lundi 3 mars 2014

Le repaire des arrière-cours [Maniak]



Et qu'est-ce qu'on fait avec les arrières-cours ?
C'était Albert qui avait pris la parole. Tout le monde était embarrassé. Effectivement les arrière-cours c'était le problème. Depuis quelques mois elles avaient coordonné leurs actions. La presse ne parlait plus que de ça. Et c'était à nous de résoudre le problème, forcément. Le prof ne répondait rien. Lui aussi était gêné. Il n'avait pas de solution.
                    La sonnerie retentit, mettant fin au malaise. « Ah, fit le prof, visiblement soulagé, c'est l'heure ». Tous les membres du cours du soir se levèrent et rangèrent leur affaires.

                    Dehors, justement, deux arrière-cours se disputaient le corps d'une femme. Elles avaient pris leur forme d'attaque. L'une des créatures avait réussi à attraper un pan de jupe entre ses pavés, et tirait dessus. L'autre était déjà en train de broyer goulûment un bras. Écartelée entre ces Charybde et Scylla de granit, la femme tentait de se dégager tout en empêchant sa jupe et son honneur de lui être arrachés. La pauvre victime criait mais personne ne pouvait rien faire. Des badauds regardaient le spectacle d'un air navré. L'un d'eux vit que nous nous étions arrêtés devant la scène.
Qu'est-ce que vous attendez pour faire quelque chose ?!
Nous ne pouvions rien répondre à l'accusation, nous avions déjà tout essayé mais rien ne semblait freiner l'incroyable voracité du sol.
                     Et soudain, tout se précipita. La jupe craqua d'un coup et la femme fut avalée à moitié. Ne restait plus qu'une paire de jambes nues qui dépassaient du sol. L'arrière-cour qui avait réussi à n'avoir que la jupe tenta sa chance et bondit pour attraper ce qu'il restait de la victime. Mais l'autre n'eut qu'à ouvrir les pavés pour finir son repas.
                     J'ouvris mon parapluie et tournai les talons, je n'avais que trop vu ce qui allait se passer ensuite. Des gouttes de sang tombèrent en une pluie fine derrière moi tandis que je prenais le chemin de mon appartement.
                     Pour rentrer chez moi je longeais à chaque fois le boulevard Renan le plus longtemps possible, même si cela faisait un détour. Passer par les petites rues était toujours plus risqué. Je m'étais arrêté devant une vitrine de modèles réduits, regardant avec envie les petites pelles mécaniques éventrer le sol de carton, quand l'immeuble à coté de moi se déplaça soudain. Dans toute l'avenue, les édifices bougeaient. Le grand bâtiment du Crédit Agricole en face de moi faillit m'écraser en fonçant vers le milieu de la rue. La boutique de modèles réduits se déroba soudain, reculant d'une dizaine de mètres tandis que le magasin de vêtements attenant s'écarta d'elle pour créer une nouvelle rue. Dans toute la ville les bâtiments se déplaçaient, raclant le sol dans un bruit infernal et s'arrachant de leurs voisins en projetant des shrapnels de pierre sur les habitants terrifiés. Je compris soudain ce qui se passait en voyant la petite cour qui s'était formée devant moi. C'était un coup de force des arrière-cours, elles avaient remodelé toute l’architecture de la ville pour en faire un inextricable labyrinthe d'impasses. Coincée dans le repaire des arrières cours, la population n'avait plus aucune chance.
                        Devant moi, le sol se mit à bouger. Les pavés glissaient. C'était une attaque et j'étais la proie ! J'avais appris que ma seule chance de survie était de me réfugier à l'intérieur d'un bâtiment dans les étages. J'évaluai rapidement mes chances. Derrière moi, le Crédit Agricole ; la porte était un sas sécurisé qui mettrait plusieurs minutes à s'ouvrir, si la banque était encore ouverte à cette heure-ci. Le magasin de modèles réduits était ouvert par contre, mais c'était une petite boutique de plain-pied, vulnérable à une attaque. Restait deux immeubles d'habitations, auxquels il me faudrait sonner chez un inconnu et attendre que l'on m'ouvre, et le magasin de vêtements, réparti sur deux étages. Ma meilleure chance était là. Je fonçai, traversant la petite cours en diagonale. Surprise par tant d'audace de la part de sa victime, la cour fut un instant décontenancée. Mais alors que je n'étais qu'à mi chemin, une vague de pavés fonçait déjà de nouveau vers moi. Ça allait se jouer à très peu ! Je sautai en avant tandis que le sol s'ouvrait sous mes pieds, laissant apparaître une rangée terrifiante d'énormes dents de granit. Le choc de la pierre contre la pierre résonna à mes oreilles tandis que l'arrière-cour se lança à ma poursuite, labourant le sol à son passage. L'entrée du magasin n'était plus qu'à quelques mètres à présent, quand le piège se referma sur moi.
                        Le magasin bougea à nouveau, tournant sur lui même. Je vis la porte vitrée passer devant moi et disparaître dans la rue adjacente, qui se retrouva aussitôt bloquée par un autre bâtiment qui vint s'écraser contre la boutique en faisant trembler le sol. Ma seule issue venait de m'être enlevée et derrière moi, le grondement des pavés se faisait de plus en plus fort. Sans réfléchir, je me précipitai vers la ruelle restée ouverte sur ma droite, longeant le magasin de modèles réduits. Le sol était défoncé comme après d'importants travaux. De la terre dépassaient des morceaux de canalisations tordus et des plaques de ciment qui ralentissaient ma progression. Mais c'était également difficile pour l'arrière-cour, qui devait se faufiler dans un espace plus étroit qu'elle. Les pavés s'agençaient à toute vitesse sur le sol derrière moi tandis que je courais droit devant. Évidemment, au bout de la ruelle je débouchai sur une nouvelle arrière-cour. Elle était occupée à dévorer toute une famille, le chien compris, qu'elle avait réussi à déloger de chez elle. Cela me laissa un instant de répit pour analyser la situation. Aucun commerce ne donnait sur la cour. Mais il y avait deux entrées principales d'immeubles et une porte de service. Il fallait que je tente ma chance avant d'être cerné, avec le risque que les bâtiment se retournent à nouveau. Je choisis alors de longer les murs des bâtiments pour foncer vers l'une des portes. L'arrière-cour qui me poursuivait déboucha derrière moi, tandis qu'au même moment, la cour dans laquelle je me trouvais détecta ma présence et se retourna vers moi. J'accélérai, tandis que tout autour de moi les bâtiments tournaient sur eux-mêmes, soulevant d'immenses nuages de poussière. Mais j'avais repéré un autre échappatoire que les cours ignoraient. L'une des fenêtres du premier étage de l'édifice à coté de moi était restée ouverte, et dans sa rotation, le bâtiment semblait me présenter cette fenêtre comme une unique occasion de salut. Je bondis le plus haut que je pouvais, et en prenant appui sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, je propulsai mon corps vers le haut. En dessous de moi, les deux arrière-cours s'étaient rejointes et claquaient leurs énormes mâchoires de pierres dans ma direction. Mes doigts attrapèrent la traverse basse de la fenêtre ouverte. Faisant fi du fracas terrible qui m'entourait, je commençai alors à me hisser. En dessous, je pouvais entendre les arrière-cours fulminer.
                           Et alors que je pensais vraiment m'être tiré d'affaire, je découvris avec stupéfaction l'ignoble complot fomenté par les fenêtres. Des dents de verre, tranchantes comme des rasoirs se plantèrent dans mes mains, sectionnant avec une précision diabolique l'ensemble de mes doigts et me faisant tomber à la renverse. La dernière chose que je vis furent deux énormes pierres de taille se cogner contre mon crâne et broyer ma tête.


Mort.

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