lundi 28 octobre 2013

Mon ami Olfa [Gallinacé Ardent]

« Tu zsais, jje t’aime bien toi... Ts’es mon ppote, mon meillorgl ppote »
Que je balbutiai, le nez dégouttant de glaires et de sanies, trois filets de salive faisant la jonction entre mes lèvres violacées et la flaque de vomi.
Et ladite flaque de vomi me rendit un grand sourire.

***

J’étais venu dans cette fête de lycéens pour Marjorie. J’aurai tellement voulu sortir avec elle. Elle était envoûtante, avec ses grands yeux tristes, ses cheveux noirs bouclés qui lui retombaient sur son front nacré. Mais j’étais timide. Alors j’avais pris un verre, puis deux. Mauvaise idée. Le fil de la discussion avait été dissous dans les verres d’alcool. Les visages des convives s’étaient gondolés comme du papier peint trempé.
Deux heures plus tard, j’avais vomi. A quatre pattes sur le plancher de la salle de bain, j’avais longuement déversé le contenu de mon estomac. Ce faisant, m’était venu confusément l’idée que Marjorie n’allait pas être contente : j’avais très légèrement salopé sa salle de bains. Encore heureux que j’avais pu rallier à temps la salle de bain pour éviter de dégobiller dans le salon. Mais à partir de là, tintin pour mes tentatives de séduction de la maîtresse de maison. Ça ou rien, quelle différence après tout... à part la honte.
Et à présent, mes déjections me souriaient tendrement. Je ne pouvais que contempler l’étrange spectacle de ce visage humain dessiné dans mon propre vomi. Là, juste sous mon nez, deux yeux rieurs (restes de nouilles), un bout de peau de tomate en guise de nez, une chaîne de pâtes pour faire la bouche. Et cette bouche était éclairée d’un beau sourire.
-          Salut Francis » me fit le vomi.
Je crus que j’allais dégueuler mes yeux par les orbites.
-          Tu parles ?
-          Oui-da. Et ça me fait plaisir que tu m’adresses la parole. Dans ta poche gastrique, il n’y a pas beaucoup de gens à qui parler. Si seulement tu avais pu avoir un ténia, j’aurai eu au moins un compagnon...
Mes vagues souvenirs de cours de biologie me firent répondre machinalement :
-          Mais, les ténias, c’est dans l’intestin...
-          Oui, ça aurait été difficile de lui parler directement. Mais au moins on aurait été proches. On se serait parlés, par-delà la barrière des organes... On aurait longtemps conversé, de la vie, de l’amour, de tes sécrétions. On se serait aimé, je crois, par-delà nos différences. Peut-être un jour, aurais-je été capable de lui tenir la main (ou un semblant de main). On aurait été heureux..
-          Je veux bien bouffer de la viande crue pour vous faire plaisir...
-          C’est fort urbain de ta part. »
Tant qu’à converser avec son vomi, autant rester courtois et chercher à satisfaire ses désirs. Les lèvres du bonhomme de gerbis avaient bougé comme dans une animation de pâte à modeler. Je la trouvais sympathique, cette flaque de déjections, après tout. Elle me parlait chaleureusement, sa voix grave avait des nuances de baryton. On percevait une certaine culture, une certaine classe, que j’étais loin de posséder. Ou alors c’était l’ivresse.
-          Où avais-je la tête » s’écria-t-il soudain. « Je ne me suis pas présenté : je m’appelle Olfa.
-          Ravi de faire votre connaissance. Moi c’est Francis... Eh, mais vous connaissez mon nom au fait ?
-          Bien sûr. Cela fait depuis ta naissance que je te connais. A 6 mois exactement. La fenêtre était ouverte, alors j’ai pénétré dans l’appartement, écarté les rideaux de ton landau, et je suis rentré dans ta bouche... Un séjour fort agréable que les replis de ton jeune estomac, crois-moi. Ça me changeait de mon précédent hôte qui mangeait n’importe quoi... Jusqu’à sa propre merde.
-          Sa propre...??
-          C’était un petit chien.
-          Mais... vous... tu... » J’avais envie de tutoyer ce bonhomme de gerbe. « Tu ne parlais pas avant ? Pourquoi tu veux parler avec moi ce soir ?
-          Eh bien cher ami, tu ne m’avais jamais adressé la parole... Comme j’aime bien qu’on s’intéresse à moi, je ne me manifeste pas si on ne me cherche pas... Mais écoute, nous n’avons pas beaucoup de temps » lança-t-il alors que le penne de la porte bougeait, et que des coups étaient frappés sur le battant. « Retiens bien ce que je vais te dire : Marjorie adore Baudelaire (je l’ai entendu dans les conversations, pendant que tu sirotais nébuleusement ton vodka-orange). Alors si tu veux sortir avec elle, il va falloir lui en réciter tout de suite. Je t’aiderai, je connais tout le répertoire sur le bout des cellules. Et souviens-toi, ne parle de moi à personne.
-          C’est entendu ». Restait le problème de la salle de bains souillée. Je demandai alors : « Mais comment est-ce que tu comptes nettoyer tout ce boOAAAAARrrrrGLEUUURFFFF »
Comme une tornade magique, tout le vomi, s’étant roulé en spirale, s’engouffra dans ma bouche ouverte. Je manquai de m’étouffer. Je sentais le liquide couler dans mon gosier, jusqu’à s’affaler en cascade dans mon estomac.
« Olfa » était retourné chez lui. Quel drôle de mironton. La salle de bain était nickel, sans nulle trace de déjections. Je lâchai un rot acide : c’était Olfa qui m’envoyait un petit signe amical. J’étais en pleine forme. A nous deux, Marjorie.
J’ouvris la porte de la salle de bains, décochai un radieux sourire au jeune homme qui attendait devant, puis je me dirigeai, presque sautillant, vers Marjorie. Elle bavassait mollement avec un groupe de trois copines.
-          Marjorie ! Tu connais Baudelaire ? »
Elle se retourna vers moi, surprise. Elle avait quitté un instant son expression blasée qui lui bovinait le regard.
-          Baudelaire ? Ouais ! J’aime beaucoup ! Comment un débile comme toi a pu savoir ça ? Qui te l’as dit ? »
Je laissai passer l’anathème, et, afin de ne pas dévoiler l’existence de mon parasite stomacal, je décidai de faire diversion par une récitation :
-          Moi je le connais tout par cœur Baudelaire ! Attends, je vais te déclamer un poème ! »
J’ouvris une grande bouche baveuse... qui resta ouverte comme un four. Maudit fanfaron ! Qu’est-ce qui m’avait pris ? Je ne savais rien réciter ! « Olfa », si tant est que tu existes, que tu sois autre chose que le résultat d’une divagation d’ivrogne penché sur son dégueulis comme au-dessus d’un miroir, si tu existes, aide-moi !
C’est alors que je sentis un énorme chapelet d’éructations acides escalader ma trachée. Je tentais tant bien que mal de les moduler en productions articulées, humaines, compréhensibles. Et à ma grande surprise, en sculptant ces remontées gazeuses avec mon gosier, ma langue, mes dents et mes lèvres, je parvins à énoncer de manière tout à fait intelligible, avec la voix d’Olfa, la série suivante :
« Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, ce beau matin d'été si doux... »
Et je déclamais d’un air inspiré l’intégralité de A une charogne. La pauvre Marjorie m’avait regardé avec des yeux de plus en plus écarquillés, et ses pupilles brûlaient à présent d’un feu noir. Je l’avais touchée en plein cœur. Ce fut le premier succès d’Olfa.
***

On s’était vaguement léchouillés, Marjorie et moi, une semaine durant. Mais elle avait rompu. J’avais été navré de la perdre, mais pas tellement attristé. Moi aussi, j’avais compris que son sentimentalisme supérieur, cette pellicule de désinterêt qu’elle appliquait à toute chose du monde, tout cela n’était qu’affectation. Une manière de déprécier le monde en lui opposant un Idéal inaccessible. Même en récitant des tombereaux de Baudelaire, je ne pouvais être qu’un pâle reflet de cet Absolu adolescent, incandescent, pulsant comme un soleil froid, qu’elle recherchait. Elle se préparait une vie de malheur. Elle changerait.
Quant à Olfa, il avait disparu.
Quelques mois plus tard, j’étais en train de passer les épreuves de mathématiques du Bac. Et je suais. Je n’y comprenais rien. Olfa, ou même Marjorie, étaient à des kilomètres de mon cœur, sur des astres éloignés. Je m’enfonçais dans des strates et des strates de calcul, pinçant les chiffres, les serrant, les secouant dans tous les sens, pour qu’ils veuillent enfin me cracher leur secret. Mais rien à faire. Je me dirigeais droit vers un blocage total, j’étais incapable de percer le secret des problèmes, de la trigonométrie, des extractions de trucs, des machins différentiels. J’étais complètement perdu. Les mathématiques, avalées avant les épreuves, à la va-vite, comme un kebab avarié servi par un Pakistanais cauteleux, n’avaient servi qu’à m’alourdir la tête. Je patinais, je voyais le Bac couler devant mes yeux. Concentration, soit un triangle, le stylo est devenu glissant entre mes doigts, quelle est la probabilité de, je n’ai plus trop de temps, je suis incapable de finir... et cette lettre x, alias « je suis l’inconnue, sauras-tu me découvrir ? sauras-tu me dévoiler ? »... Elle me narguait de ses jambes croisées comme une catin de Babylone, cette maudite lettre x.
J’étais au désespoir. Mais, comme un chuchotis tremblant le long des membranes, j’eus une idée. Je lève la main. L’examinateur s’approche :
-          Monsieur, je voudrais aller aux toilettes » que je susurre.
Je claque la porte sur moi. Me voici seul. Allez, hop, deux doigts dans la bouche, et c’est parti ! YoooRglOOO.
L’examinateur tape à la porte.
-          Eh ! Ça va ?
-          BLOLrf ça va monsieur. C’est le stress qui me fait vomir. »
Oh, mon petit Olfa, parle-moi. Vite.
Le visage se reforme, jovial, presque hilare, flottant doucement dans l’eau de la cuvette des toilettes. Je le vois qui veut articuler, les lèvres remuent, je tends un index sous mon nez : « shhhhhhhhhh ». Il ne faut pas faire de bruit, l’examinateur veille au grain. D’un bond, la flaque de vomi s’enroule autour de mon cou comme une écharpe, vient me rentrer dans le conduit auditif comme une oreillette. Ainsi, Olfa peut me parler sans éveiller les soupçons.
« Alors, petit, on galère ? » Cette voix... Douce et onctueuse comme le yaourt.
-          Ben oui.
-          Explique-moi en remuant les lèvres, pas besoin de vocaliser. »
J’articulais les problèmes en question, sans faire de bruit.
-          Ah ! Je me souviens du cours du 3 décembre à 14 heures sur les résolutions d’équations (j’ai une excellente mémoire). Voici ce que tu vas faire... »
Et clés en mains, il me donne la solution des exercices ! Ayant fini, shlouboushloumf il réintègre son terrier. Burp. L’autre dehors n’a rien vu, rien compris.
Et c’est ainsi que j’eus 20/20 en mathématiques au bac.  
***
Je n’y tenais plus. Je devais comprendre. Comprendre comment ce truc – pardon, ce petit monsieur – niché au creux de mes tripes avait pu, par deux fois, m’offrir sur un plateau la concrétisation immédiate de ce que je désirais atteindre. Qui était-il ? Que voulait-il ? Pourquoi moi ?
Alors, un soir de solitude de mon appartement d’étudiant (j’étais en première année, le hachoir du bac n’était plus qu’un souvenir), j’avais décidé d’attaquer ferme avec un mélange alcool de prune / bière / lait / vin de table en pack. Plutôt que les deux doigts qui viendraient chatouiller la glotte, j’en étais venu à priser des manières plus agréables de parvenir au vomissement libérateur. Ce fut un succès. Eeurgbleurh. Le tapis gagna de nouvelles couleurs, des nouveaux motifs à base d’alcool et de macédoine de légumes.
Les petits morceaux de haricots, carottes, chou, se réorganisèrent afin de former un visage sur la carpette. Olfa. Une troisième fois. Grâce à mon alimentation riche en fibres, cette fois-ci, son visage avait pris des teintes fabuleuses. Les carottes / poivrons / concombres lui assuraient une chevelure flamboyante, et jamais les détails de ses traits n’étaient apparus avec une telle netteté auparavant. J’avais bien fait de ne pas trop mâcher au dîner. Olfa restait un petit bonhomme en deux dimensions, un ersatz de dessin animé, mais pourtant s’exhalait de lui chaleur et sympathie (si l’on faisait exception de l’odeur surette). Derrière ces traits simplifiés, j’avais l’impression de me voir moi-même.   
Salut Francis ! Ça faisait longtemps !
Un instant j’eus peur de son ressentiment. Après l’obtention de mon bac avec mention (grâce à lui), j’avais quitté le domicile de mes parents, et j’étais venu dans cette grande ville afin de poursuivre mes études. Mais pas un instant je n’avais songé à remercier mon mystérieux bienfaiteur. Peut-être m’en voudrait-il ? Mais comme s’il devinait mes pensées, Olfa le dégueulis modifia ses traits en son habituel sourire :
-          Ne t’inquiète pas, mon petit Francis... Je sais que les jeunes d’aujourd’hui sont très occupés. Je l’ai bien compris, j’avais tes vibrations de stress qui venaient me titiller la membrane. Je sais tout ce qui s’est passé, et ma foi, même si je t’ai aidé, tu t’es drôlement bien débrouillé ! Te voilà un homme, maintenant ! Juste une remarque : tu as pensé à manger de la viande mal cuite ?
-          Pour nous offrir un ténia ? Euh, non, je n’y ai pas pensé.
-          Alors si tu veux me faire plaisir, achète vite chez Spanghero. Ils ont un minerai de cheval roumain famélique, blindé de tungstène et de plomb, à l’œil torve et à la gueule baveuse. Ils l’ont à peine cuit, ont peint la viande demi-pourrie en rouge, ils ont étiqueté le tout « Viande de bœuf premier choix »... Avec ça, j’aurai plein de compagnie ! Les vers solitaires ne le seront plus !
-          Mais euh Olfa, comment tu sais tout ça ? Comment tu fais pour être aussi informé ? Je veux dire... Au creux de mon estomac, tu es aveugle, tu es seul, tu vis dans le noir, à la merci des aliments qui te tombent dessus... Comment peux-tu sourire ? Tu es mon prisonnier malgré moi... Pourquoi ne cherches-tu pas à fuir, à vivre ta vie de vomi, à t’extirper de ce tapis, à voyager de poche stomacale en poche stomacale... A vivre aux dépens d’un ministre, d’un émir, d’un gourmet... quelqu’un qui mange mieux que moi... Qu’est-ce que tu veux Olfa ? Qui es-tu ? Pourquoi est-ce que tu m’aides, alors que je te vomis ? »
L’espace d’un instant, la bouche formée de résidu de macédoine de légumes prit une teinte sérieuse. Mais le sourire se reforma sur les trames du tapis.
-          Merci Francis. Depuis que tu m’adresses la parole, je me sens gagner à chaque fois en humanité. Je ne peux pas en dire autant de mes précédents maîtres...
-          Qui étaient-ils ?
-          Oh, de tout. Des vaches, des ours, des grands penseurs mélancoliques perdus dans la contemplation d’une mer de nuages alors que je me faisais chier comme une merde dans leur estomac bien trop chiches... Heureusement l’alimentation a changé (oh la viande au quotidien : mmmmm), et ces dernières décennies, j’ai vraiment pu trouver de la consistance... et qui dit consistance d’Olfa dit force d’Olfa, et donc capacités décuplées à aider mon heureux propriétaire...
-          Mais justement, Olfa ! Pourquoi m’aider ? Moi, je suis un pas grand chose, incapable de réciter du Baudelaire, de comprendre les maths... Je ne mérite pas ta sollicitude... »
L’alcool me rendait un peu sentimental, j’étais sur le point de pleurer. Et d’un seul coup, je compris que ce visage étrange constitué de rebuts sur la carpette constituaient mon seul ami. La seule personne qui me comprenait, m’épaulait, m’encourageait à devenir l’homme que je voulais devenir... C’était Olfa. Le vomi. Une ligne tendue entre moi et le monde. Il répondit :
-          Oh, tu sais, je n’ai pas de mérite. Après tout, Baudelaire a été mon hôte, donc réciter ses poésies n’est pas un challenge. Heureusement qu’à son instar, toi tu ne bois pas d’absinthe, j’ai failli claboter dans des vapeurs verdâtres avec ce poison, nom d’un petit colibri... Et quelle hygiène, mes aïeux ! Mais de temps en temps il vomissait, si bien que je pouvais sortir et en profiter pour lui suggérer quelques idées.
J’avais la tête bourdonnante. Le parasite de Baudelaire... Monsieur Olfa voyageait donc ainsi, de siècle en siècle, d’organisme en organisme... Et j’étais le dernier. Olfa : Muse secrète des auteurs, dégueulis créatif comme un geyser d’idées... Je demandai :
-          Et alors, quel a été ton dernier maître ? Jean-Paul Sartre ? Gandhi ? Pinochet ? »
-          Je te l’ai déjà dit... Un teckel très gentil... Malheureusement un peu limité. Et faible. Il ne pouvait guère vomir de lui-même, alors j’ai quand même passé le plus clair de mon temps dans son estomac, à attendre, navré de ne pas pouvoir sortir pour le secourir (je parle chien)... Car j’aime venir en aide. J’aime pouvoir secourir l’être qui si généreusement pourvoit à mes besoins, m’inonde de féculents, de glucose, de lipides... »
Tout au long de cette conversation, les fibres du tapis avaient commencé à absorber les contours d’Olfa. Il commençait à devenir fripé, il s’avachissait, perdait de sa consistance... Mon petit vomi d’amour ne pouvait rester longtemps à l’air libre. Mais quand il sortait, il aidait les gens. J’en pleurais d’allégresse. C’était un Saint, en fait. Un Boddhisattva, ayant renoncé à atteindre l’illumination, qui décidait de rester pour faire atteindre le salut aux mortels... J’avais l’œil qui suintait d’émotion comme celui de ma grand-mère sénile. Alors, j’ouvris la bouche, je fis « mon pauvre, tu te liquéfies, rentre bien vite là-dedans », et à la vitesse d’un remugle au galop il réintégra ses pénates.
Je commençai une cohabitation avec Olfa. Je rentrai en agence de publicité. Quand il fallait prendre des décisions, organiser des brainstormings, accoucher d’idées de campagne créatives, je me précipitais aux toilettes, et je lâchais ma galette. Je revenais avec l’inspiration du siècle. J’avais des taches suspectes sur le veston, la gueule qui pue, des remontées acides et des dents pourries, mais toujours un leadership du tonnerre. Je gagnais bien ma vie. Olfa avait été déçu par son ténia : snob, hautain, terriblement égoïste... et surtout insensible à la récitation de poésies. J’avais donc suivi un traitement pour l’expulser.
Je me rendais compte que les gens s’étaient mis peu à peu à me détester. Même mes parents. Je sentais le gerbis de clodo en permanence. Mais quand bien même, on respectait ma clairvoyance, ma culture générale, mon acuité dans tous les domaines. Olfa était une vraie éponge. Ancien et vénérable, il avait acquis des centaines de savoirs différents à travers ses possesseurs successifs. Mais même au présent, il ne laissait pas tomber sa garde : il interprétait à la perfection tout mes frémissements, mes abus alimentaires, mes contractions d’estomac, c’est comme s’il avait une antenne dans mon cerveau. Il percevait les conversations de l’extérieur, enregistrait tout. Il avait une mémoire proprement fabuleuse. Il analysait, et il était juste. Infaillible.
Je sens que je deviens fou.   
***
A présent, Je contemple mon visage dans la glace.
J’ai une tête à faire peur. La peau est ridée comme une vieille chemise pas repassée, les yeux sont chassieux, troubles, humides. La bouche a pris un pli bizarre. Je tire la langue. C’est un morceau de chair enflé. Les papilles sont oblitérées par une taie blanchâtre. J’ai les dents jaunies, déchaussées. Je diffuse un parfum de chien crevé.
Je suis malade. Rongé de l’intérieur : il y a cet organisme, cette flaque étrangère qui m’habite, et qui me corrompt, me tord, me torture, me troue, je ne suis qu’un corps d’emprunt, il me suce l’estomac avec satisfaction.
Je commence à avoir peur. Est-ce que j’existe sans Olfa ?
***
Et un jour, la machine connut un gros couac. J’étais en train de marcher tranquillement dans la rue. Sur le trottoir d’en face, une dame à la bouche sèche, parcheminée comme une prune japonaise, au maquillage épais, promenait nonchalamment un Doberman. Le chien, remarquablement vieux, n’était plus que l’ombre de lui-même. Boitant, presque paralysé, les yeux rendus par le glaucome semblables à des boules puantes, le poil pendant, lépreux, les oreilles basses, bref, un résidu de bête, passée à la broyeuse des ans. Il suivait sa maîtresse avec des efforts de cul-de-jatte dans un marathon.
Je le remarquais du coin de l’œil : rien de si spécial, même si l’attelage bourgeoise / gros paillasson canin était peu commun. La bête eut un mouvement de recul en me voyant. Elle se mit à m’aboyer dessus. Elle ne s’arrêtait plus. A ce moment précis, comme un chat dans la gorge, me monta une terrible démangeaison : j’émis une sorte de rrrrRRRRRRR. Bientôt je me mis moi-même à aboyer de toutes mes forces. Je me mis en colère. Plus qu’une colère : une torsion furibarde des tripes dans une spirale de frustration sauvage, une explosion de tous les centres, la limace de la vengeance venant me brûler la gueule de ses sécrétions intestines. Une colère comme je n’en avais jamais connu, et comme je n’en connus jamais plus. Une colère à s’en déchirer le visage... ou celui des autres.
Je me retournai vers le chien. Et d’un seul coup, comme une éjaculation je produisis une titanesque gerbe de bile qui me tordit le bide, fusa splendidement jusqu’à l’autre bout de la rue, atterrit sur le pauvre chien qui glapit de terreur. Le crachat était corrosif, monstrueusement corrosif : le canin se mit à fumer en piaillant, se racornit, rétrécit, s’aplatit sur lui-même. Les yeux jaillirent, la langue se dandina comme une anguille prise dans du sodium, le corps du chien se disloqua. Il devenait compact, se momifiait au fur et à mesure que je serrais les poings...
La femme émit une note tenue, trémulante comme une cantatrice. Et d’un seul coup, toute la densité grouillante qui avait consumé la bête fit un saut gigantesque pour aller se ficher dans ma propre bouche. Glougloblro. Retour au bercail. Fuite. Vite. Le chien était mort.
***
Ce soir-là, je vomis à nouveau, en hoquets douloureux. Olfa apparut devant moi, pupilles de lardon, cheveux de haricots, bouche de bacon.
- Je l’ai eu » dit-il sans préambule. Il me fit peur ; la tache de vomi sur le canapé avait l’air vraiment farouche. Je lui trouvais un visage complètement nouveau.
- Qui ? Qui tu as eu ?
- Juggernaut. Je t’ai dit que ma précédente enveloppe était celle d’un chien ?     
- Oui. Plein de fois.
- Eh bien, ce chien avait un ennemi acharné. Le chien du voisin. Juggernaut. Un Doberman aux muscles vipérins, hurlant sous la peau, défendant âprement son territoire... aux dépens de mon hôte.
- D’où ta revanche sur ce chien grabataire.
- Oui. Je refais connaissance avec la haine... Un jour, je serai le corps, et les autres seront mes parasites... Et je les choierai, mes chers petits vermisseaux... mes serviteurs... Olfa évolue... Il grandit... Il brise les barreaux de sa prison... Il ronge tout... »
Le bacon de sa bouche se déforma dans un sourire maléfique. Un frisson d’épouvante me parcourut l’échine. Olfa prenait le contrôle. Il devenait puissant, mauvais.
***
Dès lors, il me devint de plus en plus difficile de sortir de chez moi. J’étais d’un seul coup parcouru d’un terrible élan d’inimitié envers telle ou telle personne que parfois je ne connaissais même pas. Je sentais Olfa qui remontait la trachée comme la lave la cheminée volcanique. Je devais alors m’enfuir, la main devant la bouche. Si je crachais, je dissoudrais instantanément mon vis-à-vis.
Le protoplasme vomitique s’était pris à haïr le monde. Je le sentais. La rencontre avec Juggernaut avait éveillé en lui un lacis de rancœurs secrètes. Et son grand âge le rendait paranoïaque. J’en étais venu à l’idée que les voix extérieures qui lui parvenaient au fond de sa tanière devaient lui évoquer je ne sais quel ennemi du temps jadis. Sa colère, je la ressentais aussi, il me rendait mauvais. Au travail, je me mettais à hurler à tout bout de champ, je manquais de vomir sur mes collègues, je déployais des efforts terribles pour me retenir in extremis.
Qu’étais-je en train de devenir ? Je n’avais jamais existé en tant que personne. Toutes mes idées créatives venait d’Olfa. Je n’étais que son pantin. Et maintenant, il s’abîmait dans une fureur travaillée, absurde, il me rendait fou, de temps en temps je me mettais à aboyer sur les gens, roulant de grands yeux exorbités, les narines dilatées, les oreilles baissées. Je devais reprendre le contrôle. Je voulais être moi.
***
C’est ainsi que je résolus de perdre Olfa.
J’allais m’expliquer devant un spécialiste de la médecine. Je lus la peur dans ses yeux. L’homme me crut complètement fou. Il insista pour insérer une sonde stomacale. Jamais... A personne... Je lui mordis le bras de fureur. J’étais sur le point de le dissoudre à la gerbe. Je m’enfuis en courant, une fois de plus. Par chance, j’avais donné un faux nom au praticien. Il ne me retrouva pas.
Je pris ensuite un billet pour les chutes du Niagara. Jetées dans le flot, les particules d’Olfa seraient éparpillées, disparaîtraient à jamais. Je m’étais approché du bord de la passerelle d’observation, avait ouvert la bouche... Je m’apprêtais à vomir. L’instant d’après, je me tordais sur le sol, en proie à une douleur stomacale épouvantable. Je crus que j’allais mourir. Je crachai un morceau de chair ensanglanté sur le pont en bois. J’étais en train de digérer mon propre estomac. J’étais très faible.

Je rassemblai mes dernières forces pour entreprendre un saut en parachute. Si je vomissais en l’air, Olfa s’éparpillerait comme une pluie de pétales de rose, j’avais pensé. Mais au moment où je m’élançais hors du Cessna, le nez face à la muraille de vent, la même souffrance insupportable me mordit le ventre. Je basculai, fou de douleur. J’avais l’impression de tomber en avant dans des mâchoires géantes, une masse infinie de vomi, tumultueuse, revancharde. Les restes de centaines de milliers de repas me regardait chuter lentement, luisant dans l’obscurité. Le monde était devenu Olfa. Olfa avait contaminé chaque atome, chaque molécule, tout était pris de conscience. Et d’un seul coup, tchac ! Je fus tiré vers le haut, l’univers retrouva son équilibre, et je me retrouvai flottant, hébété, à 1000 mètres au-dessus du sol. La courroie d’ouverture automatique du parachute avait extirpé la toile hors du fourreau, je me balançais mollement au bout des suspentes. Dans le brouillard, je parvins à atterrir. Je réussis je ne sais comment à rallier mon appartement. Je m’écroulai, épuisé. Je dormis 3 jours.
***
Mon réveil me trouva désespéré. Je caressai l’idée d’absorber du destop, pour faire taire à jamais mon démon intérieur. A cette simple idée, je reçus une nouvelle barre de douleur dans le creux du nombril. Plié en deux, je m’allongeai. C’était la guerre.
Alors je jouai ma dernière carte. L’abstinence. Fini, les gerbes sauvages, utilitaires. A moi, l’anorexie. Plus de nutriments. La bête dans mon estomac ne prendra plus le dessus. C’est fini. Je ne bouge plus. Je quitte mon travail. Je dois trouver au plus profond de moi la ressource de continuer, la ressource de s’accrocher, d’être un homme droit, indépendant. Mais puiser au plus profond signifie trouver, à un moment donné, l’ombre d’Olfa. Le salaud... Il m’a bien infiltré. Il m’a colonisé, depuis mes 6 mois d’âge. Pas d’issue, il s’est incrusté comme un joyau maléfique. Je sens ses pulsations maléfiques.
JE VEUX ÊTRE MOI. JE VEUX ÊTRE MOI. Je hurle, à l’agonie, après avoir perdu une quinzaine de kilos, squelettique, tendu à l’extrême limite.
Et j’entends toujours, pénétrante, acide, la voix d’Olfa : JE SUIS TOI. JE SUIS TOI.
Alors je comprends. Au plus près de la peau, Olfa m’a toujours suivi. Il a connu toutes mes sensations, mes émois, la constitution de ma personnalité, mes joies, mes larmes, mes ambitions, mes secrets. Mes désirs, ma violence, ma paix, ma rage, mon amour. Il a tout connu. Depuis le début. Il a été témoin de tout. Il m’a aimé, m’a détesté, dans tous mes errements, les mêmes qu’il a constatés dans tellement d’estomacs, tellement de personnes, tellement de personnalités. Il peut dire : je sais ce que tu endures. Il peut être tyrannique, impatient, il a tellement souffert d’être enfermé, exemplaire unique, seul à en perdre la raison, atrabilaire, paranoïaque,  dans quelques centimètres carrés de digestion continue... Il rêverait d’être lui, de pouvoir faire autre chose que de subir constamment, mais qui est-il, à part un bonhomme aux contours mal définis, qui essaie de se trouver un visage dans les restes du dernier repas de son hôte ? Il n’est rien en-dehors de nous, une figurine, un patchwork, un puzzle de bouffe. Il est exactement ce qu’on a mangé, exactement ce qu’on veut qu’il soit. Il n’aurait jamais dû essayer de prendre le pouvoir. Malgré tout, je le comprends. Je devine sa peine. Parce qu’il est nous-mêmes. Enraciné au plus profond, œil bienveillant dans le chaos, regroupement du moi dans la soie protectrice, musique permanente de nos vies.
Olfa est là.
Je vomis, avec mes dernières forces.
Olfa apparaît. Il est absolument misérable : une soupe détrempée aux contours à peine visibles, il se fond dans la moquette. Et pourtant, il se bat pour survivre, même si je l’ai affamé. Il me souffle :
- Je suis désolé... mon cher Francis... de t’avoir tant fait souffrir. Je ne voulais pas... Je bouillonnai de tant de violence. J’ai voulu me venger... Non pas me venger, mais venger Tootsie le chien, mon ancien Amphitryon... de ce Doberman infâme... Tu sais, il a été tué. Un innocent teckel, il a eu les cervicales cassées par la mâchoire de Juggernaut... Il a eu si mal... autrefois... J’ai été mutilé... Tootsie a été mourir au pied de ton immeuble... J’ai entendu tes vagissements de nouveau-né... Ils m’appelaient... Je savais que tu étais profondément bon... Je me suis dit : je meurs, il peut me sauver. J’ai escaladé la façade de l’immeuble... La fenêtre était ouverte... J’ai vu ton landau... Je me suis glissé dans ta bouche...
- Mais pourquoi MOI ? Pourquoi pas un autre ?
- Je sentais confusément... à quel point ta pureté allait te faire souffrir plus tard... Je voulais te protéger... T’aider... Mais j’ai été orgueilleux... J’ai voulu te dominer, te façonner entièrement... pour me venger... de tous. Purifier le monde, le digérer... Je suis profondément fautif... Et tu m’as abandonné, tu m’as renié.  Et maintenant, je suis trop faible... Par pitié... NOURRIS-MOI ! »
L’ordre fuse. C’est le dernier sursaut d’orgueil d’un être mourant. Je n’ai plus la force de lui obéir. Nous allons mourir tous les deux. Mes paupières sont lestées de plomb. Je m’approche. Je tombe la tête en avant dans la flaque de vomi. Olfa est là, il me console, il m’accompagne dans mon dernier voyage. Mon pauvre Olfa... Il me souffle : J’ai été heureux de connaître ton estomac, ta personnalité, tes contradictions, toute ta bêtise pure qui fait ton charme, ton intégrité de bébé mal grandi, ta dépendance, ton écorchure au monde...
Nous sombrons.
A ce moment-là, quelqu’un frappe à la porte.
***
Le Chinois a un joli chapeau vert. Il est très chic. Il s’appelle Monsieur Zhen, qu’il nous explique. Il fait partie de la triade de la Gerbe dorée. Il a été le témoin, très impressionné, de l’assassinat à l’acide du Doberman. Il a flairé l’argent. Il  nous a recherchés, Olfa et moi. Et il nous a dénichés au moment même où nous allions mourir. Maintenant, mon parasite regagne des forces dans une soupe de liquide vitaminé. Moi je suis sous perfusion, en fauteuil roulant. Je ne peux pas encore marcher. Mais le vomi et moi, nous faisons la paix. Nous nous acceptons mutuellement.
Et M.Zhen nous fait une proposition.
***  
Six mois plus tard, je gerbe, je gerbe, JE GERBE de magnifiques feux d’artifices, une cataracte infinie de dégueulis, puissants, mastocs, musculeux. Je sens Olfa qui hurle à travers moi : Vas-y, propulse-moi !

Nous sommes aux OIympiades du lancer de gerbe. Je suis le champion officiel de M.Zhen. Il se fait une fortune en pariant sur nous.

Alors nous vomissons. Les autres concurrents, des skinheads néo-fachos et des piliers de pubs londoniens, n’arrivent pas à notre cheville. Dans cette discipline du jeter de gerbouze, nous ne craignons personne. Le vomi Olfa s’élance, à 10, 20, 30 mètres, 40 mètres s’il le faut. J’entrevois son visage rigolard, puis il réintègre à la vitesse du son mon ventre : shloShlocHHuushoLoYYYuirRGLO... Le bonheur de retrouver mon copain.    
***
Alors que nous venons de gagner la Golden Puke Cup, Olfa s’invite sur le papier peint. Il tourne son visage de nourriture crachée vers moi et il m’annonce :
- Demain, c’est notre dernière compétition. »
Je reste d’abord incrédule. Je veux croire qu’il a un autre plan, une autre solution pour continuer notre collaboration et gagner de l’argent. J’ai fini par lui faire autant confiance qu’à moi-même, à Olfa. Nous sommes de véritables partenaires.
- Non, Francis. Cette fois-ci, c’est la fin. Cette fois-ci, je vais vraiment disparaître... »
Chaque syllabe possède la précision d’un coup de poignard. Je me dis : ce n’est pas possible. Je ne peux pas vivre sans mon ami. Je ne peux pas vivre sans vomi. J’ouvre la bouche pour argumenter, mais je n’arrive à bafouiller qu’un caricatural « Pourquoiii ? »
- J’ai épuisé toutes mes forces dans ces compétitions. C’est vrai, nous avons passé des moments extraordinaires, tous les deux, unis, toi vomissant, moi vomi, fendant l’air comme un javelot, imbattables, insurpassables. Francis et Olfa rentreront dans la légende du Concours Vomi. Mais moi, je ne suis pas censé surgir hors de l’estomac aussi fréquemment. Je suis éreinté. Je me suis aperçu aujourd’hui que j’ai présumé de mes forces. Je ne suis plus qu’une enveloppe vide. Je n’ai jamais fait rien que squatter les êtres humains. Je n’ai jamais rien créé. Je suis le dernier de mon espèce, même si je suis tellement vieux que j’ai totalement oublié d’où je venais. La seule chose que j’aurais voulu... »
Sa voix chute d’un seul coup de plusieurs degrés. Il pâlit, se confond avec le papier peint :
-          La seule chose que j’aurai voulu, c’est avoir des enfants... »
Et le vomi étalé sur le mur recrache un échantillon de lui-même, qui vient s’écraser à mes pieds. C’est une mousse semblable à du sperme qui se réorganise en « mini-Olfa » : le visage de mon parasite est recomposé en miniature. Mais cela ne dure pas : la figure s’affaisse, s’efface. Au bout de quelques secondes, il n’en reste plus rien.
-          Tu vois, me fait Olfa. Tout a disparu de ma semence... Je ne peux créer, je ne peux avoir des enfants. Tu connais toi-même ce désir. Tu as ressenti cette morsure, cette exigence de te reproduire. Toi, être humain, tu le peux ; moi je suis unique. C’est là que nos chemins se séparent. Demain, tu me cracheras... et je ne reviendrai pas dans ta bouche. Moi j’ai vu l’Humanité, je l’ai aimée. Je l’ai guidée, je l’ai consolée, je l’ai inspirée. Je l’ai parfois mal jugée. Parfois je l’ai honnie, je l’ai haï de toutes mes forces. Mais au final, je reste seul. Moi Olfa, dernier de mon espèce (si jamais espèce il y a eu), je me déclare fatigué. Mais je te promets, Francis, demain je battrai tous les records de distance de jeter de vomi. Ce sera mon baroud d’honneur, mon cadeau d’adieu. Essaie de continuer tout seul, je te rends à toi-même »
A ces mots, j’éclate en sanglots, et Olfa aussi, autant qu’une flaque de dégueulis à visage humain puisse le faire. Il réintègre mon estomac, s’y installe pour sa dernière nuit.
Alors, dans ces heures ultimes, mon cher petit vomi me communique tout ce qu’il a vécu. Je tourbillonne autour d’un puits sans fin de découvertes. L’éclair venu des étoiles, l’irruption de la vie, les premiers hommes, les civilisations, les guerres, les extases mystiques, le cœur qui grandit, la souffrance et le bonheur, la vieillesse, la croissance et la décrépitude, tout, il me fait cadeau de tout ce qu’il a vécu. D’un coup, je suis plus vieux, plus sage de mille, de cent mille ans. Il m’offre la vie intégrale de toutes les personnes qu’il a habitées, tout leur cheminement intérieur, de la naissance à la mort.
Il sourit dans le creux de mon estomac. Demain je ferai mon dernier vol. Plus d’organisme-hôtes. Juste moi face au soleil. Adieu...  
***
La compétition nous surprend la mine grave. Nous avançons sur la ligne. En face, un champ énorme, avec des mentions : 10m, 20m, 30m, 50m, 60m... Aujourd’hui, je tente les 100 mètres, me fait Olfa, petite présence chaude derrière mon nombril. Fais attention, mon vieux complice, je lui dis. J’ai peur. Peur de le perdre.
Le juge lève son revolver. Dans quelques secondes, il va tirer... et c’en sera fini d’Olfa. Je resterai seul. Comme les autres humains. J’apprendrai à renoncer, à devenir une boîte morte, sans habitant, laissée à elle-même, triste, désorientée. Puisqu’il le faut, soit ! Je serre les dents, je tourne mon regard vers le ciel. M.Zhen dans les tribunes a parié des montagnes d’argent sur Olfa et moi. Il ne sait pas encore que ce sera ses derniers gains. Je ne m’en fais pas pour lui. Il est plein de ressources. Il trouvera d’autres astuces à inventer pour s’enrichir.
Le doigt du juge se crispe sur la détente. Encore quelques secondes...

C’est alors que se produit un événement totalement imprévisible.
A ma gauche, Ariane Kimoi, une métisse franco-japonaise, est soudain prise de spasmes. Elle se dandine grotesquement, puis lâche le contenu de ses tripes par terre, juste devant moi. Disqualifiée. On ne doit vomir qu’au signal. Mais ce qu’elle a craché est quelque chose de très spécial. Jamais je n’avais vu une gerbe pareille : étincelante comme de l’argent , bouillonnante comme un torrent de montagne. Ça vit.
Je sens à ce moment un formidable mouvement de joie me déchirer le bedon. Ça hurle à l’intérieur, ça jubile, ça demande à sortir à toute force, et je vomis Olfa sur le dégueulis de la métisse.
... et toute la vie que nous avons cherchée se matérialise sous nos yeux, à quelques secondes de la mort programmée d’Olfa.
***
Nous vivons tous les 4 heureux. Olfa a rejoint sa partie manquante, sa contrepartie féminine, élément complémentaire qui lui permet d’avoir une descendance... Elle s’appelle Elsa, et elle a habité pendant 20 ans le ventre d’Ariane Kimoi. Sentant la présence d’Olfa, elle a jailli juste avant le coup de feu du juge. Maintenant, en tant que derniers représentants de leur race vomitus vomitus, ils pourront procréer.
Mais tout cela n’a plus d’importance : avant même que de songer à donner la vie, les deux flaques de vomi mâle et femelle s’enlacent, découvrent dans leurs suées rancides des infinités d’amour, à leur manière.
Quant à moi, je suis tombé amoureux d’Ariane Kimoi, ma rivale malheureuse lors de la compétition de lancer de vomi. Elle est la partie manquante que j’ai toujours cherchée. Elle a les yeux qui possèdent autant de profondeur que des centaines d’estomacs. Elle m’aime, et je l’aime. Le vomi nous a unis.
Alors quelquefois, nous faisons l’amour à quatre. Je vomis sur son sexe, elle vomit sur le mien, les jaillissements de déjections nous recouvrent comme une seconde peau, nous traversent, la gerbe est absorbée par la vulve, l’urètre, l’anus, la narine, elle rentre par un trou, en ressort par un autre, nous sommes lavés, purgés, sanctifiés, par cette circulation permanente du vomi dans nos corps : liquide de vie, feu purificateur, communion à quatre : Francis / Alice / Olfa / Elsa. Dans l’amour, nous ne faisons qu’un seul corps. Ariane vomit dans ma bouche, elle me communique en un instant l’immensité des mémoires contenues dans la gerbe d’Elsa. Je lui vomis dans la bouche en retour, je lui transmet les vies vécues par Olfa. Nous formons les anneaux d’un ruban, nous nous enrichissons en permanence. Et... c’est bon. Petit à petit, nous devenons immémoriaux : nous nous fondons dans une immense mer de vomi. Océan nourricier, velouté, bouillonnant, digestion permanente, fusion de l’hôte et du parasite, collaboration, dépassement de soi, étirement vers le ciel.
... Après l’amour, quand tous les quatre nous baignons dans nos déjections, souillant les draps, les deux flaques de vomis tapies, assoupies dans nos nombrils comme des chiens fidèles, Ariane et moi nous nous regardons dans les yeux, et nous voyons à quel point nous désirons avoir des enfants en quatuor. Notre progéniture viendra habiter les estomacs des hommes, les aidera, les sauvera. Tout le monde aura son petit Olfa, sa petit Elsa.

A travers les nouilles et la garniture de pizza, bientôt vous nous vomirez pour nous aimer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire