Je suis allongée dans l’escalier. Mon tortionnaire m’a injecté du curare.
Je ne peux plus bouger.
Il m’a déshabillée. Il m’a palpée. Il ne m’a pas violée. Il m’a juste fait
enfiler des sous-vêtements affriolants. Puis il m’a maquillé, avec soin, comme
un professionnel. Ça se voyait qu’il avait l’habitude. Ses doigts tièdes et
doux passaient sur mon visage. Ensuite il m’a couchée dans l’escalier, a plié
mes membres, écarté les bras, jusqu’à ce que j’adopte exactement la position qu’il
souhaitait. Le rebord des marches rentrant dans le dos. Les paumes en l’air,
les yeux tournés vers le ciel. Sauf qu’il n’y avait pas de ciel : juste l’étendue
neutre du plafond. Un plafond avec un énorme trou dedans.
Mon patron a tourné autour de moi, songeur. Il s’est penché sur moi, a fait
basculer un peu la tête sur le côté, a écarté les lèvres pour me faire prendre
une moue.
Je suis
consentante. Cet homme me paie beaucoup d’argent pour devenir son
objet.
La première fois que je suis venue dans cette gigantesque maison, pour l’entretien
d’embauche, j’ai été très effrayée. La décoration était très dense, surchargée :
des rideaux lourds, des tableaux assombris, des lustres clinquants, des portes
partout. Et surgissant au milieu de tout cela, il y avait des femmes, en sous-vêtements,
partout, dans chacune des pièces, le regard fixe, extatique. Elles ne cillaient
pas : elles se contentaient de regarder droit devant, comme des mannequins
de cire. Pas de mouvement, pas de circulation, pas de respiration, ou presque.
M.Germann (c’est le nom de mon patron) m’avait dit :
-
Ne vous inquiétez pas, elles ne sont pas mortes. Elles
sont en animation suspendue. Je leur administre une drogue qui les paralyse. Ensuite,
je les pare, je les pouponne, et je les installe. Elles sont ma plus belle décoration.
Je les aime. Mais rassurez-vous,
mademoiselle » me lance-t-il par-dessus son goître et ses lunettes fumées,
« Je ne vous toucherai pas. Vous
ne serez que pure ornementation. »
Je m’en foutais. Mon corps, je le maltraite tellement. C’est ma vie, depuis
l’adolescence. Je me fais vomir quotidiennement. Je mange à peine. Je me plante
des aiguilles dans les bras. Je quitte mon enveloppe, peu à peu, petit à petit,
tous les jours. Il ne reste de moi que ce cocon de peau, désirable, chaud,
pulsant. Que je dois tuer comme j’étoufferai un poussin dans ma paume.
Alors j’ai accepté la proposition de M.Germann. Je suis d’accord pour
devenir sa poupée vivante. J’ai signé le contrat avec fermeté. Je savais déjà
que le soir même, j’allais me soûler à en mourir.
***
Je survis cependant, et le lendemain, apesantie d’une terrible gueule de
bois, je me suis présentée devant la grande maison de M.Germann. C’est une
gentilhommière au milieu d’un parc. Mon patron a les moyens. Il me guide. L’intérieur
de la bâtisse est un dédale. J’arrive dans une petite salle, un peu à part. Un
matériel d’injection est placé sur un guéridon.
Avec un goût de mort dans la bouche, j’accueille la piqûre. M.Germann ne
tremble pas. Le liquide s’infuse dans mes veines. Je me sens devenir de bois,
je pars loin, déjà très loin.
***
Je suis allongée dans cet escalier depuis des jours. Jour/nuit, alternance.
Je ne sens plus le rebord des marches. Je contemple le plafond. Et dans le
plafond, il y a un énorme trou. Comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Je
peux donc voir le ciel. Parfois plus blanc que le mur, parfois froissé de
nuages, parfois dense et gris, comme du béton.
J’attends. J’espère.
De temps en temps, le collectionneur vient me voir. Il sourit. Parfois il
passe le dos de sa main sur ma jambe. Contact salvateur, doux, pénétrant, comme
une crise de larmes. Je suis jalouse des autres, je sais qu’il les admire tout
autant que moi. Mais quand il vient, j’oublie tout. Son regard incandescent me
fait grésiller les cheveux, chavirer le nombril.
Il me nourrit, aussi. Perfusion. Il attend patiemment que la poche se vide.
Il est accroupi. Il me gratte la nuque.
Lors de la signature du contrat, il m’avait dit :
-
On ne sait pas combien de temps dure la drogue. Cela dépend
des métabolismes. Certaines poupées se réveillent plus vite que d’autres. C’est
totalement imprévisible. Il est possible que le réveil tienne à la volonte de
bouger, de revenir à la surface, de reprendre possession du corps. Il faut résister,
donc, mademoiselle. Refusez de vouloir bouger. Refusez en bloc. Soyez glace,
ivoire, froide pierre. Pas de mouvement du coeur. N’oubliez pas que je vous
paie au forfait, à la journée.
-
Oui. »
Maintenant, je m’en fous de l’argent. Je veux être la seule pour M.Germann.
Il me donne à manger, il me caresse, il me regarde. Il me réchauffe.
***
Trois jours que l’homme n’est pas venu. Il m’a oublié. J’ai faim. Je ne
sais pas s’il a volontairement décidé de me laisser mourir de faim. Ou s’il en
aime une autre, une femme fatale à la robe rouge prise dans les plis des
rideaux de la bibliothèque. Peut-être qu’il est mort. Ou peut-être qu’il s’est
injecté lui-même son produit, et est devenu statue à son tour, pour être comme
nous, nous aimer de manière encore plus forte, plus intense, partager nos lents
battements de cœur, notre vigilance, veille prolongée, grands yeux de mortes
ouvertes sur le monde.
Je ne sais pas. J’ai faim. J’ai horriblement soif. Peu importe. Je ne veux
même pas bouger. Je puise ma force dans les merveilleux souvenirs que nous
avons partagé. Son haleine sur les pores de ma peau. Son doigt qui entre dans
ma bouche pour rectifier l’écartement des lèvres. Ses ongles sur mon cuir
chevelu. Sa main douce qui touche ma veine et qui plante le cathéter. Son
regard, bleu noyé, humide et bouleversé. Je suis sa chose. Il voit mon âme. Il
traverse la barrière de la chair. Il contemple mon moi véritable : ange
crucifié, ensanglanté, perdu dans les ténèbres. Il sait tout. Et il tourne les
talons.
Des larmes me coulent jusque dans l’oreille. Je scrute. Le plafond me
regarde à travers son oeil. Le ciel d’hiver dérive lentement, infiniment
lentement. Je suis toute seule. Echouée.
Sur ma peau marbrée par la chair de poule, un flocon tombe. Des petites piqûres
de froid sur mon visage. Il neige. Il neige à travers le plafond. Je me sens
partir, les bras écartés, la même moue vide, rêveuse, le rouge à lèvres criard
devenue framboise écrasée sur ma bouche. Je rentre dans un immense abîme de
froid.
M.Germann... Sublimement
immobile. Là.
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