I
––Voilà,
c’est parti.
––Où
est-il ?
––Là où il doit être, pour le moment
il se cherche.
––Combien de temps lui faudra-t-il ?
––J’en ai vu revenir au bout d’une
heure, d’autres ont voyagé des semaines durant. La route du retour peut être
comparée à une autoanalyse ou patient et thérapeute sont une seule et même
personne. C’est un procédé à la fois complexe et douloureux.
––Et s’il se perdait ?
––C’est arrivé une fois, mais
c’était il y a longtemps, la technique de récupération n’était pas encore au
point. Pour autant que je me souvienne, c’est le seul cas recensé. Mais je ne
jurerais pas qu’il n’y en ait pas eu d’autres, n’oubliez pas que cette
technologie a été mise au point à des fins militaires.
––Qu’est-il arrivé au patient ?
––Il est mort.
––Mort ? Quelle horreur !
Docteur…
––Rassurez-vous madame, ce genre
d’incident n’arrive plus de nos jours. La greffe d’engramme s’est bien
déroulée, il n’y a aucune raison qu’il ne nous revienne pas. Du temps et un
minimum de volonté, c’est tout ce qu’il lui faut. Il doit d’abord retrouver son
chemin, ensuite faire le tri des informations et ouvrir la bonne porte. Quelle
profession exerçait-il ?
––Il était statisticien.
––Ce sont généralement des esprits
logiques et forts, cela ne devrait pas durer trop longtemps. Vous pouvez rester
à mes cotés, tenez lui la main, parlez lui doucement, parfois cela accélère un
peu le processus. Il n’y a de toute façon rien d’autre affaire qu’attendre.
II
Il y a des matins, des matins comme
ça, où vous avez l’impression qu’il vous manque quelque chose de primordial, la
vie vous semble vide et sans intérêt, quelqu’un n’est pas là, n’est plus là,
quelqu’un est parti, et ne reviendra jamais. Son image continue à vous hanter,
des fragments de vie arrachés au passé, qu’importe vous tentez de retrouver le
sommeil, dans vos rêves, vous êtes presque heureux. Presque, car c’est là que
vous vous rendez compte que vous avez oublié le son de sa voix. Le temps passe,
mais parfois les yeux se mouillent encore d’un chagrin inexprimable, et bien
que le souvenir soit plus violent que jamais, les larmes refusent désespérément
de sortir. Le sentiment de révolte n’y fait rien, pas plus que la colère, ni
cette envie de hurler, de cogner dans les murs, de griffer l’air dans l’espoir
de déchirer le mince tissu qui sépare la réalité d’aujourd’hui de celle d’hier.
Alors, vous vous levez, parce que vous n’avez pas le choix, parce que la vie
continue, qu’elle doit continuer.
Une
nouvelle journée commence, une de plus.
La mort de son père l’a complètement
anéanti, il y a combien de temps déjà ?
Bientôt
trois ans. Peut-être se complait-il un peu trop dans son chagrin.
Il
s’est fermé beaucoup de portes et ne voit presque plus personne ; ses
derniers amis ont fini par le laisser tomber, fatigués, effrayés par son manque
total de volonté que certains n’hésitaient pas à qualifier de masochisme
maladif.
Il
a peu de contact avec sa famille. Un jour son frère lui a dit qu’il était
devenu un ours, un ours solitaire et grincheux. Sans doute avait-il raison.
S’il a plusieurs fois songé au
suicide, il s’est trouvé trop lâche pour oser passer à l’acte.
La
dernière fois, il est resté prostré une semaine dans le fauteuil, simplement
assis, sans boire ni manger, sans même se laver. Juste assis à penser et à
pleurer, dormant à peine, s’enfonçant plus encore, si c’était possible, dans la
dépression. La sonnerie salutaire du téléphone l’a légèrement tiré de son
apathie, juste assez pour qu’il réalise qu’il avait uriné et déféqué sur lui.
Il
a passé le reste de la journée assis sous la douche.
Conséquence logique de son abandon,
il a aussi perdu son travail au journal, le bureau du personnel avait pourtant fait preuve
de compréhension, mais la bonne volonté a ses limites. Deux mois d’absentéisme ont eu raison de la
patience de son patron.
Puis,
sans vraiment savoir pourquoi, il a décidé de se reprendre en main.
Sortir
et voir des gens, retrouver du boulot, n’importe quoi. Quelque chose qui lui permette
de continuer à vivre. De réapprendre à exister.
Sale goût dans la bouche.
Nausées,
casquette plombée, la soirée fut arrosée. Beaucoup trop.
Il
a perdu l’habitude de boire. Mais cela valait sans doute le coup. Ses souvenirs
sont vagues, une taverne, quelques discutions à propos de tout et de rien, une
fille.
Et
sur la table de nuit, un sous-bock avec un numéro de téléphone et une simple
phrase : « Appelle-moi,
Julienne».
Julienne,
un prénom assez quelconque, mais qui lui semble familier.
Et
agréable.
Il
décroche le téléphone avec la ferme intention de
III
Bruxelles. Cette femme a vraiment dû
le marquer pour qu’il se décide à prendre le train pour la revoir. Pourtant, il
ne se souvient que vaguement de son visage. Mais sa voix, cette voix… Peut-on tomber amoureux d’une voix ? Bien sûr, ils
auraient pu se voir par internet, mais il s’y refusait. La peur de l’inconnu.
Ou de découvrir qu’il était encore capable de sentiments.
Et
puis il a toujours préféré les lettres à la banalité d’une communication par
ordinateur interposé. Une lettre, c’est quelque chose de vivant, de tangible.
Les lettres ont aussi une odeur et
ce petit quelque chose qui, pour peu qu’on y prête attention, reflète avec une
quasi exactitude la personnalité de son auteur.
Il
s’est réveillé au beau milieu d’une nuit et l’idée s’est imposée à lui comme
une évidence, il fallait qu’il la revoie, c’était important, primordial.
Mais
il n’aurait su dire pourquoi.
Et
ce matin fut le matin.
Le
taxi a mis moins de vingt minutes pour .le conduire devant la maison de
Julienne.
Il
imagine l’intérieur à son image, simple, propret et sympathique.
Sa
main ne tremble pas lorsqu’il tend le doigt pour appuyer sur la sonnette.
La
porte s’ouvre presque tout de suite.
Julienne…
IV
Cinq
heures du mat’, le réveille sonne, crispation des mâchoires, soupir fatigué et
ras-le bol de fin de semaine. Première cigarette dans la douceur du lit, la
meilleure et celle qui fait cracher les poumons, rappel du réveil et
résignation… faut se lever.
Pestant contre la chatte qui a encore joué avec ses
pantoufles, il allume la lampe de chevet, cligne un instant des yeux, se baisse
et passe une main sous le lit pour en retirer le pied gauche. Le droit reste
introuvable.
Il a bien essayé de fermer la porte de la chambre mais
Misty n’aime pas les portes fermées. Entre les bruits de griffes et les
miaulements intempestifs, il a opté pour le moindre des maux et accepté de
partager son lit. Mais où est donc passée cette foutue pantoufle ?
L’odeur du café frais lui donne comme un coup de fouet, le réveil
indique cinq heure dix. Salle de bain ou kitchenette ? Machinalement, il
allume une deuxième cigarette –faudrait absolument qu’il arrête ces
cochonneries, et va s’assoir devant la petite table du coin cuisine. Le café,
un instant privilégié, quel dommage qu’il ne puisse le partager avec quelqu’un.
Misty vient quémander ses caresses matinales, il
n’aime pas trop qu’elle grimpe sur la table mais aujourd’hui il n’a pas envie
de la chasser. Demain, c’est les vacances.
Et s’il allait au bureau sans se raser ? Sans se
laver ? Et s’il y allait en pyjama
ou à poil ? Il rit doucement en imaginant la tête des collègues.
Seconde tasse de café, il n’a pas faim et il est
presque cinq heures et demie. Il expédie la douche en moins de dix minutes, se
rase en vitesse et découvre le pied droit de sa pantoufle dépassant de la
petite poubelle à coté de l’évier. Bientôt six heures.
Dernier rituel avant de partir, la pâtée de Misty qui
semble plus intéressée par un rai de soleil jouant sur le sol que par son
premier repas. Les journées se suivent et se ressemblent, mais s’il avait le
choix, il ne changerait de vie pour rien au monde. Il rajuste sa cravate devant
le miroir du corridor, un dernier coup de peigne. Il fait beau aujourd’hui, il
laissera la voiture au garage. Un coup d’œil à sa montre le rassure, il a
amplement le temps d’attraper l’autobus.
Les
voisins ! Étrange de penser que chacun vit dans son petit univers
personnel, il les connait pourtant presque tous : Georges le pensionné qui
sort son chien tous les jours à six heures précise, Marcel qui rentre ivre-mort
vers la même heure, et sa femme qui l’attend sur le seuil, partagée entre
colère et soulagement. André et Gino, le sympathique couple homo qui part bras
dessus, bras dessous, pour… à la vérité, il ne sait pas ce qu’ils font, il aime
à penser qu’ils ne sont pas coiffeurs, quel cliché stupide ! Josiane,
monsieur Romain, la veuve Jansen… un petit salut de la main, un sourire poli,
bonjour ou bonsoir et de temps en temps quelques vagues discutions sur les
enfants, la famille ou le temps qu’il fait.
Rien d’extraordinaire, il les connait mais ils ne sont
pas ses amis. Il n’a pas vraiment d’amis.
Perdu
dans ses pensées, il se rend compte qu’il a dépassé l’arrêt d’autobus de plus
de deux cents mètres. Inutile de rebrousser chemin, le véhicule vient de passer
en trombe, aveugle à ses gestes désespérés. Il aurait eu plus de chance s’il
avait été une jolie blonde en mini-jupe. Le bureau n’est pas très loin, il
devrait y être avant sept heures.
Il franchit la porte du cabinet d’assurances « la
Sécurité Ouvrière » juste à temps pour voir Julienne déposer une
impressionnante pile de dossiers sur son bureau.
Des statistiques, encore et toujours des statistiques,
certains trouveraient ce boulot lassant, mais il aime les chiffres, les
chiffres ne mentent jamais.
Simon lui fait un petit signe de la main et lui lance
un regard interrogateur, ils ont sympathisé dès son arrivée dans la société et
cela fait des mois qu’il le relance pour aller boire un pot après journée. « Sais pas, lui souffle-t-il une
fois de plus, on verra bien ». Simon se contente généralement de cette
réponse mais semble vouloir insister. C’est vrai qu’on est vendredi et qu’il
est en congé à partir de demain. Il acquiesce finalement et l’autre se fend
d’un grand sourire.
Il doit se dire qu’il l’a eu à l’usure !
Les
dossiers changent de pile assez rapidement, il en a déjà expédié près de la
moitié au moment de la pose repas. Un léger brouhaha de détente a envahi le
bureau, il remet un peu d’ordre, enfile son veston et suis la file qui se
dirige vers les ascenseurs.
C’est un homme d’habitude, il y a dix mois qu’il
habite cette ville, huit qu’il travaille ici et chaque jour à la même heure, il
va manger au fast-food du coin. Tous le connaissent, il ne commande même plus,
il se présente au comptoir et dans les minutes qui suivent son plateau arrive,
deux fishburgers, une petite frite, une salade et un grand coca sans glace.
Sauf hier.
Hier il a commandé deux cheeseburgers, la jeune femme
qui le servait a eu un drôle de sourire et son regard s’est fait réprobateur,
un peu comme s’il y avait quelque trahison dans cette simple demande. Son
plateau est arrivé avec le menu habituel et il n’a rien dit.
Il est allé s’installer à une table près de la fenêtre
et a grignoté pensivement deux ou trois frites pour enfin repousser son plateau
avec dégout.
Son dernier jour de travail… et s’il concluait par un
exploit ? Se mêler aux autres devant un steak dégoulinant de sang, des
pommes sautées et un verre de bière, il y a longtemps qu’il n’a apprécié la
douce amertume d’une Pils bien fraîche. Et raconter des banalités, écouter des
blagues idiotes.
Il ne connait pas de blagues.
Après, se saouler, rire, chanter, peut-être esquisser
un pas de danse et, aller savoir, admirer l’aube naissante de la fenêtre de la
chambre de Julienne ; il sait qu’il ne lui est pas indifférent.
Mais bien qu’ils soient très proches, il n’a pas
encore osé se déclarer.
Un baiser échangé une fois sur le pas de sa porte.
Cela n’avait pas eu l’air de lui déplaire, mais il
avait rapidement fait machine arrière. Toujours cette peur irraisonnée de
renouer avec une existence normale.
Mais pas aujourd’hui, pas cette fois.
Presque l’heure de reprendre le boulot ! Il n’a
pas vu le temps passer.
Il fait si chaud qu’il tombe la veste et c’est
cigarette au bec et en manches de chemise qu’il passe devant « Chez
Josette ». Cette fois, il ira rejoindre toute la clique, ce sera une sacrée
soirée, il se sent prêt à tous les excès, toutes les folies.
L’après-midi semble tirer en longueur, le travail n’avance pas et
comble de malchance, la climatisation vient de tomber en panne. Sous le léger
vrombissement des ventilateurs qui viennent de prendre la relève, il se prend à
rêvasser. La fête avec les amis… mentalement, il épèle le mot, a-m-i-s, un mot
à la sonorité agréable, plein de promesses. L’amitié est un concept qu’il a
délaissé, de même que l’amour.
L’horloge égrène les dernières secondes et pour calmer
son impatience, il fait un peu de rangement sur le bureau. Le carillon sonne,
le calme habituel a fait place à une sorte de joyeuse frénésie et les
conversations s’animent autour de sujets plus décontractés, les visages figés et
fatigués se font rieurs, ça sent la fin de semaine, le repos et la détente.
—
On y va ?
lance Simon, j’ai réservé une table chez Josette, elle fait du veau marsala ce
soir, tu ne vas pas regretter le voyage, et ses gnocchis sont à tomber.
Julienne acquiesce pendant que Marco, en parfait
gentleman, l’aide à enfiler sa veste et
Le bureau s’estompe tandis que les silhouettes de ses
collègues semblent lentement dégouliner vers le parquet. La lumière du jour se
fait grisaille, une grisaille dans laquelle il devine plus qu’il ne voit un mur
immense et fissuré.
Où est-il ?
Et pourquoi entend-t-il sa femme l’appeler alors qu’il
ne la voit nulle part ?
La voix de Julienne semble venir de partout à la fois,
mais en y prêtant un peu d’attention, il lui semble distinguer une direction.
Derrière le mur, il y a un chemin.
Il ferme les yeux, suivre la voix est la solution.
Il avance d’un pas, puis d’un autre et sans hésiter
lance un violent coup de pied droit devant lui.
VI
––Bon
retour chez les vivants, monsieur Gambier, vous êtes un rapide, j’ai rarement
vu ça. Moins de vingt minutes pour revenir, je crois que nous venons de battre
un record en matière de résurrection. Nous vous avons construit un superbe
corps, vous voilà reparti pour une bonne soixantaine d’années.
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