Le
Chemin de la Vallée inondée
« J’ai comme la
sensation que… que quelque chose s’effondre à l’intérieur de moi. »
I
Marina Kozlov se réveilla doucement de
sa sieste dans la petite chambre bleue. La lumière s’alluma progressivement,
montant en intensité avec douceur, afin que ses yeux puissent s’habituer.
Recouverte d’une couverture rouge, elle laissa tomber le livre sur l’histoire
du 22ème siècle qu’elle était en train de lire. Elle démêla ses cheveux pour se
débrancher et une fois levée, non sans vertiges, regarda dans le grand écran
les rêves enregistrés qu’elle avait faits. Elle sourit en voyant des montagnes
de fraises délicieuses à perte de vue. Marina se souvenait toujours de ses
rêves, les images qui défilaient sur l’écran n’étaient pas une surprise pour
elle.
Elle décida d’enregistrer ce rêve en particulier, parce
qu’il lui ouvrait l’appétit et qu’elle le trouvait amusant et attendrissant.
Arrivée dans la cuisine, un androïde avec une voix
masculine lui demanda placidement si elle voulait une tasse de thé. Elle
accepta en s’étirant devant la porte-fenêtre grande ouverte sur le jardin.
- Il fait si beau aujourd’hui, cette
lumière… Cela faisait longtemps.
- Oui madame répondit l’androïde en
s’occupant du thé.
Elle le regarda un instant, lui fit
un sourire qu’il ne pouvait lui renvoyer. Son visage humain de plastique étant
toujours figé sur une expression de contentement intérieur qui semblait
éternelle.
- Où est John ?
- A l’extérieur Madame.
- Avec George ?
La lumière du soleil était intense,
la température était agréable, chaude sans être étouffante. Avant de chercher
son mari elle alla voir ses rosiers. Elle respira quelques roses en pensant à
sa mère. Après quelques minutes elle fit le tour de la maison et se dirigea
vers la grande piscine. En tournant au coin, ne s’attendant pas à la scène qui
s’installa devant ses yeux, elle se figea sur place, glacée d’horreur.
En face d’elle, John Kozlov, son
mari, était assis dans l’herbe près de la piscine, sa chemise tâchée de sang.
Il tenait leur chien George dans ses bras, un berger allemand de plus de trente
et un an. L’animal avait un trou dans sa poitrine sur le côté droit, le sang
frais coulait encore abondamment sur les jambes de John, qui pleurait. Debout à
un mètre se tenait un androïde non terminé, au corps métallique rudimentaire,
le dernier modèle imaginé par John et sur lequel il travaillait depuis des mois.
L’androïde regardait sa main ensanglantée de ses yeux anormalement questionneurs.
Il regarda Marina qui fût encore plus troublée de son regard. Comme pour lui
cacher qu’il l’avait observée avec attention, l’androïde utilisa des lentilles
protectrices pour cacher ses yeux, lentilles qu’il avait lui-même réclamées à
John dans le processus de sa fabrication lors d’une journée d’observation de
soi dans plusieurs grands miroirs.
Les lentilles s’ouvrirent et ses
yeux cherchèrent un point d’appui. Il regarda John Kozlov, la mine grise et les
yeux tristes. Branché à un mur par de multiples câbles qui ne lui laissaient
aucune liberté de mouvements, l’androïde demanda pourquoi cela faisait
visiblement plusieurs jours qu’il n’avait pas été mis en fonction.
- Parce que tu as fait quelque chose
de terrible lui répondit John, qui lui tournait le dos, regardant ses plans
holographiques sur sa table de travail. Et à présent, Marina ne veut plus me
parler, parce qu’elle me voit comme responsable de ton geste.
- Père, l’animal n’avait pas à
grogner dans ma direction, rétorqua l’androïde de sa voix masculine sans
agressivité, mais sûre d’elle.
John Kozlov se retourna et le
regarda dans les yeux.
- C’était à toi de lui enseigner que
tu n’étais pas un danger pour lui. C’est ce que les humains font, Martin. Et
c’était la leçon du jour. C’était ce que j’attendais de toi.
- Père… J’estime à votre pulsation
cardiaque que nous ne pouvons pas trouver un terrain d’entente sur ce sujet, et
vue l’état de fatigue physique et morale dans lequel vous vous trouvez, je ne
peux argumenter en ma faveur sans que cela ne vous mette davantage en colère,
et en détresse vis-à-vis de la situation, et de ma personne. Je vous recommande
de dormir, de vous hydrater et de vous alimenter en conséquence avant que nous
reprenions cette conversation.
Un long moment sans dialogue
s’installa entre eux. Puis, Martin, avec assurance, brisa le silence.
- Père… Si j’ai commis une erreur,
laissez-moi faire réparation de cette erreur… Père ?
A l’aide d’un câble en or John relia
le port qui se trouvait dans son crâne au dessus de son oreille à celui de son
écran. Après quelques secondes le programme ne démarrait toujours pas, à la
place une fenêtre apparue pour demander à John de calmer son rythme cardiaque,
car il était impossible au programme d’analyser les données et de les
télécharger sous peine de les corrompre. John Kozlov ferma les yeux alors,
tandis que Martin regardait la pièce dans laquelle il se trouvait. De nombreux
corps métalliques comme le sien étaient entassés dans une sorte de bibliothèque
immense. Des employés dans les couloirs allaient et venaient, beaucoup
d’étudiants. Les sous-sols de la demeure de son Père semblaient s’établir sur
des kilomètres, reliés à la Grande Cité. Martin le savait, car il avait étudié
les plans d’architecture de cet endroit. Plusieurs fois, en cachette. Avec
minutie, et le temps que lui octroyait la réalité d’être une machine, même s’il
n’avait pas la sensation réelle d’en être une. A vrai dire, Martin était le
prototype des futurs robots intelligents, car les précédentes générations,
qu’on avait également appelée « robots intelligents », ne l’étaient
en rien comparés à ses aptitudes de choisir et d’analyser les données qui
s’offraient à lui. Lui-même avait cette donnée intégrée à son système. L’intelligence
qu’on avait arbitrairement octroyée aux antiques machines de son genre, à ces
ancêtres, tenait au fait qu’elles répondaient aux ordres données sans chercher
à les discuter. John avait cherché toute sa vie à créer une machine avec qui un
échange relationnel était possible. Délier l’étrange confusion entre
l’obéissance et la liberté de choisir, qui avait toujours révolté Kozlov. Il
avait rêvé toute sa vie de la naissance de Martin dans son laboratoire
souterrain, lui qui était héritier de l’entreprise de son père, considéré comme
le Dieu de la robotique et qui avait toujours trouvé dangereux qu’une créature
comme Martin puisse naître au monde un jour.
En se concentrant sur sa
respiration, John se souvint de la première fois où Martin choisit son prénom
avec lui. La machine avait d’abord tenu à s’appeler comme son père, puisque
John l’avait conçu de sorte qu’il le perçoive ainsi. Mais en regardant une liste
de prénoms, Martin s’attacha immédiatement à celui qu’il portait désormais et
John n’en fût que plus surpris et enthousiaste. Il avait écrit sur une
note : « la machine, après
avoir tenu à s’identifier au programme que je lui ai transmis, a tenu à se
différencier de ce même programme, par instinct, par une sorte d’impulsion
virtuelle, bien vivante et soudaine. Ceci est comparable à un comportement
humain face à deux idées contradictoires tout à fait basiques. Un jour
peut-être que je verrai Martin comme un enfant dont j’ai la responsabilité, et
peut-être même que je ressentirai de l’affection pour son être. Cette idée est
complètement déraisonnable mais je la sens se dessiner à l’horizon. Comme si
elle avait sa propre volonté, sa propre force d’inertie, sa propre soif de se
forcer à l’existence. Je suis terrifié ».
John enfin calmé, vit l’ordinateur
prendre en compte ses données.
- Père… S’il vous plaît… Ne m’ignorez pas, continuait Martin, très
calmement, avec une pointe de crainte dans la voix. John n’en fût que plus
troublé. En tremblant un peu, il se débrancha pour se retourner et faire face à
sa machine. Martin plongea ses yeux réalistes dans les siens. Il lui implora
une dernière fois de ne pas le mettre hors-fonction, de sa voix très sereine
mais empreinte d’une frayeur bien réelle, qui n’était perceptible uniquement
que pour John. Après quelques secondes à le regarder dans les yeux, Kozlov
appuya sur l’écran pour « éteindre » Martin. Pour toujours
pensa-t-il.
II
Martin ouvrit les yeux et vit Marina
Kozlov en face de lui. La première et dernière fois que leurs regards s’étaient
croisés, Martin avait tué son berger allemand. Marina avait changé. Martin
analysa immédiatement qu’elle avait trois à cinq ans de plus que lors de leur
dernière rencontre. Une mèche blanche parcourait sa chevelure foncée désormais,
et son regard était lourd et attristé. Martin calcula d’après son apparence que
Marina Kozlov souffrait visiblement d’anxiété chronique et d’une dépression
majeure.
- Bonjour, dit-elle avec une sorte
de grimace sur le visage.
- Bonjour, répondit Martin.
- Je suis Marina Kozlov, la femme de
John.
- Père ? Puis-je vous demander
où est-il ? Je viens d’analyser que cela fait plusieurs années que je n’ai
pas été mis en fonction. Père était dans un état de stress intense la dernière
fois que j’ai tenté de discuter avec lui de mon erreur.
- Votre erreur ?
- J’ai tué votre chien par peur
qu’il ne touche à mon intégrité physique.
Marina s’assit sur une chaise
transparente et s’écroula en sanglots. Autour d’elle, d’autres personnes, deux
hommes jeunes et une jeune fille s’approchèrent de Marina pour lui apporter du
réconfort, tandis que deux techniciens en jaune regardaient et jaugeaient
l’état de la machine de John, avec une certaine appréhension. Martin étudia et
analysa, les visages de ces personnes jamais vues auparavant. Ensuite, il
imprima leurs caractéristiques faciales dans sa mémoire.
Il nota que l’un des fils de Marina
Kozlov avait un bras biomécanique jusqu’à l’épaule.
Ce fût ce dernier d’ailleurs qui se
baissa pour tenter de réconforter sa mère en larmes.
- Cette machine peut être dangereuse
maman, dit-il à Marina. Papa n’aurait pas voulu que tu…
- Puis-je vous appeler Mère, demanda
alors Martin en interrompant le fils aîné de Kozlov, dans un élan qui surprit
tout le monde. L’un des techniciens dans sa combinaison jaune recula en fronçant
les sourcils.
Marina essuya ses larmes et regarda
l’androïde droit dans les yeux. Elle lui fit un signe positif de la tête.
Martin abaissa ses lentilles
brusquement pour cacher ses yeux. Visiblement, la machine fût surprise de voir
Marina lui accorder ce droit qui provoqua une vague de colère et d’effroi chez
ses enfants, Martin pu très nettement identifier les changements de température
dans leurs corps respectifs lorsque Marina secoua la tête positivement,
acceptant sa demande.
- Débranchez-le et préparez-le
demanda Marina aux techniciens.
C’est dans un nouveau corps plus
perfectionné que Martin se réveilla quelques semaines plus tard. Mais il
n’avait toujours pas une apparence humaine, ce qu’il regretta fortement, sans
pour autant comprendre ce qu’était ce regret. Amené par Phil, l’assistant de
Marina dans la demeure des Kozlov, construite au dessus du centre robotique,
Martin n’aimait pas la sensation de cet ascenseur ultra rapide, qui s’arrêta
enfin pour ouvrir ses portes directement dans la cuisine. La pièce n’avait pas
changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vue et traversée, avec John et le
chien. Un Androïde à l’allure grossière, ressemblant à une statue de cire
imitant le vivant, s’appliquait à nettoyer le sol avec à-coups secs et répétés.
- Il n’est plus tout jeune celui-là,
remarqua Phil.
- Il vieillit comme vous
autre ? demanda innocemment Martin, frustré de voire Phil volontairement
ignorer sa question, comme s’il venait de dire quelque chose de blessant.
Marina s’occupait de ses roses. Elle
était beaucoup plus détendue cette fois, son visage était souriant, mais
marqués par quelques rides qui n’étaient pas là il y a quelques semaines nota
Martin en scannant sa structure faciale à nouveau.
Marina lui tendit la main.
- Mère, bonjour dit presque tout
naturellement Martin en lui serrant la main.
- Marchons ensemble, tu veux bien
Martin ?
Elle lui prit le bras et Phil resta
derrière eux, à distance, les mains jointes dans le dos, avec un boîtier accroché
à sa ceinture.
Ils marchèrent derrière la villa, là
où se trouvait l’ancienne piscine, qui n’existait plus.
- N’y avait-il pas là une piscine
auparavant ?
- Oui, je l’ai faite enlever puisque
je ne me baignais plus. Martin, je voudrais que l’on parle de John.
- J’ai remarqué son absence.
J’attendais que vous me transmettiez des données à son sujet.
- Je n’ai pas de données justement à
te fournir sur John. Sur… ton Père. Ces dernières années, notre mariage s’est
considérablement dégradé.
- Par ma faute ?
- En partie répondit Marina en
baissant les yeux. Une toute petite partie dit-elle en s’arrêtant pour lui
faire face en mettant ses mains sur ses hautes épaules en métal. Tu n’as pas
été la source de nos problèmes, tu comprends ?
- J’ai lu et relu les notes écrites
sur ta conception poursuivit-elle avec élan. Sur ce qu’il voulait que tu sois.
Il voulait que tu sois en vie, Martin, tel que tu es, rien d’autre. C’est pour
cela que je t’ai remis en fonction. Pendant des années alors que je ne voulais
plus entendre parler de toi, quelque chose en moi a empêché ta destruction
totale.
Martin analysa qu’il était probable
à 85 % que « Mère » se mette à pleurer à la fin de son propos. Il
analysa également qu’elle était en train de lui révéler la vérité, sans
chercher à en cacher la moindre partie.
Comme touché par ses paroles, il
tenta d’abaisser ses lentilles pour cacher ses yeux. Mais ne put le faire.
Marina avait fait ôter ce système de lentilles protectrices des yeux de son
nouveau corps composé de cet alliage virtuellement indestructible. Après avoir
ressemblé à une grosse boîte rudimentaire sur deux tubes de métal auparavant,
Martin avait désormais l’aspect d’un corps humain bien construit à qui on
aurait ôté toute la peau, les muscles et les chairs à vifs.
Le regard de l’androïde s’alourdit
de tristesse – semblait-il - lorsqu’il comprit qu’il ne pouvait plus utiliser
cette fonction.
- Vous et Père vous vous êtes
séparés. En partie par ma faute.
- Non. Il est parti un jour de
colère sur Mercure, envoyé par la Convention pour tenter de guider une armée d’androïdes
combattants contre des… insurgés d’origine inconnue. Ils n’ont plus de
nouvelles de la base, après un violent combat et… et je crois que John n’y a
pas survécu. Je voudrais t’y envoyer. Je voudrais que tu me ramènes son corps.
Je voudrais que tu ramènes le corps de ton Père ici, que je suis puisse
accomplir son souhait.
Martin regarda au loin la vallée et
les allées retours des navettes qui se posaient et s’envolaient. Une grande
vallée, creusée encore et encore. Il remarqua un arbre géant, et à moitié mort
d’après ce qu’il pouvait en dire à distance. Marina essuya ses larmes et regarda
à son tour la vallée et les travaux effectués à l’intérieur.
- Ils vont l’inonder dans quelques
temps, dit-elle alors, d’une voix presque éteinte.
Martin se tourna vers elle et
demanda placidement mais avec volonté : Mère, puis-je partir demain pour
effectuer cette mission ?
Marina lui répondit par un sourire.
Elle s’accrocha à nouveau à son bras, pour effectuer la promenade en sens
inverse.
- Viens, dit-elle. Allons voir mes
roses.
III
Trois ans plus tard, la capsule de
Martin, en mauvais état, éclata la bulle magnétique du ciel en ligne droite et
s’écrasa un beau matin dans l’océan. Immédiatement interceptée, trois navettes
militaires décollèrent de la base du Continent d’Ameriga pour aller la
récupérer. A son bord, ils découvrirent Martin, avec un bras en moins mais en
état de marche et enveloppé dans un linceul blanc, le cadavre momifié de son
père, John Kozlov.
Marina Kabrit fût immédiatement
alertée, alors qu’elle était dans sa chambre bleue, en train d’écouter de la
musique avec ses petits-enfants, tout en regardant leurs rêves enregistrés sur
le grand écran. Elle demanda à voir le cadavre de son mari d’abord. On l’amena
donc à la Chambre des Morts, où elle put le voir dans l’état dans lequel il se
trouvait. Deux médecins légistes habillés de combinaisons bleu-acier
attendaient dans la salle, les mains jointes dans le dos. Ils regardaient le
sol sans bouger. Marina entra dans la grande pièce, et alla s’asseoir à côté de
la table où reposait son mari, enveloppé d’une toile blanche, la tête
apparente. Il ne restait presque plus rien de son visage momifié. En dehors
d’une expression de douleur. Elle demanda ce qui avait causé la mort.
Le médecin en chef leva la tête et
fit un pas avant de répondre :
- Un simple trauma dans le flanc et
l’abdomen.
- Une arme à ondes ?
- Non, répondit le médecin chef embarrassé.
C’est une arme à feu qui date apparemment du 20ème siècle. L’androïde sait ce
qu’il s’est passé là-bas. L’Ordre le soupçonne d’avoir contribué à la mort de
Monsieur Kozlov.
Bien que Marina ne pleurait pas,
elle était bouleversée à l’intérieure, mais apparue aux deux hommes présents
dans la salle complètement froide et hermétique à ce qui se déroulait.
Elle posa sa main sur la poitrine du
cadavre et sentit qu’elle était complètement creuse, qu’il n’y avait qu’une
cage thoracique vide en dessous du tissu.
Au Centre de l’Ordre Bleu, Marina
arriva dans l’intention de faire libérer Martin, interrogé par l’Ordonné
Andrews et l’Ordonné Charles. Relié à de multiples pods et ordinateurs, Martin
était assis, dans l’état dans lequel il avait été trouvé, et son regard
s’illumina lorsque Marina, accompagnée de son assistant demandèrent à le voir.
L’Ordonné Charles trouva étrange la lueur qu’il vit s’allumer dans les yeux du
robot, et Martin, qui remarqua qu’il avait vu cela, repris donc l’attitude qui
était attendue de lui. Marina entra dans la pièce, faites de murs translucides,
et sourit en voyant Martin.
Les Ordonnés demandèrent à Marina
Kabrit d’attendre encore dehors quelques minutes, puisqu’ils n’avaient pas
terminé.
Quelques jours plus tard, il fût
établi que l’histoire de Martin était crédible. Il était arrivé sur Mercure,
gelée depuis des centaines d’années suite à la transformation du soleil. Dans
des températures terribles, il avait fouillé les bases, toutes éventrés et
touchées par des conflits qui avaient semblés énormes dans leurs proportions.
Il n’avait trouvé là-bas que des cadavres momifiés et une grande désolation. Martin
avait filmé et enregistré certaines parties de son périple, ces images étaient
désormais détenus par l’Ordre Bleu. La machine fût retournée à Marina Kabrit,
qui essuyait des poursuites pour avoir envoyé l’androïde en reconnaissance sur
Mercure sans autorisation au préalable du Grand Conseil de la Convention
Planétaire.
- Ce qui leur font si peur, c’est
que tu as été attaqué par ceux que tu appelles « les infectés ». Et
les images que tu as ramenées d’eux dit Marina à Martin.
Dans le grand sous-sol, Martin
subissait des réparations complètes.
Emue, face à lui, elle le remercia
chaleureusement.
- Pourquoi Mère ?
- Pour avoir récupérer son corps.
Pour m’avoir fait confiance. C’était ta mission et tu l’as accomplie, au péril
de ton intégrité. Mes enfants, tout le monde ici, ils me disaient de poursuivre
mon existence, qu’il était trop tard. Que John était mort là-bas et que nous
allons de l’avant lorsqu’on nous perdons quelqu’un de cher. Je ne pouvais pas
m’y résoudre. Quelque chose en moi refusait d’accepter cette nouvelle réalité.
J’ai toujours su au fond de moi qu’il était mort mais… Je ne pouvais pas
concevoir de laisser son corps là-bas.
- Il s’est battu pour survivre. Mais
lorsque je l’ai trouvé, il était mort. Je suis désolé de vous voir triste, Mère
répondit placidement l’androïde.
Marina sourit tristement et ses yeux
devinrent rouges. Alors elle baissa la tête pour ne pas qu’on la voit
défaillir.
Après quelques instants, attendant
qu’elle se remette un peu, le robot demanda :
- Mère, pourquoi vous appelez-vous
Kabrit désormais ?
- C’est mon nom de jeune fille,
dit-elle en reniflant et en essuyant grossièrement ses larmes sur ses joues
avec ses doigts. Un jour de colère contre John j’ai décidé de le reprendre… Je
regrette maintenant. J’ai toujours su que je regretterais de faire cela,
c’était stupide. La tristesse à présent, autorisait un sourire à se dessiner
sur son visage marqué par l’expérience du deuil.
Une nuit, debout branché dans sa
station de recharge contre le mur, les yeux grands ouverts, Martin rêva de son
père, John Kozlov. Ce n’était pas vraiment un rêve, plus un souvenir, Martin ne
savait pas faire la différence entre les deux. Il l’avait trouvé vivant, bien
vivant, au sommet d’une montagne de Mercure. Blessé mais vivant, dans son
exosquelette, Martin se souvenait de la chose étrange qui s’était passé dans
son programme, l’agitation, l’excitation, de revoir son Père, là, sous une
tente de fortune, allongé. En traduisant, le programme avait conclu que Martin
avait ressenti de la joie.
John avait été très surpris de le
voir là. Il avait eu la sensation de rêver en pleine conscience éveillée. Il
lui avait pris sa main de métal avec tendresse et fermeté, Martin analysait
déjà ses savoirs médicaux pour tenter de lui sauver la vie. Les blessures
étaient profondes, et John avait eu le temps de lui dire la bouche remplie de
sang que « des infectés » rôdaient dans les montagnes enneigées. John
était mort en souriant au robot, et en caressant son visage froid, le
barbouillant de son sang.
Martin, tenta une réanimation
cardiaque basique, sans succès. Il découvrit les trous rouges dans l’abdomen de
son père, et se rappela le jour où il avait tué George, le berger allemand de
la famille Kozlov.
Martin avait décidé de mentir à
propos de deux choses. La première était qu’il avait trouvé John peu de temps
après son arrivée sur Mercure. La seconde était que tout ce temps passé là-bas,
quelqu’un lui avait semble-t-il effacé de sa mémoire. Tout le monde avait pensé
à une défaillance de son système. Martin était persuadé qu’il avait autorisé quelqu’un,
sur Mercure, à lui effacer la mémoire. Il ne savait donc plus pourquoi.
Après avoir rêvé de John, il ouvrit
les yeux brusquement. Il se trouvait encore fixé à sa station de recharge, dans
le noir. Il n’y avait pas de bruits dans la chambre que lui avait donnée Marina
Kabrit à son retour. Juste une pulsation qui s’apparentait à une respiration,
mais qui était juste produite par une machine, celle qui régulait la qualité de
l’air dans toutes les pièces de l’immense demeure.
EPILOGUE
Un jour, Marina invita ses enfants
et ses amis à assister à l’inondation de la vallée. Sur le chemin, elle prit
Martin par le bras, et discuta avec lui de ses roses, et également des
aménagements qu’elle pourrait effectuer dans sa chambre s’il le désirait.
Des robots plus rudimentaires que
Martin allaient et venaient pour servir les plats et les boissons. Les enfants
courraient dans l’herbe pieds nus, avec des ballons mous, qui revenaient seuls
lorsqu’ils étaient lancés trop loin. Les enfants riaient beaucoup de les voir
revenir par eux-mêmes.
Marina dit à Martin de faire connaissance
avec ses amis, puis elle alla à la rencontre de son fils aîné, William,
qui buvait une bière. Il lui avait fait
signe de venir pour lui parler.
- Maman, tu ne crois pas qu’il
serait mieux qu’il apprenne à servir comme les autres.
Marina
lui sourit gentiment et prit son visage d’adulte entre ses mains comme s’il
était un tout petit enfant.
- Veux-tu une autre bière ?
Dit-elle dans une tentative d’éluder la conversation.
- Maman je suis inquiet… Tu
t’attaches à lui mais… Il ne s’attachera jamais à toi en retour. C’est une
machine. J’ai l’impression que tu l’oublies parfois.
- Ce n’est pas ce qui est important
dit Marina en réarrangeant les petits fours sur les plateaux.
- Alors c’est quoi ?
- Ce qui est important, c’est qu’il
soit là. Et c’est ce que je veux, aujourd’hui, sa présence, et c’est ce que
voulait ton père. Il voulait qu’il existe. Peut-être qu’il a juste appris à
paraître autonome, et à ressentir des choses. A mimer nos sentiments, nos
émotions. Dans un quelconque programme initié par John. Ce n’est pas ce qui
m’importe pour te dire la vérité. Ce qui m’importe c’est juste qu’il soit là.
C’est mon besoin. Martin est la seule chose qui reste du génie de ton père. Et
ça compte pour moi, autant que tu sois là avec tes enfants, et ton frère et ta
sœur, et nos amis. Sois un amour et va apporter une limonade à ta sœur,
regarde, elle secoue la bouteille à distance en souriant parce qu’elle n’a pas
envie de bouger de son transat.
Le fils aîné de Marina Kabrit sourit
à sa mère, puis amena une bouteille de limonade à sa sœur comme sa mère le lui
avait demandé. Ensuite il regarda d’un œil suspicieux le robot qui allait
tranquillement mais d’un pas assuré vers les enfants.
Au loin d’énormes vaisseaux
survolaient la vallée profonde. Et de ces énormes engins noirs, cubiques, à
l’apparence inquiétante, s’échappèrent des tubes gigantesques flexibles. L’eau
coula par torrents et inonda tout ce qu’il y avait sur son passage. Y compris
le vieil arbre mort qu’ils n’avaient pas jugé bon de déraciner avant. Toute la
famille et les amis de Marina applaudirent. Martin s’était assis aux côtés des enfants
qui s’étaient allongés autour de lui en lui posant des questions sur la
composition des fleurs. Un scarabée se posa alors sur son front. Il leva les
yeux pour le regarder.
Le scarabée noir aux reflets verts
grimpa sur sa main et s’envola à nouveau. Martin analysa que l’air était
beaucoup plus humide à présent que la vallée était complètement inondée. Il ne
remarqua pas que tous les humains autour de lui avaient ressenti la même
fraîcheur de par leurs sens.
60 ANS PLUS TARD.
L’évolution technologique avait
permis désormais à Martin de ressembler à un véritable humain, comme tous ses
congénères robots. Sa peau synthétique imitait parfaitement la peau et la chair
humaine. Avec Marina Kabrit, il avait choisi ses traits, et la couleur de ses
cheveux.
L’on pouvait toujours distinguer les
androïdes des humains pourtant. Une lumière blanche ou rouge s’activait
désormais au milieu du front lorsqu’ils recherchaient des données, ou
procédaient à des téléchargements quelconques. Ou lorsqu’ils se rechargeaient,
une fois par mois.
Marina ne pouvait plus marcher avec Martin
tranquillement sur le chemin de la vallée inondée, bardé de ses rosiers. La
vieille femme avait à présent 142 ans, un âge tout à fait honorable. Elle avait
demandée depuis quelques semaines à rester dans la chambre bleue,
continuellement branchée à l’ordinateur des rêves et des mémoires. Il
enregistrait même les fausses, ce qui l’amusait beaucoup.
Martin n’avait jamais révélé à
Marina qu’il avait découvert John vivant pendant une dizaine de minutes. Ni
même qu’il avait passé plusieurs années sur Mercure sans se rappeler pourquoi. Un
matin, il alla comme d’habitude à son chevet, en lui apportant son matcha à
boire avec du lait, et quelques biscuits qu’il avait préparé lui-même. Les
anciens androïdes au service ménager de la demeure avaient rendus l’âme une
semaine après l’inondation de la vallée. Martin s’était proposé de devenir le
maître de maison en remplacement. Marina, après quelques jours de réflexion,
avait accepté. Elle lui avait fait le plus beau des sourires. A cette époque,
Martin ne pouvait pas encore sourire.
Il le pouvait désormais, et chaque
matin, Marina aimait le voir arriver avec sourire sur son visage.
- Mon ami tu m’apportes des biscuits
à quel parfum ce matin, dit-elle d’une voix rocailleuse et fragile.
- A la noix de coco Mère.
Elle se mit à pleurer et Martin posa
le plateau puis s’agenouilla à son chevet. Il lui serra la main. Les mains de
Martin étaient chaudes, imitaient la chaleur humaine.
- Pourquoi pleurez-vous donc ?
Puis-je faire quelque chose pour soulager votre peine ?
- Je pleure parce que… Parce que
nous sommes amis depuis si longtemps. Je crois même que notre amitié est celle
que je préfère d’entre toutes. Et je vais bientôt devoir te quitter.
- Je vous aime également Mère, et je
vous suis tellement reconnaissant de m’avoir réveillé. Je n’aimais pas être
hors-fonction. C’est de l’espace noir et vide.
- Je ne sais plus pourquoi John
t’avait débranché, dit-elle en raclant sa gorge et en s’asseyant dans son lit
chaud.
- George.
- George ?
- Votre chien…
Les yeux de Marina Kabrit
s’écarquillèrent.
- Je l’avais presque totalement
oublié, c’est extraordinaire.
Elle mangea deux biscuits et but son
lait au matcha, puis s’endormit paisiblement, après avoir été bordée par
l’androïde. Elle lui caressa le visage en lui disant merci juste avant de
fermer les yeux.
- Je sens que quelque chose s’effondre
de sommeil en moi dit-elle en murmurant.
Martin,
regarda l’écran et vit de quoi elle rêvait. D’une petite fille blonde qui
jouait au milieu de centaines d’insectes divers dans une sorte de parc rempli
de lumière.
Après avoir terminé la lecture de
plusieurs livres, nourrit les chiens et les chats de Marina, Martin ouvrit la
porte au Dr Jameson, qui venait chaque jour faire sa visite. Ils allèrent
ensemble vers la chambre bleue et en ouvrant la porte, Martin fût étonné de
voir que l’écran était noir. Normalement il diffusait toujours quelque
chose quand un être humain était branché à lui. Toujours.
Le Dr Jameson prit le pouls de la
vieille femme et se retourna vers Martin en secouant la tête négativement.
Martin eût une « anomalie » dans son programme la seconde d’après. Il
avait eu la même à la mort de John Kozlov.
En attendant l’arrivée de toute la
famille, le robot marcha vers les rosiers de Marina Kabrit. Il caressa quelques
fleurs. Puis il emprunta le chemin de la vallée inondée, qui était un lac
immense désormais. Mais le chemin portait toujours ce nom spécifique.
Au bord de l’eau, qui reflétait la
lumière de ce soleil artificiel créé par l’homme, et qui entourait la planète
comme un exosquelette, Martin essayait de se concentrer tandis que son
programme l’alertait de l’anomalie, encore et encore. L’arbre mort, plongé dans
l’eau, était visible à la surface par transparence. Il ne sortait pas des flots
mais en caressait visiblement l’espoir.
Will, le fils aîné de Marina arriva.
- Martin, hé, Martin !
Le robot se retourna et le regarda
droit dans les yeux. Interloqué, l’homme au bras mécanique se rappela les
nombreuses fois où sa mère avait pris la défense de la machine, et à quel point
il avait été jaloux de cela.
Martin, la tête basse, arriva à sa
hauteur. Le visage serein, il remarqua les yeux rouges du fils de Marina.
- Vous avez pleuré ?
- Oui bien sûr…
- J’aimerais vous dire à quel point
je comprends votre peine Monsieur. Votre Mère était extraordinaire.
- Merci Martin. Je suis encore un
peu sous le choc.
- Que va-t-il advenir de moi ?
Mère était ma seule famille. J’ai comme la sensation que… que quelque chose
s’effondre à l’intérieur de moi.
Après quelques secondes,
spontanément, Will, qui n’avait jamais cessé d’être méfiant et jaloux de Martin,
posa sa main biomécanique sur l’épaule de l’androïde et lui dit, dans un
parfait élan du cœur :
- Tu vas rester avec ma famille et
moi maintenant. Après tout, nous sommes comme des frères.
En remontant vers la maison, Martin, heureux
de la surprenante chaleur de Will, ne put pourtant s’empêcher de focaliser dans
sa mémoire sur l’image de cet arbre englouti par les flots. Pourquoi ne
l’avaient-ils pas enlevé et brûlé ? Avant de rentrer dans la maison, et
d’aller se recueillir sur le corps de sa Mère, il regarda une dernière fois la
vallée ensoleillée. Tout ce décor, se dit-il, était artificiel. Il se demanda
alors étrangement s’il ne pourrait pas plonger son corps dans les flots (en
sachant que cela lui serait fatal), s’enfermer dans le tronc d’arbre mort, et y
rester pour rejoindre Père et Mère. Etaient-ils quelque part ? Basculés
dans un monde moins artificiel, si la chose était possible ? C’est alors
que commença en lui, pour la première fois de son existence, le processus de
colère envers la réalité des choses terrestres. Choses terrestres qui lui
avaient volé sa Mère. Pour la première fois de sa vie, Martin avait en lui le
dégoût absolu du monde, qui s’était transformé en quelques heures à peine en un
endroit inquiétant et sombre. Et ce sentiment de rejet et de fureur, sous la
forme de données, semblaient le narguer lui-même. Lorsqu’il questionna son
programme sur la durée de cette « configuration », et l’estimation
d’une date où la chose prendrait fin, il eût comme résultat :
D U R E E I N D E T E R M I N E E.
Fin.
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