dimanche 17 novembre 2013

Egoland [Diane]

Il y a toujours mille soleils à l’envers des nuages.
Proverbe Hindou.

            Samedi je rencontre Frederick, cette légende de producteur venu des bas quartiers, je lui annonce la couleur directement. Je lui dis avec un aplomb qui me fait peur : « je suis scénariste » et il sourit, me dévoilant ses dents aussi blanches que celles d’un pasteur évangéliste. Pendant que je serre sa main toute moite et squelettique, terminée par des doigts aux ongles oblongs et bombés, je vois dans ses petits yeux noirs qu’il s’imagine que « jeune femme scénariste » signifie obligatoirement que j’ai taillé des pipes à tire larigot, si possible à genoux pour bien rappeler le cliché, à tous les réalisateurs, producteurs et exécutifs croisés sur mon petit bout de chemin. Je me sens curieusement indignée par cette pensée qui visiblement l’anime dans l’intensité de ses yeux de goule, mais très rapidement je m’apaise car tout le monde sait que Frederick a l’habitude de sodomiser des adolescentes, pour la plupart consentantes. Il paraît qu’il se travestit lorsqu’il les prend, des rumeurs courent : il serait simplement vêtu de talons aiguilles rouges et d’un maquillage à la Marilyn. Je vois aussi dans son regard qu’il se dit que je suis très certainement lesbienne et que j’essaie de le cacher par honte, ou par pudeur. Autrement dit dans son monde et système de valeurs : je ne suis rien. Et ne deviendrai jamais personne dans le métier.  
            Pourtant, dans cette soirée, je ne suis pas la seule négligeable. Telle actrice révélée dans la dernière sitcom à succès joue à la rigolote, super proche de son personnage. Telle actrice débutante et prometteuse porte son t-shirt Mickey Mouse délabré, une flûte de champagne à la main. Sa carrière a commencé dans des slashers, plus ou moins téléchargés sur le net avant leur sortie en salles. Elle m’énerve sur l’instant parce que tous les regards sont portés sur elle, deux mecs essaient de la brancher. Ils veulent en faire quelque chose qu’elle n’est pas, alors que je connais le scénariste du slasher qui l’a révélée comme Scream Queen. Et lui, il crève la dalle. Du moins, c’est ce qu’il prétend. D’ailleurs comme j’ai refusé de coucher avec lui, il a lancé une rumeur, comme quoi j’étais exclusivement homosexuelle, une irréductible, ce qui est plutôt accepté voire encouragé en apparence, à condition que cela ne soit pas trop voyant et que cela ne se discute pas. J’ai été choquée de découvrir le conservatisme dans ce milieu pourtant propice à toutes les libertés les plus outrageuses. Pourquoi faudrait-il en parler d’ailleurs ? Je ne suis même pas lesbienne. Ils croient ce qu’ils veulent. Bref. Après deux flûtes de champagne, je me retrouve dehors à attendre, toute seule, agrippée à mon portable, le taxi qui n’en finit pas d’arriver. Ils sortent tous plus ou moins ivres, ils sont scénaristes comme moi, acteurs, producteurs, ou ils postent des vidéos sur internet, et certains sont venus à cette soirée alors qu’ils ne font même pas partie du milieu du tout. L’un d’eux, un grand brun sec, chauve, à la barbe longue comme un gourou mystique, en jeans sales, chemise jaune délavée et sandalettes avec chaussettes très blanches, vient se mettre à côté de moi et me demande si je pourrais partager mon taxi. Je lui réponds gentiment que non, cela ne va, en aucun cas, être possible. Ses yeux de fous s’illuminent comme si j’avais appuyé sur un interrupteur quelque part. Il me dit : « ah bon », visiblement déçu et s’éloigne en me souhaitant une bonne nuit. Il ajoute une dernière chose juste avant que l’on se quitte : je ferais mieux de dormir nue ce soir, la chaleur sera étouffante vers 3 heures du matin. Bizarrement il a disparu dans un buisson, dans le noir et j’ai eu la sensation d’avoir rêvé tout cela dix minutes plus tard, quand mon taxi mexicain est arrivé et que j’avais très envie de faire pipi, à tel point que j’ai failli lui demander de s’arrêter pour faire directement sur le trottoir en plein boulevard, devant les putes, les flics, et leurs clients respectifs.


            Dimanche chez moi, tôt le matin j’allume mon MacBook neuf, sur lequel je travaille et je vois par la fenêtre que sur la grande façade blanche en face de ma porte d’entrée, de l’autre côté de la rue, quelqu’un a tagué le visage de Marilyn Monroe avec le costume du Che. Ce n’est pas très original. Ma mère appelle, elle me fait pleurer. Elle me dit de rentrer, que je vais finir par écrire des pornos si je continue. Elle me culpabilise, me rabaisse, me sous-entend que je ne peux rien faire sans elle, que j’ai encore besoin d’être accrochée à son sein sans quoi je vais mourir de faim. Elle me mine pour la journée, impossible de travailler. L’ordinateur reste allumé, inactif jusqu’au soir, sur des morceaux de textes nuls qui me font honte et qui ne racontent que du vide. Steven vient avec son petit ami et quelques nouilles chinoises en fin de soirée ce qui me détend, mais j’ai terriblement envie de pleurer, ce que je ne fais pas, sans quoi Steven le racontera sur son blog. Dans le noir, dans mon lit, vers minuit, j’entends des hélicoptères dans le ciel au-dessus de mon toit, des hélicoptères avec une lumière rouge, je les vois depuis ma fenêtre quand ils passent ensuite. Et je sens la pulsation de la ville, ses milliers de formes, de couleurs, comme un organe à part entière qui vit sous ma peau. Et qui fait communion avec mon propre rythme cardiaque.  

            Lundi commence par Starbucks avec Andrew, qui ne boit que du thé, et qui me confie qu’il n’a pas l’intention de se casser le dos sur le tournage de cette prod, du niveau de la télé-réalité, que c’est une vraie merde, que personne n’y croit, que cela va être un four total, qu’en fait, tout le monde s’en fout (et c’est vrai, tout le monde s’en fout), que ça va être repoussé à l’été pour que personne ne s’aperçoive du massacre. Je remarque qu’il se ronge les ongles. Et qu’il passe son temps à regarder les seins et les culs des filles qui nous dépassent ou qui nous croisent. Pas une seule fois, il n’osera regarder mes seins ou mes fesses. Arrivés à la grande intersection, un clochard avec un feutre terrible, recouvert de suie et de crasse, se met à quelques mètres de nous, attendant que le signal WALK ne passe au vert. Ses yeux sont comme ceux d’un requin, qui brillent lugubrement au soleil. Il regarde un peu partout, et il ne sait pas où se mettre. Les gens qui attendent avec nous sont dégoûtés quand il se fait littéralement dessus et que ça dégouline hors de son pantalon troué, comme du Nutella en plus liquide. Quelque chose en moi prend cet homme en pitié, pendant que je le fuis tout aussi rapidement que les autres. Andrew me regarde avec un air « hello, toilettes publiques mon gars », très approprié.
            Le ciel se couvre vers 14 heures, le studio est ridiculement étriqué. Je rencontre Sven, le directeur de la photographie, entouré de mecs très occupés à qui il sert la visse un instant, puis prend une voix douce lorsqu’il doit s’adresser à moi ou à Andrew. Il pose des sacs poubelles, le front recouvert de sueur. Sa main est moite et sale. Ses ongles noirs, et il sent mauvais. J’ai surpris à  un moment donné Andrew en train de regarder le cul de Sven. C’était peut-être accidentel.
            Chez moi je fais lire ma production à Andrew, il imprime, et lorsque je lui demande s’il ne trouve pas ça mauvais, il me répond : « c’est déjà plus qu’espéré, à la réunion ça devrait passer ». Lorsqu’il part je me fais livrer une pizza par un petit mexicain très pressé. Personne ne m’appelle, ne me tweet, ne me dit rien. Je n’ai que la télévision pour me tenir compagnie, et cela me donne l’impression que c’est déjà un énorme cadeau que me fait la vie à cet instant. Cependant ce n’est pas suffisant car en cherchant mon portable dans mon sac, je ne le trouve pas. Mon cœur se serre. Je me souviens l’avoir tenu dans la main… lorsque j’étais au studio. Sans attendre j’enfile un pantalon, un pull et je sors en catastrophe, tous mes contacts, mes messages, toute ma vie est dans ce téléphone. Toute ma vie.
            Le gardien me laisse entrer. Je mets ma voiture juste en face des grandes portes, il me dit qu’elles sont ouvertes. Ce gardien me fait un petit sourire et des yeux rieurs. Il ressemble à Peter Sarsgaard je me dis, en plus beau. Peter que j’avais vu faire son jogging à Brooklyn une fois, et à qui j’avais crié « hey donne-moi le numéro de ton beau-frère, vas-y fais pas le bâtard ». Il m’avait fait un doigt d’honneur en guise de réponse. Ma phase Jake Gyllenhaal m’est totalement passée depuis. En réalité, les grandes portes ne sont pas du tout ouvertes. Seule la petite sur la droite l’est. Des mégots encore fumants sont par terre. J’entre dans le studio à la recherche de ce portable que je croyais être au fond de mon sac. J’avance dans ce labyrinthe de bois obscur et peu engageant, ces dédales dans lesquels la partie de ce que j’ai écrit va être tournée dans quelques jours, par des amateurs… Moi-même étant en quelque sorte une amatrice pour toujours qui finira certainement par écrire des absurdités sur Youtube depuis son appartement avec à peine cinquante vues par vidéos. Avec une image de lesbienne, en prime cadeau bonus.
            Sur une table je vois mon portable, intact, posé sur le bureau. Je l’allume et j’hallucine de voir la photo d’un pénis énorme comme photo d’écran verrouillé. C’est là qu’à côté, dans la pièce vide, j’entends des gémissements étranges. Intriguée, je poursuis mon investigation.
            Par un trou dans le contre-plaqué je vois Sven, nu, avec une dizaine d’hommes cagoulés qui tournent un porno avec une petite blonde menue recouverte de tatouages. Tous portent des couronnes de fleurs, des fausses roses pour la plupart, de toutes les couleurs. Celles de Sven sont bleues. Je n’en reviens pas. Son sexe ressemble étrangement à celui de la photo de mon écran verrouillé sur mon téléphone. Tout à coup, il sort un couteau de chasse et tous ses compagnons l’imitent. La fille s’allonge sur le sol, terrifiée, et met une main en avant, comme pour les supplier de ne pas la blesser. De son autre avant-bras, elle recouvre pudiquement sa poitrine. Le premier coup de couteau est porté par Sven qui grouine comme un porc en même temps et il est planté en plein ventre. Le bruit de la lame dans la chair me répugne et me terrifie au plus haut point. C’est un son particulièrement horrible à entendre la première fois. Elle hurle de douleur et de terreur. Elle crache du sang sur ses seins. Les autres coups de couteaux ne tardent pas à pleuvoir, tous s’y donnent à cœur joie, et lorsque je recule lentement, ne souhaitant pas voir le reste de la scène qui j’imagine finira par un démembrement à ce stade, voire pire, à du cannibalisme, j’entends bien une tronçonneuse se mettre en marche, donc mon intuition est la bonne. Le cœur battant, terrifiée, je marche à pas de souris vers la sortie, qui paraît se trouver à des kilomètres de là. Je la vois, elle est là, je peux la toucher et en même temps, il me semble qu’un voyage de plusieurs années lumières sera nécessaire pour l’atteindre. Je pense : « faut toujours que je me retrouve dans des trucs louches ou ma vie est en jeu, quelle merde ».
            Sven nu et ensanglanté déboule en me voyant à mi-parcours et à la vue de mon visage terrifié éclate de rire diaboliquement. Il semble possédé. Il me dit : « Renee qu’est-ce que vous faites ici» et il grogne encore une fois comme un porc. Les autres mecs déboulent derrière. Là, ni une ni deux, je cours, je fonce. Ils sont tous derrière moi, j’essaie d’entrer dans ma voiture mais ils me poursuivent, couteaux à la main, à poils en dessous de la taille, recouverts de sang. Je fonce vers le gardien qui ressemble à Sarsgaard, je crie « appelez la police » les larmes pleins les yeux, mon nez qui coule, la bave à la commissure des lèvres, comme un bébé sa bouillie. Derrière moi, ils courent aussi et le gardien me retient, je pleure dans ses bras, je crie, je n’en peux plus. Si j’avais su ça je ne serais jamais venue tenter ma chance ici je pense même. Jamais. Je veux ma mère, tout de suite ! Même si elle est chiante, je comprends soudain que ce n’était pas si mal que ça vivre dans une petite ville. Le gardien sort son arme, un taser et menace Sven à poils et ensanglanté derrière, ainsi que ses complices cagoulés. Sven reprend son souffle, rigole encore. Alors que je me cache derrière mon gardien incompétent qui tremble comme une feuille, il m’explique qu’il tourne un porno avec ses amis et je hurle au gardien que c’était un snuff movie. Le type ne sait même pas ce que c’est et n’a jamais eu la curiosité d’aller chercher sur le net ce genre de contenu. Je me demande de quelle grotte il sort.
            Et puis, comme par magie, derrière le groupe, je vois la fille blonde, leur victime, sortir hirsute, les cheveux dans tous les sens, recouverte d’un peignoir et d’un maquillage dégoulinant. Elle demande à tout le monde ce qui se passe. Elle est tout à fait perplexe et embêtée, recouverte de sang et d’autres substances dont je ne veux même pas imaginer la provenance et qui à l’odeur ne me donne pas envie de l’approcher. Sven m’explique ensuite sans la moindre gêne, toujours à poils et au repos, alors que je suis en nage, et que ça me gratte sous le sein droit (dans la course mon soutien s’est déchiré et presse contre ma poitrine) qu’il tournait avec ses amis un vrai porno et faux snuff movie. La fille me montrera qu’elle n’est pas blessée, au contraire elle attendait que le tournage se termine, elle avait faim et avait très envie d’un Chinois. Sven me supplie alors de ne pas en parler ni à Andrew, ni à la prod. J’éclate de rire nerveusement, les larmes riboulant de mes yeux, cette fois-ci comme des perles, cadeaux de mon propre apaisement. Tout ça pour mon téléphone, qui contenait donc bien toute ma vie. Toute ma vie à l’intérieur.
            Mardi, nous entrons chez Frederick avec Andrew et Suzanne, deux mannequins célèbres sortent au moment même où l’on s’apprête à appuyer sur le bouton de l’interphone. Leurs mines sont effrayantes. Elles semblent avoir moins de vingt ans, et doivent probablement manger une fois par an à Thanksgiving. L’intérieur de la villa de Frederick est froid et impersonnel. Il y a un grand tableau de Frank N’Furter dans l’entrée, coloré, qui contraste avec tout le reste. Dans son salon, lorsqu’il nous invite à nous asseoir, je remarque une trace de rouge à lèvres sur le coin du canapé blanc, avec ce qui ressemble à de la salive. Frederick tire un grand sourire en passant le bout de sa langue sur ses dents blanches, trop blanches. Il fait cela lorsqu’il me regarde, et lorsqu’il regarde Suzanne.
            Mercredi, Steven et son petit ami me tirent en boîte gay, et je danse au milieu de mecs gays musclés et appétissants qui très vite me délaissent au bar après avoir fait genre qu’ils pouvaient danser avec une fille. Ils finissent par danser entre eux et se rouler des palots. Je me sens seule, vraiment seule. Comme lorsque la nuit je regarde, depuis mon lit, par la fenêtre de ma chambre, les hélicoptères de stars et de producteurs survoler la ville. Steven et son petit ami branchent un autre couple et rentrent avec pour une partie carrée j’imagine. Secrètement, je leur souhaite de choper le sida ou une bonne syphilis. On se sépare, ils me laissent. Je suis soulagée. Je ne bois qu’un verre de la soirée, et je ne fume qu’un seul joint, pourtant je sens que je m’emballe. Que ça monte. Ma pression sanguine essaie de jouer contre moi, contre mon jeu. Tout monte d’un ton. Mes fréquences de perception, ma capacité à l’ascension. C’était un joint de triple qualité je lui mets quatre étoiles. Ah ah, je ris, contente de moi, toute seule. Lorsque je sors pour prendre l’air, je vois au feu rouge Peter Sarsgaard. Dans l’habitacle de sa bagnole, il est baigné dans la lumière rouge du feu, ce qui est anormal. Il tourne lentement sa tête vers moi, comme s’il était en colère et me fait un doigt d’honneur. Encore. Ses yeux sont rouges. En fait ce sont des yeux de chèvre. Je le traite d’enculé, lui hurle de retourner dans sa famille de péquenots, avec Jake qui est devenu vraiment moche, et leur petit milieu de cinéma, de génération en génération je lui crache dessus, en plein devant la boîte gay je m’agite pour rien, puisque ce n’était pas Peter Sarsgaard mais un travesti noir. Qui ressemblait un peu à Eddy Murphy. D’ailleurs, j’ai balancé « enculé » au moment même où passaient des drag-queens qui m’ont donc rabrouée en me suppliant d’arrêter de boire et de vite trouver un mari pour m’engrosser, afin de calmer un peu mon homophobie, et d’apprendre la vie. Ces gens me disent qu’il faut absolument que j’apprenne à traiter les autres comme j’aimerais qu’ils me traitent. Ce genre de choses.
            J’avance pendant je ne sais pas combien de temps dans les ruelles, à croiser des gens, parfois des fantômes puisqu’ils sont translucides. Je passe au milieu d’eux, ils ne m’en tiennent pas rigueur. Je pense à maman, et à tout ce qui peut m’arriver ici. Comme elle m’avait dit un jour : la drogue, la promiscuité, les maladies vénériennes, le culte de l’apparence, les viols, les meurtres, la violence, les flingues, le crime organisé de mèche depuis toujours avec les maisons de production, la pornographie aussi. Tous les clichés qu’elle connaissait d’Hollywood. Elle m’avait bien mise en garde, ma fragilité. Ma fragilité d’être humain. Elle savait, avant que je ne le comprenne moi-même. Je n’ai jamais fait partie de la race des prédateurs, mais de celles des proies.
            Dans le ciel noir, je vois des feux d’artifices qui n’existent pas. C’était quoi dans ce joint ? C’était fort. Des feux d’artifices qui font des lumières qui dessinent des Mickey Mouse. On se croirait dans Fantasia pour peu. Je suis ébahie. Je marche à côté des prostituées et peut-être que je leur ressemble. Non quand même pas. Elles ne me disent pas que j’ai un comportement étrange, visiblement elles sont habituées à rencontrer des gens bizarres. Elles se remaquillent, recouvrent de poudre un peu les bosses de la vie. Qui sont indéniablement visibles parce que je n’ose pas leur dire mais je les trouve moches. Mais moches ! Elles font totalement partie du spectacle, elles sont à la fois dans la salle, le public, et sur l’écran, ce qui fait pitié, d’avoir tous les rôles imaginables. Avoir trois rôles, trois positions, trois états d’être en même temps, ce ne doit pas être simple tous les jours. De vrais thons, faut vraiment avoir envie pour les approcher, elles sentent le patchouli ou les huiles essentielles à la nicotine, je ne sais pas trop. J’écris des choses pour les jeunes et les mères de famille, moi. Celles qui sentent des Chanel accessibles. Et que ça rapporte un peu de publicité c’est tout ce qui compte en fait. Pas pour celles qui sortent le soir, recouvrir de poudre les disgrâces de leur existence. A force d’attendre le Prince Charmant, on finit par rencontrer Charles Manson.
            Dans une ruelle sombre, je croise un homme déguisé en Batman. Il me demande si je n’ai pas cinq dollars sur moi. Je réponds non. Il se gratte les couilles en me parlant ce con. D’ailleurs j’ai dû laisser mon sac à la maison cette fois. Ainsi que mon téléphone. Je me sens déconnectée de quelque chose, peut-être de moi-même. Plus j’avance et plus j’entends des gémissements. Je ne vois pas tout de suite ce qui se passe. Je remarque juste le tag sur le mur, « Jesus Saves, Your Mother’s Pussy 2 ». Deux flics obligent un adolescent habillé de cuir blanc de la tête aux pieds à leur faire des fellations. Le gamin est terrifié, la bouche pleine et les yeux remplis de larmes et de crainte, et je regarde ce spectacle qui se déroule dans la pénombre sans ressentir quoi que ce soit. Les yeux grands ouverts, la bouche entrouverte, un filet de salive dégoulinant… L’un des flics me voit, il range sa queue, sort sa matraque et s’approche en me demandant ce que je fabrique là. Je vois tout de suite quel genre de type c’est. Il est musclé comme un bœuf, il est probablement d’une confession religieuse quelconque, c’est de tradition familiale, et son amour-propre est tellement inscrit sur son visage qu’il ressemble plus à une statue qu’à un être humain normal. Il est aussi lumineux physiquement et imposant qu’il semble être complètement vide et éteint intérieurement. Il m’observe, il me demande si je me suis droguée. Je lui réponds : non. Non bien sûr. Jamais Monsieur l’officier. Vous pensez bien ce n’est pas mon genre. Je ne touche pas à ces choses. Je respecte les lois Monsieur l’officier. Je sens ses mains qui se baladent sur mon corps. Il me fouille. Il en profite pour me caresser le sexe et je ne dis rien, je supplie juste le Seigneur qu’il en reste là. Le Seigneur, par chance cette nuit-là, entend ma voix. Je vois son collègue pas du tout concerné, défoncer la bouche de l’adolescent, qui par ailleurs a un sacré coup de tête, il faut bien l’admettre il sait s’y prendre. A mon avis il est consentant. C’est difficile à dire dans la pénombre. Le flic explose finalement sur le visage du gosse. Son pote me dit de circuler et rejoint ses « amis ». Et je m’éloigne en continuant ma route qui je ne sais pas comment, me ramène chez moi. Là, je m’endors sur mon paillasson, roulée en boule, comme un chat. Au réveil, la honte presse sur mon cerveau, de toutes ses griffes les plus acérées.

            Jeudi dans un état pitoyable à la réunion du staff, je suis contrainte d’improviser une page de dialogues. Je repense à ce connard de flic, qui m’a fouillée la veille. Sa grosse main sur l’entrée de mon vagin, la sensation me revient, cela me donne un mini orgasme que je contrôle parfaitement d’un sourire. Personne ne voit rien. Ils écrivent des histoires, les mettent en production, ils ne voient rien quand une jeune femme de rien du tout se tape un mini-orgasme en pleine réunion de travail. Même que certains pourraient le prendre mal s’ils savaient. Une tempête en plein désert en quelque sorte.
            Je me goinfre de sushis à midi et de nems au porc. Je demande à Isabelle de vérifier sur Google si un joint peut provoquer un délirium intense, même quand on est fumeuse occasionnelle. Ou alors c’est le cadre, la ville, intense. Ses pulsations, son cœur, qui semble vouloir synchroniser avec le mien. Ici, même le soleil semble briller plus fort qu’ailleurs, comme si quelqu’un avait effectué des retouches par ordinateur à ce niveau.
            En sortant je vois des dizaines de gens qui cosplay des cyborgs, des vampires, des elfes. Une convention se prépare. Une de plus. Je me sens triste. Je pense à maman encore. Je me dis que je n’ai pas eu de chance finalement. De l’avoir. De l’avoir eue elle. Elle qui ne me laissait jamais rien faire. Pour mon bien mais surtout pour sa tranquillité personnelle.
            Vendredi matin le tournage commence. Vendredi soir, Frederick m’appelle et me demande de passer chez lui. Je n’ai pas eu le temps de trouver une excuse pour éviter. En me garant devant son portail, j’ai déjà un mauvais pressentiment. Je pousse la grille, je m’avance vers la porte d’entrée et juste avant de l’ouvrir – comme il m’avait dit de le faire directement sans appeler à l’interphone – je regarde le ciel derrière moi. Des dizaines d’avions quadrillent le ciel et volent vers de nombreuses destinations. Peut-être même trop lointaines pour que je connaisse les noms de ces villes. Dans lesquelles peut-être l’on trouve des tours en construction. Immenses, une fois qu’elles seront terminées. Des contrées que je ne verrai jamais, ce qui, à l’idée, me semble désolant.
            Dans l’entrée, je n’entends rien. J’appelle mais il n’y a personne. Je vais voir dans le salon et une bouteille de champagne à moitié vide se trouve sur la table basse. Une flûte est renversée. Je m’assois dans le canapé en cuir blanc qui a dû coûter une fortune. J’attends un quart d’heure. Frank N’Furter dans son tableau géant me regarde intensément. Je me décide à partir quand j’entends du bruit à l’étage. Je monte. Le couloir est si sombre. Mais je vois une porte entrouverte tout au bout, c’est la chambre de Frederick. Je rentre.                       
            Le sang goutte encore par terre à plusieurs endroits. Les murs, le sol, tout est éclaboussé de sang. Il y a des traces brunes également. Sur le lit gît le corps de Frederick. Nu. Une tronçonneuse fichée dans son abdomen, le transperçant, et coincée dans le matelas. Le ventre ouvert, les boyaux dégoulinant sur ses cuisses, son foie énorme. L’odeur est infecte et un peu de fumée s’échappe des entrailles encore. Et la chaleur ambiante écœurante provient de son corps, salement ouvert et exposé. Frederick porte de sublimes talons aiguilles rouges, et un maquillage Frank N’Furter qui ne lui va pas du tout. Les yeux ouverts, il semble regarder avec sérénité – ce qui est étrange – le plafond. Il n’est pas du tout sexy. Il ressemble à ces vieux hétéros qui régressent en se travestissant pour vivre un éphémère plaisir érotique pervers lié à leur mère. A ma grande surprise je ne suis pas écœurée par ce spectacle – sauf par l’odeur, je me vois froide et distante. Peu concernée. Je regarde avec fascination en fait. Dans cet état il ressemble à une sculpture.
            Je réalise que j’entends des couinements sous le lit. Je me baisse pour regarder et c’est là que je vois une adolescente ensanglantée. Elle pleure. Elle me regarde, elle ressemble à Carrie White recouverte de sang coagulé. Ses longs cheveux bruns sont imbibés. Je lui tends la main et elle la prend. Trop tard pour faire attention, mes vêtements sont souillés. Je lui demande ce qui s’est passé et elle me raconte que Frederick a essayé de la découper à la tronçonneuse. En effet à bien regarder, sous son épaule se trouve un masque de Leatherface, mais il n’était pas facile à voir du premier coup vu la quantité de sang qui le recouvre, il était un peu noyé dans une petite flaque. Je lui demande quel âge elle a, et elle me répond qu’elle a vingt ans. Ce qui est faux. Elle me raconte que le brave Frederick, ivre, a glissé en sautant sur le lit et s’est lui-même tronçonné une partie du ventre. Au lieu de le sauver, la gamine s’est amusée à lui tronçonner le torse et l’achever. Elle assure qu’elle ne sait pas pourquoi elle a fait ça. Je prends les choses en main et je lui dis que c’est fait maintenant et que ce n’est pas grave. Je lui dis de prendre une douche. Rapidement. Je descends au garage pour y trouver de l’essence et de quoi faire un feu de joie.
            Là je vois une trappe sous un vieux tapis. Je l’ouvre facilement. Des escaliers sinistres m’invitent à descendre. Ce que je fais bien entendu, dans le noir le plus complet. Je sors mon portable, appuie sur l’icône de la lampe torche, pour découvrir autour de moi trois cadavres pendus et momifiés. Des jeunes filles apparemment. Pas plus de quatorze ans, quinze ans vues leurs tailles. Toutes ont été torturées vues les traces sur leurs os. Une des trois possède encore ses deux bras, et ils sont encore attachés dans son dos.
            De très loin, avec cette gamine, nous regardons quelques heures plus tard la villa prendre feu lentement. Elle pleure doucement maintenant, presque sans trembler. Elle a l’air ailleurs, comme si elle était high. Je ne ressens rien, ni pour Frederick, ni pour cette pauvre gosse, ni pour moi-même. Je me dis : c’est qu’il n’y a rien à comprendre, en me regardant dans le rétroviseur. Ma froideur me terrifie presque. Nous quittons notre site d’observation lorsque les sirènes des flics et des pompiers se rapprochent.
            Je refuse qu’elle me dise son nom. Je n’ai pas envie de la revoir pour reparler de cette étrange soirée. Je la dépose très rapidement dans une rue. Avant de sortir de ma voiture, elle me regarde avec des yeux de chien battu sans rien dire. Elle me prend dans ses bras, les yeux pleins de larmes et me sert très fort, comme si elle se noyait et que j’étais une bouée, son unique chance. Je réalise une fois qu’elle disparaît au bout de la rue que c’est l’un des meilleurs moments jamais vécu depuis mon arrivée ici. C’est là, après avoir eu cette pensée, que j’éclate en sanglots dans ma voiture. Toute seule avec toute ma vie qui vibre dans ma poche.


UNE SEMAINE PLUS TARD
            La mort de Frederick fait la une des grands journaux. Pas un mot sur les circonstances de sa mort, ou sur le contenu de sa cachette dans son garage, on parle dans la presse d’une tragédie. J’ai bien été entendue par des flics mais ils n’ont pas cherché davantage à creuser. Les gens adorent les tragédies, et n’en ont jamais assez. C’est pour cela que je peux écrire d’ailleurs. Je remercie Dieu chaque jour pour les flics, les publicitaires et les journalistes d’investigation. Pour les individus qui nous racontent la réalité. En me regardant dans le miroir de ma salle de bains, c’est un visage cynique et peu réaliste que je vois. Mais ce n’est pas un visage sans cœur, non. C’est juste un visage comme un autre. Un visage qui s’aperçoit que les traits qui le composent ne veulent rien dire de spécifique, à l’instant où ils se distinguent. Dans cinq ans à peine, des rides auront complètement modifié la forme de mes muscles faciaux. Dans cinq ans à peine, je serais devenue quelqu’un d’autre, sans avoir rien perdu de ma véritable identité.
            Vers midi je sors chez moi acheter quelque chose à manger. Une salade de tomates et de thon allégée. Il pleut pendant quelques minutes. Je remarque alors que le tag de Marilyn en costume de Che a disparu. Il a été recouvert en fait, par le visage d’un démon rouge grimaçant, tirant sa langue fourchue avec obscénité. J’ai cette pensée et je m’en veux : c’est ce qu’aurait pensé ma mère en regardant cette image. Elle aurait trouvé cette image obscène. J’ai honte de ressembler autant à elle sur le moment et une pluie d’insultes se fait entendre dans ma tête. L’image de ma mère s’ajoute à la liste des images obscènes et ce n’est pas une révélation, ni un soulagement.
            La peinture est tellement fraîche que la pluie la fait baver un peu. Le démon rouge grimaçant dégouline un peu. Dans ma voiture, j’écoute les informations en picorant de délicieuses tomates-cerise. Le cadavre démembrée d’une jeune femme tatouée aurait été découvert dans plusieurs endroits de la ville. Sa tête en dessous des panneaux H.O.L.L.Y.W.O.O.D. Un bras dans une ruelle, et son tronc dans les égouts. Cette nouvelle me coupe l’appétit. Dehors sur le trottoir je vois un chien, un berger allemand, seul, et manifestement errant. Il est victime d’une pelade féroce, son poil est parti, et la moitié de sa gueule est rouge. Il boîte. Il avance et s’arrête quand je sors de la voiture. Je pose à quelques mètres de lui ma salade fraîche et retourne dans ma voiture. Je le vois qui s’approche lentement, et finalement il se lance. Il mange. Je ressens immédiatement une satisfaction à voir cet animal se nourrir.
            Au fil des jours qui suivent, des flyers pour des concerts et des soirées recouvrent la face de démon rouge lubrique. Les semaines suivantes, tout est enlevé et à la place, quelqu’un a tagué un Mickey Mouse, entouré de zombies, d’aliens, de cyborgs, et de soucoupes volantes inquiétantes. Mickey tient son chapeau haut de forme par l’index et le pouce, de sa main droite. Chaque matin pendant une longue période, dès que je sors de chez moi, que je sois moi-même, ou pas du tout, que je sois relaxée ou en proie au stress, il est là, il me voit, et je le vois toujours. Il me fait sa salutation, et son inquiétant mais malicieux clin d’œil.


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