vendredi 18 octobre 2013

A la poursuite de Paradoxe [Corvis]


Le 29 Septembre 1983, 5 mois après la découverte de la particule de Dunne et du voyage théorique dans le temps, alors que la Guerre Froide entre le Bloc occidental et le Bloc Rouge faisait officieusement rage et que les relations officielles entre la Chine et les Etats-Fédérés d’Amérique se désagrégeaient, un homme venu du futur apparut dans un village du Nord de la France, terrifiant bientôt le monde entier par sa seule présence.

On l’appela Paradoxe.

***

Chantilly, département de l’Oise, France.
22h58. 1 semaine après arrivée.

Le bruit du vent. Le bruit du vent et rien d’autre.
Le bruissement des feuilles, le souffle du soir entre les branches, les pas graciles de quelque animal sur du bois mort, et le silence de la nuit naissante.
Et quelque part derrière un buisson quelconque, deux respirations régulières et contrôlées, guère plus audibles que la course d’une fourmi sur l’herbe fraîche.
Deux souffles discrets, fruits de longues années de chasse et de longues heures d’attente, immobiles derrière un fusil à lunette, qui permettaient ce soir là à Jérôme et Axel de n’être pas moins discrets qu’un arbre abattu sous un tapis de mousse.
Depuis plusieurs jours, des sachets de rations de survie et des bouteilles remplies d’urine entassées à proximité, ils attendaient. Patients, et déterminés, ils attendaient le voyageur du temps.


« Je sais qu’on peut rester comme ça encore des jours, murmura Jérôme,  allongé sur le dos et le regard sur les étoiles, à son compagnon dans la position inverse et l’œil derrière le viseur, on l’a déjà fait, mais est-ce que tu crois vraiment que ça va mener à quelque chose ?
- Oui », répondit seulement Alex sans bouger les oreilles.

Il se permit un rapide coup d’œil vers son ami avant d’ajouter : « Y’a pas le choix. »
Il paraissait invraisemblable que la simple présence de cet intrus entraîne un tel stress et une telle chasse à l’homme,  mais en des temps troublés, dans une Histoire brouillée et régie depuis plus de 30 ans par une science qui inspirait au moins autant de crainte que de respect, le moindre grain de sable dans les rouages faisait présager du pire.

« C’est pas comme si on était seul sur le coup, reprit-il tel une piqûre de rappel à l’attention de Jérôme, on a bouclé le périmètre avec les gars, une bonne surface de quadrillée, quand il est arrivé à Gouvieux, il a fallu deux jours avant que ses hôtes se rendent compte de qui c’était et qu’ils essaient de l’abattre, un jour de plus où il s’est caché dans le village, ça fait trois jours qu’il est parti dans notre direction avec une cinquantaine de types aux trousses, il pourra pas aller bien loin. Il finira forcément par nous tomber dessus, c’est pas la forêt de Brocéliande ici.
- J’étais à la réunion, hein, c’est pas la peine de me faire un résumé d’épisode.  Je sais qu’il y a des postes d’observation tout autour de la ville, et je sais qu’il est sûrement fatigué, et pas forcément équipé pour la survie en milieu hostile, mais… Je sais pas, ça me donne un peu l’impression d’un antiseptique sur une bombe H, tu vois. Je trouve la réponse pas assez radicale par rapport à la menace, et je t’avoue que ça me fait un peu flipper. »

Axel ferma les yeux une petite seconde.
Pas plus. Jamais plus d’une seconde.
Une seconde, c’était un passage d’un arbre à l’autre, c’était un corps qui se baisse ou un animal qui devient hors de portée. Une seconde, c’était une seconde de trop. Et cette nuit il était important, plus encore que lors des parties de chasse qui leur avaient valu plusieurs trophées et de nombreuses tournées de bières, il était crucial de savoir rester focalisé sur son objectif, sans bouger, sans frémir, sans indiquer sa présence.
Faire corps avec le sol, avec la machine, avec le vent, devenir un appendice de son arme, et ne plus exister que par sa volonté. Devenir une statue de marbre, stoïque dans le froid et la pluie, à travers le temps, stoïque sous les assauts fécaux de pigeons rageurs, sans douleur, sans émotion, sans autre pensée que le long intestin glacé du fusil et son projectile prêt à être vomi.
Devenir minéral jusqu’au coup de feu.
Axel savait tout cela aussi bien que son compagnon, à ce petit jeu là ils auraient pu rester immobiles et silencieux bien après que les derniers snipers de l’armée de terre eurent hurlé leurs crampes. Et pourtant il dut faire un effort considérable pour rester concentré, l’œil dans le viseur et le doigt sur la gâchette, tout en continuant à rassurer Jérôme. Le gamin avait peur, et il comprenait cette peur, car c’était la même qui lui crachait un filet de sueur sur la tempe, malgré son entraînement et les premières fraîcheurs de l’Automne.
Le marbre se craquelait.
Ils avaient peur parce qu’ils savaient pertinemment, depuis leur plus tendre enfance, quel cataclysme potentiel était en jeu.
Après la révolution scientifique des années 50, qui avait vu à la fois la relégation des religions au rang de paradis artificiels pour illuminés et des avancées incroyables dans de nombreux domaines, la science et son omniscience avaient été considérées comme une entité à respecter, à qui se fier, et de nombreux concepts, souvent réduits auparavant à de simples lubies fictionnelles, s’étaient vus expliqués, enseignés, voire prouvés par les différentes études et analyses de l’univers.
Le Monde entier comprenait sans effort le principe de voyage dans le temps et de paradoxe, comme le Monde entier comprenait autrefois les principes de spiritualité, d’âme, de paradis et d’enfer, qu’il les accepte ou non. D’aucuns ne croyaient toujours pas en certains concepts, mais comme le disait Neil DeGrasse Tyson, « L’avantage avec la science, c’est qu’elle a raison que vous y croyiez ou pas ».
Et depuis 5 mois, l’hypothèse avait gravi une marche de plus vers la porte ouverte à la pratique. Avec la découverte de la particule de Dunne, qui donnerait au temps une consistance physique, le voyage temporel devenait théoriquement possible, et amenait avec lui son cortège de questions, d’interrogations et de dangers potentiels.
Bien sûr les scientifiques et gouvernements du monde entier avaient promis qu’ils se contenteraient de la théorie, et ne mettraient jamais cette découverte à contribution,  par peur d’un paradoxe inimaginable pour l’Univers, qui se contenterait certainement de s’auto-détruire par pure réaction de cause à effet.
Et voilà que quelque mois plus tard, un homme du futur débarquait justement sur notre bonne vieille Terre. Coïncidence ? Probablement pas.
Ils connaissaient tous les risques, et chaque jour, chaque heure, chaque seconde qui passait, chaque battement de cils derrière une lunette de visée, les rapprochait d’une erreur système et d’un reboot général.
La peur leur collait au ventre, mais la foi a toujours été un puissant dissolvant.

« Parfois il suffit d’un rien, quel que soit le danger, repris doucement Axel sans faire plus de bruit qu’une cosse vide roulant sur l’herbe sèche. Il suffit d’une pierre pour faire écrouler toute une tour. Si les Nations Unies avaient pas fait arrêter Hitler après la Nuit des longs couteaux, ça aurait probablement mené à une seconde Guerre Mondiale. Il suffit de trouver la faille. Et ici c’est pas compliqué, la faille, c’est un homme. Élimine cet homme, la faille se referme.
- Oui, c’est pas idiot, murmura Jérôme pour toute réponse, j’ai juste l’impression qu’on est pas assez nombreux. On aurait dû avertir les autorités compétentes.
- Eh ben si malgré tous nos efforts il réussit à passer entre les mailles du filet, c’est ce qu’on fera, pour l’instant je reste persuadé qu’on peut régler ça nous même alors... »

La voix d’Axel s’arrêta net après un chuintement. Jérôme attendit quelques secondes, pensant que son camarade prenait son temps pour réfréner un éternuement, puis se risqua à lui parler.
« Alors quoi ? »
Le tireur embusqué ne répondit pas, et le jeune homme tourna légèrement la tête vers lui.
« Axel ? »
Toujours pas de réponse.
Puis les pupilles de Jérôme se dilatèrent, son corps se figea, sans toutefois pouvoir stopper l’accélération de son cœur qui tambourinait à présent sous sa poitrine comme un signal d’alarme.
« Il est là, c’est ça ? »
Il n’eut pas le temps de se frayer un chemin vers son compagnon pour s’apercevoir que celui-ci ne bougerait plus jamais. Un sifflement assourdi l’atteignit derrière la nuque, et il s’effondra le visage dans la mousse.
Une feuille de frêne déjà bien orangée se détacha d’une branche et se posa sur ses cheveux qui se teintaient de rouge.
L’Automne était là.

Se faufilant des ténèbres vers le clair de lune, plus silencieux que l’ombre d’un doute, un homme en noir émergea des buissons et approcha des deux corps pour vérifier, par pur réflexe, qu’il avait correctement atteint ses cibles. L’entraînement sans faille de la CIA rendait cette précaution dispensable, mais il avait toujours souhaité être irréprochable dans son travail, et agissait toujours ainsi par acquis de conscience. Il avait plusieurs fois sauvé le monde sans jamais omettre le moindre détail. Et il allait recommencer aujourd’hui.
Son oreillette grésilla légèrement alors qu’il entrait en communication avec son supérieur.

« Mission status, Patriot 1 ?
- Deux nouvelles cibles neutralisées, Sir.
- Chronos a-t-il été intercepté ?
- Négatif, Sir.
- Bien. À tous les Patriot, le colis est toujours dans la nature, Operation Sandglass is still on.
- J’ai une question, Sir.
- Allez-y Patriot 1.
- Est-il vraiment nécessaire d’éliminer Chronos ET tous les civils au courant de sa présence, femmes comme enfants ?
- Oui, c’est nécessaire. Ca ne fait plaisir à personne, mais c’est indispensable. Comme un virus, il se répand, plus il côtoie de civils, plus il perturbe leur vie, la trame temporelle, l’équilibre des choses, et donc menace l’humanité toute entière. Nous devons éliminer toute trace de sa présence sur Terre. Chaque personne qui aura eu vent de l’existence de Chronos, ou de Paradox, comme les locaux l’appellent. No exception.
- Nous sommes nous aussi au courant de sa présence, Sir… »
Le temps suspendit son vol un instant, conscient qu’on parlait de lui.
« Continuez votre mission, Patriot 1. Dirigez vous vers le village. Over.
- Yes Sir. »
Il se fondit dans la nuit comme s’il lui appartenait déjà, et marcha contre le vent en direction de Gouvieux.


***


Washington D.C, Etat de Washington, FSA (Federal States of America)
4 PM, 1 mois après arrivée.

Le brouhaha de la colère. Un grondement sourd et une tension si palpable qu’on pouvait s’y cogner.
En pleine réunion de crise avec ses conseillers et ses chefs d’État Major, le président Carter arpentait le bureau Ovale avec la démarche d’un petit soldat de bois dans une horloge suisse. Il tournait littéralement en rond en rasant les murs de la pièce, sans jamais changer de rythme ni de trajectoire, les mains agrippées l’une à l’autre, le regard dans le vide, et la mâchoire si crispée que marmonner lui faisait mal.
Les Instances, réunies à huis-clos, discutaient, se disputaient, se rejetaient l’un l’autre la faute, les heures passaient, on se demandait quand l’Espace-Temps allait finir par se déchirer comme un rideau trop tendu, et le président de la première puissance mondiale faisait les cent pas.
Un mois entier que Paradoxe était dans la nature. La nouvelle se répandait comme une angine en maison de retraite, Dieu seul aurait su, si on croyait encore en lui, qui il avait bien pu rencontrer, et Jimmy Carter perdait maintenant le contrôle de la situation aussi facilement qu’un baby-sitter introverti au milieu d’enfants hyperactifs.
Il était furieux de se retrouver en première ligne. Furieux, et proprement terrifié. Mais cela il ne fallait surtout pas le montrer, et une bonne colère permettait de donner le change, et d’expliquer ces mains qui ne voulaient pas s’arrêter de trembler.

« Mais comment est-ce qu’on a pu merder comme ça ?! » cria-t-il soudain, stoppant dans la seconde les discussions et les disputes. 
Il était derrière son bureau, haletant et en sueur, et l’avait violemment frappé du plat des mains après avoir repoussé sa chaise du pied d’un geste gauche et nerveux. Tous le regardaient, tenus en respect, surpris de le voir finalement perdre son sang-froid.

« On le tenait, for fuck’s sake ! s’écria-t-il à nouveau. Il était là depuis une semaine seulement, seuls quelques milliers de personnes étaient au courant de son existence, on l’a fait traquer pendant deux semaines de plus par les agents les plus entrainés de la CIA, on a tout fait pour que les pertes civiles passent pour une attaque terroriste, et maintenant non seulement il nous a filé entre les doigts, mais en plus c’est nous qui sommes mis sur la sellette !
- C’est à dire, se permit Bill, son conseiller en communication, on nous reprochait déjà qu’il soit américain, maintenant que les français ont été mis au courant de l’opération Sandglass, ça ne redore pas vraiment notre blason…
- Américain, américain, parce qu’il parle anglais alors il est américain ? Pourquoi il serait pas britannique, ou australien tiens ? Enfin, merde, les français sont nos alliés depuis plus de deux siècles, on les a tirés de la Guerre Mondiale, ils nous ont sorti du bourbier vietnamien, ils peuvent comprendre qu’on essayait de régler la situation quand même…
- Le problème Mr le Président, enchaîna le Secrétaire d’Etat, c’est que vous… c’est que nous avons décidé de l’opération sans les concerter, ni eux, ni les Nations Unies. Et selon eux c’est ce qui a mis en péril sa capture. La Russie fait son beurre là-dessus.
- Du côté de la Chine, renchérit le vice-président Walter Mondale, on prétend même que nous sommes responsable de sa présence, et que nous avons commencé la mise en pratique de la particule de Dunne sans l’accord du CSI.[1]
- Ca m’étonne pas d’eux, ironisa le Président, ils ont au moins autant d’imagination que d’habitants chez eux, et ça fait une paye qu’ils nous ont dans le nez.
- Selon nos sources, ajouta le Secrétaire à la défense, la France et plusieurs pays d’Europe seraient prêts à se ranger du côté de Moscou. Du moins sur ce sujet là.
- Mais ces saloperies de russkofs ont vraiment rien dans la boîte à vodka ou quoi ? Ils ont décidé de faire sauter la planète ? Ils veulent vraiment provoquer une seconde guerre mondiale, alors qu’on est à l’ère de l’énergie atomique ? On s’oppose au Bloc rouge main dans la main avec l’Europe depuis plus de 10 ans, ils vont pas me lâcher maintenant… Je suis le Leader du Monde Libre putain !
- J’ai peur que le monde libre ne finisse par être tout seul, laissa s’échapper le jeune Bill sans entrain.
- On ne devrait pas plutôt se focaliser sur la vraie menace, et ce salopard ? La dernière fois qu’on a eu de ses nouvelles il traversait l’Europe de l’Est en direction de l’Asie, pourquoi on s’en prendrait pas à la Chine hein ? Si ça se trouve il est déjà chez eux !
- Pour l’instant on ne sait pas Mr le Président, sans preuves on ne peut rien avancer, de plus Paradox est à pied, il n’aurait pas pu se rendre si loin en si peu de temps.
- Paradox… Quel nom à la con… Celui que j’avais trouvé était bien mieux… »

Il se tut, ferma les yeux, et baissa la tête au-dessus de son bureau quelques instants. L’ensemble du cabinet attendit sa reprise de parole dans un silence angoissé. Même les mouches n’osaient plus voler. Quant aux cœurs de chacun, ils battaient si fort qu’en tendant l’oreille, on aurait pu y déceler comme une partition de djembé. 
Jimmy Carter prit une grande inspiration avant de parler à nouveau.

« Bon… Quelles sont les pertes ?
- On les évalue pour l’instant aux alentours de 350 tués et des milliers de blessés, annonça le chef des Armées, en comptant les civils, mais il est difficile d’avoir un nombre exact en l’absence de communication avec Chotska, et ça risque de continuer.
- Envahir une ville sous notre contrôle… Les Russes ont perdu la raison… Ou au contraire ils leur ont poussé des couilles comme des pommes de terre et ils ont décidé d’arrêter de réfléchir… On ne va pas pouvoir retourner en arrière. Vous savez tous ce que ça signifie. Attaquer une base des Etats Fédérés d’Amérique, dans un pays sous tutelle d’un gouvernement fédéral américain, est un acte de guerre. Cela indique clairement qu’ils déclarent finalement les hostilités au nom de divergences qui viennent finalement d’aboutir. »

Une nouvelle fois il se tut, et l’assistance le suivit docilement. Même les cœurs s’étaient mis à battre en silence. L’Heure n’était pas à la franche rigolade, et le Président Carter ne souhaitait qu’une chose : que l’Europe reste de son côté et fasse entendre raison à la Russie et au Bloc Rouge tout entier.

« Monsieur ? osa finalement le chef des Armées. J’attends votre feu vert. À vous de confirmer ou d’infirmer l’ordre, selon ce que vous déciderez. C’est vous qui avez les clés à présent.
- Je sais Bob, je sais. »

Il prit une profonde inspiration, et les regarda tous un par un, pauvres petits oisillons tombés du nid, qui comptaient encore sur leur mère pour apprendre à voler.

« Déployez les troupes disponibles. Mettez toute l’Armée en alerte maximum. Nous sommes à présent en guerre… Il n’y a plus qu’à espérer que la Chine ne s’en mêle pas. »

Il se tut dans un souffle comme s’il n’allait plus jamais prononcer le moindre mot, et sortit d’un pas rapide du Bureau Ovale pour ne pas montrer qu’il commençait à pleurer.


***


Nanchang, province du Jiangxi, République populaire de Chine.
12H30, 7 mois après arrivée.

Le vacarme d’une horde. Des centaines de pas qui martèlent le pavé, et les cris enragés de la vindicte populaire.
Paradoxe courait. Il courait à perdre haleine, le souffle sifflant comme une rupture de pression dans un tuyau de gaz, les yeux brouillés par la sueur et les jambes en feu. Il courait sans penser aux lois de la physique qui le rattraperaient tôt ou tard, à la fatigue qui convaincrait ses muscles d’arrêter leur effort sans se soucier des conséquences. Son cœur pulsait à lui en casser les côtes, et il s’imaginait parfaitement ce qu’avait pu ressentir la créature de Frankenstein, ou plus prosaïquement les soi-disant sorcières du Moyen-Âge face aux villageois prêts à les mettre au bûcher.
Derrière lui suivait la foule en colère. Une masse compacte de plusieurs centaines de personnes, une houle qui grossissait à mesure que les passants le reconnaissaient et se joignaient au mouvement. Ils le poursuivaient à pied, à moto, en voiture, ils se bousculaient ou s’écrasaient même les uns les autres, et lui devait sans cesse bifurquer, prendre des ruelles pour endiguer le flot, faire des détours, pour tenter de distancer la marée humaine qui se rependait dans les rues du quartier populaire de Nanchang. Quelle folie. Quel idiot il avait été.
Ils savaient qui il était maintenant, et tous n’avait qu’une idée en tête : effacer le Paradoxe.

Le monde était au bord du gouffre. Après l’Ukraine et les autres bases de l’Armée américaines en Europe de l’Est, la Russie avait frappé les Etats Fédérés d’Amérique sur leur propre sol en rayant de la carte l’île d’Oahu et le quartier général de la flotte Pacifique des FSA à Pearl Harbor. La réponse avait été immédiate, et bientôt la guerre entre deux géants s’était vue officialisée.
La planète se scindait peu à peu en deux camps, l’Alliance et le Bloc Rouge. La flotte et l’armée de l’air australienne avaient prêté main forte aux FSA en passant par le Moyen-Orient et le Canal de Suez sans l’autorisation des pays concernés, provoquant la colère de ceux-ci et de sérieuses représailles sur les bâtiments occidentaux. Ils finirent par entrer en guerre aux côtés des communistes.
Le Canada refusait de s’impliquer dans le conflit et de venir en aide à son voisin et allié, ce qui avait conduit à des tensions de plus en plus palpables des deux côtés de la frontière. Surtout en Alaska, qui se considérait menacé en raison de son isolement, et des possibilités pétrolifères de l’État qui faisaient déjà saliver des russes excités à l’idée d’envahir l’Amérique par le Détroit de Béring pour couper la principale ressources en hydrocarbures des FSA après que l’Arabie Saoudite ait cessé tout commerce avec eux.
L’Europe, elle, était à feu et à sang. Déchirée, divisée, elle avait fini par éclater, les différents pays de feu l’Union européenne se rangeant, selon leurs opinions et leurs dissensions antérieures, du côté du Bloc rouge ou de leurs ennemis.
La France n’avait jamais pardonné aux FSA, et avait finalement cédé aux pressions des pays d’Europe de l’Est, leurs principaux partenaires commerciaux et pourvoyeurs de main d’œuvre, qui peu à peu avaient intégré le Bloc Rouge devant l’apparente impuissance de leur tuteur officiel et la crainte de l’envahisseur.
Coincé entre des pays pro-américains comme l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie, et malgré le soutien de ses alliés belges, grecs ou néerlandais, la 4ème puissance mondiale était devenu un champ de mine, et la situation explosive avait finalement transformé l’Europe en zone de guerre générale.

Au milieu de tout ça, la présence de Paradoxe avait été confirmée en Chine, et on reprochait au pays de le cacher sciemment pour l’étudier. Des soupçons sur les relations des chinois avec la Russie et une appartenance officieuse au Bloc Rouge n’avait fait qu’empirer les choses, et si le gouvernement, soutenu par la République de Corée, déclarait sans ambages que personne n’avait à lui dicter sa conduite ou tenter une opération sur son sol sous peine de contre-attaque, l’Inde et le Japon avaient plusieurs fois menacé au nom de l’Alliance d’une attaque coordonnée si la Chine ne prouvait pas sa bonne foi en remettant Paradoxe aux autorités concernées.
Les troupes japonaises avaient débarqué à Taïwan et dans la Mer de Chine méridionale, et certaines unités étaient déjà entrées dans le Yunnan et le Guangxi en passant par le Vietnam. L’Empire du milieu devenait lui aussi une immense poudrière, et le gouvernement avait promis à quiconque ramènerait Paradoxe mort ou vif une récompense substantielle, et l’assurance que les hostilités cesseraient avant d’avoir commencé, sans que le Pays ne prenne part au conflit. Il ne tiendrait bien entendu pas sa promesse, c’était évident. L’occasion était trop belle.

Paradoxe courait toujours. Remettre de l’ordre dans sa tête, ressasser le fil des événements, réfléchir à la situation lui permettait de puiser son énergie ailleurs, et d’oublier la torture des muscles, des tendons, des organes qui s’activaient dans son corps jusqu’à la rupture, comme une locomotive incontrôlable dans un western de l’âge d’or.
S’il avait su. S’il avait su… Mais il était trop tard, il ne pouvait pas abandonner tout de suite, se laisser tomber là dans une rue silencieuse et se laisser submerger par la foule. Il avait encore des choses à régler, il lui fallait un peu de calme pour faire la paix avec lui-même. Et puis il y avait Xin-Qian.
Et elle attendait son retour. Elle attendait son amant du futur, blottie sur un matelas de fortune dans un immeuble abandonné, les mains passées autour de son ventre qui s’arrondissait déjà, les yeux humides d’avoir si peur, et les joues rouges d’aimer si fort.

Il redoubla d’effort pour distancer ses poursuivants, le cœur au bord des lèvres, le corps au bord des larmes, privilégiant les ruelles pour ralentir les engins motorisés, tombant et se relevant, manquant plusieurs fois de finir entre les mains de commerçants réactifs ou de poursuivants rapides, jusqu’à ce qu’il parvienne au bâtiment où Xin-Qian et lui se réfugiaient. Il fit le tour pour pénétrer par la seule entrée qui ne soit pas scellée, et pria pour que personne ne l’ait vu passer par ici.
Il monta les escaliers quatre à quatre sans penser à ses poumons qui s’atrophiaient, atteignit la porte de son appartement de fortune, et se laissa tomber contre le mur, essayant désespérément de reprendre son souffle sans alerter tout le quartier par sa respiration de réacteur d’avion. Il voulait avoir l’air un peu plus présentable, moins rouge et flageolant, quand il se présenterait à sa belle. Dehors il entendait les cris de ses poursuivants qui le cherchaient toujours, fouillant les recoins et frappant aux portes.
Il y avait de grandes chances qu’ils finissent par mettre la main sur lui. Sur eux.
Il se releva lentement, se força à respirer de même, amplement et calmement, comme le lui avait appris sa grand-mère, et entra dans la pièce.
Xia-Qian avait déjà les yeux rivés sur la porte, et tenait entre ses mains tremblantes un couteau abîmé qu’elle pointait devant elle. À la vue de Paradoxe, la peur qui lui serrait visiblement la gorge la quitta d’un seul coup. Elle lâcha son arme de fortune et se précipita vers lui.

« Kilal ! s’écria-t-elle en plongeant dans ses bras. J’ai entendu du bruit derrière la porte, je savais pas si c’était toi ou…
- C’était moi, la rassura Paradoxe/Kilal par réflexe, c’était moi… »

Ils se regardèrent un instant, les yeux brillants et le cœur à nouveau en avance rapide, puis s’embrassèrent longuement, délicatement, sous le grondement des hordes affolées qui se rapprochaient. Pour un spectateur extérieur, la vision de ces deux amants enlacés et vibrants, dans une pièce délabrée, au milieu du chaos ambiant, aurait eu quelque chose d’étrange, presque comique.

« J’ai peur, murmura Xin-Qian.
- Je sais, lui répondit Kilal. Moi aussi j’ai peur. Mais il va falloir que tu ais encore un peu de courage. Assez pour nous deux. Pour continuer.
- Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-elle surprise en le regardant dans les yeux. »

Ce fut la rue qui lui répondit. La rue grouillante qui invectivait le bâtiment désaffecté à la cantonade.
« On sait que tu es là dedans ! lança-t-on en dialecte gan, le plus couramment parlé dans le Jiangxi. On a encerclé tout le quartier ! On te laisse une dernière chance de sortir comme un homme, et de te rendre ! Après on entre et on vient te chercher ! »

Xin-Qian regardait son compagnon, terrorisée. Lui semblait à présent plutôt calme.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda-t-elle, des sanglots dans la voix, comment on va s’en sortir ? »

Kilal pris doucement son visage dans ses mains, essuyant au creux de son pouce la larme qui débordait déjà de sa paupière, et l’embrassa tendrement sur le front.

« C’est pour ça qu’il faut que tu sois forte, dit-il simplement. Je vais faire ce qu’ils ont dit, je vais sortir me rendre, une fois pour toutes. »

Sa compagne sursauta, écarquilla les yeux sous l’étonnement, et de longs filets salés glissèrent sur ses joues.
« Quoi ? s’écria-t-elle, non, non tu peux pas faire ça ! Ils vont te tuer si tu y vas, tu vas pas me laisser toute seule, qu’est-ce que je vais devenir ?!
- C’est justement pour que tu puisses devenir quelqu’un que je dois faire ça, expliqua Kilal. Pour toi, et pour le bébé. S’ils entrent ils ne feront pas de différence, ils nous tueront tous les deux. Il faut que ça s’arrête tu comprends, je peux pas rester ici, je suis une anomalie, et j’ai déjà fait trop de mal.
- Pas à moi. À moi tu n’as pas fait de mal.
- Je sais. Et c’est pour ça que je peux partir tranquille. Tant qu’ils seront occupés avec moi, ils ne penseront pas à fouiller le bâtiment, ils se rassembleront tous dans la rue. Prends l’argent, prends ton sac, et fuis par derrière, le plus loin possible d’ici, sans jamais regarder derrière toi. Prends le train jusqu’à Xiamen, prends un bateau pour le Japon. De là tu pourras partir aux Philippines, ou en Indonésie, n’importe où loin des terres, et tu y seras en sécurité pour élever notre fils. Ou notre fille, ça sera ta surprise.
- Mais tu ne sauras jamais si c’est une fille ou un garçon, tu ne rencontreras jamais ton enfant, pleura doucement Xin-Qian.
- Qui sait, sourit Kilal. Après tout, je viens du futur…
- Dernière chance, rugit une voix dans la rue.
- Je dois y aller maintenant. »

La jeune chinoise pleurait sans retenu, les yeux rouges et la gorge secouée de hoquets.
« N’ai pas peur, rajouta Kilal, tu vas vivre.
- Je t’aime très fort.
- Moi aussi je t’aime très fort. Et je t’aimerais toujours, même quand tu seras morte et que je ne serais pas encore né. »

Il l’embrassa une dernière fois en la serrant dans ses bras. Sur ses lèvres il sentit la peur, la tristesse et le sel. Mais par dessus tout, il sentit l’amour, et c’est cela qu’il emporta avec lui.
Lentement il recula, lentement leur bouches se quittèrent, et il garda sa main dans la sienne jusqu’à ce que la distance ne permette plus à leur doigts de se frôler, même en allongeant le bras.
Alors, après un dernier sourire, il se retourna vers la porte, et sortit affronter le destin du monde.





***




EPILOGUE


Un bunker, quelque part sous l’Himalaya.
À l’heure des éclairs, 2108.

C’est l’heure maintenant.
Il faut aller changer le cours des choses.
120 années de guerre. La plus longue de toute l’Histoire de l’humanité.  La plus meurtrière, et la plus étendue dans l’espace. 120 ans de conflit, et 5 ans d’Apocalypse en plus, sans soleil, dans la poussière et l’hiver nucléaire, conclusion d’un conflit armé qui ravagea la planète et emporta avec lui deux tiers de la population mondiale.
La Terre est morte, le ciel est rouge, la plupart des pays n’existent plus, et les conflits continuent, pour conserver ses tristes acquis, pour de maigres lopins de territoire, pour survivre. Même après la guerre qui n’épargna rien ni personne, les hommes se battent encore, tant qu’ils ont des armes, des envies, et de la haine.
En clans, en armées dilettantes, en bandes organisées, ils s’affrontent pour le peu qu’il reste, préférant la Loi du plus fort à la civilisation.
Et tout ça à cause d’un seul homme.

Tous le savent. Malgré la guerre, malgré l’horreur, malgré la chute de nos repères et de nos empires, nous avons continué à apprendre, à nous rappeler, à surtout ne jamais oublier. Malgré l’effondrement des sociétés, la science a gardé la tête hors de l’eau, nous avons survécu, nous avons perduré, dans des caves mal éclairées, dans des bâtiments délabrés qui vibraient à chaque coup de canon, au fond des déserts qui se vitrifiaient et des forêts qui tombaient, on nous a enseigné comment rester des humains, comment conserver notre savoir, et comment un simple homme avait pu traverser le rideau du temps et dérégler la machine de l’Humanité, comme un poignée de sable dans un rouage déjà grippé.

Je connais son nom. J’ai appris. J’ai appris ce qu’il fallait savoir sur l’homme responsable de nos malheurs, j’ai appris comment le retrouver.
Paradoxe. Voilà comment ils l’avaient appelé. Paradoxe, qui de ça seule présence avait détruit le monde, créant une haine profonde à son encontre pour toutes les générations futures. Certains prétendent qu’il n’est qu’un mythe, que c’est l’orgueil des hommes qui les avait conduit à s’affronter, jusqu’à ne plus savoir pourquoi. Je sais qu’il a existé, et qu’il existe peut-être encore quelque part à notre époque. La grand-mère de ma grand-mère lui avait dit l’avoir rencontré, et je crois ma grand-mère. Il est sans doute quelque part, préparant de son côté son départ pour le passé.
Et je le suivrai. Cela nous a pris des décennies, nous avons étudié la théorie sous les bombes, nous avons expérimenté aux confins du monde, et nous avons enfin percé le secret. Par l’esprit, la chimie, et la physique, nous pouvons aller plus vite que le son, que la lumière, que le temps lui même, et nous y déplacer comme on marche sur un chemin de terre. Moi aussi je sais comment voyager dans le temps, Paradoxe. Et grâce aux souvenirs de ma grand-mère, je sais exactement quand, et où je pourrais te trouver.
Je vais revenir.
Je vais me diriger vers le passé, te traquer, te débusquer, et t’éliminer avant même que tu ne puisses détruire le monde de nos ancêtres.

Je m’installe dans mon fauteuil d’avion récupéré sur une carcasse, je remplis ma seringue du liquide jaune translucide qui doit décupler les capacités de mon cerveau, et après un dernier clin d’œil à mon reflet dans le miroir ébréché qui me fait face, je plante l’aiguille métallique dans la perfusion pendant que mes yeux se ferment.

Je m’appelle Kilal, et je vais sauver le monde.




[1] Conseil Scientifique International

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