Rêve prémonitoire : se dit d’un rêve traitant d'un sujet réel, parfois
de nature symbolique et semblant être une représentation d'une situation, d'un
événement extérieur présent ou futur dont le rêveur n'avait pas conscience au
moment de s'endormir.
On the road, again… Cette longue route de campagne
mouillée, encadrée d’herbe de part et d’autre et toujours surplombée par de
sombres nuages noirs. Toute la scène est plongée dans une semi-obscurité, un
crépuscule agonisant en permanence. Parfois, ces ombres sont chassées par
l’éclat fébrile d’un lampadaire, qui projette un pâle halo lumineux tremblotant
sur le sol. Une fine brume est visible partout où je pose les yeux, mais
toujours au loin. Jamais où je suis.
Ici, tout est
tranquille, sans un bruit, une parfaite représentation du calme et de la
sérénité.
Comme je hais
cette Route.
Toutes les nuits
– enfin non, presque toutes les nuits
pour être exact- je me retrouve à l’arpenter. Je la parcours, toujours dans le
même sens, toujours à la même cadence, toujours pareil. Rien dans son apparence
ne change jamais, toujours la même luminosité, toujours la même brume, toujours
tout pareil. C’est tellement déprimant de se retrouver inlassablement au même
endroit morne, nuit après nuit.
La seule chose
qui change dans ce tableau sont les personnes que je croise. Parfois. Il arrive
que je marche pendant des heures sans croiser âme qui vive, alors qu’à d’autres
moments je vois plus de monde qu’un jour de soldes dans un centre commercial.
Mais ces derniers sont plutôt rares, je dois l’avouer. Et encore heureux.
Comme je hais
cette Route. Comme je hais mes Rêves. Comme je hais ce qu’ils me font voir.
*
J
La sonnerie
horrible du réveil me fait sursauter violement. Comme tous les matins, je me
dis que je devrais la changer, mettre une chanson douce et calme à la place,
afin d’émerger du sommeil en douceur. Comme tous les matins, cette idée
disparait aussi vite qu’elle a émergée, chassée par les premières sensations
aigües du matin. Le corps se remet en marche et élimine les dernières traces de
sommeil.
Je suis
pleinement opérationnel pour une nouvelle journée. Glorieuse journée au
déroulement inconnu. Je ne me souviens jamais de mes Rêves au réveil. Et
j’espère que je ne m’en souviendrai pas au cours de cette journée…
Le soir est
arrivé, et la journée s’est pour le moment déroulée sans aucun incident. Après
un cinéma avec un ami, je m’apprête à rentrer chez moi. Encore trente minutes
et nous serons demain. Et ce sera bon.
Alors que je
descends de l’escalator pour aller prendre le métro, je croise un couple de
jeunes. Et là, je vois.
D’un coup, le
monde autour de moi s’étire, s’allonge, comme lors d’un vertige, et je me sens
entrainé ailleurs. Et dans cette sorte de flou propre aux souvenirs, je vois le type se racler la gorge au
moment où les deux amoureux vont se dire au revoir. Je sens sa gêne, son malaise, sa répugnance à aborder le sujet. Mais
il n’a pas le choix, il ne peut continuer à faire semblant.
Je l’entends dire d’une voix tremblotante
d’émotion « Écoute, il faut que je te
parle d’un truc… » et je sens le
cœur de la jeune femme faire un bond dans sa poitrine (qu’elle a fort
volumineuse par ailleurs). Je ressens la
terreur enfler dans tout son corps, j’entends
ses pensées qui s’emballent.
Je sais comment tout cela va finir. Je l’ai
vu hier soir, dans mon Rêve. L’homme
va rompre en essayant de minimiser le choc que cela va lui faire. Il lui
expliquera que ce n’est pas de sa faute, qu’elle n’a rien fait de mal, qu’elle
a été parfaite mais qu’il a perdu l’amour qu’il lui portait. Que c’est lui le
coupable dans tout ça, qu’il est le seul à blâmer. Mais qu’il préfère être
honnête plutôt que de la laisser vivre dans le mensonge…
Je reviens
subitement à la réalité. Je me suis arrêté au bas de l’escalator, fixant sans
le voir l’écran de mon téléphone. Je ne suis qu’à quelques pas du futur
ex-couple, et j’entends le début du discours de rupture.
Et je ris
intérieurement de la lâcheté dont il est sur le point de faire preuve. Car le
Rêve m’a fait voir autre chose cette
nuit. Cet espèce d’enfoiré a couché avec de nombreuses autres filles au cours
de ces dernières années, sans que sa copine n’en sache rien ou ne se doute de
quelque chose.
Et ce n’est pas
parce qu’il n’éprouve plus rien pour elle qu’il rompt –il ne l’a jamais
vraiment aimé en fait-, mais uniquement parce qu’il se fait chier au lit. Et
que la dernière fille qu’il a branchée au bar lui apporte une excitation et une
nouveauté qu’il n’avait pas connues depuis longtemps.
Je m’éloigne
tout en rigolant et en maudissant ce salaud, alors que la fille s’effondre en
larmes, brisée, cherchant à comprendre.
*
R + 1
Me revoilà sur
la Route. Mais je sens que je ne vais pas y rester très longtemps ce soir. Elle
est fébrile.
Enfin, aussi
proche de cet état que peuvent l’être un objet inanimé et une atmosphère. Elle
est impatiente de me montrer quelque chose, elle n’attend que ça. Je l’ai
rarement vue aussi excitée.
Alors j’avance à
grands pas, un peu stressé malgré moi, par peur de ce que je vais y trouver. De
telles horreurs m’ont déjà été dévoilées en ces lieux…
Je ne sais pas
vraiment ce que sont ces Rêves. Ou
ces visions. Je ne sais même pas quel nom leur donner.
Tout ce que je
sais, c’est qu’à mon réveil je ne me souviens jamais de ce que la Route m’a
montré, jusqu’à ce que j’y sois confronté dans le monde réel. Là, je me souviens. Et je comprends, je connais
tout ce qu’il y a à savoir.
Ça, et le côté
inexorable de ces Rêves. Ou ces visions. Tout ce que je vois arrive, sans
exception. Même si j’essaye d’intervenir, même si je fais tout mon possible
pour que cela n’arrive pas. Ici ou dans le monde réel.
Alors que
j’arrive à un grand croisement bien éclairé, je sens le monde autour de moi
trembler, comme si mes yeux étaient désalignés avec la réalité. Quand tout est
revenu à la normale, je vois une tache de couleur inhabituelle sur le bord de
la route. Ce n’est pas une de ces zones d’obscurité profonde, parfaite, que je
croise parfois, ni cette lueur fébrile qui jaillit péniblement des lampadaires.
Non, c’est autre chose.
Enfin, la Route
me montre.
Plus je
m’approche de cette tache, plus elle devient claire à mes yeux. Il s’agit d’une
jeune femme, blonde, vêtue d’un long manteau rouge. Portant une mini jupe et
des hautes bottes noires. Elle tient un sac à main marron devant elle et
cherche quelque chose dedans. Elle se met à avancer sur la Route, marchant à
pas distraits, toujours en train de fouiller dans son sac.
Je reste où je
suis.
Une dizaine de
pas plus tard, la femme s’arrête et se retourne, un air effrayé sur le visage.
Quelque chose derrière elle lui a fait peur. Au loin, je vois la brume se
rassembler, devenir plus épaisse, plus opaque. Plus vivante.
Oh, ça sent
mauvais ça.
Le vent se lève,
faisant claquer les pans du manteau rouge. La jeune femme le rabat contre elle
et se remet à marcher, tête baissée.
Dans la brume, deux lueurs rouges
apparaissent, tels deux yeux démoniaques. Une légère odeur de soufre arrive
jusqu’à mes narines, portée par le vent qui s’emballe de plus en plus.
Je ne bouge
toujours pas.
À un moment, la
femme finit par sentir que quelque chose ne va pas. Que quelqu’un… non, quelque chose, l’observe. Elle relève la
tête, et voit la brume qui l’entoure. Et ces deux points flamboyants en son
sein, fixant leur prochaine victime.
La jeune femme prend peur et se met à
courir, fuyant cette apparition cauchemardesque, promesse de mort. Une mort
douloureuse et gratuite.
Un rire sourd,
perturbant, qui résonne longuement dans mon esprit, se fait entendre, alors que
la créature de brume se lance à la poursuite de sa proie.
Je reste
toujours immobile. Je sens que je vais perdre le contrôle de ma vessie. Cette
apparition cauchemardesque me terrorise toujours au plus haut point, même après
toutes ces années…
Par chance, cela
ne dure pas longtemps. En l’espace de quelques secondes, la créature rattrape
la jeune femme et la percute avec violence. Son corps est projeté en l’air,
volant comme un pantin désarticulé, les membres brisés et tordus selon des
angles improbables. Elle s’écrase au sol avec violence, le visage curieusement
exempt de tout dommage.
La brume se
contracte alors, jusqu’à former un corps vaguement humanoïde (un tronc, deux
bras, deux jambes et une excroissance où se retrouvaient les deux points
ardents) et se penche sur le corps de la malheureuse. La créature effleure sa
joue d’un tentacule grisâtre, y laissant une marque sanglante après son
passage.
Puis elle se
retourne vers moi, m’adresse un grand sourire et disparaît.
*
J + 1
La femme en
rouge est morte.
A un carrefour
très fréquenté. Elle attendait de pouvoir traverser, cherchant son téléphone
dans son sac à main. Des écouteurs dans les oreilles, elle s’est engagée sur le passage piéton sans regarder,
induite en erreur par l’interruption du flot de voitures dans son champ de
vision.
Une voix s’est élevée pour lui crier de s’arrêter, de
faire demi-tour. La mienne.
Le trafic était bloqué par un bus, les rues étant trop
petites pour permettre aux autres véhicules de le dépasser, quand il s’arrêtait
pour faire descendre/monter ses pasagers. Il venait de redémarrer et était
lancé à plus de quarante kilomètres par heure quand la jeune femme s’est
pratiquement jetée sous ses roues.
Le conducteur, un brave type qui n’avait jamais eu aucun
problème dans sa longue carrière, a bien tenté de freiner. Peine perdue à cette
distance. Le bus a percuté la jeune femme à pleine vitesse, l’emmenant de telle
manière qu’elle est restée collée au pare-chocs et n’est pas passée sous les
roues. Il aurait mieux fallu.
Le chauffeur a eut pendant une poignée de secondes la
vision cauchemardesque du visage de la femme, déformé par la surprise, la peur
et la souffrance de la mort, sur son pare-brise. Une image qui le hanterait
pour le reste de sa vie et qu’il ne réussirait jamais à oublier. Souvent, il se
réveillerait en sursaut la nuit, criant et jurant au souvenir de cette femme
qu’il a tué.
Comme je hais cette Route. Comme je hais connaître tous
ces détails sur la vie des gens, comme je hais être dans leur tête.
Quand le bus s’est enfin immobilisé, par-delà les cris de
stupeur et d’horreur de la foule qui s’attroupait autour de l’accident, poussée
par un désir morbide de voir le carnage, j’ai aperçu la jeune femme. Brisée,
exactement comme dans mon Rêve, son visage finalement détendu sans la moindre
blessure.
Hormis cette ligne de sang sur sa joue.
*
R + 2
C’est
dégueulasse à dire, mais l’accident d’hier ne m’a pas perturbé. J’ai trop
l’habitude de tout ça pour me laisser atteindre à présent. Tout comme j’ai
abandonné l’idée de me servir de ce que je pensais être un don pour sauver mes
semblables. J’ai essayé pourtant, vous pouvez me croire.
Pendant près
d’une décennie, je me suis battu pour empêcher ce que je voyais d’arriver. De toutes mes forces. Ici, dans le Rêve, comme
dans la réalité. Jusqu’à en perdre presque la raison.
Mais sans jamais
réussir une seule fois.
Cela a bien
failli me détruire, me rendre fou. Vous imaginez-vous vivre tous les jours en
sachant que, peut-être, une des personnes que vous allez croiser va être blessée
ou tuée ? Mais sans que vous ne puissiez rien y faire, car vous ne vous
serez pas souvenu à temps d’un simple rêve ? Moi non.
Jusqu’au jour où
j’ai compris une chose. Nous ne sommes pas les maitres de notre vie. Notre
chemin est déjà tracé bien avant notre naissance, et il ne sert à rien de se
battre contre le Destin. La seule chose à faire est de profiter à fond de
chaque instant.
Alors j’ai
laissé tomber. Enfin, j’ai toujours le réflexe d’essayer de changer les choses,
mais je ne me ronge plus les sangs parce que je n’y arrive pas. Et tout ce
qu’il me reste est un goût amer sur la langue.
Je continue donc
d’arpenter la Route, appréciant son calme, sa tranquillité, son côté familier
et apaisant. Très rarement, elle a cet effet sur moi. Elle me rassure, tous mes
doutes et mes craintes s’envolent. Je lui raconte ma journée, mes problèmes, ma
vie… Comme à une vieille amie.
Le reste du
temps, je la hais du plus profond de mon âme.
*
R + 3
Ce soir-là,
quand j’arrive sur la Route, j’hurle de douleur. Et de folie.
Tout a changé,
la Route n’est plus ce qu’elle a toujours été. Plus rien en commun. Violence,
démence,… Ce sont les premiers mots que mon esprit agressé formule, avant que
je vomisse tout le contenu de mon estomac fictif.
Le ciel est
rouge, agité de soubresauts réguliers, comme les battements de cœur d’un
organisme géant. Une fine bruine de sang mi frais, mi coagulé tombe, trempant
mes cheveux et mes vêtements, les rendant poisseux et collants.
Tout le reste de
la Route a été redécoré de manière morbide, en rouge, blanc et noir. Les brins
d’herbe sont devenus des doigts humains, s’agitant sous l’effet d’un vent
démoniaque et cherchant à vous agripper lorsque vous passez près d’eux. Les
lampadaires se sont transformés en amas de muscles torturés exhibant à leurs
extrémités des grappes d’yeux émettant une lumière malsaine. La route elle-même
s’est métamorphosée, le goudron remplacé par une succession de peaux humaines
cousues les unes aux autres. De temps en temps, la forme vide d’un visage est
reconnaissable. Les arbres, quant à eux, sont d’immenses assemblages d’os
blanc, sur lesquels se trouvent empalés d’autres squelettes plus ou moins
nettoyés de leur chair. Plus ou moins pourrissant.
L’air empeste la
mort, le sang, les humeurs, la défécation, la pourriture, le soufre, la
cannelle, tout cela dans une grande anarchie olfactive qui agresse les narines,
irrite les yeux et pique la gorge.
Je jure
violement, avant qu’un nouveau haut-le-cœur ne me fasse encore régurgiter le
contenu de mon estomac vide.
Puis ce sont les
sons qui me submergent. Des cris et des rires partout. Horribles, affreux,
terrifiants, de plaisir ou de douleur… Une cacophonie infernale, un
déchainement de folie indescriptible, irreproductible.
Mes oreilles
saignent littéralement, alors que les barrières de mon esprit cèdent, invitant
ce maelström d’émotions à pénétrer en moi. Ma conscience est profondément
secouée, perturbée, retournée,… pervertie.
Je ne sais
combien de temps j’erre dans ce cauchemar infernal, titubant comme un ivrogne,
l’esprit brisé et ravagé par ce que je vois. Des bosquets de crânes souriants
jaillissent là où de somptueux massifs de fleurs se dressaient autre fois.
La masse
sanglante, indéfinissable, d’un être vivant se trouve au milieu de la route.
Une touffe de poils blancs se démarque des muscles tordus et baignant de sang
noir, à moitié coagulé. Juste à côté se trouve un collier, de couleur indéterminable
maintenant qu’il est imbibé de sang.
De temps en
temps, dans le fossé ou sur le bas-côté, apparaissent des objets : un
canapé de cuir, un meuble en chêne massif ou un vaisselier en bois précieux.
Tous défoncés et recouverts de fluides biologiques.
Ces objets me paraissent familiers, mais
je n’arrive pas à me rappeler où je les ai vu.
C’est alors qu’Il arrive. Le Maître de cet endroit,
l’Architecte de cette folie. Précédé d’un vent chaud et puant de charogne, c’est
un immense nuage noir, parcouru d’éclairs rougeoyants. Il plane lentement
au-dessus de la Route.
A son passage,
les sadiques, les hédonistes et les suppliciés invisibles qui s’ébattent dans
les ombres s’agitent de plus belle, criant et hurlant de plus en plus fort. Deux
grands yeux de braise me fixent depuis le nuage, brûlant d’un vivace plaisir
démoniaque.
Paralysé par cette
vision infernale, je ne fais rien quand il se jette sur moi, m’enveloppant dans
le nuage de noirceur qui le compose. Mon corps est stimulé de mille et une
façons : joie, tristesse, plaisir, douleur, caresse, piqûre,… Thèse et
antithèse. L’esprit et la matière. Je convulse dans tous les sens, sentant mes
articulations se déboiter, mes muscles se déchirer, mes tendons se rompre. Mon
corps se disloque.
Et ce Rire…
Puissant, moqueur, infâme, contaminant… Poussant mon esprit encore plus loin
sur le chemin de la folie, m’amenant sur les rivages de la plus profonde démence.
Et dans un grand craquement, mon corps cède, explosant dans une gerbe rouge et
blanche.
Et je Ris avec
le Maître.
*
J + 3
Quand je me suis
réveillé ce matin, pour la première fois de ma vie, je me suis rappelé de mon
Rêve. J’ai rendu toute la bile de mon corps, par la bouche, par le nez. Tous
mes muscles me faisaient souffrir un vrai martyr, et j’ai eu la plus grande
difficulté à attraper mon téléphone pour prévenir mon patron que je ne viendrai
pas travailler aujourd’hui.
Et pourtant, il
ne s’est rien passé aujourd’hui. Rien du tout. Pas de fin du monde, rien
d’horrible, rien de tragique… Rien de sanglant. C’est étrange.
*
J + 7
Mes parents sont
morts.
Tués par un
psychopathe dont la raison s’était évanouie. Il beuglait son allégeance à un
dieu obscur, un dénommé Karneth,
quand la police l’a arrêté. Il ne cessait de répéter la même chose depuis son
arrestation. « Du sang pour le dieu du sang ! Des crânes pour le
trône de crânes ! ».
Il a été placé
dans un asile psychiatrique. Des fois, il m’arrive de regretter l’abolition de
la peine de mort. Aujourd’hui est un de ces jours.
Quand les deux
officiers de police sont venus sonner à ma porte, la mine grave, et que je leur
ai ouvert, j’ai su ce qui s’était passé.
D’un coup, j’ai tout vu, tout ressenti. La douleur, la panique extrême
de mes parents, leur haine envers cet individu dérangé au-delà de toute
compréhension humaine. J’ai compris ce que signifiait mon Rêve de Folie et de
Sang. La mort de ma famille, dans d’atroces souffrances. La mort de mon chien
Kiki aussi. Les murs et le mobilier de leur appartement avaient été repeints
avec leur sang.
Mais j’ai
également ressenti la joie,
l’excitation et la satisfaction de leur meurtrier. Chacune des décharges d’adrénaline
qui le traversait à chaque nouvelle entaille qu’il pratiquait ou morceau de
chair qu’il découpait.
J’ai été dans la
tête de ce fou et j’ai vu, j’ai ressenti ce qu’il a fait à mes parents.
Et j’ai aimé cela malgré moi…
*
R + 10
Depuis la dernière
fois, la Route ne m’a rien montré. Elle est restée muette, calme et tranquille.
Presque apaisante même.
Presque.
Je la hais de
toutes mes forces. Je voudrais la voir disparaître, elle et ses putains de
lampadaires.
À ces mots, je
sens une présence s’agiter derrière moi. Je me retourne vivement pour essayer
de la prendre par surprise, en vain. Depuis quelques jours, je sens comme un
étranger sur la Route. Quelqu’un ou quelque chose qui m’observe depuis les
ombres.
Je ne sais même pas si cela est réel ou
juste un produit de mon imagination. Et j’ai beau essayer de voir ce que c’est,
qui c’est, je n’y arrive jamais.
Je n’aime pas
ça.
*
R + 12
Contraction de
l’air, étirement de ce qui est devant moi, la réalité se tord devant mes yeux.
C’est reparti. La Route veut à nouveau me montrer quelque chose. Et elle est
très impatiente à ce que je vois. Elle me pousse, m’aiguillonne à de nombreuses
reprises pour que j’aille plus vite.
J’avance donc à
grands pas jusqu’au lieu du Rêve.
Personne.
L’endroit est vide, pas de victime. Juste un morceau de papier qui vole,
balloté au gré du vent. C’est étrange. C’est la première fois que je vois un
détritus sur la Route…
Dans une
bourrasque qui me jette violement au sol, l’esprit des brumes apparait, ses
yeux rougeoyants brillant d’un plaisir malicieux. Alors que je reprends mes
esprits et que je me remets péniblement à genoux, je vois se matérialiser un
tentacule, qui touche le bout de papier volant.
Celui-ci prend
feu dans une puissante gerbe de flammes et se consume en un instant. Dans un
éclat de rire diabolique, l’esprit des brumes disparaît, alors que la réalité
se contracte à nouveau. Quand tout est revenu à la normale, je me retrouve tout
seul au milieu de la Route.
Euh… Okay.
*
J + 12
J’ai été viré.
*
R + 15
On the road. Again and again. Forever.
À nouveau, l’air
devant moi s’étire, comme si quelque chose de l’autre côté l’aspirait. La
réalité se contracte, plus fort cette fois, m’arrachant un petit cri de
douleur. Qu’est-ce que c’est que ce bordel encore ? Les contractions ont
toujours variées en fonction du Rêve, mais jamais au point de me faire mal…
Un rire féminin
éclate sur ma droite, me faisant sortir de ma réflexion. Et lorsque je tourne
la tête vers la source de ce bruit, mon cœur manque de s’arrêter. Ma petite
amie, la femme de ma vie, est pelotonnée dans un immense canapé en cuir noir
avec un homme. Et ce type, ce n’est pas moi.
Elle est lovée
contre lui, sa tête reposant dans le creux entre son cou et son épaule gauche.
Ses jambes sont posées sur les siennes, et la main du mec les caresse sans
relâche.
Un mec qui n’est pas MOI !
« Qu’est-ce-que
c’est que ce putain de bordel ? », fais-je stupidement, à voix haute,
alors qu’ils commencent à s’embrasser.
Une légère brise
se met à souffler dans mon dos, porteuse d’un rire sinistre. Moqueur. Puis d’une
voix murmurant des choses incompréhensibles, baragouinage prononcé par une
gorge purulente et glougloutante de fluides.
Sur le canapé,
les choses commencent à devenir sérieuses. Plusieurs vêtements sont déjà tombés
sur le sol, et la tension monte de plus en plus.
Je vais le
frapper. Je vais lui péter ses dents, à cet enfoiré, pour avoir osé poser la
main sur mon âme-sœur. D’un bond, je traverse le fossé et m’avance à grands
pas, le poing serré si fort que mes articulations en sont blanches. La fureur
et la rage m’habitent. Je sens mon corps bourdonner de colère. Le sang palpite
derrière mes yeux, ma vision devient rouge. Derrière moi résonne à nouveau ce
rire diabolique, moqueur et sinistre à la fois.
Alors qu’il est
à ma portée, je ressens un élancement dans la poitrine, comme si mon cœur se
contractait brusquement sous une main puissante. Je m’effondre, sombrant dans
l’inconscience, emportant avec moi la vision d’une satisfaction intense et partagée,
ainsi que ce rire toujours plus fort, toujours plus moqueur.
*
J + 15
Je devais
retrouver ma copine il y a une dizaine de minutes. C’est étrange, elle n’est
jamais en retard d’habitude.
À sa vue, mon
cœur fait un bond dans ma poitrine et mes entrailles sont comme habitées par
toute une colonie de papillons. Je sais bien que plus cliché et plus dégoulinant
de « romantisme », on ne fait pas. Néanmoins, c’est ce qui décrit le
mieux ce qu’elle provoque en moi.
Je me mets à
sourire bêtement alors qu’elle n’est plus qu’à quelques pas de moi. Je ne
reçois qu’un sourire crispé en retour, chose étonnante car…
La réalité se
trouble. Ma vision s’étire, je me sens attiré ailleurs. Oh merde, un Rêve qui
se réalise.
Mais rien ne
vient. Aucun souvenir flou, aucune discussion, aucune pensée, aucun sentiment,
aucune vision… Rien.
La sensation
s’arrête bien vite et me voilà de retour sur Terre, l’air ébahi, alors que ma
copine s’approche de moi. Je regarde rapidement autour de moi. Personne, nous
sommes seuls. Bon, c’est un truc qui nous concerne elle et moi alors. Faites
qu’elle soit enceinte, faites qu’elle soit enceinte...
Dès ses premiers
mots, je sais que je suis loin du compte. Je ne retiens pas grand-chose de son discours, le cerveau en ébullition.
Elle a perdu
l’amour qu’elle avait pour moi. Mais ce n’est pas de ma faute. Non, je suis
trop gentil, trop parfait pour cela. C’est elle qui est en cause, elle a besoin
de faire le point sur… Je ne sais pas trop quoi d’ailleurs car je ne saisis pas
la moitié de ce qu’elle me dit au final.
Je… Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête,
je… Je ne sais pas.
Je fonds en
larmes, plus parce que, pour la première fois de ma vie, le Rêve me trahit que
parce que je suis en train de la perdre. Je ne sais pas, je suis paralysé par la peur et l’incertitude. Que
dois-je faire ? Que dois-je répondre ? Dois-je la croire
aveuglément ? Dois-je essayer de la récupérer maintenant ou plus
tard ? Ou dois-je l’envoyer chier ?
Je me mets à
trembler, mon cœur s’emballe, ma tête tourne. Le monde autour de moi se
trouble, je m’écrase violement au sol. Dans un dernier éclat de conscience, je
crois entendre quelqu’un rire.
*
R + 16
Mais que s’est-il
passé ? Pourquoi ne me suis-je pas rappelé de mon Rêve ? Pourquoi
cela n’a-t-il pas marché comme d’habitude ?
Et, par-dessus
tout, je suis passé pour un gros con. Je sais que tout ce qu‘elle m’a raconté
n’est qu’un fatras d’ineptie et de mensonges. Qu’elle m’a quitté pour un autre.
Mais pourquoi ne
m’en suis-je pas rappelé dans le monde réel ? D’abord le Rêve de Folie et
de Sang, maintenant ça…
Le Rêve change.
J’ai peur.
*
J + 16
Plus aucun
message et j’ignore pourquoi.
Je me sens seul,
abandonné. Ma vie s’écroule autour de moi. Mes parents, mon boulot, maintenant elle… J’ai tout perdu. Je suis nul. Ils
me manquent. Elle me manque aussi.
*
R + 17
Mais merde, je
ne me rappelle toujours pas de la Vérité quand je suis éveillé ! Ca fait
chier, ce n’est pas normal du tout.
J’interroge la
Route à ce sujet, en parlant, en murmurant, en lui hurlant de me répondre. En
l’insultant. Toute la tristesse de ces derniers jours, ainsi que la colère et
la frustration accumulées au cours de toutes ces années d’impuissance ressortent
aujourd’hui d’un coup.
J’en ai marre de
ne pas comprendre, je VEUX savoir ce qui se passe. Par tous les dieux, réels ou
imaginaires, expliquez-moi…
Tiens, la Route
vient de faire un truc bizarre. Quand j’ai prononcé le mot « dieux »,
elle a comme frémis. De peur, ou de dégoût peut-être. Ou bien de plaisir, je
n’en sais trop rien.
Nouvel étirement
de la réalité, nouvelle douleur. Oh que ça commence à me gonfler ça aussi.
Qu’est-ce-que…
Pourquoi me remontres-tu cette scène ?
Devant moi se
reproduit ce que j’ai vu avant-hier, mon ex et son nouveau copain en train de
batifoler sur le canapé. Et rebelote, ils recommencent à se toucher et à se
caresser.
Je sens mon cœur
s’enflammer d’une haine profonde, plus intense que tout ce que j’ai pu
connaître jusqu’à présent dans ma vie. Mon esprit se brouille, je… j’ai du mal
à penser clairement. Les frapper. Lui faire du mal à lui, la blesser elle. Je
veux que ce sale con meure. Salement, atrocement, et dans les plus grandes
souffrances.
Un fragment de
moi encore lucide (ma conscience ?) se rend soudain compte que je marche
vers le couple, un couteau à la main, le souffle court et bestial. Le corps
brûlant sous l’effet de l’adrénaline, me préparant pour ce qui va suivre…
Mais que suis-je
sur le point de faire ? Je ne vais quand même pas aller tuer quelqu’un…
Si, murmure une voix dans mon esprit. Je dois les tuer. Il doit mourir pour ce
qu’il fait, pour ce qu’il m’a fait. Personne ne touche à MA copine. Elle est à
MOI, et à personne d’autre. Et personne d’autre que MOI n’a le droit de poser
ses mains sur elle. Il doit mourir, il faut qu’il meure pour que je puisse la
récupérer et sauver mon honneur.
Alors TUE !
À ces mots, ma
conscience se perd dans un violent accès de rage. Je m’avance lentement et
m’attends à ce que la vision s’évanouisse comme toujours. Mais non. Et lorsque
j’attrape le mec par les cheveux et le jette violement au sol, elle se met à crier de stupeur. Puis elle hurle de peur alors que je
poignarde son amant à plusieurs reprises.
Mon visage reste
de marbre, figé dans une expression neutre, sans émotion aucune. Ma lame
entaille sa chair d’une manière experte, frappant les endroits sensibles mais
non vitaux. Ma force est décuplée et suffit à l’immobiliser. Je commence par
lui taillader les joues, afin que son premier cri de douleur lui fasse un joli sourire
de Glasgow. Puis je commence à le découper. Lentement.
D’abord les
doigts, une phalange après l’autre. Et quand je suis lassé de ses hurlements,
je lui coupe la langue, ses organes génitaux et lui fourre ces derniers dans la
bouche. Cela provoque en moi une nouvelle bouffée de haine. Mon corps se met à
trembler de plus belle, ma vision devient rouge. Je…
Un grondement
bestial s’échappe de mes lèvres alors que je perds tout contrôle de moi-même et
massacre le pauvre malheureux impuissant.
*
J + 17
Toujours aucune
nouvelle de ma copine. Ça m’inquiète un peu.
J’ai dormi d’un
sommeil agité cette nuit. J’ai retrouvé mes coussins par terre et mes draps
étaient à moitié défaits.
Et pour
couronner le tout, je suis d’une humeur massacrante aujourd’hui. Personne n’a
intérêt à m’emmerder, sinon ça va chier.
*
R + 18
Mon Dieu, que
s’est-il passé la nuit dernière ? Comment ai-je pu autant perdre le
contrôle de moi-même ?
Et depuis quand suis-je aussi colérique
et violent d’abord ? Je ne me reconnais pas dans ce massacre, c’est
comme si quelqu’un d’autre avait temporairement pris le contrôle de mon corps.
C’est flippant.
Mais, surtout,
comment ai-je pu interagir avec le Rêve ? Jamais, au grand jamais, cela
n’était arrivé auparavant.
C’est terriblement flippant tous ces
bouleversements incompréhensibles… Même dans le Rêve, je perds tous mes repères…
Oh putain, cette
contraction-là était forte. J’ai bien cru que mon corps allait imploser sous la
pression… Alors, que vas-tu me montrer cette fois ?
Non. Non, pas encore. Je t’en prie…
Dans les
tréfonds de mon âme, je sens une vague de haine enfler et submerger mon esprit,
l’irradiant de poison, de colère, d’envies de meurtre.
Tue-le, murmure cette
voix dans ma tête. Tue-le, il ne mérite
que ça. Tue le et elle sera à toi.
Je… Je…
La batte de
base-ball s’élève et s’abat sans interruption, produisant un son écœurant à
chaque fois qu’elle frappe sa cible.
Je me rends compte que c’est moi qui tiens
cette batte.
Que l’amant est
réduit à une masse pulpeuse de chair, d’os et de fluides.
Que je suis
couvert des mêmes débris organiques de la tête aux pieds.
Dans un rire
gras de satisfaction, je sens quelque
chose se retirer des limites de mon esprit, emportant avec lui la haine, la
colère. Ne reste plus que le dégoût, la culpabilité. Et la peur.
*
J + 20
J’ai retrouvé du
boulot, grâce à un pote. Il m’a donné un poste temporaire dans sa boîte, un
remplacement. Tant mieux, je commençais à devenir fou à force de tourner en
rond chez moi.
Peut-être que
cela calmera un peu mes nerfs de refaire quelque chose de mes journées. Je suis
en permanence énervé contre tout le monde ces temps-ci. J’ai insulté de tous
les noms une personne qui m’avait bousculé dans la rue. J’ai envie de frapper
les gens qui ne marchent pas assez vite devant moi.
Je vais aller
faire du sport, ça va me calmer.
*
R + 25
Mwahahahah. Vous
avez raison, tout est beaucoup plus drôle quand on le fait à deux. Tu ne
t’attendais pas à participer au spectacle, n’est-ce-pas mon ange ? Ni que je te crucifie hein ?
J’espère que les
clous qui te maintiennent en place ne te feront pas trop mal, sinon tes
convulsions vont te faire effleurer les barbelés rouillés avec lesquels j’ai
enveloppé ton corps, épousant la moindre de tes courbes. Et il serait dommage
d’abîmer un si joli corps avec de si jolies courbes de cette manière…
AHAHAHAH[1].
Vous avez cru pouvoir me baiser bande de salauds. Vous avez cru pouvoir
batifoler librement devant moi, comme si je n’existais pas, mais je suis le
plus fort. Car je suis la Mort Incarnée, votre pire cauchemar !
Je…
Non, non, pas
ENCORE. Il faut que je lui résiste.
Ne pas le laisser influencer tes émotions, ne pas le laisser jouer avec ta
souffrance. Tu es le seul maître de ton corps et de ton esprit. Tu…
Mon corps
tremble à nouveau. Je lutte pour en garder le contrôle, mais je sens mon
emprise glisser petit à petit. Je...
C’est moi bande
de pourris ! Je suis de retour, pour vous jouer un mauvais tour !
MWAHAHAHAHAH.
*
J + 29
Je crois que je
deviens fou. Mon esprit se met à penser tout seul des fois. Il se complait à
mettre en scène la mort de mes nouveaux collègues. Aujourd’hui, j’ai imaginé
comment tuer chacun de mes interlocuteurs.
Je m’imaginais
les écorcher vifs et clouer leur peau sur les murs de mon salon. Je m’imaginais
les démembrer et leur reconstruire de nouveaux corps composites à la
Frankenstein. Je m’imaginais scalper des inconnus dans ma rue. Et dès que je
ferme les yeux, des images de meurtres viennent danser derrière mes paupières.
C’est très
perturbant.
*
R + 30
Espèce de fils
de pute, tu vas finir par te montrer ou tu comptes te terrer éternellement dans
l’ombre ? Sors un peu de ce brouillard qui te sert de cachette pauvre
lâche, et viens m’affronter !
Seul le silence
me répond. Comme toujours, l’entité hantant le Rêve ne daigne pas se mesurer
directement à moi. Elle préfère me torturer à distance, jouer avec mes émotions,
les manipuler, afin de se repaître de ma souffrance, de mon désespoir, de ma
tristesse… De ma haine. Je ne sais pas quoi faire pour arrêter cela. J’ai beau
lutter de toutes mes forces, l’entité est toujours plus forte que moi. Elle
gagne toujours.
Nouvel étirement
de la réalité. Plus long, plus fort. J’en ressors en haletant. C’est ça qui va
finir par me tuer, j’en suis sûr.
Ça y est, c’est
reparti. Je sens cette présence (maintenant familière) se presser aux limites
de mon esprit. Je me blinde pour prévenir toute intrusion mais elle me connaît
trop bien à présent. Elle connait mes points faibles et mes failles. En moins
de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle envahit mon esprit, tirant,
ajustant mes émotions pour ce qui va suivre.
Encore et
toujours cette même scène qui se répète à l’infini.
Aujourd’hui,
l’entité m’a fait don d’une hache.
Le sang qui
s’étale sur le sol me regarde avec un air d’extrême satisfaction alors que…
*
R + 31.25
Je reviens à
moi. La hache est couverte de morceaux de chair, de sang et autres déchets
biologiques, mais cela n’entame en rien ses capacités de découpe. Je la manie
avec souplesse et précision, découpant en quartiers bien réguliers la masse
organique informe à mes pieds. Qui hurle encore de douleur…
Soudain, tout
disparaît. Le corps, la hache, le sang, ma fureur,… Tout. Je me retrouve penché
au-dessus du sol, le bras levé, le souffle court et le cœur battant la chamade.
Pourquoi ?
Pourquoi n’ai-je pas été jusqu’au bout comme d’habitude ?
La réalité se
tord d’une manière atroce, pire que tout ce que j’ai supporté avant, me donnant
l’impression d’être comprimé dans un tuyau en torsion. Je hurle, je pleure tant
la douleur est intense. Quand le Rêve redevient stable, je m’effondre à genoux,
le corps enflammé par la souffrance et à deux doigts de vomir.
Je relève
difficilement la tête et vois une silhouette floue au loin. Elle marche dans ma
direction, à pas mesurés. Sa démarche m’est familière... J’essuie les larmes
qui coulent à flots sur mon visage et, le temps que mon cerveau retrouve ses
facultés d’analyse, la silhouette n’est plus qu’à quelques pas de moi.
Et je la
reconnais. Enfin, je me reconnais.
Une version de moi-même, bien plus parfaite que celle que je vois tous les
jours dans la glace. Une sorte d’aura émane de cet alter égo, quelque chose qui
le rend plus majestueux, plus beau, plus… Angélique.
Alors que
j’ouvre la bouche pour faire l’allocution la plus constructive de toute ma vie,
une autre silhouette apparaît, sortant de l’obscurité. Elle se jette sur mon
double, le projette à terre et commence à le frapper violement. Mais, pendant
un bref instant, j’aperçois son visage. Il s’agit de moi-même également, mais à
l’opposé de mon premier alter-égo. Une flamme infernale, diabolique, sublime
ses traits, le rendant bien plus attirant. Mais aussi bien plus effrayant.
Mon double
démoniaque frappe sans relâche son antagoniste, lui fracassant son beau visage
parfait. Du sang (mon sang) se met à couler sur la route, grésillant au contact
de la brume qui commence à encercler la scène.
À nouveau ce rire
démoniaque moqueur et ces yeux rougeoyants qui me fixent avec amusement, avidité.
Et, enfin, je
comprends ce que la Route veut me montrer. Ma mort. Non pas physique mais celle
de mon esprit. Ma vie telle qu’elle l’a été jusqu’à présent va s’arrêter.
Demain, en me réveillant, toute raison m’aura abandonné. Et je ne deviendrai
pas mieux que la bête qui a massacré mes parents.
Non, cela ne
peut pas arriver. Je ne peux pas céder comme ça, il faut lutter.
Et
pourquoi pas après tout ?, fait la petite voix dans ma tête. Pourquoi ne pas cesser de lutter contre
l’Inéluctable, pourquoi ne pas accepter ton Destin ? N’es-tu pas fatigué
de te battre contre une chose qui ne peut être vaincue ? Pourquoi, pour
une fois, ne pas accepter les choses comme elles sont ?
Embrasse ta Destinée, cesse de lutter.
Je… J’en ai
marre, je n’en peux plus. Je veux que cela cesse. Je ne veux plus voir le
malheur, ni ressentir la souffrance. Ni Connaître. Je veux être libéré des
chaines qui m’entravent et m’oppressent depuis toutes ces années…
Libère-moi.
*
R + 31.5
Je me mets à
genoux et ouvre grands les bras, invitant l’esprit des brumes à me prendre. Il se rue sur moi avec un grondement bestial. Avec
avidité, il me plante une de ses extensions dans le dos et se met à aspirer
avec délectation mon énergie vitale. Je hurle à m’en faire exploser les cordes
vocales tant la douleur est forte, tant les sensations sont intenses. Si
douloureuses et si plaisantes à la fois.
Je sens mon
corps lutter pour compenser ce qui se passe, ce vieillissement accéléré, cette
modification de l’homéostasie de la Vie. Je tente de le rassurer, de l’apaiser,
lui murmure de se laisser faire, de ne pas lutter. Que tout ira mieux dans
quelques instants. Les ténèbres envahissent mon corps et mon esprit.
Puis une
barrière se rompt quelque part en moi. Un flot de lumière blanche se déverse de
cette brèche, format une gigantesque vague, un ouragan de Blanche Lumière, pure
et soyeuse. Qui se jette contre l’obscurité ayant pris possession de mon corps,
la chasse, la repousse, la détruit. Je sens la noirceur en moi se dissiper avec
un cri de douleur, je sens mes forces me revenir…
ASSEZ !
Le Démon est
projeté loin en arrière alors que je prononce cet unique mot, et s’écrase avec
violence contre le tronc d’un arbre. Mes deux alter-egos cessent également le
combat, toute la Route se fige et me regarde.
Plus jamais je
ne supporterai tes exactions, pauvre salopard de Démon. Plus jamais je ne serai
ton jouet, ton esclave. Plus jamais je ne te laisserai orchestrer ma vie sans
que j’aie mon mot à dire. Ma vie n’appartient qu’à moi, et je ne laisserai personne
la diriger.
Moi, et moi
seul, serai l’Architecte de ma propre Destinée à présent.
Et je vais te
tuer Démon. Détruire ton essence à jamais. Réduire ton monde en cendres, ce
monde de folie et de douleur, l’anéantir petit à petit jusqu’à ce que tu n’ais
plus d’endroits où te cacher. Et là, je te mettrai à mort, comme la bête sans
âme que tu es.
*
La fin des rêves
Je m’avance vers
mes deux alter-egos, qui ont recommencés à s’empoigner avec violence, et je
matérialise une longue épée de lumière blanche. Je ne sais pas comment j’ai
fait, ni comment cela est possible, mais je m’en moque.
Alors que mon
coup est sur le point de s’abattre, une autre lame vient s’interposer. Une lame
noire, parsemée de veines rouges feu palpitantes, une lame organique. La brume
a pris corps, ses yeux rouges brillants de fureur et d’excitation.
Le Démon se
dévoile enfin.
Tout autour de
moi apparaissent de nouveaux alter-egos, toujours en train de se battre. Chaque
couple est indépendant, ne voyant pas les autres et n’interférant pas avec eux.
Aussi loin que porte ma vue, je suis en train de me battre avec moi-même, de
mille et une manières.
Le Démon rigole,
savourant à l’avance ce combat contre une âme forte et obstinée. Ses lèvres se
rétractent, dévoilant des crocs luisant de salive, impatients de me dévorer. De
savourer le goût de mon esprit brisé.
Sans attendre,
je me jette sur lui comme un forcené, beuglant un cri de bataille improvisé et
mettant toute ma force dans ce premier coup. Le Démon fait un pas sur le côté,
échappant ainsi à ma lame, et me frappe au flanc. Son épée ne s’enfonce pas profondément,
me causant à peine une légère estafilade, mais son contact me brûle néanmoins
comme de l’acide. Avec un petit cri de douleur, un des moi angéliques est tué.
Je riposte d’un
coup de taille destiné à le trancher en deux. Il pare et tente une rapide
attaque, visant mon visage de la pointe de son épée. Je le repousse in extremis
et fais un pas en arrière pour m’éloigner de lui. Puis j’enchaîne avec une
série d’attaques tourbillonnantes dont la dernière réussit à percer la garde
mon adversaire, et lui inflige une profonde entaille au bras. Un des moi
démoniaques est tué.
Alors que le
Démon recule en grognant, je me demande d’où me viennent ces compétences
d’escrimeur, moi qui n’ait jamais touché à une épée. Cette seconde
d’inattention me coûte cher. Profitant de ma distraction, la lame rougeoyante
siffle dans les airs et m’ouvre la moitié de la jambe droite.
Hurlant de
douleur (alors qu’une dizaine de mes alter-egos angéliques périssent), je
repousse le Démon avec une fureur que j’ignorais posséder. L’adrénaline aidant,
je ne ressens pas ma blessure, qui saigne abondamment.
Les minutes
s’étirent et il me semble bientôt que je combats depuis des heures. Mon souffle
est court, mes bras me brûlent horriblement et j’ai l’impression que mon cœur
va éclater. Je ne vais pas tenir bien longtemps à ce rythme.
Mais le Démon
est dans le même état que moi, salement amoché et fatigué. Nous savons tous les
deux que le dénouement approche, et nous mobilisons nos forces en prévision.
Je recule ma
jambe blessée pour prendre appui dessus mais elle me trahit. Je trébuche et
pose un genou à terre en gémissant de douleur. Le Démon en profite pour se
jeter sur moi, toute prudence oubliée, l'épée levée bien haut pour me trancher
le cou. Dans un réflexe désespéré, je tends la mienne à bout de bras.
Trop proche, le
Démon ne peut que hurler de dépit alors qu’il s’empale sur mon arme. En plein
cœur. Un hurlement de damné se fait entendre, cri semblable à un millier de
voix hurlant de douleur en une symphonie infernale, alors que son corps se met
à convulser. Ses contours deviennent flous, il s’affaisse, se liquéfie. Une
brume rouge s’échappe à grands flots de lui, par toutes ses blessures.
Tout autour de
nous, les moi démoniaques se tordent de douleur, hurlant à la mort.
Tous explosent
dans une gigantesque gerbe de flammes hurlantes.
Haletant, je me
remets debout avec peine. Je me sens soutenu par de nombreuses mains, alors
qu’une agréable sensation de fraicheur et de bien-être m’envahit, chassant la
souffrance.
Mes moi
angéliques m’entourent et me sourient, avant de disparaître dans un grand éclat
de lumière blanche.
Le Rêve commence
alors à s’effondrer. Il se craquèle de partout. Des fissures apparaissent dans
le sol, engloutissent les arbres et les lampadaires. Le vent souffle fortement
dans tous les sens, soulevant des pans de goudrons, qui retombent dans les
crevasses. Eparpillant les fleurs dans tous les sens
Le ciel lui-même
se déchire, déversent eau, foudre, grêle, étoiles.
Le Rêve est en
train de mourir.
*
Un nouveau mois commence
Je me réveille,
perclus de douleurs, et je me souviens de tout. D’absolument tout. Même si je ne comprends pas ce que
je viens de vivre.
Quelle était la
nature de la Route et de ces Rêves ? Avais-je de réels pouvoirs psychiques
ou bien était ce des visions provoquées par le Démon ?
Et quel était ce
Démon dans ma tête ? Une part d’obscurité de ma conscience ou bien
étais-je possédé ? Ai-je vaincu mes Démons intérieurs ou juste résisté aux
charmes du Diable ?
À quel point nos
vies sont-elles contrôlées par de tels êtres, réels ou imaginaires ?
Sont-elles décidées à notre naissance par le Destin, ou peuvent-elles être
influencées par le Bien et le Mal ?
Avons-nous une
emprise sur notre propre vie ? Avons-nous réellement le choix de Décider
ou est-ce seulement une illusion ?
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