Le 29 Septembre 1983, 5 mois après la
découverte de la particule de Dunne et du voyage théorique dans le temps, alors
que la Guerre Froide entre le Bloc occidental et le Bloc Rouge faisait
officieusement rage et que les relations officielles entre la Chine et les
Etats-Fédérés d’Amérique se désagrégeaient, un homme venu du futur apparut dans
un village du Nord de la France, terrifiant bientôt le monde entier par sa
seule présence.
On l’appela Paradoxe.
***
Chantilly,
département de l’Oise, France.
22h58.
1 semaine après arrivée.
Le
bruit du vent. Le bruit du vent et rien d’autre.
Le
bruissement des feuilles, le souffle du soir entre les branches, les pas
graciles de quelque animal sur du bois mort, et le silence de la nuit naissante.
Et
quelque part derrière un buisson quelconque, deux respirations régulières et
contrôlées, guère plus audibles que la course d’une fourmi sur l’herbe fraîche.
Deux
souffles discrets, fruits de longues années de chasse et de longues heures
d’attente, immobiles derrière un fusil à lunette, qui permettaient ce soir là à
Jérôme et Axel de n’être pas moins discrets qu’un arbre abattu sous un tapis de
mousse.
Depuis
plusieurs jours, des sachets de rations de survie et des bouteilles remplies
d’urine entassées à proximité, ils attendaient. Patients, et déterminés, ils
attendaient le voyageur du temps.
« Je
sais qu’on peut rester comme ça encore des jours, murmura Jérôme, allongé sur le dos et le regard sur les
étoiles, à son compagnon dans la position inverse et l’œil derrière le viseur,
on l’a déjà fait, mais est-ce que tu crois vraiment que ça va mener à quelque
chose ?
-
Oui », répondit seulement Alex sans bouger les oreilles.
Il
se permit un rapide coup d’œil vers son ami avant d’ajouter : « Y’a
pas le choix. »
Il
paraissait invraisemblable que la simple présence de cet intrus entraîne un tel
stress et une telle chasse à l’homme,
mais en des temps troublés, dans une Histoire brouillée et régie depuis
plus de 30 ans par une science qui inspirait au moins autant de crainte que de
respect, le moindre grain de sable dans les rouages faisait présager du pire.
« C’est
pas comme si on était seul sur le coup, reprit-il tel une piqûre de rappel à
l’attention de Jérôme, on a bouclé le périmètre avec les gars, une bonne
surface de quadrillée, quand il est arrivé à Gouvieux, il a fallu deux jours
avant que ses hôtes se rendent compte de qui c’était et qu’ils essaient de
l’abattre, un jour de plus où il s’est caché dans le village, ça fait trois
jours qu’il est parti dans notre direction avec une cinquantaine de types aux
trousses, il pourra pas aller bien loin. Il finira forcément par nous tomber
dessus, c’est pas la forêt de Brocéliande ici.
-
J’étais à la réunion, hein, c’est pas la peine de me faire un résumé d’épisode. Je sais qu’il y a des postes d’observation
tout autour de la ville, et je sais qu’il est sûrement fatigué, et pas
forcément équipé pour la survie en milieu hostile, mais… Je sais pas, ça me
donne un peu l’impression d’un antiseptique sur une bombe H, tu vois. Je trouve
la réponse pas assez radicale par rapport à la menace, et je t’avoue que ça me
fait un peu flipper. »
Axel
ferma les yeux une petite seconde.
Pas
plus. Jamais plus d’une seconde.
Une
seconde, c’était un passage d’un arbre à l’autre, c’était un corps qui se
baisse ou un animal qui devient hors de portée. Une seconde, c’était une
seconde de trop. Et cette nuit il était important, plus encore que lors des
parties de chasse qui leur avaient valu plusieurs trophées et de nombreuses tournées
de bières, il était crucial de savoir rester focalisé sur son objectif, sans
bouger, sans frémir, sans indiquer sa présence.
Faire
corps avec le sol, avec la machine, avec le vent, devenir un appendice de son
arme, et ne plus exister que par sa volonté. Devenir une statue de marbre,
stoïque dans le froid et la pluie, à travers le temps, stoïque sous les assauts
fécaux de pigeons rageurs, sans douleur, sans émotion, sans autre pensée que le
long intestin glacé du fusil et son projectile prêt à être vomi.
Devenir
minéral jusqu’au coup de feu.
Axel
savait tout cela aussi bien que son compagnon, à ce petit jeu là ils auraient
pu rester immobiles et silencieux bien après que les derniers snipers de
l’armée de terre eurent hurlé leurs crampes. Et pourtant il dut faire un effort
considérable pour rester concentré, l’œil dans le viseur et le doigt sur la
gâchette, tout en continuant à rassurer Jérôme. Le gamin avait peur, et il
comprenait cette peur, car c’était la même qui lui crachait un filet de sueur
sur la tempe, malgré son entraînement et les premières fraîcheurs de l’Automne.
Le
marbre se craquelait.
Ils
avaient peur parce qu’ils savaient pertinemment, depuis leur plus tendre
enfance, quel cataclysme potentiel était en jeu.
Après
la révolution scientifique des années 50, qui avait vu à la fois la relégation
des religions au rang de paradis artificiels pour illuminés et des avancées
incroyables dans de nombreux domaines, la science et son omniscience avaient
été considérées comme une entité à respecter, à qui se fier, et de nombreux
concepts, souvent réduits auparavant à de simples lubies fictionnelles,
s’étaient vus expliqués, enseignés, voire prouvés par les différentes études et
analyses de l’univers.
Le
Monde entier comprenait sans effort le principe de voyage dans le temps et de
paradoxe, comme le Monde entier comprenait autrefois les principes de
spiritualité, d’âme, de paradis et d’enfer, qu’il les accepte ou non. D’aucuns
ne croyaient toujours pas en certains concepts, mais comme le disait Neil DeGrasse
Tyson, « L’avantage avec la science, c’est qu’elle a raison que vous y
croyiez ou pas ».
Et
depuis 5 mois, l’hypothèse avait gravi une marche de plus vers la porte ouverte
à la pratique. Avec la découverte de la particule de Dunne, qui donnerait au
temps une consistance physique, le voyage temporel devenait théoriquement
possible, et amenait avec lui son cortège de questions, d’interrogations et de
dangers potentiels.
Bien
sûr les scientifiques et gouvernements du monde entier avaient promis qu’ils se
contenteraient de la théorie, et ne mettraient jamais cette découverte à
contribution, par peur d’un paradoxe
inimaginable pour l’Univers, qui se contenterait certainement de
s’auto-détruire par pure réaction de cause à effet.
Et
voilà que quelque mois plus tard, un homme du futur débarquait justement sur
notre bonne vieille Terre. Coïncidence ? Probablement pas.
Ils
connaissaient tous les risques, et chaque jour, chaque heure, chaque seconde
qui passait, chaque battement de cils derrière une lunette de visée, les
rapprochait d’une erreur système et d’un reboot général.
La
peur leur collait au ventre, mais la foi a toujours été un puissant dissolvant.
« Parfois
il suffit d’un rien, quel que soit le danger, repris doucement Axel sans faire
plus de bruit qu’une cosse vide roulant sur l’herbe sèche. Il suffit d’une
pierre pour faire écrouler toute une tour. Si les Nations Unies avaient pas
fait arrêter Hitler après la Nuit des longs couteaux, ça aurait probablement
mené à une seconde Guerre Mondiale. Il suffit de trouver la faille. Et ici
c’est pas compliqué, la faille, c’est un homme. Élimine cet homme, la faille se
referme.
-
Oui, c’est pas idiot, murmura Jérôme pour toute réponse, j’ai juste
l’impression qu’on est pas assez nombreux. On aurait dû avertir les autorités
compétentes.
-
Eh ben si malgré tous nos efforts il réussit à passer entre les mailles du
filet, c’est ce qu’on fera, pour l’instant je reste persuadé qu’on peut régler
ça nous même alors... »
La
voix d’Axel s’arrêta net après un chuintement. Jérôme attendit quelques
secondes, pensant que son camarade prenait son temps pour réfréner un
éternuement, puis se risqua à lui parler.
« Alors
quoi ? »
Le
tireur embusqué ne répondit pas, et le jeune homme tourna légèrement la tête
vers lui.
« Axel ? »
Toujours
pas de réponse.
Puis
les pupilles de Jérôme se dilatèrent, son corps se figea, sans toutefois
pouvoir stopper l’accélération de son cœur qui tambourinait à présent sous sa
poitrine comme un signal d’alarme.
« Il
est là, c’est ça ? »
Il
n’eut pas le temps de se frayer un chemin vers son compagnon pour s’apercevoir
que celui-ci ne bougerait plus jamais. Un sifflement assourdi l’atteignit
derrière la nuque, et il s’effondra le visage dans la mousse.
Une
feuille de frêne déjà bien orangée se détacha d’une branche et se posa sur ses
cheveux qui se teintaient de rouge.
L’Automne
était là.
Se
faufilant des ténèbres vers le clair de lune, plus silencieux que l’ombre d’un
doute, un homme en noir émergea des buissons et approcha des deux corps pour
vérifier, par pur réflexe, qu’il avait correctement atteint ses cibles.
L’entraînement sans faille de la CIA rendait cette précaution dispensable, mais
il avait toujours souhaité être irréprochable dans son travail, et agissait
toujours ainsi par acquis de conscience. Il avait plusieurs fois sauvé le monde
sans jamais omettre le moindre détail. Et il allait recommencer aujourd’hui.
Son
oreillette grésilla légèrement alors qu’il entrait en communication avec son
supérieur.
« Mission status, Patriot 1 ?
-
Deux nouvelles cibles neutralisées, Sir.
-
Chronos a-t-il été intercepté ?
-
Négatif, Sir.
-
Bien. À tous les Patriot, le colis est toujours dans la nature, Operation Sandglass is still on.
-
J’ai une question, Sir.
-
Allez-y Patriot 1.
-
Est-il vraiment nécessaire d’éliminer Chronos ET tous les civils au courant de
sa présence, femmes comme enfants ?
-
Oui, c’est nécessaire. Ca ne fait plaisir à personne, mais c’est indispensable.
Comme un virus, il se répand, plus il côtoie de civils, plus il perturbe leur
vie, la trame temporelle, l’équilibre des choses, et donc menace l’humanité
toute entière. Nous devons éliminer toute trace de sa présence sur Terre.
Chaque personne qui aura eu vent de l’existence de Chronos, ou de Paradox,
comme les locaux l’appellent. No exception.
-
Nous sommes nous aussi au courant de sa présence, Sir… »
Le
temps suspendit son vol un instant, conscient qu’on parlait de lui.
« Continuez
votre mission, Patriot 1. Dirigez vous vers le village. Over.
-
Yes Sir. »
Il
se fondit dans la nuit comme s’il lui appartenait déjà, et marcha contre le
vent en direction de Gouvieux.
***
Washington
D.C, Etat de Washington, FSA (Federal States of America)
4
PM, 1 mois après arrivée.
Le
brouhaha de la colère. Un grondement sourd et une tension si palpable qu’on
pouvait s’y cogner.
En
pleine réunion de crise avec ses conseillers et ses chefs d’État Major, le
président Carter arpentait le bureau Ovale avec la démarche d’un petit soldat
de bois dans une horloge suisse. Il tournait littéralement en rond en rasant les
murs de la pièce, sans jamais changer de rythme ni de trajectoire, les mains
agrippées l’une à l’autre, le regard dans le vide, et la mâchoire si crispée
que marmonner lui faisait mal.
Les
Instances, réunies à huis-clos, discutaient, se disputaient, se rejetaient l’un
l’autre la faute, les heures passaient, on se demandait quand l’Espace-Temps
allait finir par se déchirer comme un rideau trop tendu, et le président de la
première puissance mondiale faisait les cent pas.
Un
mois entier que Paradoxe était dans la nature. La nouvelle se répandait comme
une angine en maison de retraite, Dieu seul aurait su, si on croyait encore en
lui, qui il avait bien pu rencontrer, et Jimmy Carter perdait maintenant le
contrôle de la situation aussi facilement qu’un baby-sitter introverti au
milieu d’enfants hyperactifs.
Il
était furieux de se retrouver en première ligne. Furieux, et proprement
terrifié. Mais cela il ne fallait surtout pas le montrer, et une bonne colère
permettait de donner le change, et d’expliquer ces mains qui ne voulaient pas
s’arrêter de trembler.
« Mais
comment est-ce qu’on a pu merder comme ça ?! » cria-t-il soudain,
stoppant dans la seconde les discussions et les disputes.
Il
était derrière son bureau, haletant et en sueur, et l’avait violemment frappé
du plat des mains après avoir repoussé sa chaise du pied d’un geste gauche et
nerveux. Tous le regardaient, tenus en respect, surpris de le voir finalement
perdre son sang-froid.
« On
le tenait, for fuck’s sake !
s’écria-t-il à nouveau. Il était là depuis une semaine seulement, seuls
quelques milliers de personnes étaient au courant de son existence, on l’a fait
traquer pendant deux semaines de plus par les agents les plus entrainés de la
CIA, on a tout fait pour que les pertes civiles passent pour une attaque
terroriste, et maintenant non seulement il nous a filé entre les doigts, mais
en plus c’est nous qui sommes mis sur la sellette !
-
C’est à dire, se permit Bill, son conseiller en communication, on nous
reprochait déjà qu’il soit américain, maintenant que les français ont été mis
au courant de l’opération Sandglass, ça ne redore pas vraiment notre blason…
-
Américain, américain, parce qu’il parle anglais alors il est américain ?
Pourquoi il serait pas britannique, ou australien tiens ? Enfin, merde,
les français sont nos alliés depuis plus de deux siècles, on les a tirés de la
Guerre Mondiale, ils nous ont sorti du bourbier vietnamien, ils peuvent
comprendre qu’on essayait de régler la situation quand même…
-
Le problème Mr le Président, enchaîna le Secrétaire d’Etat, c’est que vous…
c’est que nous avons décidé de l’opération sans les concerter, ni eux, ni les
Nations Unies. Et selon eux c’est ce qui a mis en péril sa capture. La Russie
fait son beurre là-dessus.
-
Du côté de la Chine, renchérit le vice-président Walter Mondale, on prétend
même que nous sommes responsable de sa présence, et que nous avons commencé la
mise en pratique de la particule de Dunne sans l’accord du CSI.[1]
-
Ca m’étonne pas d’eux, ironisa le Président, ils ont au moins autant
d’imagination que d’habitants chez eux, et ça fait une paye qu’ils nous ont
dans le nez.
-
Selon nos sources, ajouta le Secrétaire à la défense, la France et plusieurs
pays d’Europe seraient prêts à se ranger du côté de Moscou. Du moins sur ce
sujet là.
-
Mais ces saloperies de russkofs ont vraiment rien dans la boîte à vodka ou
quoi ? Ils ont décidé de faire sauter la planète ? Ils veulent
vraiment provoquer une seconde guerre mondiale, alors qu’on est à l’ère de
l’énergie atomique ? On s’oppose au Bloc rouge main dans la main avec
l’Europe depuis plus de 10 ans, ils vont pas me lâcher maintenant… Je suis le
Leader du Monde Libre putain !
-
J’ai peur que le monde libre ne finisse par être tout seul, laissa s’échapper
le jeune Bill sans entrain.
-
On ne devrait pas plutôt se focaliser sur la vraie menace, et ce
salopard ? La dernière fois qu’on a eu de ses nouvelles il traversait
l’Europe de l’Est en direction de l’Asie, pourquoi on s’en prendrait pas à la
Chine hein ? Si ça se trouve il est déjà chez eux !
-
Pour l’instant on ne sait pas Mr le Président, sans preuves on ne peut rien
avancer, de plus Paradox est à pied, il n’aurait pas pu se rendre si loin en si
peu de temps.
-
Paradox… Quel nom à la con… Celui que j’avais trouvé était bien mieux… »
Il
se tut, ferma les yeux, et baissa la tête au-dessus de son bureau quelques
instants. L’ensemble du cabinet attendit sa reprise de parole dans un silence
angoissé. Même les mouches n’osaient plus voler. Quant aux cœurs de chacun, ils
battaient si fort qu’en tendant l’oreille, on aurait pu y déceler comme une
partition de djembé.
Jimmy
Carter prit une grande inspiration avant de parler à nouveau.
« Bon…
Quelles sont les pertes ?
-
On les évalue pour l’instant aux alentours de 350 tués et des milliers de
blessés, annonça le chef des Armées, en comptant les civils, mais il est
difficile d’avoir un nombre exact en l’absence de communication avec Chotska,
et ça risque de continuer.
-
Envahir une ville sous notre contrôle… Les Russes ont perdu la raison… Ou au
contraire ils leur ont poussé des couilles comme des pommes de terre et ils ont
décidé d’arrêter de réfléchir… On ne va pas pouvoir retourner en arrière. Vous
savez tous ce que ça signifie. Attaquer une base des Etats Fédérés d’Amérique,
dans un pays sous tutelle d’un gouvernement fédéral américain, est un acte de
guerre. Cela indique clairement qu’ils déclarent finalement les hostilités au
nom de divergences qui viennent finalement d’aboutir. »
Une
nouvelle fois il se tut, et l’assistance le suivit docilement. Même les cœurs
s’étaient mis à battre en silence. L’Heure n’était pas à la franche rigolade,
et le Président Carter ne souhaitait qu’une chose : que l’Europe reste de
son côté et fasse entendre raison à la Russie et au Bloc Rouge tout
entier.
« Monsieur ?
osa finalement le chef des Armées. J’attends votre feu vert. À vous de
confirmer ou d’infirmer l’ordre, selon ce que vous déciderez. C’est vous qui
avez les clés à présent.
-
Je sais Bob, je sais. »
Il
prit une profonde inspiration, et les regarda tous un par un, pauvres petits
oisillons tombés du nid, qui comptaient encore sur leur mère pour apprendre à
voler.
« Déployez
les troupes disponibles. Mettez toute l’Armée en alerte maximum. Nous sommes à
présent en guerre… Il n’y a plus qu’à espérer que la Chine ne s’en mêle
pas. »
Il
se tut dans un souffle comme s’il n’allait plus jamais prononcer le moindre
mot, et sortit d’un pas rapide du Bureau Ovale pour ne pas montrer qu’il
commençait à pleurer.
***
Nanchang,
province du Jiangxi, République populaire de Chine.
12H30,
7 mois après arrivée.
Le
vacarme d’une horde. Des centaines de pas qui martèlent le pavé, et les cris
enragés de la vindicte populaire.
Paradoxe
courait. Il courait à perdre haleine, le souffle sifflant comme une rupture de
pression dans un tuyau de gaz, les yeux brouillés par la sueur et les jambes en
feu. Il courait sans penser aux lois de la physique qui le rattraperaient tôt
ou tard, à la fatigue qui convaincrait ses muscles d’arrêter leur effort sans
se soucier des conséquences. Son cœur pulsait à lui en casser les côtes, et il
s’imaginait parfaitement ce qu’avait pu ressentir la créature de Frankenstein,
ou plus prosaïquement les soi-disant sorcières du Moyen-Âge face aux villageois
prêts à les mettre au bûcher.
Derrière
lui suivait la foule en colère. Une masse compacte de plusieurs centaines de
personnes, une houle qui grossissait à mesure que les passants le
reconnaissaient et se joignaient au mouvement. Ils le poursuivaient à pied, à
moto, en voiture, ils se bousculaient ou s’écrasaient même les uns les autres,
et lui devait sans cesse bifurquer, prendre des ruelles pour endiguer le flot,
faire des détours, pour tenter de distancer la marée humaine qui se rependait
dans les rues du quartier populaire de Nanchang. Quelle folie. Quel idiot il
avait été.
Ils
savaient qui il était maintenant, et tous n’avait qu’une idée en tête :
effacer le Paradoxe.
Le
monde était au bord du gouffre. Après l’Ukraine et les autres bases de l’Armée
américaines en Europe de l’Est, la Russie avait frappé les Etats Fédérés
d’Amérique sur leur propre sol en rayant de la carte l’île d’Oahu et le
quartier général de la flotte Pacifique des FSA à Pearl Harbor. La réponse
avait été immédiate, et bientôt la guerre entre deux géants s’était vue
officialisée.
La
planète se scindait peu à peu en deux camps, l’Alliance et le Bloc Rouge. La
flotte et l’armée de l’air australienne avaient prêté main forte aux FSA en
passant par le Moyen-Orient et le Canal de Suez sans l’autorisation des pays
concernés, provoquant la colère de ceux-ci et de sérieuses représailles sur les
bâtiments occidentaux. Ils finirent par entrer en guerre aux côtés des
communistes.
Le
Canada refusait de s’impliquer dans le conflit et de venir en aide à son voisin
et allié, ce qui avait conduit à des tensions de plus en plus palpables des
deux côtés de la frontière. Surtout en Alaska, qui se considérait menacé en
raison de son isolement, et des possibilités pétrolifères de l’État qui
faisaient déjà saliver des russes excités à l’idée d’envahir l’Amérique par le
Détroit de Béring pour couper la principale ressources en hydrocarbures des FSA
après que l’Arabie Saoudite ait cessé tout commerce avec eux.
L’Europe,
elle, était à feu et à sang. Déchirée, divisée, elle avait fini par éclater,
les différents pays de feu l’Union européenne se rangeant, selon leurs opinions
et leurs dissensions antérieures, du côté du Bloc rouge ou de leurs ennemis.
La
France n’avait jamais pardonné aux FSA, et avait finalement cédé aux pressions
des pays d’Europe de l’Est, leurs principaux partenaires commerciaux et
pourvoyeurs de main d’œuvre, qui peu à peu avaient intégré le Bloc Rouge devant
l’apparente impuissance de leur tuteur officiel et la crainte de l’envahisseur.
Coincé
entre des pays pro-américains comme l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre et
l’Italie, et malgré le soutien de ses alliés belges, grecs ou néerlandais, la 4ème
puissance mondiale était devenu un champ de mine, et la situation explosive
avait finalement transformé l’Europe en zone de guerre générale.
Au
milieu de tout ça, la présence de Paradoxe avait été confirmée en Chine, et on
reprochait au pays de le cacher sciemment pour l’étudier. Des soupçons sur les
relations des chinois avec la Russie et une appartenance officieuse au Bloc
Rouge n’avait fait qu’empirer les choses, et si le gouvernement, soutenu par la
République de Corée, déclarait sans ambages que personne n’avait à lui dicter
sa conduite ou tenter une opération sur son sol sous peine de contre-attaque,
l’Inde et le Japon avaient plusieurs fois menacé au nom de l’Alliance d’une
attaque coordonnée si la Chine ne prouvait pas sa bonne foi en remettant
Paradoxe aux autorités concernées.
Les
troupes japonaises avaient débarqué à Taïwan et dans la Mer de Chine
méridionale, et certaines unités étaient déjà entrées dans le Yunnan et le
Guangxi en passant par le Vietnam. L’Empire du milieu devenait lui aussi une
immense poudrière, et le gouvernement avait promis à quiconque ramènerait
Paradoxe mort ou vif une récompense substantielle, et l’assurance que les
hostilités cesseraient avant d’avoir commencé, sans que le Pays ne prenne part
au conflit. Il ne tiendrait bien entendu pas sa promesse, c’était évident.
L’occasion était trop belle.
Paradoxe
courait toujours. Remettre de l’ordre dans sa tête, ressasser le fil des
événements, réfléchir à la situation lui permettait de puiser son énergie
ailleurs, et d’oublier la torture des muscles, des tendons, des organes qui
s’activaient dans son corps jusqu’à la rupture, comme une locomotive
incontrôlable dans un western de l’âge d’or.
S’il
avait su. S’il avait su… Mais il était trop tard, il ne pouvait pas abandonner
tout de suite, se laisser tomber là dans une rue silencieuse et se laisser
submerger par la foule. Il avait encore des choses à régler, il lui fallait un
peu de calme pour faire la paix avec lui-même. Et puis il y avait Xin-Qian.
Et
elle attendait son retour. Elle attendait son amant du futur, blottie sur un
matelas de fortune dans un immeuble abandonné, les mains passées autour de son
ventre qui s’arrondissait déjà, les yeux humides d’avoir si peur, et les joues
rouges d’aimer si fort.
Il
redoubla d’effort pour distancer ses poursuivants, le cœur au bord des lèvres,
le corps au bord des larmes, privilégiant les ruelles pour ralentir les engins
motorisés, tombant et se relevant, manquant plusieurs fois de finir entre les
mains de commerçants réactifs ou de poursuivants rapides, jusqu’à ce qu’il
parvienne au bâtiment où Xin-Qian et lui se réfugiaient. Il fit le tour pour
pénétrer par la seule entrée qui ne soit pas scellée, et pria pour que personne
ne l’ait vu passer par ici.
Il
monta les escaliers quatre à quatre sans penser à ses poumons qui
s’atrophiaient, atteignit la porte de son appartement de fortune, et se laissa
tomber contre le mur, essayant désespérément de reprendre son souffle sans
alerter tout le quartier par sa respiration de réacteur d’avion. Il voulait
avoir l’air un peu plus présentable, moins rouge et flageolant, quand il se
présenterait à sa belle. Dehors il entendait les cris de ses poursuivants qui
le cherchaient toujours, fouillant les recoins et frappant aux portes.
Il
y avait de grandes chances qu’ils finissent par mettre la main sur lui. Sur
eux.
Il
se releva lentement, se força à respirer de même, amplement et calmement, comme
le lui avait appris sa grand-mère, et entra dans la pièce.
Xia-Qian
avait déjà les yeux rivés sur la porte, et tenait entre ses mains tremblantes
un couteau abîmé qu’elle pointait devant elle. À la vue de Paradoxe, la peur
qui lui serrait visiblement la gorge la quitta d’un seul coup. Elle lâcha son
arme de fortune et se précipita vers lui.
« Kilal !
s’écria-t-elle en plongeant dans ses bras. J’ai entendu du bruit derrière la
porte, je savais pas si c’était toi ou…
-
C’était moi, la rassura Paradoxe/Kilal par réflexe, c’était moi… »
Ils
se regardèrent un instant, les yeux brillants et le cœur à nouveau en avance
rapide, puis s’embrassèrent longuement, délicatement, sous le grondement des
hordes affolées qui se rapprochaient. Pour un spectateur extérieur, la vision
de ces deux amants enlacés et vibrants, dans une pièce délabrée, au milieu du
chaos ambiant, aurait eu quelque chose d’étrange, presque comique.
« J’ai
peur, murmura Xin-Qian.
-
Je sais, lui répondit Kilal. Moi aussi j’ai peur. Mais il va falloir que tu ais
encore un peu de courage. Assez pour nous deux. Pour continuer.
-
Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-elle surprise en le regardant dans les
yeux. »
Ce
fut la rue qui lui répondit. La rue grouillante qui invectivait le bâtiment
désaffecté à la cantonade.
« On
sait que tu es là dedans ! lança-t-on en dialecte gan, le plus couramment
parlé dans le Jiangxi. On a encerclé tout le quartier ! On te laisse une
dernière chance de sortir comme un homme, et de te rendre ! Après on entre
et on vient te chercher ! »
Xin-Qian
regardait son compagnon, terrorisée. Lui semblait à présent plutôt calme.
« Qu’est-ce
qu’on va faire ? demanda-t-elle, des sanglots dans la voix, comment on va
s’en sortir ? »
Kilal
pris doucement son visage dans ses mains, essuyant au creux de son pouce la
larme qui débordait déjà de sa paupière, et l’embrassa tendrement sur le front.
« C’est
pour ça qu’il faut que tu sois forte, dit-il simplement. Je vais faire ce
qu’ils ont dit, je vais sortir me rendre, une fois pour toutes. »
Sa
compagne sursauta, écarquilla les yeux sous l’étonnement, et de longs filets
salés glissèrent sur ses joues.
« Quoi ?
s’écria-t-elle, non, non tu peux pas faire ça ! Ils vont te tuer si tu y
vas, tu vas pas me laisser toute seule, qu’est-ce que je vais devenir ?!
-
C’est justement pour que tu puisses devenir quelqu’un que je dois faire ça,
expliqua Kilal. Pour toi, et pour le bébé. S’ils entrent ils ne feront pas de
différence, ils nous tueront tous les deux. Il faut que ça s’arrête tu
comprends, je peux pas rester ici, je suis une anomalie, et j’ai déjà fait trop
de mal.
-
Pas à moi. À moi tu n’as pas fait de mal.
-
Je sais. Et c’est pour ça que je peux partir tranquille. Tant qu’ils seront
occupés avec moi, ils ne penseront pas à fouiller le bâtiment, ils se rassembleront
tous dans la rue. Prends l’argent, prends ton sac, et fuis par derrière, le
plus loin possible d’ici, sans jamais regarder derrière toi. Prends le train
jusqu’à Xiamen, prends un bateau pour le Japon. De là tu pourras partir aux
Philippines, ou en Indonésie, n’importe où loin des terres, et tu y seras en
sécurité pour élever notre fils. Ou notre fille, ça sera ta surprise.
-
Mais tu ne sauras jamais si c’est une fille ou un garçon, tu ne rencontreras
jamais ton enfant, pleura doucement Xin-Qian.
-
Qui sait, sourit Kilal. Après tout, je viens du futur…
-
Dernière chance, rugit une voix dans la rue.
-
Je dois y aller maintenant. »
La
jeune chinoise pleurait sans retenu, les yeux rouges et la gorge secouée de
hoquets.
« N’ai
pas peur, rajouta Kilal, tu vas vivre.
-
Je t’aime très fort.
-
Moi aussi je t’aime très fort. Et je t’aimerais toujours, même quand tu seras
morte et que je ne serais pas encore né. »
Il
l’embrassa une dernière fois en la serrant dans ses bras. Sur ses lèvres il
sentit la peur, la tristesse et le sel. Mais par dessus tout, il sentit
l’amour, et c’est cela qu’il emporta avec lui.
Lentement
il recula, lentement leur bouches se quittèrent, et il garda sa main dans la
sienne jusqu’à ce que la distance ne permette plus à leur doigts de se frôler,
même en allongeant le bras.
Alors,
après un dernier sourire, il se retourna vers la porte, et sortit affronter le
destin du monde.
***
EPILOGUE
Un
bunker, quelque part sous l’Himalaya.
À
l’heure des éclairs, 2108.
C’est
l’heure maintenant.
Il
faut aller changer le cours des choses.
120
années de guerre. La plus longue de toute l’Histoire de l’humanité. La plus meurtrière, et la plus étendue dans
l’espace. 120 ans de conflit, et 5 ans d’Apocalypse en plus, sans soleil, dans
la poussière et l’hiver nucléaire, conclusion d’un conflit armé qui ravagea la
planète et emporta avec lui deux tiers de la population mondiale.
La
Terre est morte, le ciel est rouge, la plupart des pays n’existent plus, et les
conflits continuent, pour conserver ses tristes acquis, pour de maigres lopins
de territoire, pour survivre. Même après la guerre qui n’épargna rien ni
personne, les hommes se battent encore, tant qu’ils ont des armes, des envies,
et de la haine.
En
clans, en armées dilettantes, en bandes organisées, ils s’affrontent pour le
peu qu’il reste, préférant la Loi du plus fort à la civilisation.
Et
tout ça à cause d’un seul homme.
Tous
le savent. Malgré la guerre, malgré l’horreur, malgré la chute de nos repères
et de nos empires, nous avons continué à apprendre, à nous rappeler, à surtout
ne jamais oublier. Malgré l’effondrement des sociétés, la science a gardé la
tête hors de l’eau, nous avons survécu, nous avons perduré, dans des caves mal
éclairées, dans des bâtiments délabrés qui vibraient à chaque coup de canon, au
fond des déserts qui se vitrifiaient et des forêts qui tombaient, on nous a
enseigné comment rester des humains, comment conserver notre savoir, et comment
un simple homme avait pu traverser le rideau du temps et dérégler la machine de
l’Humanité, comme un poignée de sable dans un rouage déjà grippé.
Je
connais son nom. J’ai appris. J’ai appris ce qu’il fallait savoir sur l’homme
responsable de nos malheurs, j’ai appris comment le retrouver.
Paradoxe.
Voilà comment ils l’avaient appelé. Paradoxe, qui de ça seule présence avait
détruit le monde, créant une haine profonde à son encontre pour toutes les
générations futures. Certains prétendent qu’il n’est qu’un mythe, que c’est
l’orgueil des hommes qui les avait conduit à s’affronter, jusqu’à ne plus
savoir pourquoi. Je sais qu’il a existé, et qu’il existe peut-être encore
quelque part à notre époque. La grand-mère de ma grand-mère lui avait dit
l’avoir rencontré, et je crois ma grand-mère. Il est sans doute quelque part,
préparant de son côté son départ pour le passé.
Et
je le suivrai. Cela nous a pris des décennies, nous avons étudié la théorie
sous les bombes, nous avons expérimenté aux confins du monde, et nous avons
enfin percé le secret. Par l’esprit, la chimie, et la physique, nous pouvons
aller plus vite que le son, que la lumière, que le temps lui même, et nous y
déplacer comme on marche sur un chemin de terre. Moi aussi je sais comment
voyager dans le temps, Paradoxe. Et grâce aux souvenirs de ma grand-mère, je
sais exactement quand, et où je pourrais te trouver.
Je
vais revenir.
Je
vais me diriger vers le passé, te traquer, te débusquer, et t’éliminer avant
même que tu ne puisses détruire le monde de nos ancêtres.
Je
m’installe dans mon fauteuil d’avion récupéré sur une carcasse, je remplis ma
seringue du liquide jaune translucide qui doit décupler les capacités de mon
cerveau, et après un dernier clin d’œil à mon reflet dans le miroir ébréché qui
me fait face, je plante l’aiguille métallique dans la perfusion pendant que mes
yeux se ferment.
Je
m’appelle Kilal, et je vais sauver le monde.
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