lundi 11 novembre 2013

Partie de chasse dominicale [Vinze]

Le fond de l’air est frais en ce mois d’octobre. Mais peu importe, mon métabolisme ne craint pas les variations de chaleur. Le sang sur mon visage et ma combinaison commence à sécher, souvenir de ma quatrième victime. Elle était bien trop proche de moi pour que je puisse dégainer mon fusil, peu adéquat pour un tir à bout portant. Je l’avais donc attendue, couteau à la main, caché derrière un arbre. D’un simple bond à son passage j’avais réussi à l’immobiliser avant de faire doucement glisser ma lame aiguisée le long de son cou. Il n’avait fallu que quelques instants pour que son sang ne submerge ses poumons et qu’elle ne rende son dernier soupir dans un râle chargé d’hémoglobine.
Je ne chasse que pour le sport, le plaisir de la traque. J’ai bien goûté la chair de l’animal lorsque j’en avais abattu un la première fois ; mais qu’elle soit crue ou cuite, sa viande avait un goût infect, de toute évidence impropre à la consommation. Je me contente donc d’un petit trophée pris sur chaque dépouille, pour garder le décompte de ma partie de chasse. Je pourrais prendre une tête et la faire empailler pour décorer mon antre mais je trouve cette bête particulièrement hideuse et ne désirerais pas voir un tel visage, à quelque heure de la journée. Je me contente d’un petit os, la dernière phalange du cinquième doigt de la main, que je dépiaute avec mon couteau pour en retirer la chair qui ne demande qu’à pourrir une fois séparée du reste du corps. Si la viande est peu goûteuse, je trouve le sang loin d’être désagréable en petite quantité et je lèche à chaque fois celui-ci sur ma lame avant de la ranger dans le fourreau à ma ceinture.
Le coin est sympathique : Les branches dansent au rythme du vent, semant dans une pluie ocre les feuilles qui viennent délicatement former un tapis au sol. Ce dernier amortit chacun de mes pas et me permet d’approcher le gibier sans qu’il ne risque de s’enfuir en entendant mon approche. La musique tout en bruissements de la forêt semble de nature à apaiser la faune locale qui se laisse abattre sans la moindre résistance, comme si cette mélodie endormait leur instinct de survie. La chasse en est presque ennuyeuse, trop facile pour un chasseur expérimenté tel que moi. S’il y a peu de chance que je revienne à nouveau ici, il n’est pas exclu que j’en touche un mot à mon club de chasse, ce terrain ferra un parfait lieu pour entraîner les débutants.


Je m’avance à pas feutrés, toujours à couvert des branches jusqu’à un amas de fougères au bord d’une allée de terre. Un couple et sa progéniture se profilent à l’horizon et je m’installe confortablement, à plat ventre, le canon du fusil au ras du sol, caché par les fougères ; il s’agit d’une prise à ne pas manquer. Je vérifie le chargeur de mon arme, un fusil à visée optique avec un silencieux.
Le mâle est sans doute un mâle alpha vu sa carrure, des épaules larges, une démarche assurée et un regard droit devant lui. La femelle aux mamelles généreuses garde un regard affectueux et protecteur sur sa petite qui batifole quelques mètres devant sur un engin à roues. Cette dernière est menue, les cheveux attachés en deux couettes, pédalant gaiement, un sourire fixé aux lèvres. C’est à ce moment que je repère un quatrième animal, d’une taille moindre, recouvert de fourrure et tenu en laisse par la femelle du groupe.
C’est le chien qui sent ma présence le premier, alors que sa maîtresse tente de calmer son excitation. Il est bizarre de remarquer que, quelle que soit la planète, l’instinct de survie semble être inversement proportionnel au niveau de développement technologique. Les humains soi-disant intelligents et évolués continuent à ignorer le danger de ma présence tandis qu’un animal aussi primitif que leur canidé est capable de sentir la menace qui pèse sur eux.

Difficile de se décider, j’hésite sur la stratégie à adopter. La logique du chasseur voudrait que j’abatte directement le mâle dominant qui représente en théorie la plus grande menace. Mais je commence à saisir un peu mieux le contour du comportement humain et il y a peu de chance qu’il soit vraiment dangereux. J’opte finalement pour une stratégie audacieuse mais bien plus ludique : instiller la terreur au risque de voir une proie m’échapper. Jusqu’à maintenant tout s’est toujours passé trop vite pour que mes victimes réalisent ce qui leur arrivait ; étudier leur comportement face au danger avéré pourrait se révéler riche d’enseignements.
J’aligne dans mon viseur la roue avant du vélo et tire mon premier coup. Transpercé d’une balle le pneu éclate et vient se coincer entre les rayons de la roue, ayant pour effet de la bloquer net. La fillette se retrouve propulsée, la tête par-dessus le guidon, la surprise sur son visage se teintant rapidement d’appréhension à mesure que le sol se rapproche de celui-ci. Si seulement j’avais eu l’idée de prendre une caméra pour immortaliser cet instant et pouvoir me le repasser au ralenti ! Ses dents viennent heurter le sol dans un claquement sec avant que le reste du visage ne vienne râper le sol fait de terre et de petits cailloux. Le reste du corps suit de près, s’affaissant mollement, comme une poupée de chiffon.
Il y a eu un petit moment de flottement, comme si le temps s’était suspendu un instant pour se remettre du choc, avant qu’une complainte stridente, faite de hurlements pleurnichards, ne s’élève du petit corps qui s’agite désormais de soubresauts. Au moment où je retire l’œil du viseur pour embrasser toute la scène de mon regard, les deux parents se sont déjà mis à courir en direction de l’enfant. Ils ne se doutent toujours de rien, le silencieux de mon fusil ayant réduit suffisamment le bruit de la déflagration pour qu’elle soit assimilable à l’explosion du pneu du vélo. Seul le chien n’est pas dupe, grognant dans ma direction, tirant sur la laisse qui le retient de me sauter dessus, essayant d’attirer l’attention de ses maîtres. Mais ceux-ci sont trop accaparés par leur fillette blessée pour s’occuper d’un animal réclamant de l’attention au moment qui semble le plus inopportun.
Je retiens ma respiration au moment de presser la détente afin de garder une trajectoire parfaite. Le turbulent animal pousse un petit jappement avant de tomber délicatement sur le flanc, le bruit de la chute presque entièrement amorti par le pelage de la bête. C’est probablement l’absence de tension sur sa laisse qui attire l’attention de sa maîtresse jusque-là focalisée sur sa fille. L’homme suit le regard sa femme et découvre presque en même temps qu’elle le cadavre de leur animal de compagnie. Le doute est désormais évanoui, ils savent qu’ils sont chassés et l’attente de leur réaction est un stimulant puissant ; je suis excité d’enfin découvrir quelle va être leur réaction.
L’homme vient de se redresser brusquement ; ses jambes flagellent et il balaye nerveusement les alentours du regard. Je peux lire sans difficulté l’angoisse et l’indécision dans son regard. À la simple façon dont le corps du chien est disposé, n’importe quel être se prétendant intelligent aurait dû déduire l’origine du coup de feu ; mais, comme je m’y attendais, il est dépourvu de toute jugeote et continue de fureter à la ronde du regard, complètement immobile, faisant preuve encore une fois de l’absence complète d’instinct de survie chez cette espèce.
La femme, quant à elle, semble un peu plus apte à la survie. Mais peut-être est-ce plutôt l’instinct maternel que celui de survie qui la pousse à agir. Quoi qu’il en soit, tandis que son compagnon était resté figé, elle avait attrapé sa fille dans ses bras et s’était mise à courir pour s’éloigner le plus loin possible du danger. Note pour plus tard : les femelles de cette espèce, tout du moins celles ayant déjà procréé, sont des cibles bien plus palpitantes, contrairement aux mâles qui apparemment ne représentent aucun challenge. Puisque le mâle semble attendre calmement la mort là où il se trouve, j’oriente ma ligne de mire vers la fugitive avant qu’elle ne soit définitivement hors de portée.
Un nouveau coup part, avalant la distance me séparant de la femme en un instant. La balle se fiche dans son mollet et, entraînée par son élan, elle s’écroule au sol, uniquement amortie par le corps de sa fille qu’elle tenait dans les bras et qui s’est retrouvée coincée entre sa mère et le sol. Dans une série de sanglots, elle entreprend de poursuivre sa fuite coûte que coûte, se traînant au sol en tenant sa fille inconsciente, ou déjà morte, d’un bras. Une dernière balle dans la nuque met fin à sa vaine tentative au milieu de l’allée dont la terre commence à se teinter de rouge.
Le regard de l’homme a cessé d’errer, il est désormais fixé dans ma direction. Il ne fait aucun doute qu’il a parfaitement entendu le cliquetis de la culasse, tout comme celui de la détonation malgré la présence du silencieux. Alors que je m’attendais à une charge haineuse et désespérée il n’en est rien. Il reste là, résigné, presque stoïque. Tout d’un coup, il tombe à genoux et fond en larme. Toute la faiblesse de son espèce se lit dans sa détresse, il ne luttera pas pour survivre. Il ne cesse d’implorer ma pitié entre deux sanglots, mais il ne la mérite pas ; seuls les vrais guerriers qui ne la demanderont sous aucun prétexte la méritent. Je me redresse de ma cachette et m’avance à découvert, pour qu’il puisse voir mon visage, le visage de la mort.

Je pense avoir fait le tour de cette planète, métaphoriquement bien sûr. La partie de chasse est sur le point de s’achever avec cette dernière cible. Je vais pouvoir retourner enfin chez moi, retrouver ma femme et mon fils. Même si une dizaine d’humains ne représente pas un trophée exceptionnel, je sais qu’ils seront fiers de moi. Cela fait partie du rôle d’éclaireur, on peut tomber sur une planète dangereusement hostile qui ne sera réservée qu’aux chasseurs les plus aguerris. Et on peut débarquer comme ici sur une charmante et pittoresque planète sans réelle challenge et qui sera probablement classée tout en bas de l’échelle des coins de chasse potentiels. Un terrain pour débutants sur lequel j’amènerai probablement mon fils pratiquer. Il sera bientôt en âge de passer le rite d’initiation et j’ai déjà repéré le fusil qui ferait un parfait cadeau pour son anniversaire à venir.
Je m’approche de ma dernière victime jusqu’à me trouver à un pas de lui. Il lève la tête dans ma direction et derrière le flot de larmes j’entraperçois une lueur d’incompréhension. D’ailleurs il finit par réussir à exprimer cette incompréhension en hoquetant cette question formée d’un simple mot « Pourquoi ? ». Il n’obtiendra comme seule réponse que le glissement de ma lame sur sa gorge.
Étrange ce besoin de justification. En quoi la connaissance de mes motivations aurait changé quoi que ce soit pour lui ? Il se serait vidé de son sang comme un porc de toute façon. Est-ce qu’il espérait que cette simple question me pousserait à m’interroger sur mes motivations et pourquoi pas à lui laisser la vie sauve ? C’était futile. Je sais très bien pourquoi je chasse, c’est tout simplement ma nature, la seule chose pour laquelle je sois fait et la seule chose pour laquelle je sois doué ; pas seulement doué, le meilleur. Je garde à chaque fois ancré dans ma mémoire la montée d’adrénaline de la traque, le cœur qui s’accélère quand la cible est dans le viseur, le triomphe de voir celle-ci s’affaler au sol, vaincue. Et puis aussi la redescente que je commence à ressentir, quand la chasse est finie et que je regagne serein mon vaisseau, cette plénitude enfin atteinte.
Je me mets en quête de mon vaisseau, il me reste une sacrée route à parcourir à travers les étoiles pour regagner mon chez-moi. Étonnamment je ne me rappelle pas clairement où je l’ai garé. Habituellement je n’ai jamais ce genre de problèmes, c’en serait presque inquiétant. Allons, je vais revenir sur mes pas et je finirai bien par le trouver, il ne peut pas être bien loin.

***

Extrait du journal télévisé du 12 janvier 2015 :

« Les experts psychiatriques ont rendu leurs conclusions dans l’affaire du chasseur fou qui a été déclaré irresponsable et sera interné dans un hôpital psychiatrique. Rappel des faits : il y a de cela trois mois, ce chasseur, père de famille, avait tué sa femme et son fils avant de s’en prendre à des promeneurs, faisant huit victimes supplémentaires et une fillette de cinq ans grièvement blessée. Des actes de mutilation et de cannibalisme étaient également retenus contre lui, ainsi que le meurtre d’un chien. Il avait été retrouvé couvert de sang, errant en bordure de forêt, ne semblant pas se souvenir du moindre de ses actes. Reconnu schizophrène, il est apparu durant l’enquête qu’il était persuadé être un predator, un des extraterrestres imaginés dans le film de science-fiction du même nom. »

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