jeudi 15 mai 2014

La ferme du crocodile [Nosfé]



Finalement, ce fut Abdellatif qui profita de son petit déjeuner. En échange, son compagnon de cellule lui avait cédé quelques clopes, récupérées la veille. Ça lui faisait une belle jambe, au kabyle, d'avoir des clopes, lui qui chiquait...
Melville n'avait pas faim, ou plutôt, il ne se sentait pas de manger. Il avait les tripes qui faisaient des nœuds, et comme une drôle d'angoisse qui lui serrait la gorge.
La trouille, ou un sale pressentiment. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas ressenti ça, pas depuis qu'il était ici, en tout cas. Pas depuis que sa vie se limitait à ces 9 m2 et à la promenade en rond.
Il avait la trouille... C'était peut-être à cause du rêve de cette nuit. Un sale rêve, trop réaliste, un de ceux que l'inconscient farcit de souvenirs et de regrets enfouis, histoire de bien vous secouer. Un de ceux dont on voudrait se réveiller, à toute force, mais dont on est prisonnier.
Le braquage. Fredo. Le Crocodile. L'ambulance.
Un coup sur la tôle de la porte et les claquements du verrou qu'on tourne le firent sortir de ses rêveries. Le maton présenta se tronche couperosée dans l'embrasure: «Melville. Directeur.»
Il écrasa sa cigarette.
«Qu'est-ce qu'il me veut?» demanda-t-il en se levant.
«Je veux pas te donner de faux espoirs, mais ça sent la quille.»


Il n'avait pas su quoi répondre quand, assis derrière son petit bureau de fonctionnaire, le dirlo lui avait demandé si il y avait quelqu'un pour venir le chercher.
Comme si, au fond de lui, il avait fait une croix sur le passé, sur l'avenir, sur l'extérieur. Ce fut en revenant à sa cellule, encadré par deux gardiens, qu'il repensa à cette fille qu'il avait eu, il y a des siècles de ça. Aurore... Elle devait être une jeune femme maintenant. Belle, forcément. Quel age cela lui faisait? 21, 22 ans? Peut-être s'était-elle déjà marié, peut-être avait-elle des enfants. S'imaginer en grand-père le fit sourire, un sourire triste et malaisé. Il n'avait déjà pas existé, en tant que père...
Revenu à sa cellule, Il récupéra ce qui était à lui, et fit ses adieux à Abdellatif. Promis, il lui écrira, et enverra du tabac à chiquer.
Puis un gardien lui rendit ses affaires civiles,  le reste de ses affaires, tous ces artefacts de cette vie d'avant, laissés au clou pendant 15 ans. Et il sortit, passa le grand portail de tôle verte. La porte se ferma derrière lui, résonnant sourdement.
Dehors, novembre soufflait un vent piquant, qui sentait déjà le givre et la neige. Il avait oublié ça, cette sensation du vent. Il n'y avait pas de vent dans une cour de prison. Les hautes murailles grises de pierre et de béton, qu'il avait là pour la première fois dans son dos, ça vous coupait du monde et de ses courants d'air. Il releva le col de sa veste en cuir.
Une 505 beige avec une plaque de taxi sur le toit attendait, de l'autre côté de la rue. Elle était pour lui, le directeur l'avait commandée.
«Alors? C'est pour où?» demanda le chauffeur, une Gauloise au coin des lèvres, quand il s'installa à l'arrière. Melville hésita, sortant son portefeuille.
«Je suis pas bien riche. Vous m'amenez où pour 50 balles?»
«Tzz tzz, siffla le taximan. C'est la prison qui régale, gardez vos sous. Alors?»
Melville rangea son argent et réfléchit.
Le Crocodile. Le magot.
«Si c'est la prison qui paye... Amenez-moi en Bretagne.»

Ils étaient de nouveau dans la salle des coffres.
A l'entrée, agenouillé sur le linoléum vert, encore en pyjama, le visage tuméfié et pissant le sang, le directeur de la banque, les mains menottés dans le dos. De part et d'autre de la salle, Fredo et le Crocodile, armés de perceuses, vrillaient une à une chaque serrure de chaque coffre.
Le Coffre 237. De Verneuil.  Le bouquin.
Les volets d'acier s'ouvraient, et les tiroirs tombaient à terre, un à un, dégueulant leur contenus d'argent, de bijoux, des documents officiels. Lui ramassait ce chaos de richesses, remplissant de gros sacs de voyages qu'ils avaient descendus tout exprès.
Le coup était facile, presque du «clef en main». C'était le Crocodile qui leur avait proposé. Il avait  rencontré on-ne-sait-comment ce Victor De Verneuil, un vieil aristo un peu cinglé. Il connaissait la banque, il connaissait le directeur. Il n'avait rien d'un truand, De Verneuil, mais il avait déjà complètement pensé le braquage. Eux n'avaient eu qu'à apporter leur expertise et empocher le pactole.
Ils avaient débarqués chez le directeur à cinq heure du matin, dans son petit pavillon de banlieue. Ils l'avaient tiré du lit pour le cuisiner un peu, avaient ligotés sa femme pour qu'elle ne bronche pas. Puis ils l'avaient pris avec eux, dans la banque, lui et son nécessaire de clés et de codes. Trop froussard, il leur avait ouvert toutes les portes, et n'avait rien trouver d'autre à faire que de chialer quand il commencèrent leur pillage.
Ils pouvaient prendre tout leur temps, ratisser jusqu'au dernier centimes. Tout était pour eux trois, rien qu'eux. De Verneuil ne voulait qu'une chose, n'avait préparer le coup que pour une chose: le contenu du coffre 237.
La peur.
Il se réveilla. Un pompiste au bleu maculé de cambouis raccrochait le pistolet d'une pompe à essence. Les relents d'hydrocarbure lui tournèrent l'estomac, à moins que ce ne soit la trouille de ce matin, revenue en force.  Il ouvrit la portière, et sortit, faisant quelques pas sur le sol maculé d'huile. Le chauffeur de taxi revenait à sa voiture.
«On dort si mal que ça, en prison?» lui lança-t-il du milieu de la cour.
«Vous pouvez pas imaginer, répondit Melville, ironique. J'ai dormis longtemps?»
«Assez, oui. Il va être midi! On peut reprendre la route tout de suite, mais si vous voulez manger un morceau, c'est l'occasion.»
Melville hésita un instant. Peut-être qu'au final, c'était la faim qui lui tordait les tripes...
«Ouais, se décida-t-il. On va manger.»

Sur la télévision noir&blanc perchée dans un angle au fond de la salle, passait le journal de 13 heures d'Yves Mourousi, en sourdine. Au comptoir, des routiers parlaient mécanique en éclusant leurs deuxième ou troisième bière. La serveuse et ses cheveux oranges vinrent servir le café, compris dans le menu qu'ils avaient commandés.
C'était un resto-route, tout ce qu'il y avait de plus classique dans son décor de formica et dans sa population, mais tout ça avait un goût de nouveauté, d'inédit pour l'ex-prisonnier. Ça faisait si longtemps... Ils avaient mangés en silence, le chauffeur n'ayant lancer pour toute conversation que quelques banalités. Mais il avait envie de revenir à la charge.
«Sinon, vous, tu... se lança-t-il; Je comprendrais que tu veuilles pas en parler, mais...»
«Pourquoi j'étais en prison?» coupa Melville. Le chauffeur fit un «oui.» timide.
Il répondit: «J'ai pris 15 ans pour braquages. Avec agression, coups et blessures et tout le toutim. Et j'ai fait mes 15 ans, jusqu'au bout, parce que je me suis pas allongé, j'ai pas balancé. Voilà.»
«15 ans... réfléchit le chauffeur, ça nous fait remonter à loin, tout ça! C'était des gros coups?»
«Ouais, assez! Sourit Melville. T'as peut-être entendu parler de la BNP Monceau, le casse du 14 Juillet?»
«Et comment que ça me dit quelque chose! S'illumina le taximan. C'était toi, ça? Oh bordel! Je faisais mon service militaire à l'époque, et j'allais défiler sur les Champs, figures-toi! On était dans les préparatifs quand on a vu que c'était la panique chez les flics qui nous encadraient! Il y a jamais autant de poulets à Paris que ce jour-là, et c'est celui que vous choisissez! Gonflés, les mecs! Vous aviez fuis en ambulance ou un truc comme ça, non?»
«Oui, reconnut Melville. Une bagnole avec une sirène et un gyrophare, c'est pas mal pour décamper plus vite.»
«Oh, je me souviens, tiens! Ils commençaient à contrôler toutes les ambulances et voitures de pompiers qui passaient! Et gendarmes et policiers qui se tiraient dans les pattes!...» Il rigola, puis laissa planer un silence, et reprit: «Ben tu vois, je ne savais qu'il avait choper les mecs qui avaient fait ce coup...»
«Oh, mais ils m'ont juste pris, moi! avoua Melville. Et à cause de l'ambulance, en plus!... Non, les autres s'en sont sortis, ils étaient déjà loin avec le magot, et en 15 ans, on en a pas entendu parler une seule fois. J'ai pris pour tout le monde, quoi.» sa phrase finie, il vida son café d'un trait.
«Oh, merde, fit le chauffeur. C'est moche...»
l'ex-prisonnier se leva, désirant payer sa part. Le chauffeur insista poliment pour l'inviter, mais céda. En sortant le billet de cinquante francs de son portefeuille, Melville fit tomber une photo. Un portrait pour pièce d'identité, une femme brune. Au dos, un numéro de téléphone.
Catherine. La mère d'Aurore.
Tandis que le chauffeur payait sa part, Melville demanda le téléphone. Après quelques sonneries, ce fut bien la voix douce et chaude de Catherine qui répondit.
«Catherine... commença-t-il. C'est moi, Yvan.»
Au bout du fil, un souffle, un silence.
«T'es sorti? Bon... Ça va?»
«Ça va, oui. Et toi, et Aurore?»
Le silence en retour lui sembla plus pesant encore. Puis la voix le brisa.
«Ça fait 2 ans que je ne l'ai pas vue, répondit Catherine. Elle s'est mise avec un sale type, un punk ou je ne sais pas quoi. Je n'ai pas de nouvelle d'elle. Écoutes, tu ne devrais pas appeler ici... »
Malgré lui, il n'entendit pas la suite. Il avait déjà raccroché, s'éloignait déjà. L'instant d'après, il était dans le taxi, à regarder sans le voir le paysage qui défilait.

Kèr-Ankou.
Il avait fallu que le nom du village apparaisse, sur un panneau routier, pour qu'il lui revienne clairement à l'esprit. Il n'avait jusque là donné au chauffeur que des indications générales quant aux directions à suivre, se basant sur les quelques menus souvenirs de sa venue précédente, 15 ans auparavant.
Par dessus le ciel obscurci de nuage, le jour déclinait lentement, et des gouttes de pluie ne tardèrent pas à troubler sa vision au travers des vitres .
«Je me souviens de ce mec, là, le Serpent...»
«Le Crocodile.» rectifia Melville.
«Ouais, repris le chauffeur, le Crocodile. Ils en avaient parlé dans les journaux, à l'époque, ils savaient que c'était lui, ils le recherchaient... Pourquoi vous l'appeliez comme ça, le Crocodile? C'est un drôle de surnom pour un truand.»
«Parce qu'il était court sur patte et qu'il avait une grande gueule.»  répondit Melville.
Francis, ainsi que se prénommait le chauffeur, rigola.
Ils avaient beaucoup parlés durant cet après-midi de trajet. Plus sans doute que ce que Melville  aurait aimé. Peut-être même en avait-il déjà trop dit, trop révélé; peut-être avait-il, dans cette conversation, lâché quelque info ou anecdote qu'il avait tût jusque là, dans un mutisme qui n'avait fait qu'aggraver son cas. Mais il se sentait légitimement libre, déchargé d'un poids, déconnecté de ce passé et du silence qu'il s'était imposé. Et Francis lui inspirait confiance.
Il faisait pleinement nuit et la pluie avait redoublée quand ils arrivèrent à Kèr-Ankou. La rue principale était éclairée d'une lumière pisseuse. Les maisons s'alignaient de part et d'autre, accolées les unes au autres. Melville demanda à être déposé sur le parvis de l'église.
«Vous allez faire quoi, maintenant? Lui demanda Francis alors qu'il sortait de la voiture. Vous avez de la famille, ici?»
«On peut dire, répondit évasivement Melville. Merci pour le trajet.»
Il se serrèrent la main, comme l'aurait fait de vieux amis, et Melville regarda s'éloigner le rougeoiement des feux arrières dans le lointain, avant de commencer à marcher.
L'église. Le Calvaire. La ferme.
Il contourna le bâtiment religieux, et l'enceinte du petit cimetière attenant. Déjà il était sorti du village, et devant lui se déroulait une route étroite, aux fossés bordés d'arbres et environnée de champs et de prairies. Pas d'habitation à l'horizon. Au loin se dessinait une sombre colline, couverte de bois.
La pluie lui semblait plus virulente que jamais, perçant au travers de ses vêtements, le glaçant jusqu'aux os. Après de longues minutes de marche, Il arriva à une intersection, marqué d'un calvaire. A son sommet, une tâche blanche. S'habituant à l'obscurité, Melville devina que la croix du monument avait été démembrée et coiffée d'un crâne d'animal, de vache ou de cheval. Il était à mi-chemin.
Tout en marchant, il se remémora sa dernière venue ici, bien des années auparavant. Le Crocodile avait hérité de cette bâtisse, Dieu savait comment, peu de temps avant le braquage du 14 Juillet. Une ferme bretonne traditionnelle, avec sa cour intérieure, encadrée de bâtiments accolés, une tourelle, dans l'angle attenant avec ce qui avait été une étable, le tout mouchetés de mousse et de lichens qui semblaient luire sur le fond anthracite de granit et d'ardoise.  Elle avait servi de refuge, de planque pour toute une population de truands en cavale, d'activistes ou de terroristes durant les années 70. Des mecs des Brigades Rouges y côtoyaient des anars plus ou moins actifs, ou des membres du Gang des Lyonnais. L'idéal de vie communautaire des hippies, version grand banditisme.
Dans la pénombre, il peina à la reconnaître. Un muret de parpaings bruts, surmonté de grillage, ceinturait maintenant la propriété. Seuls signes de vie, un Land-Rover dans la cour, et une lumière qui rougeoyait  dans une lucarne, au pied de la tour. Sur le portail barrant l'entrée, une pancarte.
«Église des Disciples d'Orobas».
Et une cloche, qu'il fit tinter. Durant de longues secondes, seul le rythme entêté de la pluie lui répondit, et il eut cette sale sensation, celle de s'être trompé, d'être au mauvais endroit, d'arriver trop tard, perdu dans ses souvenirs, de s'être lui-même fourvoyé. Et d'être immensément seul.
Un lumière naquit pourtant derrière une porte, et il s'y découpa bientôt une silhouette ronde, emballée dans un ciré jaune, une lampe de poche à la main.
«Je viens voir Manuel Franju.» annonça Melville au barbu en habit de pêcheur venu à sa rencontre.
Il y avait en lui quelque chose de vaguement familier, sans que l'ex-prisonnier put vraiment l'identifier. Peut-être avait-il toujours été là, un gardien, un concierge qui faisait partie des meubles. Sans un mot, celui-ci fit demi-tour, se dirigeant vers la fenêtre éclairée de rouge, et disparut. Quelques instants plus tard, une nouvelle silhouette, habillée d'une étrange robe de bure en tissu noir, traversa la cour. Melville reconnut en celle-ci la démarche gauche d'adolescent trop vite grandi de Fredo.
«Yvan? C'est toi?» demanda-t-il une fois arrivé à hauteur du portail. A la lueur de sa lampe de poche, il laissa à deviner ce même visage fin, ces mêmes cheveux aussi jaunes et raides que de la paille, cette même moustache duveteuse que 15 ans auparavant.
«Salut Fredo.» fut les seuls mots qui lui vinrent en bouche.
Fredo l'invita à le suivre. Il introduit Melville dans un couloir vide, au papier peint de fleurs abstraites. Sur une petite table, une chaîne Hi-fi. Il enclencha la lecture d'une cassette audio, et les échos sourds d'un mantra, d'un chant de gorge diphonique, grave et lancinant, envahirent la pièce.
«Excuse-moi Yvan, lui dit-il en relevant sa capuche, mais on est en pleine cérémonie. Assieds-toi ici, tu pourras voir Manuel plus tard.»
Et avant que Melville ait pu esquisser la moindre question, la robe de bure noire s'était déjà diluée derrière une porte, dans une pièce dont il put juste deviner les murs écarlates, l'atmosphère chargée d'encens, et des râles et gémissements que les chants de la cassette couvraient à peine.

Manuel Franju. Le Crocodile.
Melville avait gardé de Franju l'image d'un homme pas très grand mais très athlétique, musclé même, au visage parée d'une fière moustache à la gauloise et d'une crinière de longs cheveux noirs qui auraient rendu jalouses bien des femmes. La créature en face de lui, posée dans un large fauteuil
de cuir capitonné, ne lui rappelait en rien le truand.
Il était entièrement nu, et sa peau grise, parcourue de tâches glauques et veinée de bleu, laissait à voir une maigreur effarante. Sur son crâne émacié ne subsistait que quelques minces touffes de cheveux gris. Quand Melville entra dans la pièce ,Une étincelle de malice s'alluma dans les orbites creux, cernés de brun, et l'absence de lèvres se tendit en un sourire, dévoilant des dents jaunes au bord du déchaussement. la cage thoracique fut prise d'une série de soubresauts grinçants, que Melville mit un temps à identifier comme un rire.
«Yvan! Voilà qu'on ranime les morts, maintenant, avec nos messes! T'es sorti, alors?» La voix de Franju n'était plus qu'une stridence éraillée.
Ils étaient dans la salle aux murs rouge. Celle-ci était aménagée à la manière d'une chapelle, avec des rangées de chaises alignées parallèlement, le long d'une allée centrale, et un semblant de chœur au milieu duquel trônait Manuel. Au mur, un petit crucifix, placé à l'envers, le Christ face au mur, la croix présentant son côté vierge; au sol, une couverture, un plaid aux couleurs sales et peu engageantes. Et sur un pupitre de bois, un gros livre ouvert, un volume relié de cuir usé. Un frisson parcourut l'échine de Melville.
Le livre. De Verneuil.
«Qu'est-ce qui t'es arrivé, Manu? Il se passe quoi, ici?» demanda l'ex-prisonnier, sans parvenir à détacher son regard du grimoire. Plus que d'être face à un Crocodile transformé en moribond, c'était la présence de l'ouvrage qui le mettait mal à l'aise. Fredo, d'un pas chassé, s'interposa entre lui et le pupitre, soupçonneux. 
«Ce qui m'est arrivé? Répéta Franju. Bien des choses sont arrivées, en... ça fait quoi, maintenant? Quinze, seize ans?»
Une quinte de toux le prit soudain, violente, interminable, le secouant comme un pantin.
«Il faut qu'il se repose, décréta Fredo en se penchant vers le maladif. Je vais te montrer ta chambre, Yvan. On parlera demain.»
Revenant vers Melville, il lui agrippa l'avant-bras, et le tira d'autorité vers le couloir, abandonnant Franju qui hoquetait dans son fauteuil.
«Attends Fredo! Lança Melville à son guide. Expliques-moi ce qui se passe ici!». L'autre joua les sourds.
La chambre en question était une pièce aux murs de pierres nues, avec pour tout mobilier un lit en tubes d'acier, au matelas défoncé. Discrète et timide comme une ombre, une jeune femme en chemise de nuit s'éclipsa à leur arrivée, après avoir déposé un lot de draps propres.
«C'était qui, elle? Interrogea Melville, désorienté. Il a quoi, Franju? C'est quoi votre délire, ici?»
«On est l'église des Disciples d'Orobas. Elle fait partie de notre communauté.» répondit Fredo.
«Votre communauté? S'énerva Melville. Vous me faites quoi, là? Un délire mystique? Avec le Crocodile en Gandhi de supérette et toi en enfant de chœur? Je me marre! C'est une arnaque, c'est ça?»
 Fredo soupira, et laissa un silence. Avant de lancer, comme une confidence:
«Manuel a le sida. Il a été diagnostiqué il y a 4 ans, et les médecins ne lui donnait que quelques semaines. Mais il vit encore! Il a guéri, et guéri encore! C'est un don, Yvan, un pouvoir qu'il a. Il se guérit lui-même, et guérit les autres.»
 
Melville n'avait vu De Verneuil qu'une seule fois, juste après le braquage.
C'était le cliché même de l'aristocrate, avec sa barbe grise soigneusement taillée, son nez Bourbon trahissant une part de sang bleu, sa veste en tweed ajustée et son écharpe lie-de-vin. L'homme était gracieux, dans sa gestuelle comme dans son phrasé; un peu pédant, aussi.
Mais il y avait en lui quelque chose de mauvais, de tordu, d'inquiétant. Et puis, ce jour-là, il était impatient, nerveux, fébrile au dernier degré.
Le braquage s'était déroulé sans encombre, tout comme la fuite en ambulance. Dans le coffre 237, qui intéressait tant De Verneuil, ils n'avaient trouvé qu'un livre ancien. Un épais codex, relié de vieux cuir grenat, clouté et fermé par un cadenas. Sur les tranches débordaient le vélum irrégulier des pages. Tous trois, dans la chambre forte, avaient eu un temps d'arrêt face au coffre ouvert, face à l'ouvrage ainsi libéré. Tous trois avaient ressentis un même malaise, une angoisse née d'un instinct profond, comme une peur enfantine, animale, trop longtemps enfouie, et qui remontait à la surface.
Le Mal.
Rendez-vous avait été donné dans un vaste hangar, quelque part en Seine-Saint-Denis. La Jaguar était garé au beau milieu, sous les charpentes d'acier rouillés, parmi les machines-outils endormis. De Verneuil les attendaient.
Leur stress n'était pas retombé durant le trajet, et quand bien même Fredo avait-il mis ça sur le compte de la suspension trop souple qui faisait danser l'ambulance, chacun avait la même conviction quant à la cause de sa nausée. Le livre. Ce fut presque avec soulagement que Melville débarqua ses compagnons, et les abandonna, là, auprès de leur sponsor de haute naissance.
Lui avait eu la charge de trouver l'ambulance, de la conduire, et maintenant de s'en débarrasser; de la faire disparaître, perdue dans une friche industrielle.
Tout était prévu, jusqu'au jerrycan d'essence pour foutre le feu à la moindre pièce à conviction. Tout, sauf l'Estafette de gendarmes en patrouilles, qui s'étonnèrent de voir un tel véhicule dans ce paysage.
La suite, Melville ne la connaissait plus que dans les grandes lignes. Les détails lui échappaient, comme si ce souvenir-ci était plus lointain encore que le braquage, ou que sa propre enfance. Les gyrophares, la rafale de mitraillette, sa course dans les hautes herbes. Les cris, l'odeur âcre de la fumée, celle enivrante de la poudre. Le goût du sang sur sa langue, si semblable à celui de la rouille...
L'adrénaline. La mort.
Là était tout le paradoxe d'être un truand: On redoutait ce type de moment, cette confrontation à l'autorité, à la justice. On se confondait en plans et en gesticulations pour y échapper, alors que la définition même de l'activité criminelle tendait à cette confrontation, à ce combat, à ce face à face. Et quand on y était, on ne pouvait que le vivre, pleinement, comme si on n'avait jamais vécu que pour ça, avec un mélange troublant de peur, de rage et d'excitation. Une épiphanie telle que l'esprit n'avait pas le loisir d'en photographier un souvenir précis... Les truands avaient ça de commun avec les étoiles: il ne brillaient jamais autant qu'à l'approche de leur agonie.
Melville ne trouvait plus le sommeil. Un silence de tombe régnait sur la ferme, et la pluie au dehors avait cessé. Il avait soif.
Il se leva et gagna le couloir, tâtonnant dans l'obscurité. Dans son souvenir, les cuisines de la ferme était au bout, là, sur la gauche. Une sensation, un pressentiment. Il oublia subitement cette idée et sa soif. De l'autre côté, la salle rouge l'appelait. La porte était entrouverte, et un raie de lumière ensanglantait jusqu'aux fleurs du couloir.
Le livre était ouvert, sur son pupitre. Franju était toujours affalé dans son fauteuil, nu. Sa peau de parchemin se perlait de sueur. Agenouillés face à lui, un femme et un garçon, un adolescent de 15 ans tout au plus, également nus. Tous deux caressaient et embrassaient tour à tour, avec adoration, la verge en érection du Crocodile. Doucereux, ils massaient et suçaient ces chairs tendues et violacés, qui contrastaient tant avec ce corps valétudinaire. Un gémissement rauque, et des spasmes agitèrent le corps décati. Franju éjacula alors une semence gluante et d'un noir d'encre, dont la puanteur parvint jusqu'à Melville.
L'ex-prisonnier recula, puis tituba le long du couloir, et regagna sa chambre. Comme un gosse effrayé par quelque croquemitaine, il se réfugia dans son lit, sous ses draps, retint sa respiration, et ferma les yeux. Ne pas voir, ne plus voir, oublier...
Quand il les rouvrit, cette chambre étroite et vide lui rappela sa cellule de prison. Et cela le rassura.

Les tintements de clochettes, s'amplifiant puis s'éteignant.
Des bruits de mouvements, de vie, tout autour. Des personnes marchant, en silence. Tous se levaient, en même temps, sous le même ordre. Dehors, les nuages lourds de pluie laissaient la place à une trouée de soleil.
Hésitant, Melville suivit à distance le mouvement, rejoignant les «disciples» dans la salle adjacente à la cuisine, transformée en réfectoire. Autour d'un alignement sommaire de tables, dans le silence le plus complet, ils déjeunaient. Ils devait être une trentaine. Tous portaient ce qu'il avait pris, la veille au soir, pour une chemise de nuit. Une sorte de djellaba de tissu blanc, une aune de communiant, simple, ample et épurée. A leur poignets, droits et gauche, ils avaient également tous un même pansement, un même bandage de gaze et de coton. Les deux de la nuit précédente avaient aussi ces bandages... Ils étaient jeunes, dans leur grande majorité, des ados ou juste sortis de l'adolescence; quelques trentenaire ou quarantenaires, mêlés aux autres, discrets.
Vêtus des mêmes robes immaculées, Franju et Fredo étaient en bout de table.
«Yvan! Là, viens avec nous!» l'invectiva le premier. Un jeune homme en robe blanche s'effaça pour lui céder sa place. Manuel rayonnait d'une énergie et d'une bonne humeur à l'opposé de son état physique. «Tiens, prend du café! C'est pas en taule que t'avais des petit déj' comme ça, hein?» rigola-t-il, la bouche pleine d'un demi-croissant. Melville se sentait mal à l'aise. Les images de la nuit lui revenait en tête.
«Je... Je vais devoir partir.» décréta-t-il, mal assuré.
«Partir? Allons, Yvan! Tu viens d'arriver! Tu ne te plais pas, ici? » Le Crocodile lui tapa dans le dos, moins amical que menaçant. «Restes avec nous, va! Tu voulais qu'on recause du bon vieux temps, non? Qu'on te fasse un topo sur tout ce que tu as raté pendant que t'étais en cabane?»
«C'est juste que...  J'ai d'autres personnes à voir, mentit Melville. D'autres choses à faire. Je voulais juste être sûr que vous alliez bien et récupérer ma part du magot. Je veux passer à autre chose.»
«Mouais, répondit Franju. Je comprends. Fredo t'amènera voir ça, tout à l'heure. On a respecté notre contrat, tu sais! Le sac avec ta part du butin a pas bouger d'un iota!»
Le silence revint dans la pièce, durant de longues et lourdes minutes. Melville sentait le regard de ses anciens complices sur lui. Il se sentait juger, par eux et par cette chose, autrement plus grande, qui se tramait ici.
Le livre.
«Il faudra quand même qu'on cause, tout à l'heure, avant que tu partes» reprit Franju d'une voix sourde, avant de lancer, comme une plaisanterie «Et puis peut-être que j'arriverai à te convaincre de devenir un disciple d'Orobas!»
Melville réprima un frisson. «Reste au moins pour la cérémonie de midi, décida Franju. On parlera après.»

Fredo le précédait dans l'escalade de la tourelle.
Ils montaient le vieil escalier de bois, traversaient des étages encombrés d'un capharnaüm poussiéreux. De vieux meubles, des bibelots, des piles d'assiettes désassorties, des valises pleines à craquer, des tumulus d'habits, de chiffons. Au dernier étage, sous les massives poutres qui couronnaient la tour, le désordre était moindre, et Yvan devina très vite ce que les couvertures roulés là, sur le vieux plancher, les cantinières et les grandes caisses de bois rectangulaires, réparties contre les murs, contenaient.
«La vache! Vous avez un sacré arsenal, ici!» s'exclama-t-il.
«Oh! Le plus gros était déjà là quand on est arrivé, fit Fredo tout en fouillant; on a juste tout rassembler ici. Des flingues, des fusils, des explosifs... Entre ça et nos réserves de bouffe, on aurait de quoi tenir un siège! C'est une vraie place forte, notre ferme! Regardes cette tour: On domine les environ, les lucarnes de chaque côtés permettent de surveiller un peu partout...».
Melville se fraya un chemin vers une de celles-ci, dans un pan de la toiture. Elle donnait sur l'arrière de la ferme. Un bout de verger, en jachère depuis des lustres, ceinturé par le muret de béton, aux hautes herbes encombrés d'une citerne à gaz, blanche et moussue, d'une épave de voiture et d'un tas de bois sec, pourrissant lentement. Accolé au mur de la ferme, une sorte de grande caisse de bois, aux ouvertures grillagées, au travers desquelles se devinaient les ombres mouvantes de petits animaux.
 Fredo se redressa, soulevant à bout de bras un large sac de voyage, couvert de poussière. Un de ceux du braquage de la BNP.
«Tiens, tu le reconnaît?» lui fit-il en le jetant aux pieds de Melville. Celui-ci acquiesça, et saisit aussitôt les courroie de cuir du bagage.
«J'aimerais bien que tu reste avec nous, tu sais...» lança timidement Fredo.
Melville sourit, ironique. «Et je ferais quoi, ici? L'enfant de chœur, comme toi? Ou peut-être que tu veux que je remplace Manuel, quand il sera claqué pour de bon? Non, je... Je ne comprends pas. Sois honnête avec moi, Fredo: Vous les arnaquer, c'est ça?»
Celui-ci fit l'outré: «Mais non! Il n'y a pas d'arnaque! Manu les guérit, vraiment!» Il chercha ses mots, un temps, puis revint à la charge: «Ces gens ont besoin de nous, Yvan! Le sida, c'est une saloperie! Même les médecins en ont peur! Ils sont même pas capable de te dire ce qui est contagieux et ce qui ne l'est pas! Tu sais comment on traite les personnes qui ont le VIH? On considère que c'est la maladie des drogués et des pédés! La peste, c'est rien à côté. Ici, on les accueille, on leur donne un espoir et on les guérit.»
«Mais quel genre d'espoir? Quel genre de guérison?» Interrogea Melville.
Fredo tournait en rond, piétinait. Son corps était comme secoué par les assauts d'une vérité qu'il se refusait à dire.
«Manu, il... C'est dans le livre. C'est grâce au livre. C'est le livre qui permet à Manuel de guérir.» laissa-t-il sortir.
«Tu l'as lu, toi, ce bouquin? Comment Le Crocodile l'a récupéré? »
«Non, je ne l'ai pas lu. Je n'ai pas le droit. Juste Manuel.» Fredo lui semblait maintenant être comme un petit animal acculé.
«Vous avez buté De Verneuil, c'est ça? Vous l'avez buté pour récupérer ce foutu bouquin? Pourquoi? Quand? Et puis c'est quoi, ce livre, bordel? Il a quoi ce bouquin? Il y a quoi dedans?» Melville l'interrogeait, encore et encore. Les questions déboulaient dans son esprits, comme un troupeau de bêtes furieuses, et bientôt il ne prenait même plus la peine de les formuler. Il mourrait d'envie de frapper Fredo. Non pas qu'il voulait le blesser, qu'il lui en voulait. Il avait juste cette fureur, cette frustration, cette rage à expié. Ce n'étais pas ça qu'il voulait, pas ça qu'il attendait. I
Ils restèrent là, en silence, debout face à face, parmi la poussière.
«Il faut que l'on prépare la cérémonie de midi...» souffla Fredo, s'esquivant.
Melville eut un rire nerveux. «Vas-y! Va la préparer ta putain de cérémonie. Je causerais avec Le Crocodile après. Et je vous laisserai à votre église de mes deux, et à votre bouquin.»
Fredo descendit les escaliers, sans l'attendre. Prenant son sac, Yvan hésita un instant, puis il défit un des draps roulé au sol, et en extirpa un revolver, qui fourra au fond de sa poche.
Il dévala les escaliers à son tour.
Alors, arrivé au rendez-de-chaussée, il la vit. Elle passait dans le couloir, parmi les autres, s'activant à quelque tâche qu'on leur avait été accordée. Il la reconnue aussitôt, sut que c'était elle. Son cœur sauta un battement, il eut comme une soudaine envie de fondre en sanglots, étreint d'un mélange contradictoire d'euphorie et d'angoisse. Sans doute était-elle déjà là, autour de la table, parmi cette foule uniforme, durant le petit-déjeuner. Mais maintenant il l'avait là, devant lui, et il savait, il la voyait. Pour la première fois depuis 15 ans.
Aurore. Ma fille.

N'eut-ce été le décorum de cette salle écarlate et les robes blanches que tous portaient, la cérémonie du midi apparu à Melville comme semblable à une quelconque réunion des Alcooliques Anonymes, ou de n'importe quel groupe de soutien. Tous étaient réunis, assis sur les chaises qu'ils avaient déplacés, formant un large cercle. Au centre, le livre, sur son pupitre, fermé. Chacun leur tour, ils prenaient la parole, témoignant de leur expérience, de leur histoire. Racontant leur vie d'avant, comment ils avaient attrapé cette maladie, comment ils étaient arrivé ici. Melville s'était intégré au cercle, sur la demande de Franju, et il suivait l'assemblée d'une oreille distraite, mal à l'aise. La présence du livre, l'aura qui semblait en émaner, lui étreignait la gorge. Et il y avait Aurore. Elle était là, à quelques chaises de lui, si proche et pourtant si lointaine, si distante. Elle ne pouvait ignorer sa présence, elle ne pouvait ne pas l'avoir reconnu. Il était son père, elle l'avait vu, enfant. Aurait-il tant changer? L'aurait-elle oublier?
«Yvan, mon ami. Mon frère. Voudrais-tu prendre la parole?» Par cette injonction, Franju avait coupé court à ses interrogations. Melville fit non de la tête, balbutia quelque excuse. Il n'était pas l'un d'eux, il n'était plus le «frère» interpellé par Franju. Il voulait être ailleurs, loin d'ici. Loin, avec Aurore.
Alors vint le moment de la communion. Franju brisa la ronde, se levant de son fauteuil pour se planter face au grimoire.Dans sa main apparut une fine clé d'argent. Il en ouvrit le verrou qui ceinturait l'ouvrage, et déploya celui-ci dans les craquements sourds du cuir. Il tourna les raides pages de vélum, laissant deviner à un Melville omnibulé, fasciné malgré lui, un large texte enluminés de symboles pourpres, où cohabitait caractères latins et alphabets divers, arabesques et glyphes mystérieux, et toutes les langues du monde. Fredo s'était éclipsé, et la mélopée des chants rauques de la cassette était revenue emplir l'atmosphère. Franju se mit à lire le livre, à décrypter ce langage impossible, à clamer d'une voix qui n'était pas la sienne les salamalecs qui y était inscrit. Bientôt, il ne lit plus, et récitait ceux-ci les yeux clos, le visage tourné vers le ciel, comme si ils les connaissait par cœur.
Pas lui. La chose en lui. Le livre lui-même.
Dans le cercle des fidèles, priant sur ces paroles obscures, apparurent, passant de mains en mains, une dague, ou une sorte de poignard, ainsi qu'un bol de grès. Les disciples avaient retroussés leurs manches, et déroulaient maintenant bandages et pansements couvrant leurs poignets. Dans chaque bras la dague se plantait, de la pointe ou de la lame, créant une nouvelle tranchés, une nouvelle piqûre, une nouvelle griffure parmi les cicatrices précédentes. Des perles de sang naissaient, enflaient, et gouttaient dans le bol. Et Fredo réintégra l'assemblée. Il tenait dans ses bras un jeune chat, un matou gris et chétif, aux grands yeux apeurés. A son tour, le félin passa de main en main, chacun l'arrosant de son sang et de celui du bol. L'animal miaulait, piteusement, le poil empoissé d'hémoglobine, dégoûtant sur le sol; de sa langue, il léchait ce qu'il pouvait de ce qui passait à portée de sa gueule. Ayant fait tout le tour, trempé, ensanglanté du museau à la queue, on l'amena jusque dans les bras du Crocodile. Sans ouvrir les yeux, celui-ci saisit l'animal, reprit d'une voix plus forte encore sa prière, reprenant et répétant inlassablement une des phrases de celle-ci, comme un leitmotiv. Il tendit les bras, présentant le chat par-dessus le pupitre. Le sang dégoulinait le long de ses doigts osseux, le long de ses bras, gouttait sur le livre, qui semblait absorber la moindre goutte sans en garder trace. A travers la peau livide, les muscles se bandèrent, les doigts se crispèrent, et le chat émit un couinement étouffé. Griffes sortis, il eut un mouvement, un tremblement, et des os craquèrent. Les doigts de Franju se plantèrent dans le pelage du félin maintenant inanimé,  et un nouvel afflux de sang se déversa sur le livre. L'assemblée tout entière répétait la même phrase obscure, faisant chorus avec Franju. Il déposa le corps ensanglanté du chaton sur le livre, saisit le bol de grès et en but le contenu. Le goût acide de la bile avait envahi la gorge de Melville, il se tourna, tituba, hoqueta. Quand il regarda de nouveau vers le chœur, Franju avait rejoint son fauteuil, les joues barbouillés de sang, et il n'y avait plus sur le grimoire ouvert qu'une dépouille d'animal sèche et décomposée.

Melville avait vécu la fin de la cérémonie comme un vertige, un délire embrumé, un soir de saoulerie. Il ne souvenait pas d'avoir pleuré, mais ses yeux étaient encore rougis, ses paupières alourdies de larmes. Il ne se souvenait pas d'avoir crier, mais sa voix était cassée, enrouée. Il frissonnait, se sentait perclus de douleur, comme si il s'était battu. Il avait, en fait, envie de se battre, il était tendu, et des tremblements nerveux agitaient par moment sa jambe ou ses épaules.
Il n'y avait plus dans la salle rouge que lui, sur cette même chaise que durant la cérémonie, Fredo et Le Crododile, aux mêmes places que le premier soir. Fermé et propre, le livre; disparu, le chat ensanglanté.
« Ça nous a fait mal, après le braquage, quand on a compris que les flics t'avaient chopé. On a fait comme prévu avec Fredo, on s'est séparé, chacun de notre côté, et on a déposé ta part du magot ici, mais ça nous faisait mal. C'était pas pareil, tu vois?» Franju avait commencé son récit comme si ce qui s'était passé juste avant n'avait rien que de très normal. Du sang encroûtait encore ses lèvres, et il s'était vêtu d'une robe de chambre de velours vert. Il était calme, et toujours aussi maigre et vieilli, mais il rayonnait d'une énergie nouvelle.
«Fredo est parti en Asie et je ne sais pas trop où, Reprit-il. Moi, j'ai rallié le Mexique, dans un club à touristes. Je suis descendu quelques mois au Brésil, et puis je suis remonté, plein nord, et j'ai bourlingué pendant 6 ans à travers le Canada et tous les États-Unis. Je me suis installé à San Francisco, j'ai bossé un peu là-bas. Un travail honnête! Pour un peu, j'étais rangé, tranquille, en retraite. On a laissé courir quelques années; Fredo est passé me voir, on a cherché à prendre de tes nouvelles... Et puis c'est là-bas que j'ai chopé cette saloperie.» Il s'arrêta un temps, visiblement remué par cette évocation. «Là-bas, tu sais, les homos sont... plus tolérés. Les quartiers, les lieux de rencontres sont connus. On trouve plus facilement des bars, des clubs, des boites à culs! Je veux dire, j'ai jamais autant baisé de ma vie!» il ricana, puis fit mine d'être affecté par l'expression de Melville.
«Tu l'aurais pas cru, hein, que le Crocodile était de la jaquette!»
L'ex détenu ne s'était, pour le coup, jamais vraiment posé la question, et la révélation ne l'atteignait guère. Sans doute à l'époque une telle nouvelle l'aurait laissée incrédule, mais l'homme qu'il avait face à lui maintenant, lui et son complices, étaient tellement différents.
Manuel, Fredo. Des inconnus. Des étrangers. 
«C'est quoi le rapport avec tout ça? Interrogea Melville. Pourquoi cette... secte?»
Franju se marra de plus belle.
«Tout de suite les grands mots! Non... On ne fait que rendre service! On fait profiter ceux qui en ont besoin des bienfaits de ce livre! Juste un peu de décor, un peu de cérémonie, mais il faut ça pour que ça marche.»
«Du décor? S'énerva Melville. Des bestioles sacrifiés et des incantions débiles! C'est quoi, ces conneries? De la sorcellerie, du satanisme? C'est ça que tu appelles un bienfait?»
Franju, calme en surface, bouillonnait intérieurement. Il montra le livre du doigt.
«De Verneuil faisait partie d'un club, ou d'une sorte de pseudo société secrète, comme les bourges aiment s'en inventer pour se faire mousser entre eux. Ils faisaient des réunions, des sortes de messes noires. Pas pour rigoler, non! De Verneuil et ses copains y croyaient vraiment! Il collectionnait les bouquins comme celui-là, il voulait tous les avoir. Tout avoir en main pour rencontrer le diable, pactiser avec lui, ce genre de trucs... J'avais rencontré De Verneuil dans un club homo. C'était un homme marié, avec des gosses, mais cette vieille folle... Il a monté le coup de la BNP exprès pour avoir ce livre. De Umbrarum Regni Lemegeton, le seul exemplaire connu. Écrit à la Renaissance par un ancien inquisiteur qui s'était défroqué et avait pactisé avec le démon, m'a raconté De Verneuil.
Quand je suis revenu ici, avec cette saleté dans le sang, je suis retombé sur le vieil aristo. On a parlé, il m'a remontré ce bouquin qu'il avait, grâce à nous. J'ai senti que... Qu'il me le fallait. Que la seule solution était d'avoir le livre, pour moi.»
«Alors t'as buté De Verneuil...» résuma Melville.
«Oui. Je l'ai tué, devant le livre ouvert, reprit Franju, le regard noir. Et j'ai compris que c'est comme ça qu'il fonctionnait. Que ce livre avait vraiment un pouvoir, et qu'on le nourrissait ainsi. Je me suis réfugié ici, malade comme un chien. Je l'ai lu, de bout en bout, je l'ai récité, je l'ai appris. Je l'ai compris. Bordel, j'ai jamais fait de latin ou de grec, j'ai passé des années aux États-Unis sans être capable de baragouiner trois mots d'anglais, et voilà que je comprenais ce bouquin écrit il y a 5 siècles! Et j'ai guéri. Ce putain de sida que les docteurs ne comprennent pas, qui te bouffe les tripes et te fait crever en 3 semaines, je l'ai baiser, moi! Avec un bouquin! Il est là, le bienfait, Yvan. Le seul remède au monde contre cette saloperie, c'est moi qui l'ai! Moi! De Verneuil n'aurait utilisé ce bouquin que pour branler son satanisme à la mords-moi-le-noeud, moi j'en fait quelque chose de concret. De vrai. De bien. Alors dis-moi, qu'est-ce qui est le mieux? Laisser crever des personnes que je suis le seul à pouvoir aider, ou les prendre sous mon aile, quitte à zigouiller quelques chats errants?»

«Restes avec nous, juste pour ce soir. Pour la cérémonie, que tu vois ce qu'on fait, que tu comprennes.»
Fredo l'avait supplié. Oui, Yvan allait encore un peu resté. Son sac avec ses affaires et le butin de la BNP avait été chargé, à l'arrière du Land Rover, dans la cour, mais il restait. Pas pour Fredo, pas pour la cérémonie. Pas pour voir la folie de ses anciens complices. Non, la vraie raison était là, devant lui. Silhouette blanche couronnée de cheveux bruns. Le fantôme de la fille qu'il avait eu, il y a plusieurs vies de cela. Il se sentait comme une ombre, comme son ombre à elle, à planer ainsi à sa suite, dénué de volonté propre, attaché à elle, si proche, et si inaccessible. Melville ne quittait pas des yeux la jeune femme, il la suivait, traversant dans son sillage chacune des pièces de la ferme. Il n'osait pas l'aborder, ne savait pas comment. Comment aborder celle qu'il avait laissé fillette et qu'il retrouvait femme? Comment lui demander de partir, de quitter cette ferme, cette secte, mais aussi cette famille qu'elle avait ici? On l'avait arraché à elle, et lui voulait l'arracher à eux.
Mais pourquoi était-elle là? Était-elle malade, comme les autres? Ou était-ce un sale coup que lui avait fait Franju et Fredo? Était-ce ainsi qu'ils comptaient le faire rester, le retenir ici, dans cette maison de fous?
Elle était maintenant seule, à refaire un lit dans une chambre. Il l'observait, depuis le pas de la porte.  Ils échangèrent un regard, et il en fut bouleversé. Son visage lui semblait à la fois inconnu et tellement familier, comme si il avait pu la voir grandir, malgré tout, mais que quelque chose d'imperceptible avait changé en elle.
Il se surprit à avoir fait un pas vers elle, à être entré dans la chambre. Elle releva les yeux. Il balbutia.
«Aurore, je...». Ils se regardaient, face à face. Elle fit le tour du lit, vint vers lui. Quelque chose dans sa manière de le regarder avait changé. Il y avait de la tristesse en elle.
«Papa?» Finit-elle par prononcer.

Ils étaient resté plusieurs minutes sans rien se dire, ne sachant comment entamer une telle conversation. Ils parlèrent finalement tout l'après-midi. Melville lui raconta qui il était, comment il avait rencontré sa mère, comment il avait fini en prison. Elle lui raconta sa fugue, la drogue, son petit ami, l'overdose de celui-ci, et son arrivée à la ferme, affamée, en manque, et malade.
Le soir les surprit, et avec lui, le début d'une nouvelle cérémonie.
«C'est mon tour ce soir, lui avait-elle dit. Je vais recevoir ses bienfaits.»
Melville ne pu réprimer un frisson alors qu'il entraient dans la salle rouge, ne pu effacer de son esprit les images de la cérémonie du midi, ou celles qu'ils avaient surpris, la nuit précédente.
Tous les fidèles en aubes blanches étaient là. Le livre était ouvert sur le pupitre, Franju était nu dans son fauteuil. Fredo, en robe de bure noire, se tenait debout, face à l'assemblée.
«Mes chers ami, annonça Fredo, Orobas est satisfait de nos offrandes, et notre frère Manuel, légataire de ses bienfaits et de son pouvoir, est rempli de son énergie. Ainsi que l'ordre normal de notre église le veut, c'est aujourd'hui à Aurore de bénéficier du don de vie et de guérison d'Orobas.»
La fille de Melville ainsi appelée se leva, et rejoignit Franju dans le chœur. Celui-ci s'était levé et, les mains sur le pupitre, commençait à déclamer les versets barbares du livre. Fredo s'était éclipsé, et il réapparu, dans le chambranle de la petite porte du fond, en même que les chants de gorge de la cassette. Tous, dans la salle, baissèrent la tête en prière. Melville les imita quelques instant, et quand il releva son regard, se fut pour apercevoir Aurore qui se débarrassait de sa robe, et s'allongeait nue sur le plaid souillé qu'on avait étendu au sol.
«Valaar Essalat Animans» psalmodia Franju, quittant son livre. Et de répéter ces paroles obscures, reprises en chœur par les disciples. «Valaar Essalat Animans! Valaar Essalat Animans!».
Tandis que l'assemblée scandait ces mots, Franju s'agenouilla auprès d'Aurore allongée. D'autres paroles, intelligibles, agitait ses lèvres avec frénésie. Il posa les mains sur le ventre nu de la jeune fille.
La peur.
Aurore ne bougeait pas. Soudain, à l'unisson, Ils eurent un sursaut. Les chants de la cassette avait-il augmenté en volume, l'atmosphère de la salle avait-elle vraiment vibrée de cette façon? Des brides des incantions obscures de Franju percèrent au travers de la rythmiques des «Valaar Essalat Animans» que tous répétaient. Et, comme si il s'agissait de glaise ou d'une cire chaude, les doigts osseux du Crocodile se plantèrent, s'enfoncèrent doucement dans la peau du ventre, dans la chair, et bientôt tout la main y avait disparu. Le corps d'Aurore n'était plus qu'une matière souple que Franju triturait. Les phalanges bougeaient, fouillaient sous l'épiderme, comme des prédateurs, tapis sous la surface.
Horrifié, nauséeux, ivre de rage, prit d'un instinct paternel, d'un attachement qu'il n'avait jusqu'alors jamais ressenti, Melville se leva, sortit le revolver de sa poche, et le braqua en direction de Franju.
«Lâches-la! Laisses-la!» Lui hurla-t-il.
Un étranger. Un monstre. Le Mal.
Seul la cassette continuait de chanté. Franju relâcha son étreinte sur Aurore. Les mains se retirèrent, empourprées de sang. La jeune fille se releva; son ventre ne présentait aucune plaie. D'un geste de la main, son père l'invita à se rapprocher, et elle vint se blottir contre lui. Un court instant, Melville goutta pleinement cette sensation, le contact de ce corps aimant, chaleureux, intime, familier malgré tout...
On l'en arracha. Une nuée de bras nus aux poignets bandés l'attrapèrent, le tirant en tout sens. Alarmés, les disciples défendaient leur gourou. On lui criait dessus, il le tiraillait, Fredo se jeta sur lui. Aurore s'évanouissait dans la foule de robes blanches.
Et, dans la cohue, une détonation. Pris en étau, son doigt avait pressé la détente. Chacun se figea.Un filet de sang, noir et visqueux comme du pétrole, s'étira sur la poitrine de Franju. Un parfum de mort et de putréfaction se mêla à celui de la poudre.
Le Crocodile s'adossa contre le mur, regarda la blessure puis, relevant la tête, déforma sa bouche en un sourire mauvais.
«Yvan...», articula-t-il, doucereux.
«Manuel, je...»
«Tu ne voulais pas, je sais...» Franju appliqua sa main sur la plaie. A la commissure des doigts débordèrent quelques gouttes de l'encre puante. Il grimaça, trembla, puis sa main se referma, souillée de noir, crispée, et se rouvrit sur la balle de revolver, extirpé de la poitrine. Il la tendit à Melville.
«Tiens, je te la rends.» fit-il, rigolard. Et de désigner Aurore, d'un coup d’œil. «C'est ta fille, hein?»
Melville acquiesça.
«Je l'ai su dès que je l'ai vue, avoua Franju. J'ai reconnu son regard. Elle a tes yeux, tu sais?»
D'un geste, il fit signe à ses disciples de reprendre leurs place.
«Tu lui faisais quoi, là? Est-ce qu'elle est guérie?» Questionna Melville.
«C'est comme ça que je les guéris. J'extirpe le mal en eux, je le prend pour moi. Il faut du temps...»
La petite porte s'ouvrit brusquement. Le barbu en ciré jaune fit irruption, ayant troqué sa lampe de poche pour un fusil de chasse.
«C'est bon Joël, lui fit Fredo en se dirigeant vers lui, c'est réglé.»
«Non, c'est pas réglé. Il y a les flics dehors.» répondit celui-ci. Et de disparaître comme il était apparu.
Revenant vers lui, Franju toissa Melville d'un œil menaçant. «Tu te pointes ici après 15 ans, fit-il, et dès le lendemain les flics débarquent? J'avais bien vu que le mitard, ça t'avais ramolli, mais ça ne t'aurais pas des fois transformé en balance, mon frère?»
Le Taxi. Payé par le directeur. Un piège.
Melville baffouilla, mais n'eut pas le loisirs de lui répondre. Des coups de feux retentirent à l'extérieur. «Joël...» dit tristement Fredo.

Les escaliers de la tourelle vibraient de toutes leurs marches. Tels une armée, les disciples de l’Église d'Orobas en descendaient, en robes blanches, armes à la main. Des anges guérilleros...
Pistolet, mitraillette ou fusil au poing, cartouchière ou besace de grenadier en bandoulière, ils passaient, et se répartissaient sur toute la surface de la ferme. Fredo et Franju couraient en tout sens, donnant des ordres comme un général en manœuvres.
«Ils nous avaient préparé à ça... commenta Aurore. Ils nous ont appris, pour les armes, se défendre. Moi je n'y croyais pas, mais...»
Fredo vint se planter devant Melville, lui présentant la crosse d'un pistolet. «Je sais pas si t'as quelque chose à voir avec ça, mais il y intérêt à ce que je ne te vois pas te débiner, et que tu butes ton quota de flics. On réglera le reste après.»
Une poignée de disciples sortirent dans la cour, en hurlant, et ils donnèrent naissance à un enfer de détonations.
Aux phares, gyrophares bleus et projecteurs allumés s'ajoutèrent les flashs des coups de feu, les étincelles des balles qui ricochent contre un mur ou une carrosserie. Les nuages de fumée dus aux souffles des hommes comme des armes à feu se mêlèrent aux gouttes de pluie, et le chaos en fut d'autant plus opaque. Déjà, autour du Land Rover, les robes blanches étaient tombés au sol, rejoignant le ciré jaune. Une dernière silhouette immaculée s'élança, hurlante, grenade en main. Elle hoqueta sous les coups de feux, mais arriva jusque derrière les phares. Elle explosa en un nuage de débris de chairs et de métal, soufflant les corps de policiers et la fourgonnette toute proche, qui se renversa.
Tremblante, comme un petit animal effrayé, Aurore vint se blottir dans les bras de son père. Celui-ci l’accueilli, presque machinalement, l'esprit ailleurs, affûté. Il retrouvait cette sensation de danger, de mort imminente, mais il ne l'aimait plus. Plus maintenant.
Sortir d'ici. Avec elle.
Un coup de tonnerre fit vibrer les murs, et les carreaux de la fenêtre juste à côté d'eux explosèrent. Un souffle brûlant envahit la pièce, s'évanouissant aussitôt dans un relent de fumée. Yvan et Aurore se redressèrent. «Viens», fit Melville dans un souffle, tirant d'autorité sa fille derrière lui, jetant au passage un coup d’œil à travers la fenêtre éventrée. La citerne de gaz avait disparue, ne laissant à son endroit qu'une couronne de débris et de flammèches. De la cage de bois broyée et rejetée à plusieurs mètres s'extirpaient encore des chats, sonnés, composant avec une patte blessée ou arrachée, ou courant pour échapper aux flammes qui dévoraient leurs pelages.
Les disciples lançaient l'assaut sur l'arrière de la ferme. Devant, les policiers s'aventuraient dans la cour, et investissaient déjà les lieux.
Maintenant.
Tenant toujours Aurore par la main, Melville s'élança dans le couloir vide. Un flic entra, mais bifurqua de l'autre côté, sans les voir. Ils avançaient, accroupis. Il passa la porte, et tomba nez à nez avec un nouveau policier. Il y eut un coup de feu, et le policier s'écroula. Il avait tiré, sans même le vouloir. Aurore sortit à son tour et, toujours courbés, ils grimpèrent dans le 4x4, par la benne arrière. Dissimulé par la bâche, ils évoluèrent jusqu'aux sièges.
Ils ne nous voient pas. Il ne nous voient pas.
Les clés étaient sur le Neiman. Melville enclencha une vitesse, et démarra. Il écrasa l'accélérateur. Le Land Rover rua, fonçant dans une voiture couleurs pie qui, sous le choc, recula jusque dans le fossé opposé. Des cris, des coups de feux. Melville obliqua, et engagea le tout-terrain sur la route.

Il n'avait guère parcouru que quelques centaines de mètres. L'étroite route luisante de pluie virait à droite, s'engouffrant dans un sous-bois, semblant presque revenir vers la ferme. Et là, dans l'intérieur d'un virage, dissimulée sous les frondaisons, emplie d'obscurité, une interruption dans le muret de pierres. Un sentier, à peine assez large pour que le 4x4 puisse y passer. Melville avait viré là, au prix d'une embardée catastrophique. Et la voiture de police, lancée à leur trousses sirènes hurlantes, était passée. Tout feux éteints, le Land Rover fonçait, coûte-que-coûte, cahotait entre les arbres, écrasait arbustes et fougères. Puis il s'arrêta, la calandre collé contre un tronc, le châssis posé sur une pierre plus grosse que les autres. Melville coupa le moteur, et le calme revint. Pour tout son, le rythme irrégulier de la pluie dans les branches. Là-bas, dans cet amalgame de lueurs bleues et oranges qui indiquaient l'emplacement d'une ferme devenue la proie des flammes, les coups de feux avait cessés. Un nouveau point bleu clignotant, dans le lointain, un camion de pompiers. Dans un gémissement de gonds, Melville sortit du tout-terrain. Aurore ne bougea pas.
Non. Pas ça. Pas elle.
Elle s'était évanouie. Le flanc droit de son aube blanche était engluée de sang. Une balle s'était perdue au travers de l'habitacle, et lui avait traversé la gorge. Yvan ouvrit la portière passager et, précautionneusement, la prit dans ses bras. La jeune femme respirait encore, dans un sifflement sinistre. Il la déposa délicatement au sol, sur un tapis de feuilles mortes, et resta là, à genoux, hébété.
Le sang affluait toujours, mais il ne pouvait localiser correctement la plaie, ne savait comment la soigner.
«Non, pas ça, non. Pas comme ça, pas maintenant. Pas elle.» répétait-il, impuissant, des sanglots dans la voix. Déjà le parfum capiteux de la mort était là...
«Dis-moi que t'as pas planté le 4x4 et qu'on peut se tirer d'ici.»
La voix l'avait fait sursauter, et, avec une prestance qu'il pensait avoir perdu, Melville s'était déjà retourné, le revolver au poing. Dans sa ligne de mire, la silhouette déformée de Franju. Il était pieds nus, seulement habillé de sa robe de chambre verte. De son bras gauche ne subsistaient que des haillons de chairs grisâtres, qui suppuraient de ce sang gluant et noir. Le livre était calé sous son bras droit.
«Tu m'en voudra pas de ne pas pouvoir conduire.» rajouta Franju, ironique. Déjà, il se dirigeait vers le Land Rover, bien décidé en s'enfuir. «Ces salauds ne m'ont pas raté...» Melville n'avait pas rabaissé son arme.
«Restes-là avec ton bouquin! Ordonna-t-il. Soignes-la. Tu t'es retiré une balle toi-même, tout à l'heure; fais pareil pour elle.»
Franju rigola. «Parce que maintenant, ça te dérange plus? Au cas où tu n'aies pas remarqué, d'ici 2 heures, c'est moi qui serait claqué.»
Il fit un nouveau pas en direction du 4x4, et Melville se jeta sur lui, l'attrapant par l'épaule, et le tirant jusqu'à sa fille.
«Sauves-la, je te dis! Si toi t'en as pour 2 heures, elle n'en as que pour quelques minutes. Utilise ton bouquin.»
«Va te faire foutre Yvan! Lui répliqua Franju. Tout ça, c'est de ta faute! C'est toi qui a tout foutu en l'air! C'est toi qui a rameuté les flics, c'est à cause de toi si elle s'est prise une bastos!»
«Ta gueule!» Coupa Melville, braquant de plus belle son revolver sur la tête de son ancien complice. «Je me fous de ton jugement, je me fous de ta secte! J'ai passé 15 ans en taule pour ta pomme! Alors si tout ce que t'as pu foutre pendant ce temps, c'est faire marcher tes trucs de sorciers à la gomme, fais-les tout de suite.»
Les deux hommes se faisait face, à côté du corps étendu. Dans leur confrontation, le grimoire était tombé à terre, et s'était ouvert. Le sang de ténèbres s'échappant du moignon d'épaule gouttait sur les pages, et celle-ci les absorbaient, comme un papier buvard surnaturel. Franju jeta un œil sur le phénomène, et sourit.
«Oh non, ce n'est pas qui vais le faire. Toi, fais-le.» dit-il.
Melville le regarda, et comprit.
«Tu sais comment ça fonctionne, reprit Franju. C'est pour ça qu'on zigouillait des chats, c'est pour ça que je suis dans cet état. Une vie pour une vie. Il faut nourrir le livre, Yvan.»
«Non! Répondit celui-ci. Tu t'aies retirer la balle, tu peux... Tu peux... » Il hésita.
Assassin. Prisonnier de sa malédiction.
Il avait abaissé son revolver mais, lentement, de sa main restante, Franju le releva, et en appliqua le canon sur son front.
«Fais-le, ordonna-t-il. Fais-le. Dans le fond, c'est ce que tu voulais, non? Tu n'as plus le choix, mon frère. C'est à toi de la sauver.»

Dehors dansaient les flocons de neige, et une lumière blafarde filtrait au travers des barreaux. L'hiver pointait déjà, et Noël, si tenté que cette fête signifiait quelque chose quand on était en prison, arrivait dans quelques jours. Abdellatif avait pour nouveau compagnon de cellule un jeune homme, gamin d'à peine 20 ans, qui passait ses journées à se morfondre sur son sort, recroquevillé en chien de fusil sur son lit.
Une clé fit jouer le verrou, et le gardien à la couperose poussa la porte. «Courrier.» annonça-t-il. Le gamin ne bougea pas, jetant à peine un œil au  petit colis qui fut déposé sur son matelas. Il y avait  une paquet pour Abdellatif, une enveloppe kraft rebondie, contenant deux sachets de tabac à chiquer, et une lettre. Tout sourire, le kabyle piocha une noisette du broyât dans un des paquets, le coinça sous sa lèvre, et, s'asseyant à la petite table de la cellule, il déplia la lettre. Une page d'écriture hésitante, au stylo-bille.
Cher Abdellatif,
Ça me fait bizarre de t'écrire. Bizarre de me dire que je suis dehors et que la seule personne a qui j'ai à écrire est encore enfermée.
J'espère que tout va bien pour toi, là-bas, derrière ces murs. Le monde du dehors me paraît tellement différent, et j'ai eu du mal à retrouver des éléments de ma vie passé auxquels me raccroché, 15 ans après.
Je ne t'avais sans doute jamais parlé de la femme que j'avais aimé il y a si longtemps, et de cette fille que j'avais, et qui a grandi sans même me connaître. Je sais que toi aussi tu as une famille, un fils qui t'attends, dehors, et je prie pour que tu ais, comme moi, le plaisir de le retrouver au plus vite.
Je t'envoies deux paquets de Chemma, comme promis, ainsi qu'une photo de moi et ma fille.
Elle s'appelle Aurore, et j'ai toute une vie à rattraper avec elle.
Je te souhaite de bonne fêtes de fin d'année, et de trouver, à ta sortie, autant de bonheur que moi.
Ton ami,
Yvan.
Abdellatif reposa la lettre, ému. Reprenant l'enveloppe, il retourna celle-ci, faisant tombé une photo Polaroïd.
Il eut un instant d'arrêt face à l'image. Si, sur le portrait, les visages étaient souriants, et si l'air de famille entre le père et la fille était évident, il peina à y reconnaître son ancien compagnon de cellule. La jeune femme brune rayonnait de vie, alors que l'homme à ses cotés semblait fatigué, usé prématurément. L’Yvan Melville de la photographie était un homme amaigri, aux traits creusés. Sa peau était marbrée de veines bleues, d'une pâleur de glace sous la lumière du flash, ses cheveux gris et clairsemés, et ses yeux vides n'avaient même pas le bénéfice de briller de ces pupilles rouges que donnent parfois les photos.

Abdellatif reposa le Polaroïd. Dans son esprit, sans qu'il comprenne pourquoi, se constitua l'image d'un livre ancien, un grimoire à la couverture de vieux cuir, couleur de sang. Un souffle glacé courut sur sa nuque.

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