Le
scientifique arracha la feuille de l’imprimante et la parcourut
d’un œil fatigué.
Chaque
jour, il voyait défiler des kilomètres de statistiques pessimistes
et de graphiques moroses – un désert mathématique d’une
lénifiante monotonie.
Cette
fois, pourtant, les résultats le tirèrent de sa torpeur... Le plat
paysage avait laissé place à un relief accidenté, où pointaient
d’insolentes courbes paraboliques et des diagrammes aussi vigoureux
que des sexes en érection, entre lesquels se faufilait, malicieuse,
une cascade de formules limpides et
d’équations dont l’harmonie confinait au miracle… Taux
de compatibilité subatomique : 99,99%. Stabilité biochimique
et tolérance à long terme : optimales. Durée d’efficacité
théorique : ∞.
Le
Professeur Kantz leva le nez de la feuille. Cet Éden arithmétique
était trop beau pour être vrai ! Ne se trouvait-il pas face à
un mirage ?
Pour
en avoir le cœur net, il reprit sa lecture depuis le début.
Puis,
par sécurité, il vérifia les résultats une fois encore.
Et
afin d’en être absolument, incontestablement, irrévocablement
sûr, il les relut à nouveau.
Le
papier lui tomba des mains.
Par
la moustache d’Einstein… Le Vaccin était enfin au point !
*
Vingt
ans...
Vingt
longues années que le professeur en était réduit à mener ses
recherches dans sa propre cave, depuis que les orangs-outans
arthritiques de l’Académie de Médecine l’avaient radié du
Conseil de l’Ordre pour cause de violations répétées des règles
de bio-éthique… Ah, pour sûr, ces vieux croulants empêtrés dans
des protocoles à rallonge ne risquaient pas de faire de découverte
majeure avant le prochain millénaire ! Chaque essai clinique
sur cobaye humain supposait la signature de 36 formulaires qui
constituaient autant de freins à l’avancée de la Science, et par
là même de l’Humanité.
Dans
l’intimité de son laboratoire, Kantz zappait gaiement toute cette
paperasse. Maintenant que le modèle mathématique du Vaccin
tenait la route, il lui suffisait de presser un bouton pour
synthétiser le sérum, puis de l’injecter aussitôt à un cobaye.
Et d’observer...
Qui
allait être l’heureux élu ? Qui donc porterait la flamme du
génie humain ? Kantz aimait trop les bêtes, à commencer par
les souris et les cochons d’Inde, pour leur infliger la moindre
souffrance. Et comme il n’avait pas réussi à convaincre de SDF ou
de sans-papier de se prêter à ses tests en échange d’une douche
et d’un repas chaud, il s’était lui-même porté volontaire – un
grand chef goûte toujours à ses plats.
Une
fiole de sérum vert fluo sortit à grand bruit du bio-synthétiseur.
A
l’œil nu, rien ne la différenciait d’un verre de sirop de
menthe glaciale, mais le professeur savait quelles merveilles de
technologie robotique se cachaient sous sa surface… Têtards
infiniment petits, ses ingénieux nanobots y patrouillaient
par milliards !
Kantz
sourit. Le Vaccin ferait de lui l’égal d’un Pasteur !
Mieux : comparé à sa personne, Pasteur passerait pour un nain.
Quant aux imbéciles de l’Académie de Médecine, ils lui
lécheraient les pieds en implorant son pardon.
A
la frontière du biologique et du synthétique, les nanobots
représentaient l’arme ultime contre la Fatalité. Sitôt injectés
dans l’organisme d’un individu, ils le protégeaient contre
toutes les menaces potentielles, livrant bataille au niveau
subatomique. Adieu peste et choléra et tous les maux de ce
monde... Oubliés, cancers, infarctus, dépressions et dérèglements
hormonaux… Fini, le vieillissement ! Repoussée aux calendes
grecques, la mort !
Le
Vaccin sonnait le glas de l’humaine condition.
Sans
tambour ni trompette, le Pr Kantz se piqua dans l’épaule gauche.
*
Ce
n’était pas la première fois que le chercheur se trouvait dans la
position du cobaye...
En
vingt ans, il avait connu son lot d’essais infructueux, accompagnés
d’effets secondaires plus ou moins désagréables – de
la diarrhée aiguë à une méningite réactionnelle qui avait bien
failli mettre un terme à ses ambitions.
Il
n’éprouvait toutefois nulle crainte : existait-il plus grande
gloire que de mourir pour la Science ?
Quelques
minutes s’écoulèrent… Et hormis une petite douleur au point
d’injection, Kantz ne releva rien de suspect. Les yeux clos, il se
représenta l’armée de nanobots
sillonnant ses vaisseaux en ce moment même à une vitesse folle,
colonisant les cellules, renforçant les doubles-hélices d’ADN,
consolidant les liaisons moléculaires... transformant son corps en
une forteresse imprenable.
Un
éternuement l’arracha à son introspection.
Était-ce
le début d’une réaction indésirable ? Les prémices d’un
choc allergique ?
Le
cobaye s’essuya le nez du revers de la main et fit quelques pas.
Il
n’avait pas de fièvre, la tête ne lui tournait pas. À vrai dire,
il se sentait merveilleusement bien !
L’expérience
paraissait être un succès...
Cependant
il n’existait qu’un seul moyen de valider absolument,
incontestablement, irrévocablement l’efficacité de la
vaccination : la confrontation directe avec les agents les plus
pathogènes que la Terre ait jamais portée.
*
Le
virus Zing, mis au point par le bloc communiste pendant la Guerre
Froide, provoquait une fièvre hémorragique fulgurante, à côté de
laquelle les effets d’Ebola passaient pour un rhume des foins.
Kantz en but un plein flacon cul sec.
Il
ouvrit ensuite une bonbonne de gaz sur laquelle était marqué en
lettres jaunes : « Biohazard : Sarin »
et, penché au-dessus du goulot, il prit une longue et ample
inspiration.
Enfin,
d’une mallette frappée d’un trèfle radioactif, le professeur
tira un petit caillou phosphorescent qu’il glissa entre ses
molaires et mâchouilla avec application. Conquis par le goût de
l’uranium, il se servit même une seconde ration.
Et
les minutes passant, le vacciné se sentait toujours aussi bien.
Un
dernier point, et non des moindres, restait néanmoins à vérifier :
celui de la résistance mécanique des nanobots. Comment
réagiraient-ils en cas de choc brutal ? Ne seraient-ils pas
pris de court ? Pour le déterminer, rien ne valait la bonne
vieille méthode empirique…
Dans
le premier tiroir de son bureau, le professeur conservait un Colt 45
toujours chargé – au cas où les orangs-outans de
l’Académie eussent l’idée de débarquer pour mettre fin à ses
recherches clandestines. Après avoir ôté le cran de sécurité, il
glissa le canon dans sa bouche et pressa la détente.
Dans
un bruit sourd, Kantz sentit vibrer tous les os de son crâne.
Le
projectile ricocha sur son palais et les parois internes de ses
joues, puis finit sa course entre ses incisives ; il le recracha
dans la poubelle, comme un noyau d’olive.
Le
doute n’était plus permis : ses nanobots faisaient de
parfaits petits cerbères !
Le
professeur était aussi ému que lors de la venue au monde de sa
fille. Doux euphémisme ; en réalité, il l’était encore
plus – car il se trouvait désormais père de milliards
d’enfants qui, il en était certain, ne le décevraient jamais.
Fou
d’enthousiasme, il monta quatre à quatre les escaliers de la cave
pour annoncer la formidable nouvelle à ses proches.
*
Jean-Sébastien
vaquait à son activité favorite, c’est-à-dire se lécher les
testicules, lorsque Kantz fit une entrée triomphale dans la cuisine.
Flairant son maître plus qu’il ne le voyait, le vieux
saint-bernard leva le museau, en quête de grattouilles dont le
professeur n’était jamais avare.
« Brave
toutou » dit Kantz, s’accroupissant. Rien ne le détendait
plus au monde que de tripoter les plis et replis de cette grosse
boule de poils baveuse. Sa mollesse et sa douceur étaient un
contrepoint parfait à l’impitoyable dureté de la recherche
scientifique.
D’une
main affectueuse, il ébouriffa le crâne de la bête, laquelle
ronronna en retour... avant de s’effondrer, secouée de spasmes,
babines écumantes et yeux révulsés.
Mais
Kantz ne s'aperçut point de l’agonie de l’animal ; son pas
conquérant l’avait déjà conduit au salon, où sa fille, baleine
échouée sur le canapé, regardait les dessins-animés du samedi
matin.
« Ma
belle Mirabelle ! l’harangua-t-il. Aujourd’hui est un grand
jour : à la seule force de son esprit, ton papounet chéri a
hissé l’Homme hors des marécages poisseux de son sort naturel !
– Grmlmlml,
répondit la jeune femme, sans quitter l’écran des yeux.
– Est-ce
qu’un merci te tuerait, petite ingrate ? Je sais bien
qu’à 28 ans tu es en pleine crise d’adolescence, mais ces
jours-ci tu sembles incapable d’aligner trois mots. A croire
que tu as avalé ta langue ! »
Et
bien que Kantz l’ignorât, c’était précisément le cas ;
tandis qu’il se dirigeait à grandes enjambées vers la véranda,
Mirabelle convulsa sur le sofa, rougit, blanchit, bleuit, puis dans
un ultime « grmlmlml », mourut.
*
Comme
à son habitude, Mme Kantz était occupée à tailler ses rosiers.
Sous le charme, son mari l’observa un petit moment à travers la
baie vitrée ; à 76 ans, elle conservait une silhouette gracile
des plus appétissantes… Le patriarche eut soudain envie de la
surprendre : il se glissa derrière elle à pas de loup et posa
ses mains sur ses hanches. « Oublie un peu ton jardinage,
Charlène, lui murmura-t-il, enfiévré, en lui mordillant le lobe de
l’oreille, et viens étreindre ce bienfaiteur de l’Humanité
qu’est ton illustre mari ! »
Elle
lui tomba dans les bras.
Kantz
mit tout d’abord cela sur le compte de l’émotion – Charlène
avait toujours été « sensible » – mais en
voyant son visage livide il comprit qu’il y avait un problème...
Benoîtement,
il demanda : « Heu, chérie, ça va ? »
Saignant
par tous les orifices, Mme Kantz expira dans la minute.
*
Le
professeur n’aurait su dire combien de temps il demeura prostré
sur le gazon, à bercer le corps sans vie de son épouse, tandis que
pleuvaient des pétales de rose...
Des
pétales d’un noir charbon, remarqua-t-il soudain.
Le
rosier avait fané.
Ainsi
que tous les arbres du jardin.
Et
la pelouse.
Et
la haie des voisins.
Dans
un silence absolu...
Pressentant
le pire, Kantz appela Jean-Sébastien. Mais son fidèle saint-bernard
ne montra pas le bout de sa truffe. Il n’obtint pas plus de réponse
de la part de sa fille, pas même un grmlmlml
blasé, ce qui confirma ses craintes.
Dès
leur sortie de l’imprimante, les équations lui avaient paru trop
belles pour être vraies. Trop parfaites...
Guidé
par une intuition terrible, il marcha jusqu’au bassin japonais, au
fond du jardin : entre les nénuphars carbonisés, les carpes
faisaient la planche.
Le
scientifique sut alors, sans l’ombre d’un doute, que ses nanobots
avaient absolument, incontestablement, irrévocablement rempli leur
mission, bien au-delà
des limites de son propre
corps
: protéger leur hôte
de tous les agresseurs potentiels… Sans
exception.
Le
dernier être vivant sur Terre s’évanouit sur l’herbe morte.
*
Quelques
éternités plus tard…
L’Hôte
est assis sous le ciel étoilé.
Il
n’éprouve ni chagrin, ni colère, ni peur, ni même une once de
culpabilité ; pas plus qu’il ne se laisse aller à l’espoir ou
au rêve.
Les
nanobots ne le lui permettent pas. Selon leurs analyses, de tels
sentiments constituent de véritables poisons pour l’esprit, aussi
les étouffent-ils dans l’œuf.
Alors
que l’Hôte contemple les étoiles, nulle lueur d’intérêt ne
vient éclairer son regard de poisson mort ; nulle question
n’agite le no man’s land de sa conscience, pas même celle
qui a obsédé tant de ses ancêtres : « sommes-nous seuls
dans l’Univers ? ».
Car
l’Hôte connaît la réponse.
Dès
l’éternuement qui suivit l’injection du Vaccin, les nanobots se
retrouvèrent projetés dans l’atmosphère et s’essaimèrent dans
le Cosmos à toute vitesse… De système en système, de galaxie en
galaxie, la peste robotique traqua sans relâche tout ce qui
appartenait au règne du vivant, éradiquant jusqu’à la dernière
cellule du dernier organisme, aux confins de l’Univers.
Mais
la mission des nanobots n’était pas achevée pour autant... Il
restait encore des pathogènes potentiels à
éliminer.
S’engouffrant
dans les trous noirs et les vortex, les zélés serviteurs
s’attaquèrent ainsi aux Autres Plans de Réalité Quantique... Et
là, de Dimensions Parallèles en Univers Alternatifs, de Mondes
« Miroir » en Champs des Possibles, ils procédèrent à
leur minutieux travail de nettoyage par le vide.
Puis
ils poursuivirent leur traque.
Il
n’existait certes plus de pathogène dans le moment présent,
ni dans ce qui aurait pu être, mais il en avait existé,
autrefois.
Or
cela n’était pas compatible avec le but qui leur avait été
assigné.
Par
les couloirs du Temps, les nanobots remontèrent donc jusqu’aux
origines de la Vie, jusqu’à l’étincelle première dont étaient
issues toutes les menaces à venir.
Et
sans faire de chichi, elles l’éliminèrent.
Bien
sûr, cela engendra aussitôt un paradoxe, puisque l’Hôte lui-même
descendait de cette flamme originelle,
mais
les ingénieux petits robots résolurent le problème en
retournant l’Espace-Temps comme une chaussette, effaçant
du même coup les notions
de Passé et
de Futur, ainsi que
les contradictions entre l’un et l’autre.
Désormais, seul existait le Présent ; un Présent où
régnait
une sécurité totale.
Coquille
vide dans un monde dépeuplé, l’homme vacciné contre la vie
regarde sans les voir des astres qui ne brillent pour personne.
Il
sait qu’il n’a rien à craindre.
Absolument,
irrévocablement, indubitablement... rien.
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