lundi 11 août 2014

839 [Gallinacé Ardent]

839
-          Suivant !
  L’homme rentre dans la pièce. Dans un coin, un compteur à cristaux liquides indique le chiffre : 839.
  Le nouvel arrivant est le 839ème individu de sexe masculin à rentrer dans cette pièce dans les dernières 36 heures. Il est l’un des participants du plus grand gang bang de l’histoire de l’humanité, organisé par Déborah Reeves, la star du porno mondialement connue. Le  principe : chacun entre à tour de rôle, pénètre l’actrice, éjacule, et repart. Le but : battre les plus grands records de gang bang, c’est-à-dire celui d’Annabel Chong (251 partenaires), Jasmine Saint-Clair (300), Houston (620 en vingt-quatre heures), et finalement, la cible à abattre : Lisa Sparxxx (919).
  Tout de suite, c’est la déception  pour l’homme qui vient d’arriver : la pièce est un peu trop peuplée à son goût. Il y a d’abord quelques chaises au fond, où sont assis quelques représentants de l’industrie du porno. On reconnaît Jack Horner, le célèbre producteur, pygmalion de Déborah, l’homme qui l’a vraiment introduite dans le milieu, Justin Goat, son mari, véritable maquereau qui la pousse, dit-on, à se dépasser sans cesse, et deux autres que le gang-banger amateur ne connaît pas. Tout le monde a l’air bien fatigué, Jack Horner bâille ostensiblement. Près du lit géant, une table, où s’appuie l’huissier chargé de valider l’exploit. Il a un chronomètre et un grand nombre de papiers étalés devant lui. Il a l’œil morne et sa bouche lippue crie pour un hamburger.
  Autour du lit, un jeune homme en blouse blanche prend le pouls d’un bras qui dépasse des draps. Il y a à son côté tout un appareillage d’hôpital, dont les diverses fonctions sont inconnues de l’arrivant. Dans un coin, un jeune stagiaire à lunettes et en blouse, plutôt que de s’intéresser au sort de la personne qu’il est chargée de surveiller, préfère jouer à une console portable, ce qui relève d’un pur scandale médical. Il tape du pied machinalement, en rythme avec la musique de film porno diffusée par des hauts-parleurs.
  L’homme est gêné par tout ce monde. Où est la femme ? Sa nudité lui fait sentir sa vulnérabilité : il va falloir assurer, et bien, face à tous ces blasés qui assistent au même acte répété sans nuances depuis une journée et demie ! Il s’avance donc vers le lit, et hésite un instant. Une odeur musquée, semblable à de l’urine de chat, flotte dans l’air, mélangée à une senteur plus sucrée, relique certainement du parfum de la star. Les draps, en désordre, sont souillés de déjections diverses, et dans un état de malpropreté considérable. Un vieux préservatif traîne là, comme un poisson des grandes profondeurs égaré là par erreur. On devine les contours d’un corps à travers le drap. Le jeune docteur, sans expression, soulève le tissu comme pour montrer un cadavre à la morgue. Enfin le numéro 839 l’aperçoit : Déborah Reeves !
  Il s’agit d’un corps à la fois rigide et flasque, posé là comme un paquet. Aucun mouvement n’agite la surface de cet épiderme donné à voir. Il est constellée de marques de doigts. Des meurtrissures et quelques bleus tachent la blancheur éclatante d’une peau lisse. Le seul signe de vie est donné par une poitrine bombée artificiellement qui se lève et retombe lourdement à chaque expiration. Un sifflement s’échappe d’une bouche occultée par un masque à oxygène que le jeune médecin maintient. En même temps, une maquilleuse est là, à souligner les sourcils rasés d’un trait noir. Le stagiaire à lunettes, délaissant sa console, s’approche de la masse inerte armé d’une seringue. Il pique la femme à l’avant bras, le liquide se répand dans la veine. Une tremblement agite la chair, elle se hérisse, et enfin le corps bouge un peu. Les jambes s’écartent, et l’homme ressent une désagréable surprise.
  Jamais sexe de femme n’aura ressemblé plus à un steak. Des lèvres charnues, semble-t-il taillées dans la chair d’un mouton malade, grosses comme des langues de bœuf, dégoulinent de pus, et une petite tâche de sang est visible sur le drap. Le tout a l’air d’une plaie vive, d’une blessure d’écorché qui est en train de se gangrener. Des fluides glaireux, issus des expectorations d’un tuberculeux maculent la toison en ticket de métro. On peut apercevoir de petits boutons d’irritation rouges pulluler autour du sexe.
  Décontenancé, l’homme détourne la tête. Déborah Reeves le contemple sans aménité. Elle affiche un air blasé, absolument indifférent à tout, des yeux morts de mérou adipeux. La bouche se plisse en un sussurement muet, semblant dire « tu viens, chéri ? ». Où est passée sa Déborah Reeves, celle dont il a tant rêvé en se masturbant les soirs dans son lit ? Celle qu’il a de toute éternité songé à culbuter si jamais l’occasion lui était donnée ? Celle qui surpasse de loin toutes les filles avec qui il ait jamais couché ? Elle est là, devant lui, et ce n’est plus qu’une femme épuisée, sans envie, aboulique. Il a soudain envie d’être humain avec elle, de la prendre dans ses bras, de la réconforter, de lui dire que tout va bien se passer. Elle s’adoucira, il lui dira des mots doux, et ils feront l’amour tendrement. Mais non... Il n’est pas venu pour cela. Il veut baiser, c’est tout.
  Comme en écho à sa pensée, la bouche de l’actrice se fend en un sourire difficile : on dirait qu’elle a du mal à mobiliser ses muscles pour faire prendre une expression de séduction à son visage. Visiblement, elle n’ira pas plus loin pour enjôler son partenaire, et sa tête retombe lourdement. Sans broncher, elle écarte ses jambes, mais ce geste est machinal : elle n’aide en rien la pénétration, se contente de la subir.
  L’homme se tripote pour se donner un peu de cœur à l’ouvrage, et réajuste son préservatif. Il remarque une petite poubelle au pied du lit, qui déborde de capotes usagées.
  Il s’introduit, d’un coup sec, et commence à la besogner. Elle regarde le plafond avec l’air mélancolique d’une ouvrière à la chaîne de l’usine Ford qui est exténuée mais sait que la relève ne viendra pas de sitôt.
  839 s’énerve. Tout se déroule très différemment de ses prévisions. Il avait rêvé d’une séance intime avec une actrice radieuse, un petit film porno pour lui tout seul en fait, et dont il aurait été la star. Mais vraiment, autant essayer de baiser un morceau de flan ! Il se maudit d’avoir eu à passer aussi tard, après 36 heures de ce marathon absurde, imbécile et douloureux pour la jeune femme. Elle a du être convaincue à la fois par son mari et son producteur de faire cette publicité démente. Pris d’un surcroît de rage, il se cambre encore plus en elle : tant qu’à jouir en elle, qu’il lui fasse mal, qu’elle se souvienne. Qu’elle se souvienne de lui. Il se dandine en tirant la langue, il grimace, tiens, tiens, mais autant enfoncer un tuyau dans une motte de beurre, ça fait pratch-pratch vaseusement. Le bruit est agaçant, le lit couine mais pas la femme. Les hauts-parleurs diffusent inlassablement de la musique d’ascenseur, véritables fosses à purin de la mélodie mondiale.
Jack Horner s’est endormi, et ronfle légèrement. Quant au mari, il lit un magazine d’automobiles, avec derniers modèles au banc d’essai. Le jeune stagiaire s’est replongé dans son jeu. L’huissier regarde son chronomètre. Aucune expression sur son visage. Le jeune médecin joue avec un stylo. Un des assistants, petite tête de rat et catogan, se cure le nez.
  Il n’y pas d’autre bruit que le grincement régulier du matelas. Tous semblent attendre que l’homme ait fini. Il s’agite de plus en plus, la jouissance monte.
  Ses yeux accrochent une machine posée sur une table, qu’il n’avait pas remarquée. Il n’a pas de mal à reconnaître l’engin, qu’il a déjà vu dans des fictions à la télévision. Il s’agit d’un défibrillateur, utilisé pour relancer un cœur arrêté par des secousses électriques de très haut voltage. La présence d’un tel instrument le dérange, l’interpelle : que vient-il faire ici ? Mais Déborah Reeves devance toute interrogation : elle souffle, très bas, « continue ». Ses yeux se révulsent soudain, un filet de sang coule du nez de l’actrice.
« C’était à prévoir » dit posément le jeune docteur. « Attendez un instant. Sans bouger » lance-t-il à l’intention de 839, qui s’immobilise, embarrassé du gros corps sous lui. Le praticien s’approche calmement de la star, lui met un peu de coton dans le nez, essuie le sang avec une serviette, passe un peu l’éponge sur le front luisant de sueur, et lui fait avaler un gobelet d’eau. Le regard du médecin croise celui du gang banger, qui se sent désarmé par ces yeux froids.
«  Vous pouvez continuer » dit le docteur.
  839 est désemparé. Il se sent amolli (malgré le Viagra ingéré une heure avant). Et surtout, il n’ose plus continuer avec autant de force qu’auparavant. Peur de faire mal, à présent. Alors il donne de tout petits coups de souris, schliff schliff, tout menus menus. Mais ça ne va pas non plus, c’est grotesque, il ne faut pas se retenir. L’autre ne bouge pas... Il a l’impression de violer une femme dans le coma.
« Grouille-toi petit pédé » John Goat a parlé. « Tu la finis et tu dégages ». Voix sifflante, étonnament aiguë. 839 s’active, cherche à atteindre le point de non-retour. Jute et tire-toi. Dans un sursaut, il arrive à intercepter le regard de sa partenaire. Son visage est beau et défait, elle reste une femme superbe. Dans sa jouissance, l’homme la voit avec l’éclat d’une morte. La fatigue et l’usure de son corps ne lui ont pas encore bouffé le visage. Elles n’arriveront pas à en venir à bout, elles l’encerclent, mais sa tête reste finement ciselée, à l’abri de la transformation en barbaque qui lui affecte le corps. Déborah Reeves a les yeux fermés, elle semble plongée à l’intérieur d’elle-même, absente à ce qui l’entoure, inexpugnable dans un monde où le plus osé des films pornos ne pourra jamais pénétrer. L’homme jouit en 7 grands traits, d’intensité décroissante, progressivement écoeurants.
« Pas trop tôt ». John Goat. « Dégage ».  
839 dépose ses lèvres contre celles de la jeune femme. La langue de l’homme n’arrive pas à passer la barrière des dents, qui ne se décolleront pas. Il détache sa bouche, murmure à son oreille « Merci. » Puis plus bas, pour lui seul : « mon amour ».
L’instant d’après, des bras saisissent 839, le décrochent, le relèvent et le jettent vers la sortie. A poil. Le médecin a juste le temps d’agripper la capote sur le sexe, et la fout à la poubelle. La porte claque. L’homme se retrouve au vestiaire. Il y a d’autres hommes. Ne pas croiser leurs regards, ne pas croiser leurs regards. Tous se rhabillent, la certitude du crime au ventre. Complices de meurtre.
  L’huissier a rajouté une croix sur sa liste.
  Déborah Reeves est ailleurs. Elle reste les yeux ouverts, tournés vers le plafond. Une larme coule dans son oreille.
-          Suivant !
  Un homme rentre dans la pièce. Dans un coin, un compteur à cristaux liquides indique le chiffre : 840.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire