MONDE DE MERDE
« Merde, c’était
un rêve, le cauchemar c’est quand on s’éveille. »
- André Franquin, Idées Noires
Les plus belles roses naissent du fumier le plus vil
Elles vivent, croissent et s’élèvent, puisant leurs parfums suaves
dans les pires immondices
Les pieds dans la merde, elles regardent le ciel
Et un jour, éventuellement, elles se flétrissent et fanent, retournant
à la terre et à ses déjections
Comme ces roses, l’Homme est sorti de l’ordure
Il se répand, et pousse, et lance au firmament un regard plein
d’espoir
Et comme les roses un jour, il retournera à ce qui l’a vu naître
Des cendres aux cendres
De la poussière à la poussière
De la fange à la fange
Ce matin là, Bon Papa s’éveilla avec un goût amer dans la bouche.
Il avait le cœur lourd et l’esprit étourdi.
Il aurait pu dormir encore, au milieu des étoiles, et oublier tout ça.
Après tout, il décidait du matin, des rêves et du temps qui passe. Mais depuis
peu, la vie, qu’il avait créée, aussi, un soir de solitude, le préoccupait.
La boule de terre qui traînait à ses pieds, ce petit morceau de glaise
dont il s’était occupé pendant si longtemps, ne brillait plus comme avant. Les
fourmis tristes qui la peuplaient couraient tant et tant en brandissant leur
colère qu’ils finissaient par la dévorer dans une effervescence sauvage. Ces
petits humains, si fiers, si seuls, qui avaient été semés là presque par
hasard, criaient beaucoup et se frappaient très fort, juste pour savoir qui
avait le plus raison.
La Planète Bleue se diluait dans le rouge.
Les hommes se savaient égaux, et chacun espérait être plus égaux que
les autres.
Alors qu’ils faisaient tous caca de la même façon.
Bon Papa regardait pensivement son petit monde s’étioler, traçant des
sillons douloureux comme autant de veines à tailler. Partout des vociférations,
partout des pleurs, partout des luttes, des guerres, des crimes et des bras
armés. Les hommes bâtissaient des tours, des ponts, des familles et des
royaumes, puis, inexorablement, ils fabriquaient de quoi les détruire.
Et Bon Papa, la peau glacée, se dit que cela suffisait. Il était temps
de prendre les choses en main.
Ce jour là, sur Terre, un événement se produisit, et une certaine
odeur s’éleva en nuages chauds.
Cela commença par les armes de poing, les armes lourdes et les armes
automatiques, tous ces ustensiles qui pendent au cou des fantassins.
Sur les champs de bataille, les fusils d’assaut fondirent en une
gélatine nauséabonde entre les doigts des soldats, les mitrailleuses muèrent en
étrons mous et suintants, les grenades éclatèrent en crottes compactes. Dans
les rues, les couteaux à cran d’arrêt et les révolvers dégoulinèrent dans les
poches, une purée marron fétide qui imprégnait les tissus et glissait le long
des jambes comme si leurs propriétaires venaient de faire sous eux.
Les machettes levées au-dessus des enfants s’affaissèrent, les poings
américains se comprimèrent en puant dans les mains des agresseurs, les fusils à
pompe s’écrasèrent sur le sol en gros paquets d’excréments.
Puis se fut au tour des engins de mort qui bombaient le torse aux
quatre coins de la planète.
Les conducteurs de char baignèrent soudain dans un conglomérat
pestilentiel, les pilotes de chasse virent leur avion chuter en grandes flaques
de coliques écœurantes, et se parachutèrent dans la diarrhée, les porte-avions
et les croisés se disloquèrent en pleines manœuvres, laissant flotter de
grandes bouses molles dans lesquelles les marins devaient nager pour rejoindre
la terre ferme et sans odeurs.
Enfin, les armes de destruction massive créèrent des torrents de
déjections et des cuves de fientes dans les bases militaires de la planète.
Des tonnes de gelée putride dans les silos moscovites, dont on
calculait le prix au kilo selon le coût des fusées. De gigantesques colombins
dans les sous-sols américains, qui remplaçaient les missiles braqués sur le
monde. Des selles chaudes dans les mains des terroristes, qui se réjouissaient
quelques secondes plus tôt de posséder du matériel nucléaire. Du caca dans les
jeeps, les armureries et les laboratoires secrets.
Tout ce que l’humanité comptait d’armes se changea en merde en
l’espace d’une journée.
Les pieds dans le purin, les petites fourmis avides durent
s’entraider, astiquer, et oublier leurs querelles. Leur monde trempait dans la
fange, mais ils l’avaient bien cherché, et Bon Papa fut satisfait du résultat.
Le rouge avait laissé place au marron sur la Planète Bleue, mais
celui-ci se nettoierait plus vite.
Pendant quelques temps, la vie fut calme, et Bon Papa dormit
sereinement, blotti contre un soleil pour se tenir bien chaud.
Et puis, un matin, les cris recommencèrent.
La boule d’argile était redevenue propre et saine, et pourtant à
nouveau des taches vermeilles saupoudraient sa surface. À nouveau des pleurs, à
nouveau des combats, à nouveau du sang qui éclaboussait le monde.
En l’absence d’armes, les insectes à chair rose avaient pris ce qui
leur tombait sous la main. Avec des battes de base-ball, des couteaux de
cuisine, des clés à molettes, des bâtons pointus, ils s’improvisaient un
arsenal pour se remettre à frapper, et piquer, et couper, dès qu’ils étaient en
colère, ou qu’ils ne se sentaient pas assez puissants pour mériter leur
existence.
Alors Bon Papa, après avoir pleuré un peu, retroussa ses manches et
tenta quelque chose.
Une nouvelle fois la puanteur tenace se répandit sur Terre, un relent
rance qui venait tout droit de la tristesse de Bon Papa. Une nouvelle fois tout
ce qui servait d’arme se vit changer en matières fécales. Les morceaux de verre
brisés, les lourdes pierres et les solides ceintures, les cordes pour pendre et
les produits chimiques mal intentionnés, tout se disloqua, explosa en une
mousseline visqueuse et sombre, comme autant de défécations libératrices. Il y
avait tant de mal à faire, et tant de souffrance possible, que seules les mers
furent épargnées. Les cuisines se remplirent d’excréments, les usines
s’effondrèrent sous le poids des fèces, les rues furent balayées par une
coulante acide qui emportait dans son mucus brun toute trace de violence. Les
égouts et les fossés eux-mêmes n’arrivaient à éponger toute cette excrétion qui
enfiellait la Terre pour mieux la nettoyer.
Quand cela fut fini, un silence étrange s’installa sur le monde. Les
villes n’étaient plus qu’un champ d’ordures, les villages une mare de rejets
organiques, partout où l’homme aurait trouvé de quoi épancher sa sauvagerie
reposaient des restes boueux et pestilentiels, remugles châtains de différentes
tailles, formes et consistances. Le globe tout entier se constellait de pâtés
marron.
Malgré l’odeur très forte, Bon Papa respira profondément. Les armes
n’étaient plus. Ses enfants, si capricieux, ne pourraient plus s’entretuer. Ils
n’avaient plus grand chose pour vivre, et pataugeaient dans la fiente, mais au
moins seraient-ils en paix. Et peut-être, si d’aventure ils quittaient des yeux
la vase collante qui s’étalait à leur pied pour regarder à nouveau vers le
ciel, peut-être comprendraient-ils son geste.
Ce soir là, Bon Papa partit s’allonger le long d’une galaxie avec les
yeux humides, et quelques haut-le-cœurs dont l’odeur de sa Terre n’était pas
responsable.
Il fallut bien peu de temps pour que les cris retentissent à nouveau.
Avant même que le monde ne soit assaini, les bestioles qui peinaient
Bon Papa de plus en plus s’étaient laissées aller à la brutalité. Mesquines et
terrorisées, elles avaient trouvé de nouvelles manières de s’entretuer.
Alors Bon Papa, après avoir pleuré beaucoup, essaya de faire quelque
chose.
Leurs chaises se liquéfièrent en sifflant pour éviter d’être
fracassées sur les uns et les autres, leurs voitures, sous lesquelles ils
s’écrasaient mutuellement, finirent leur courses en tas puants contre les murs,
il transforma les engins de labour en bouse et les grosses chaussures cloutées
en masse informe qui collait sous les pieds. Chaque insulte et chaque agression
verbale se transformait en brouet marronnâtre au sortir de la bouche, selles
liquides ou compactes qui jaillissaient entre les dents à la moindre injure.
Par haine, par colère, par désespoir, par jalousie, ils avaient
transformé les foulards en étrangleurs, les presse-papiers en masses, les
balais en pieux et la tôle en couperets, et à nouveau tout était retourné au
creuset primal, tout avait fondu dans une mare infecte qui glougloutait à gros
bouillons.
Et maintenant ils étaient sales, hébétés, et presque nus sur leur
boule de glaise et de merde. Mais grâce à Bon Papa, ils n’avaient plus de quoi
s’entretuer, et seraient forcés à la paix.
Pourtant tout recommença.
Sans armes, sans véhicules, sans ustensiles, les hommes trouvaient toujours
désirs et ressources pour ensanglanter le monde comme une colonie de fourmis
rouges.
Leurs ongles devenaient griffes, leurs dents arrachaient la chair et
leurs poings s’abattaient encore et encore jusqu’à ce que le souffle ténu
s’arrête à jamais. La fureur suintait de certains corps et la haine émanait de
certains yeux, et l’on frappait, déchirait, tuait aux quatre coins de la
planète. Quelles que soient les mesures prises, ils ne cesseraient jamais.
Bon Papa alors éclata en sanglots. Comme le temps, sa sagesse et
l’espace insondable dans lequel il flottait, sa tristesse devint infinie. Et
pourtant, ses larmes ne suffirent pas à nettoyer les terres et les âmes. Il
pleura longuement, silencieusement, assis sur la Voie Lactée et la tête dans
ses mains, jusqu’à ce que ses yeux soient plus secs que la poussière.
Alors, les yeux comme des géantes rouges et le cœur dans un trou noir,
Bon Papa releva sa toge, s’accroupit au-dessus des hommes, et dans un dernier
spasme désespéré, il chia sur le monde.
« Monde de
merde. »
- George Abitbol
FIN
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