. Le bâton de foudre. Le Murabito a utilisé le bâton de foudre. AA convulse. Ses mains de phoque s’ouvrent et se replient mécaniquement. Mais par un horrible effort, elle se redresse et se jette contre la barrière. De l’autre côté, le Murabito s’est déjà éloigné, poussant un chariot avec la couveuse du petit BBB. 

AA hurle. Elle ne peut pas parler, elle n’a pas l’usage du langage. Elle secoue les barreaux de toutes ses forces, elle tend le cou pour tenter d’apercevoir son enfant emporté.

Elle ne l’a pas vu, mais il frappe. Le deuxième Murabito abat sa matraque de toutes ses forces sur les deux mains à découvert, broyant les phalanges. AA a à peine le temps de réagir, un talon botté la frappe à la tempe. Elle s’écroule dans son box, dans la paille souillée des restes de l’opération et de ses propres déjections. La douleur irradie en concert ses métacarpiens brisés. Elle saigne du front. Le deuxième Murabito est déjà parti.

La femelle AA gît, cuite de douleur. Mais cela n’est rien en comparaison de la torture qui lentement monte de son ventre déchiré, recousu au gros fil, douleur éblouissante, totalitaire. Elle se tordra, elle se tordra pendant des heures, mêlant ses ululements de douleur à la symphonie des 1800 femelles AA parquées dans le grand hangar. Avec un peu de chance et l’aide massive des antibiotiques, elle échappera à la septicémie.

La nouvelle insémination BBB reste prévue pour elle dans 5 semaines.