lundi 11 août 2014

Climax [Nosfé]

Elle bascula de son côté du lit, releva les draps rêches sur sa peau nue et froide. Engluée dans la transpiration de cet homme sans visage qui pouvait être son mari ou n'importe quel autre amant, elle se sentait sale et puante. Lui s'était évaporé dans la lumière aveuglante de la salle d'eau, et revenait maintenant, lourd et soufflant comme un pachyderme, pour s'allonger dans ces draps moites, de son côté, et, sans un mot pour elle, bientôt sombrer dans un sommeil épais.
Immobile, écoutant le crissement métronomique de sa propre respiration, elle ne dormait pas. Le gémissement animal de l'homme, tout à l'heure, lui avait fait l'effet d'une libération. Ce cri avait soulagé son corps d'une épreuve, son esprit d'une honte intime. Le pistonnage avait cessé, et ensuite, la carcasse s'était écroulée, dégonflée comme une baudruche remplie d'os, et la sensation gluante en elle de s'évanouir en même temps.
Les yeux écarquillée, elle observait les abysses d'obscurité de cette chambre aveugle. Une douleur, comme une faim infinie, naquit dans son bas-ventre qui n'avait jusque là rien ressentit. Elle frissonna. Elle n'avait pas pris le moindre plaisir, pas vu éclore en elle la moindre étincelle d'excitation. Elle était resté d'une sécheresse mortuaire, frigide et réfractaire.
Cette nuit, le sommeil ne vint pas la prendre.
*****

Elle se regarda un instant dans le miroir, avec une lassitude mêlée de dégoût. Le rouge a ses lèvres était trop vif, trop brillant, et le Khôl enfonçait plus encore ses yeux au fond de leurs orbites. Elle se trouva pâle, et flasque et triste.
C'était une autre chambre, au luxe suranné. Des arabesques rococo de vert et de rouge convulsaient sur les murs, tandis que les volutes de ferronneries Art Nouveau du lit lui évoquaient celles des bouche d'accès du Métropolitain. Une résille jetée sur l'abat-jour tamisait un peu plus les lueurs mordorées de la lampe. Elle aurait voulu éteindre, tant elle se sentait laide et ridicule avec ses atours de dentelles noires, tant elle se trouvait informe et grise. Mais les deux éphèbes à la peau mat et aux membres tendus par le désir qui l'accompagnaient lui rendirent le semblant de confiance nécessaire pour qu'elle s'allongea sous le baldaquin.
Les turpitudes qui suivirent lui semblèrent évanescentes. Les corps entremêlés, nus et en désordre, pareil à dans une fosse commune; surfaces de peau méconnaissables, membres disparates, suintant de la même sueur, de la même envie, des mêmes parfums capiteux de stupre. Les deux hommes s'agitaient sur elle, sous elle, en elle, convulsaient tel des serpents pris la gorge dans un collet. D'un râle conjoint, il libérèrent en elle une même chaleur, une même semence visqueuse, et l'embrassèrent, avec ce qui ressemblait à de l'amour.
De nouveau, elle était restée impassible. Aride et grave, elle avait, du fond des limbes, cette même glaciale absence de sensation. Durant de longues minutes, son regard et son esprit n'avait été concentrés que sur cet animal, cette blatte qui parcourait les ellipses florales de la tapisserie. Elle s'endormit, ses hommes de la nuit blottissant leurs chaleurs contre elle. Consolation futile. Lorsqu'elle sortit de sa torpeur, tous deux s'étaient évaporés. Tremblante dans cette chambre devenue glacée, elle ouvrit la fenêtre et les lourd volet de bois. Le soleil déjà haut l'aveugla, la brûla ainsi qui il eut fait d'un vampire. Le vacarme de la ville au dehors lui vrilla les tympans, faisant éclore une céphalée sourde entre ses tempes.
Elle referma la fenêtre, et les sons s'étouffèrent au travers du carreau. Elle retroussa les draps encore moite de la nuit. Sur une tâche jaunâtre qui découpait son contour irrégulier sur la trame du tissu, gisaient trois fourmis mortes.
*****
Ombres mouvantes dans l'éther, masses de chairs musculeuses tendus par l'effort et la jouissance d'elles-mêmes. Elles mouvaient, se fondaient comme un même corps, unies dans la pénombre.
Alanguie dans une alcôve dont la banquette, tendue de velours pourpre, courait sur tout le pourtour, elle observait, lointaine, inerte et insensible, cette orgie bacchanale.
Sa recherche l'avait amenée en ces lieux interdits et délétères. La quête de ces plaisirs naturels, évidents mais si puissants et intenses, son envie de les ressentir à son tour, à nouveau, enfin, comme légitime en tant que femme, en tant qu'être doué de conscience, l'avait portée toujours plus loin dans ce que l'âme humaine, ses perversions et ses fantasmes, ont de plus troubles. Elle avait multiplié compagnons et compagnes, tentatives et tentations, s'était essayée à tant et tant d'obscénités et de dépravation. En vain.
Du magma de corps fluctuants alanguis dans la salle, se découpa une ombre sylphide, lascive et impudique, la silhouette d'une Vénus qui ondula, serpentine, jusque dans l'alcôve, et vint coller son corps souple sur elle. Baignée dans les longs cheveux jaune de la créature, elle goutta pleinement les baisers religieux que celle-ci appliquait sur sa peau pour trop insensible. Son esprit émit le stimulus d'un désir, sans que son corps en fasse écho. Ces sensations, ces pulsions au-delà de la volonté lui étaient proscrits.
Des doigts avides se glissèrent en elle et triturèrent sa chair, remuant, s'agitant, là, avec une suave violence. Mécaniques et souples, ils allaient et venaient, et massaient et appuyaient, la fouillant avec application, comme un archéologue le ferait en quête d'un trésor enfoui. Mais aucune émotion ne naquit en son bas-ventre, elle demeurait indifférente et sèche, et bientôt le contact de cette nymphe lui sembla insupportable. Celle-ci se laissa alors couler jusqu'entre ses genoux et, avec une douceur aux bornes de la vénération, additionna à l'action de ses doigts celle d'une langue chaude et tendre, et des lèvres qui la couronnait. Alors elle sentit le contact de la jeune femme contre un organe nouveau, contre une partie de son corps dont elle n'avait pas conscience jusque là. Une boule de chairs lisses, sphère sensible qui, sous l'action de ces caresses, semblait vouloir éclore en son sexe et se révéler à elle. Mal à l'aise, elle finit par repousser lentement la courtisane. Invisible dans la pénombre des cheveux en bataille, le visage de celle-ci ne transmit aucune espèce de réponse, avant de laisser échapper un cri d'horreur. Alors la luxurieuse silhouette redevint une simple jeune femme, maladroite et abêtie par l'effroi provoqué par quelque chimère, par quelque vision malsaine, et qui fuyait, précipitée. Gênée par cette étrange incartade, elle rabaissa sur ses genoux la robe légère dont la nymphe avait relevé les pans. Le tissu présentait de grouillants pointillés sombres qu'elle sentit grimper sur ses poignets, les couvrant d'une sensation de frisson. A son tour, elle s'extirpa précipitamment de la cellule, puis de cette salle pavée d'êtres entrelacés dégageant le même parfum entêtant de désirs mêlés. Dans la lumière crue de l'entrée, là où, recroquevillée derrière sa table, une créature humaine et translucide tenait un semblant de vestiaire, elle identifia ce qui trottaient hasardeusement sur ses membres. Fourmis et cancrelats.
*****
Elle était allongée sur le marmoréen damier de noir et de blanc de la cuisine, seulement vêtue d'un peignoir de bain. Elle s'était alanguie là comme par une pulsion, ne désirant aucun endroit particulier, peignant soigneusement les ongles de sa main dans un vermeil qu'elle détestait déjà. Elle se voulait toujours féminine, toujours séduisante, malgré tout, sans avoir d'autre espoir réel que de n'être que le fantôme de la femme qu'elle avait été. Spectre impuissant, dénué des sentiments  propres à ce qui est vivant...
Elle s'arrêta, soudain prise par une contemplation haineuse de son index ainsi maquillé, de cette griffe ensanglantée concluant son doigt. Le dégoût oppressa bientôt sa poitrine. Elle eut le besoin impérieux de rejeter cette phalange écarlate, daliéner hors de son corps, hors de son existence ce membre devenu occulte à son esprit. Se saisissant d'un couteau à la lame large et agressive, elle abattit celle-ci à la naissance du doigt, guillotinant le membre corrompu, fendant les chair et l'os de la première phalange, souillant d'hémoglobine le froid sol de pierre. Ce fut qu'une fois ce doigt tranché, séparé de sa main et baignant dans une croissante flaque cramoisie, qu'elle permit à sa gorge de laisser échapper le cri chargé des sanglots de son âme et de la douleur de son corps. Restant là, les oreilles bourdonnant du contrecoup, elle ressentit soudain combien cette pulsion, masochiste et sacrificielle, lui avait été dictée par ces forces intérieures qu'elle n'avait eu de cesse de convoquer jusque maintenant. Une chose palpita dans ses entrailles. Les insectes s'étaient réveillés en elle. La rotondité charnue qui avait effrayé la jeune fille s'éveilla de nouveau en son antre, dans une chaleur à la fois apaisante et douloureuse. Comme si des papillons gladiateurs avaient choisi son ventre pour arène.
Le globe lisse émergea entre ses cuisses, elle le sentit. Le poignard souillé de sang encore dans sa main, elle tendit celui-ci devant elle, tel une psyché, cherchant, dans le reflet de la lame, à identifier cet organe inédit.
Un œil humain grotesque, plus gros que la normale, avec sa vulve pour orbite, ses lèvres pour paupières. Il bougeait, observait. D'un cri, elle rejeta le couteau, rejeta l'image horrible qui y était apparu. Elle se débattit, tournant la tête à se l'en dévisser, agita bras et jambes de manière désordonnée, ainsi que le faisait, dans son sommeil, une personne prisonnière d'un rêve mauvais. Mais ses mouvements lui faisait heurter les objets qui l'environnaient, lui donnaient à sentir leur cruelle matérialité, leur cruelle réalité. La réalité de cet œil hideux qui regardait, toujours. Rampante,  imprimant dans le sang déjà versé le moindre de ses mouvements, elle reprit alors le couteau jeté au loin et le brandit, tournant vers elle la pointe d'acier. Tout musclé bandés, tétanisée,  elle l'abattit alors, sèchement, crevant l’œil immonde, enfonçant le métal meurtrier jusqu'à la la garde. Un instant, elle considéra le manche du couteau dépassant de son sexe, évoquant quelque absurde ersatz de membre viril, fait de bakélite et d'inox, et prenant forme de poignée. A la brûlure de la douleur, qui n'avait durée qu'un souffle, succéda une chaleur plus douce, et une ivresse incommensurable.
Une vague tellurique, primordiale, naquit en elle, débordant les récifs de sa conscience, chargée de sensations contradictoires, telles le limon accumulé de ses expériences passées se trouvant de nouveau remué. Des halètements soulevèrent sa poitrine, une sueur fine perla à son front, un sang trop longtemps immobile irrigua les veines de sa peau, lui redonnant une couleur oubliée. Mains et pieds se crispèrent, traduisant la tension d'électrochoc qui parcourait son corps. Alors, une inspiration coupée, un cri qu'elle ne put retenir. La libération. La jouissance. Entre de ses cuisses, jaillissant à la naissance du manche de plastique noir, un flot de sang qui se dilua bientôt, prenant des teintes rosâtre puis translucide, et qui s'éteignit en une ultime vague de cyprine, charriant dans son écoulement toute une population d'insectes pataugeant.
*****
Elle s'était perdu dans la recherche d'un plaisir solitaire.
Nuits et jours s'étaient succédés au dehors depuis la manifestation de cette pulsion morbide, depuis qu'elle avait répudié le doigt malheureux, depuis qu'elle avait anéanti l’œil horrible qui avait prit son sexe comme chrysalide. Et elle n'avait eu de cesse de rechercher, par elle-même, à revivre l'orgasme, l'acmé, le tourbillon extatique qui en avait découlé. Conservé tel une sainte relique, délicatement posé sur un cousin d'ouate imbibé d'alcool qui en dissimulait les miasmes putrides, son doigt maquillé de rouge. Il avait prit la teinte, la sécheresse et la rigueur d'un vieux bois.
Associant ce membre mort et pourrissant au plaisir intense qui avait suivi son amputation, elle en usait maintenant dans chacune de ses caresses, les phalanges de charognes raides violentant son temple charnel. Mais l'artefact gangrené ne lui apporta aucun secours, aucune consolation. La flamme en elle ne s'était développée qu'une fois, et ses efforts pour la ranimer semblaient vains...
Jusqu'à ce matin où, au réveil, alanguie dans un lit vide et solitaire, elle usa de nouveau de ce doigt défunt. Alimentant son esprits des quelques fantasmes qu'elle ait jamais pu nourrir, elle le remuait en elle, labourait sans relâche entre les lèvres inertes. Lâchant par mégarde le membre mort, celui-ci fut comme déglutit, avalé, et disparut dans son sexe. Un instant de panique, matinée de gêne. Puis elle sentit, courant dans tout son bas-ventre, un vif fourmillement. Des milliers de pattes minuscules, s'agitant en tout sens, parcourant ses entrailles,  réveillant le sentiment humide d'une nouvelle phase d'excitation. Elles bougeaient, sortaient, et son mont de Vénus fut bientôt couvert d'hyménoptères nerveux, aiguillonnés, émoustillés par les parfums de quelque phéromone. Le train de ses sensations était relancé.
Mais bientôt le torrent émotionnel s'affaiblit, sans même avoir atteint son paroxysme. Et de son sexe, encore entrouvert, s'extirpèrent, en une succession douloureuse, les phalanges nues de son index. Des osselets lisses et blancs, reliés par de tenus brin de cartilages, nettoyés des peaux et chairs qui les enrobaient quelques instants auparavant.
Elle comprit que les insectes en elle étaient intercesseurs de son plaisir. Que ces fourmis étaient des vestales qu'il fallait nourrir, que cet œil mauvais était un cerbère. Qu'elle pouvait, qu'elle savait comment, maintenant, satisfaire aux divinités de l'extase.
*****
Elle avait revêtu ses plus beau atours. Remplie d'une confiance nouvelle, elle se savait séduisante, séductrice, prédatrice.
Elle n'avait eu aucune difficulté, dans ce bar de nuit à la musique trop forte et aux éclairages criards, à attirer à elle l'amant qu'elle souhaitait pour cette nuit. Un jeune homme musculeux, au teint de bronze et à l'apparence trop soignée. Ensemble, ils avaient rejoint cette chambre aveugle et sale et saumâtre, gangrenée par l'humidité, où elle avait déjà invitée quelques autres compagnons de passage. Lapollon à la peau cuivré se montra doux et caressant durant de longues minutes de préliminaires qui ne déclenchèrent rien en elle. Puis, déjà dénudé et suffoquant d'excitation, il colla son corps nerveux contre le sien, et s'introduisit. L'enserrant entre ses cuisses, elle contracta son sexe, décidée à le retenir en elle, à aspirer cette arme de chair enfoncée dans son ventre. Elle le maintint inerte, à sa merci, comme un serpent constricteur ferait de sa proie, sangsue parasite qui aurait le coït comme matière nourricière...
Alors la palpitation grandit dans ses entrailles, tel un oiseau prenant son essor. Là, une fourmi soldate, plus grosse que ses congères, à la tête cordiforme et aux mandibules agressives, s'avançait, et se mit à grimper sur la boule de chair tendue et violacée du gland. Jouant de ses pinces aiguës, elle plongea sa tête dans l'orifice qui ponctuait l'extrémité du membre et, battant de chacune de ses pattes, elle finit par pénétrer pleinement dans l'urètre. L'homme gémit à la brûlure de la sensation, mais ce fut bientôt des cris de douleurs qu'il laissa échapper quand, une à une, formant une file ininterrompue, ce fut toute la colonie d'insectes qui pénétra en lui et qui, miette à miette, le déchiqueta de l'intérieur.
Alors affluèrent de nouveau en elle ces sensations, ce vertige, ce corps fiévreux et tétanique, cette écume à son entrejambe, cette impression d'une agonie douce et voluptueuse. Elle resta transie, encore pleine de cette jouissance, sous le corps pantelant de son amant massacré. La peau en était molle, détendue et pleine de replis, comme le tissu d'un habit trop grand. Les vibrations qui la parcourait par endroits laissaient à deviner la colonie d'insectes qui vivait à l'intérieur, parcourant le dédale de ses os nus. Dans un de ses orbites, la fourmi soldate dévorait la corné de ce bel œil bleu dont, quelque heure auparavant, il lui envoyait des regards enjôleurs. Elle embrassa les lèvres mortes de la tête transformée en coquille vide.

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