lundi 7 avril 2014

Le Vaccin [Herr Mad Doktor]

Le scientifique arracha la feuille de l’imprimante et la parcourut d’un œil fatigué.
Chaque jour, il voyait défiler des kilomètres de statistiques pessimistes et de graphiques moroses – un désert mathématique d’une lénifiante monotonie.
Cette fois, pourtant, les résultats le tirèrent de sa torpeur... Le plat paysage avait laissé place à un relief accidenté, où pointaient d’insolentes courbes paraboliques et des diagrammes aussi vigoureux que des sexes en érection, entre lesquels se faufilait, malicieuse, une cascade de formules limpides et d’équations dont l’harmonie confinait au miracle… Taux de compatibilité subatomique : 99,99%. Stabilité biochimique et tolérance à long terme : optimales. Durée d’efficacité théorique : ∞.
Le Professeur Kantz leva le nez de la feuille. Cet Éden arithmétique était trop beau pour être vrai ! Ne se trouvait-il pas face à un mirage ?
Pour en avoir le cœur net, il reprit sa lecture depuis le début.
Puis, par sécurité, il vérifia les résultats une fois encore.
Et afin d’en être absolument, incontestablement, irrévocablement sûr, il les relut à nouveau.
Le papier lui tomba des mains.
Par la moustache d’Einstein… Le Vaccin était enfin au point !

*


Vingt ans...
Vingt longues années que le professeur en était réduit à mener ses recherches dans sa propre cave, depuis que les orangs-outans arthritiques de l’Académie de Médecine l’avaient radié du Conseil de l’Ordre pour cause de violations répétées des règles de bio-éthique… Ah, pour sûr, ces vieux croulants empêtrés dans des protocoles à rallonge ne risquaient pas de faire de découverte majeure avant le prochain millénaire ! Chaque essai clinique sur cobaye humain supposait la signature de 36 formulaires qui constituaient autant de freins à l’avancée de la Science, et par là même de l’Humanité.
Dans l’intimité de son laboratoire, Kantz zappait gaiement toute cette paperasse. Maintenant que le modèle mathématique du Vaccin tenait la route, il lui suffisait de presser un bouton pour synthétiser le sérum, puis de l’injecter aussitôt à un cobaye. Et d’observer...
Qui allait être l’heureux élu ? Qui donc porterait la flamme du génie humain ? Kantz aimait trop les bêtes, à commencer par les souris et les cochons d’Inde, pour leur infliger la moindre souffrance. Et comme il n’avait pas réussi à convaincre de SDF ou de sans-papier de se prêter à ses tests en échange d’une douche et d’un repas chaud, il s’était lui-même porté volontaire – un grand chef goûte toujours à ses plats.
Une fiole de sérum vert fluo sortit à grand bruit du bio-synthétiseur.
A l’œil nu, rien ne la différenciait d’un verre de sirop de menthe glaciale, mais le professeur savait quelles merveilles de technologie robotique se cachaient sous sa surface… Têtards infiniment petits, ses ingénieux nanobots y patrouillaient par milliards !
Kantz sourit. Le Vaccin ferait de lui l’égal d’un Pasteur ! Mieux : comparé à sa personne, Pasteur passerait pour un nain. Quant aux imbéciles de l’Académie de Médecine, ils lui lécheraient les pieds en implorant son pardon.
A la frontière du biologique et du synthétique, les nanobots représentaient l’arme ultime contre la Fatalité. Sitôt injectés dans l’organisme d’un individu, ils le protégeaient contre toutes les menaces potentielles, livrant bataille au niveau subatomique. Adieu peste et choléra et tous les maux de ce monde... Oubliés, cancers, infarctus, dépressions et dérèglements hormonaux… Fini, le vieillissement ! Repoussée aux calendes grecques, la mort !
Le Vaccin sonnait le glas de l’humaine condition.

Sans tambour ni trompette, le Pr Kantz se piqua dans l’épaule gauche.

*

Ce n’était pas la première fois que le chercheur se trouvait dans la position du cobaye...
En vingt ans, il avait connu son lot d’essais infructueux, accompagnés d’effets secondaires plus ou moins désagréables – de la diarrhée aiguë à une méningite réactionnelle qui avait bien failli mettre un terme à ses ambitions.
Il n’éprouvait toutefois nulle crainte : existait-il plus grande gloire que de mourir pour la Science ?
Quelques minutes s’écoulèrent… Et hormis une petite douleur au point d’injection, Kantz ne releva rien de suspect. Les yeux clos, il se représenta l’armée de nanobots sillonnant ses vaisseaux en ce moment même à une vitesse folle, colonisant les cellules, renforçant les doubles-hélices d’ADN, consolidant les liaisons moléculaires... transformant son corps en une forteresse imprenable.
Un éternuement l’arracha à son introspection.
Était-ce le début d’une réaction indésirable ? Les prémices d’un choc allergique ?
Le cobaye s’essuya le nez du revers de la main et fit quelques pas.
Il n’avait pas de fièvre, la tête ne lui tournait pas. À vrai dire, il se sentait merveilleusement bien !
L’expérience paraissait être un succès...
Cependant il n’existait qu’un seul moyen de valider absolument, incontestablement, irrévocablement l’efficacité de la vaccination : la confrontation directe avec les agents les plus pathogènes que la Terre ait jamais portée.
*

Le virus Zing, mis au point par le bloc communiste pendant la Guerre Froide, provoquait une fièvre hémorragique fulgurante, à côté de laquelle les effets d’Ebola passaient pour un rhume des foins. Kantz en but un plein flacon cul sec.
Il ouvrit ensuite une bonbonne de gaz sur laquelle était marqué en lettres jaunes : « Biohazard : Sarin » et, penché au-dessus du goulot, il prit une longue et ample inspiration.
Enfin, d’une mallette frappée d’un trèfle radioactif, le professeur tira un petit caillou phosphorescent qu’il glissa entre ses molaires et mâchouilla avec application. Conquis par le goût de l’uranium, il se servit même une seconde ration.
Et les minutes passant, le vacciné se sentait toujours aussi bien.
Un dernier point, et non des moindres, restait néanmoins à vérifier : celui de la résistance mécanique des nanobots. Comment réagiraient-ils en cas de choc brutal ? Ne seraient-ils pas pris de court ? Pour le déterminer, rien ne valait la bonne vieille méthode empirique…
Dans le premier tiroir de son bureau, le professeur conservait un Colt 45 toujours chargé – au cas où les orangs-outans de l’Académie eussent l’idée de débarquer pour mettre fin à ses recherches clandestines. Après avoir ôté le cran de sécurité, il glissa le canon dans sa bouche et pressa la détente.
Dans un bruit sourd, Kantz sentit vibrer tous les os de son crâne.
Le projectile ricocha sur son palais et les parois internes de ses joues, puis finit sa course entre ses incisives ; il le recracha dans la poubelle, comme un noyau d’olive.
Le doute n’était plus permis : ses nanobots faisaient de parfaits petits cerbères !
Le professeur était aussi ému que lors de la venue au monde de sa fille. Doux euphémisme ; en réalité, il l’était encore plus – car il se trouvait désormais père de milliards d’enfants qui, il en était certain, ne le décevraient jamais.
Fou d’enthousiasme, il monta quatre à quatre les escaliers de la cave pour annoncer la formidable nouvelle à ses proches.

*

Jean-Sébastien vaquait à son activité favorite, c’est-à-dire se lécher les testicules, lorsque Kantz fit une entrée triomphale dans la cuisine. Flairant son maître plus qu’il ne le voyait, le vieux saint-bernard leva le museau, en quête de grattouilles dont le professeur n’était jamais avare.
« Brave toutou » dit Kantz, s’accroupissant. Rien ne le détendait plus au monde que de tripoter les plis et replis de cette grosse boule de poils baveuse. Sa mollesse et sa douceur étaient un contrepoint parfait à l’impitoyable dureté de la recherche scientifique.
D’une main affectueuse, il ébouriffa le crâne de la bête, laquelle ronronna en retour... avant de s’effondrer, secouée de spasmes, babines écumantes et yeux révulsés.
Mais Kantz ne s'aperçut point de l’agonie de l’animal ; son pas conquérant l’avait déjà conduit au salon, où sa fille, baleine échouée sur le canapé, regardait les dessins-animés du samedi matin.
« Ma belle Mirabelle ! l’harangua-t-il. Aujourd’hui est un grand jour : à la seule force de son esprit, ton papounet chéri a hissé l’Homme hors des marécages poisseux de son sort naturel !
– Grmlmlml, répondit la jeune femme, sans quitter l’écran des yeux.
– Est-ce qu’un merci te tuerait, petite ingrate ? Je sais bien qu’à 28 ans tu es en pleine crise d’adolescence, mais ces jours-ci tu sembles incapable d’aligner trois mots. A croire que tu as avalé ta langue ! »
Et bien que Kantz l’ignorât, c’était précisément le cas ; tandis qu’il se dirigeait à grandes enjambées vers la véranda, Mirabelle convulsa sur le sofa, rougit, blanchit, bleuit, puis dans un ultime « grmlmlml », mourut.
*
Comme à son habitude, Mme Kantz était occupée à tailler ses rosiers. Sous le charme, son mari l’observa un petit moment à travers la baie vitrée ; à 76 ans, elle conservait une silhouette gracile des plus appétissantes… Le patriarche eut soudain envie de la surprendre : il se glissa derrière elle à pas de loup et posa ses mains sur ses hanches. « Oublie un peu ton jardinage, Charlène, lui murmura-t-il, enfiévré, en lui mordillant le lobe de l’oreille, et viens étreindre ce bienfaiteur de l’Humanité qu’est ton illustre mari ! »
Elle lui tomba dans les bras.
Kantz mit tout d’abord cela sur le compte de l’émotion – Charlène avait toujours été « sensible » – mais en voyant son visage livide il comprit qu’il y avait un problème...
Benoîtement, il demanda : « Heu, chérie, ça va ? »
Saignant par tous les orifices, Mme Kantz expira dans la minute.

*

Le professeur n’aurait su dire combien de temps il demeura prostré sur le gazon, à bercer le corps sans vie de son épouse, tandis que pleuvaient des pétales de rose...
Des pétales d’un noir charbon, remarqua-t-il soudain.
Le rosier avait fané.
Ainsi que tous les arbres du jardin.
Et la pelouse.
Et la haie des voisins.
Dans un silence absolu...
Pressentant le pire, Kantz appela Jean-Sébastien. Mais son fidèle saint-bernard ne montra pas le bout de sa truffe. Il n’obtint pas plus de réponse de la part de sa fille, pas même un grmlmlml blasé, ce qui confirma ses craintes.
Dès leur sortie de l’imprimante, les équations lui avaient paru trop belles pour être vraies. Trop parfaites...
Guidé par une intuition terrible, il marcha jusqu’au bassin japonais, au fond du jardin : entre les nénuphars carbonisés, les carpes faisaient la planche.
Le scientifique sut alors, sans l’ombre d’un doute, que ses nanobots avaient absolument, incontestablement, irrévocablement rempli leur mission, bien au-delà des limites de son propre corps : protéger leur hôte de tous les agresseurs potentiels… Sans exception.
Le dernier être vivant sur Terre s’évanouit sur l’herbe morte.

*

Quelques éternités plus tard…

L’Hôte est assis sous le ciel étoilé.
Il n’éprouve ni chagrin, ni colère, ni peur, ni même une once de culpabilité ; pas plus qu’il ne se laisse aller à l’espoir ou au rêve.
Les nanobots ne le lui permettent pas. Selon leurs analyses, de tels sentiments constituent de véritables poisons pour l’esprit, aussi les étouffent-ils dans l’œuf.
Alors que l’Hôte contemple les étoiles, nulle lueur d’intérêt ne vient éclairer son regard de poisson mort ; nulle question n’agite le no man’s land de sa conscience, pas même celle qui a obsédé tant de ses ancêtres : « sommes-nous seuls dans l’Univers ? ».
Car l’Hôte connaît la réponse.

Dès l’éternuement qui suivit l’injection du Vaccin, les nanobots se retrouvèrent projetés dans l’atmosphère et s’essaimèrent dans le Cosmos à toute vitesse… De système en système, de galaxie en galaxie, la peste robotique traqua sans relâche tout ce qui appartenait au règne du vivant, éradiquant jusqu’à la dernière cellule du dernier organisme, aux confins de l’Univers.
Mais la mission des nanobots n’était pas achevée pour autant... Il restait encore des pathogènes potentiels à éliminer.
S’engouffrant dans les trous noirs et les vortex, les zélés serviteurs s’attaquèrent ainsi aux Autres Plans de Réalité Quantique... Et là, de Dimensions Parallèles en Univers Alternatifs, de Mondes « Miroir » en Champs des Possibles, ils procédèrent à leur minutieux travail de nettoyage par le vide.
Puis ils poursuivirent leur traque.
Il n’existait certes plus de pathogène dans le moment présent, ni dans ce qui aurait pu être, mais il en avait existé, autrefois.
Or cela n’était pas compatible avec le but qui leur avait été assigné.
Par les couloirs du Temps, les nanobots remontèrent donc jusqu’aux origines de la Vie, jusqu’à l’étincelle première dont étaient issues toutes les menaces à venir.
Et sans faire de chichi, elles l’éliminèrent.
Bien sûr, cela engendra aussitôt un paradoxe, puisque l’Hôte lui-même descendait de cette flamme originelle, mais les ingénieux petits robots résolurent le problème en retournant l’Espace-Temps comme une chaussette, effaçant du même coup les notions de Passé et de Futur, ainsi que les contradictions entre l’un et l’autre. Désormais, seul existait le Présent ; un Présent où régnait une sécurité totale.

Coquille vide dans un monde dépeuplé, l’homme vacciné contre la vie regarde sans les voir des astres qui ne brillent pour personne.
Il sait qu’il n’a rien à craindre.
Absolument, irrévocablement, indubitablement... rien. 

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