SCROFANOVAX
Au
milieu d’un tas de souvenirs pourrissants,
comme,
au restaurant, lorsqu’un garçon vous fait la note
et
énumère, à vos oreilles écœurées,
tous
les plats que vous digérez déjà depuis longtemps
(B-M Koltès)
PAPA,
c’est quelqu’un. Avec ses petites mirettes de furet engoncés
dans le repli des paupières, le nez exponentiel, la bouche épaisse
et luisante comme du cirage, les bajoues parsemées de poils
solitaires, il fend son chemin dans le monde. C’est
la personne la plus décidée que je connaisse. Tout file droit.
La
plupart du temps, il hurle des ordres. Fais ci, fais ça. Ta
gueule. Tu nous les casses. Fils de pute (là, Maman
rigole en toussant). La claque part souvent, administrée avec ses
gros doigts de scolopendres boudinés et huileux. J’ai alors la
joue chaude comme si j’avais mis mon visage contre la vitre du
four. Ou bien, variante, c’est le coup de pied au cul, comme un
mouvement réflexe, paf dans le gras de la fesse.
Par
contre, quand Papa
commence à picoler, il sait tout sur tout, il vous explique ça avec
les pupilles un peu dilatées, qui tremblotent comme de la gelée
dans le blanc d’œuf de ses yeux. Et comme il picole souvent...
C’est dans ces moments-là, c’est dans la beuverie qu’il veut à
toute force démontrer les grands mystères de l’univers. Les
bougnoules, les pédés, les politicards de merde, les assistés,
c’est un festival, tout le monde y passe, en rangs d’oignons,
alternativement, de l’un à l’autre (les frontières sont
poreuses). Décidément, la Terre est peuplée de bien vilaines
personnes. Quand Papa a bu, c’est le seul moment où il me parle
normalement. Il me prend par le bras (il serre un peu fort), décidant
soudain que je suis en mesure de comprendre des notions très
avancées pour mon âge : les
origines des inégalités parmi les hommes,
par exemple. Le problème est que sa parole se liquéfie
progressivement, à mesure de l’alcool ingurgité. A la fin ce
n’est plus qu’un clapotis caverneux traversé d’éruptions
sonores. Il finit par s’endormir, le front contre le bois de la
table.
Et
puis de temps en temps, il est pris de bouffées de tendresse, et
alors il faut toujours qu’il me bave dessus, m’embrasse et frotte
le papier de verre de sa joue contre mon visage. Je n’aime pas trop
ça : d’ordinaire, j’ai toujours envie que mon père me
prenne dans ses bras, soit tendre avec moi. Mais
quand il m’enserre comme ça, comme un grand orang-outan murgé, je
veux juste me libérer (il me fait mal). Mais quand je veux partir,
quand je me débats, il se met à couiner : « Mwais
pourquoi t’veux pas qu’j’te serre dans les braaaaaaas ».
Il essaie de me retenir de ses doigts graisseux, mais je file, je me
claquemure dans ma chambre. Il ne rentrera pas. Alors je l’entends
beugler : « Fiiiils indigne ! » Il tape sur le
chambranle. Je tremble. Je me bouche les oreilles. Je rentre en moi.
J’oublie. Je m’écroule de fatigue. Des fois, je me réveille sur
le tapis, le lendemain matin. Je n’ai pas eu la force de me glisser
dans mes draps. Papa me pompe mon énergie. L’éviter me prend du
temps.
MAMAN,
c’est quelqu’un aussi. Elle a des yeux remplis d’ombre, une
peau parcheminée, sèche comme du papier à cigarette (on a beau
lécher sa joue – j’ai essayé –, ça ne s’humidifie pas
plus). Elle a une voix qui descend dans les mines de charbon :
un grincement de rocaille dans une carrière à ciel ouvert. Elle
fume, aussi. Beaucoup beaucoup beaucoup. Et elle tousse. C’est
comme un pot d’échappement qui brinquebale. Ses poumons sont
macadamisés au possible. Elle a aussi des cheveux épars, des mèches
ébouriffées qui ne se décident pas à faire toison : ça fait
vieille chouette déplumée. Entre moi et moi (c’est mon secret),
je l’appelle : Maître Hibou. Comme dans la série. Elle
aussi, elle crie. Moins que Papa : quand elle pousse un peu trop
la voix, la toux la coupe, et elle se met à cracher, les épaules
secouées, la bouche comme les crapauds des reportages télé
National Geographic.
Alors
je grandis là-dedans, moi.
Je
suis fils unique, il n’y a personne pour prendre les coups à ma
place. Ou au moins répartir. J’aimerais bien avoir un petit frère,
histoire qu’on partage un peu les taloches. Et puis que ce soit
lui, un peu, qui se fasse serrer par Papa bourré. Moi j’aurais
Papa seulement lorsqu’il serait à jeun. Mais
quand il a bu, c’est un animal malodorant traversé
d’échauffements, ça bouillonne là-dedans, il bave et grogne.
Drôle
de Papa. Parfois j’aimerais qu’il crève.
***
Alors
un jour, Papa m’appelle. Il me dit qu’il y a une souris coincée
dans son nombril. Il retire son débardeur, me laisse voir sa chair
adipeuse marbrée comme un foie de volaille. Il me dit :
« Vas-y, mets le doigt dedans ». Son nombril poilu est
comme un œil sombre. Comme j’hésite, il me prend d’autorité la
main, et me fourre le doigt dans la grotte plissée. C’est
légèrement humide. Dès que j’ai enfourné la dernière phalange
de mon index dans le repli du nombril, Papa lâche un énorme pet
sonore. Ça se répand autour de lui, ça pue. L’air est chargé de
vestiges de picole décomposée. Aussitôt, mon paternel éclate d’un
gros rire hoqueteux. « C’est la petite souris qui est
sortie ! ». Je sors mon doigt. Au bout de l'ongle, il y a
un petit morceau de laine issue du débardeur, et bloqué dans la
cavité du nombril.
***
Ce
jour-là, je ne suis pas tranquille du tout. Je rentre avec un
bulletin de notes désastreux.
J’aime
pas l’école. J’arrive pas à écouter. La maîtresse a l’air
d’une autruche atrabilaire : elle roule des yeux de piaf,
derrière ses grosses lunettes. Elle est taillée comme une
allumette, anorexique dans ses habits de grand-mère. Elle crie :
« voulez-vous bien vous tenir tranquiiiillle !! » Je
ne l’aime pas non plus. Elle me hérisse le poil, y a du verre pilé
dans sa voix, ça crisse, ça irrite. Je suis incapable de prêter
attention à autre chose qu’aux intonations de sa voix (pas le
contenu) pendant l’heure de cours. Ça monte, ça descend, ça
crisse et ça clenche. Du coup, je comprends rien à ce qu’elle
dégoise. Un charabia.
Bon,
donc, je rentre chez moi en tenant le morceau de papier paraphé par
tous les profs. Il n’y a pas grand-chose de positif, je me suis
fait crucifier la peau des fesses, mais c’est pas direct : à
l’école on ne frappe pas, on écrit. Le problème est
que ça reste. Il y a une preuve. Élève dissipé.
N’écoute pas. Trimestre médiocre. Compromet son passage en classe
supérieure.
Mais
ce n’est pas ça le problème. Le problème s’appelle Papa. Il va
comme à son habitude me faire la leçon pendant une heure, tout en
commençant à descendre compulsivement son kil de rouge. Et je
n’aurai pas le droit de bouger... Je resterai droit comme un i, en
train de voir mon paternel expliquer en long et en large à quel
point sa scolarité à lui était supérieure,
limite si le directeur de l’école ne l’appelait pas « mon
fils » tellement il en était fier. Ça prend plus
tellement depuis le jour où Maman m’a montré ses vrais carnets
de notes. Mais ça, je ne peux pas lui dire : je ne peux pas le
défier comme ça. Pas maintenant. Pas encore.
***
J’ouvre
la porte. L’appartement est dans la pénombre. Il n’y a personne,
peut-être. Je rentre sur la pointe des pieds. Je suis pas très
rassuré. Une voix me parvient du fond : « C’est qui ? »
« C’est
Léo ! » m’écrie-je.
« Qu’est-ce
que tu veux ? » C’est la voix de Papa. Je redoute une
farce, un mauvais coup.
« Je
rentre de l’école... Tu dois signer mon carnet de notes ! »
Pas
de réponse. Puis, après un moment : « Plus tard. Plus
tard. Je suis... fatigué »
Je
commence à être intrigué : je m’approche. La voix semble
provenir de la salle de bain. La porte est entrouverte. Je jette un
œil à l’intérieur.
Papa
est torse nu, laissant son ventre déborder. Il se regarde dans la
glace. Il a l’air un peu vague. Il répète : « Oh bon
dieu ! Oh bon dieu ! » Il s’approche de la surface
du miroir, se scrute le fond de l’orbite. Il a vraiment une sale
gueule. On dirait qu’il a la chair du visage qui tombe un peu. Ça
me rappelle le basset de la voisine. Une gueule attirée par la
gravité. Là, c’est pareil : Papa s’est perceptiblement
alourdi. Il y a quelque chose de changé... jusqu’à son odeur. Ça
sent fort, mais ça sent pas l’odeur dense et agressive de mon Papa
habituel. C’est plus sauvage. On dirait presque qu’un tigre s’est
installé dans la baignoire pour que ça empeste autant.
Il
se tourne vers moi. C’est un choc : ses joues pendent sur les
côtés de la bouche. Exactement comme un chien. Ses yeux se
sont enfoncés, épaissis, sa peau est devenue plus coriace, la
teinte a foncé (elle fait terreuse). Son nez s’est
aplati, s’est garni de deux trous, comme pour une prise électrique.
Ce sont ses narines, probablement. Ses oreilles se sont déployées,
elles sont en forme de losange maintenant, plates et dressées. Je
recule, très sensiblement. Mais Papa me retient, d’une voix
pâteuse et plus rauque qu’à l’accoutumée :
« Tu
m’as dit que tu avais ton carnet de notes ?
-
Oui-oui. »
Je
pose mon cartable à terre, sors la feuille et un stylo. Je baisse la
tête, je prépare mentalement ma joue à la mandale qui va suivre.
Comme rien n’arrive, j’entrouvre un œil : Papa est en train
de signer le bulletin en s’appuyant sur les carreaux de la salle de
bain. Il me rend le document :
« C’est
bien. Très bien »
Mon
nouveau Papa est complètement dans les vapes.
***
Et
c’est ainsi que du jour au lendemain, mon père est devenu un
pourceau.
J’avais
assisté à la première étape. Après, ça s’est intensifié :
la peau devenait de plus en plus sombre, granuleuse. Il y avait des
soies qui sortaient de partout. Il prenait du poids très rapidement.
Pourtant, il n’avait plus guère d’appétit. Mon papa était très
déprimé, d’un seul coup. Sa lippe devenue pendante comme un bout
de jambon trahissait son émoi. Il agitait des yeux chassieux et
jaunes, craintifs. Il avait complètement perdu de sa superbe
d’humain pour devenir un superbe porc. Il continuait à parler
cependant ; et sa nouvelle voix était descendue d’un octave
supplémentaire. Ça faisait comme un souffle, qui sentait mauvais en
plus.
A
l’école, je n’avais rien dit. Je m’étais dit : les
copains, les profs, ils vont se foutre de moi. Je deviendrai le fils
du goret. La maîtresse me virerait de la classe, on me mettrait
dans un enclos boueux, avec les épluchures de patate de la cantine.
De temps en temps, les copains viendraient et me balanceraient des
endives pourries et des morceaux de carotte brunis, et
s’écrieraient : « mange, fils de cochon ». Alors
je tiens ma langue. Je ne dis rien. C’est Maman qui signe les
carnets de correspondance, qui se rend aux réunions de parents
d’élèves. C’est comme si j’avais perdu mon père. Mais en
fait, j’en ai toujours un : il est tapi dans l’obscurité, à
m’attendre tous les soirs. Dès que je rente, il se met à gueuler.
Plus fort encore qu’avant. On ne sait plus pourquoi. Juste le
plaisir de gueuler. Et il me frappe. Des coups de poings, souvent.
C’est
parce que Papa nage en plein milieu d’une citerne d’alcool. Il
picole. Mais violemment cette fois. Il ne sort plus. A cessé de se
rendre au travail. Refuse de voir personne. Ferme les rideaux. Et là,
dans la semi-pénombre de notre appartement, scotché à notre table
de formica constellée de taches diverses, il enchaîne verre sur
verre, avec tous les alcools à disposition. Bière, vin, prune,
liqueur, kirsch, whisky, vodka : c’est devenu une bauge à
boissons alcoolisées, un shaker porcin de mille flacons. Et quand il
n’y a plus à boire, il crie ! A ce moment-là seulement, sa
voix n’est plus humaine. C’est un RRRRRRRRUHHHHRRRR immonde. Ça
me glace les sangs. Je me griffe les joues, je me tape la tête
contre les murs, je m’enfouis le visage dans les rideaux, hagard,
harcelé. Je finis toujours par crier : « Maman,
achète-lui à boire ! » Ma mère, qui s’est barricadée
dans la cuisine, jaillit alors, comme si elle attendait mon signal.
Elle n’est déjà plus qu’une petite silhouette toute tassée,
presque momifiée à présent.
Maman.
Si vivante et calcinée à la fois. Maintenant, elle est comme un
fruit confit. Elle trimbale son visage lunaire et gris partout, la
lèvre violette, et roulant des yeux jaunâtres de biche. Elle est à
bout.
Je
ne sais pas pourquoi elle ne se transforme pas en cochon, comme Papa.
Histoire de faire un joli couple assorti. On les sortirait le
dimanche, dans leurs habits plein de rubans et de dentelle. Il
marcherait, Monsieur et Madame Cochon, fièrement, la tête haute, et
on dirait : « voilà les plus beaux cochons de la ville. »
Papa ferait un concerto de grognements, Maman baisserait son pantalon
et déféquerait une vaste pâtée marronâtre qui ferait les délices
des petits et grands. Notre ville s’enorgueillirait d’avoir des
spécimens uniques de cochons humains. Et moi, Léo le porcinet, on
m’adorerait. Je me serais transformé aussi, bien sûr ! Tel
père, tel fils : mon destin était en marche. Bon pied bon œil,
habillé d’une veste de velours, avec des jolis brodequins (ou des
guêtres), je danserais sur du Fred Astaire... Ce serait le succès :
et je ferais le tour du monde. J’éviterais juste les pays de ces
pourritures de Musulmans.
Et
je forcerais la maîtresse à manger ma merde.
***
C’est
arrivé un autre soir. Je rentrais de l’école. A cette heure-ci,
Maman est encore au boulot. Je vais me retrouver seul avec mon
paternel ivre mort qui me pincera, me tiendra des discours
incompréhensibles. Hurlera en me malaxant de gnons. J’attendrai
alors qu’il vomisse pour avoir un répit. J’irai dans ma chambre
et me barricaderai. Je l’entendrai farfouiller partout, les
tiroirs, les placards, à la recherche de je ne sais quoi.
J’entendrai le pschitt des canettes ouvertes,
le pop des bouchons extraits au tire-bouchon,
le glouglou de la bouteille de whisky. Maman
rentrera plus tard, elle devra passer la serpillière partout où le
gros aura vomi, pissé et chié. Je verrai dans l’œil de ma mère
un petit frémissement : le dégoût, et une petite goutte de
folie qui arrondit l’iris. Combien de temps cela peut-il durer ?
J’ouvre
la porte. La pénombre habituelle. Les rideaux sont tirés comme
toujours. J’essaie d’allumer, mais ça ne marche pas. La lampe du
plafonnier a dû griller. En tous cas, ça empeste encore plus que
d’habitude. Et cette fois il y a une sorte de parfum alcalin, aigre
qui flotte dans l’air. J’avance dans la semi-obscurité. Je sens
tout de suite la peau de mes couilles qui se ratatine un peu. J’ai
peur. Si Papa est encore en état de le faire, il va encore
m’attraper et me faire mal. En faisant quelques pas, je constate
deux choses. D’abord, ça crisse sous la semelle. Papa bourré a
encore dû balancer ses boutanches contre les murs. Il y avait
toujours ces traces brunes sur le papier peint, qui ne partaient pas.
Et c’était toujours Maman qui ramassait. Papa était de toute
façon d’habitude trop bourré pour bouger, pour aider (pas qu’il
en aie envie mais bon).
Le
crissement sous mes pieds n’est pas quelque chose de surprenant.
Mais quand même, ça crisse beaucoup. Il avait dû
prendre toutes les bouteilles vides qui s’accumulaient dans le
garde-manger, et les balancer une à une, méthodiquement, froidement
(ou alors en gueulant, les yeux pleins de larmes).
La
deuxième chose que je constate, c’est que dans les rares espaces
où le sol est dégagé de tessons de verre, la consistance est
poisseuse. Du vomi, de l’alcool, ou autre chose. J’arrive devant
la cuisine plongée dans le noir. Ça sent le brûlé, la viande.
J’allume la lumière. Ce que je vois alors, c’est comme un coup
de couteau dans l’œil.
Mon
père est affalé sur la chaise, devant la table, juste en face de
moi. Il me fixe sans me voir.
Il
y a du sang partout. Par terre, sur le carrelage, les murs. L’évier
déborde de vaisselle et d’hémoglobine mélangée à l’eau. La
table est couverte de casseroles remplies de liquide rouge.
La
chemise de mon père est entrouverte sur une poitrine poilue et
lacérée de profondes stries. Il s’est automutilé, ce
con, je pense d’un coup. Sa cage thoracique se gonfle
rythmiquement comme les joues des crapaud-buffles. Il respire. Il est
vivant. Un filet de bave ensanglanté pend de ses babines.
Je
m’aperçois que la mâchoire bouge. Il est en train de mâcher un
truc. Les yeux sont vitreux, tout noirs et luisants. C’est pas
tellement un regard humain. D’ailleurs, il n’a jamais autant
ressemblé à un porc. Un porc rescapé de l’abattoir, poursuivi
par le boucher, qui le lacérerait de son grand couteau, sur la
poitrine, sur les avant-bras.
Je
déglutis lentement, comme si j’avalais un caillou. Je reste coi.
Le sol de la cuisine est intégralement trempé de sang. Quand
Maman verra ça..., que je pense bêtement.
Et
puis, ça gicle d’un seul coup : « LÉÉÉÉÉOOOOOOOO ».
Papa vient de hurler. Il me regarde maintenant, le groin couvert de
sang et de sanies. « Approche ! Viens voir Papa ! ».
Je suis incapable de bouger. Le sang par terre, c’est comme de la
glu. Je sens comme un escargot qui me descend le long de la colonne
vertébrale. Il va me buter. Je remarque qu’il tient le
grand couteau de cuisine au bout de son bras droit tailladé.
« LÉO ! » Papa parle en gifles. Je recule
imperceptiblement, je ne veux pas rentrer dans ce lieu dégueulasse,
suintant le sang, la folie. Il se lève d’un coup, renverse la
chaise. Il court vers moi. Je ne peux pas l’éviter. Il m’attrape
par le bras. « Tiens, bouffe ! » Et il me fourre de
force un truc dans la bouche. Je ne veux pas. Je recrache. Alors mon
père me colle un gnon dans la tête, de toute la force de ses
phalanges. Je tombe en arrière, je me heurte la tête à la table du
salon, je ne vois plus que des étincelles. Je m’affale dans le
verre pilé. J’ai l’œil droit fermé. Je ne peux plus ouvrir les
paupières.
Maman
rentre. Elle crie. Tout est confus. Je concentre ma conscience en
débris dans une seule direction : fuir. Je rampe, je me relève
titubant. Mes jambes ne me porteront pas, j’essaie, je vacille, je
me raccroche au rideau. Ça devient terriblement strident, derrière
moi. Cramponné au tissu, j’ai la force de jeter un coup d’œil
en arrière. Papa est en train de faire une clé de bras à Maman qui
a la bouche ouverte comme un gouffre. Ça me fait mal, ça me fait
mal de voir tout cet espace de nuit qui lui remplit la bouche. Papa
lui plaque le visage contre la table, et il essaie de lui enfourner
quelque chose entre les dents. La lumière provenant de la cuisine
décalque leurs silhouettes qui paraissent quasiment danser.
Je
me glisse dehors en me cognant contre les murs, j’ouvre la porte,
je descends les escaliers en tombant sur les dernières marches, je
m’engouffre dans la nuit, souffle froid, vague rumeur de la ville.
Je me traîne jusqu’au terrain vague, je me roule sur le talus. Je
suis dos face au ciel. Je vois les étoiles. Et une boule compacte me
remonte la gorge (je n’ai pas avalé pourtant), je me mets
de côté, et je recrache. J’ai le visage constellé de vomissures.
***
Il
y a du bruit là-dehors. Des rires d’enfants. Des roucoulements de
pigeons. Des klaxons. Le brouhaha urbain.
Mes
pieds tapent l’un contre l’autre. Mes doigts se crispent dans
l’herbe du talus. J’ouvre un œil. Un seul. L’autre a été bel
et bien cloué par les phalanges de mon père : je ne peux plus
l’ouvrir. Je vois une moitié de ciel, vaste et moutonnée de
nuages. Je me sens endolori. Le visage est insensibilisé. Le corps
fait mal. J’ai des courbatures. Un goût de vomi dans le palais. Je
rote. Ça a un goût aigre, mauvais. Je me mets debout. Il fait beau.
Je suis en plein milieu du terrain vague. Je suis tout seul,
complètement groggy.
J’ai
donc passé toute la nuit couché sur le petit tertre, au centre du
terrain vague. Nuit comateuse, paupière de l’oubli. La scène de
la veille, non, ça c’était un cauchemar. Un épisode absurde.
Inconsciemment, je touche mon nez. C’est encore un nez. Il ne s’est
pas encore changé en groin.
Et
je pense : Maman ! Est-ce que Papa l’a tuée ? Il
l’a dépecée avec son grand couteau de cuisine, il lui a arraché
les viscères, il l’a bouffée... Une nuée de panique s’installe
dans mon plexus. Je me mets à courir, manquant de dégringoler du
petit tertre. Je zigzague dans le terrain vague. Direction :
l’appartement. Là, juste devant : la tour de lotissement. Je
dois atteindre le numéro 213, je dois voir ce qui est arrivé. La
police doit être là, les secours, la morgue. Les voisins
éplorés. Je suis orphelin, je suis orphelin, Maman. Que
je me répète. Je pousse la palissade. Je suis dans la rue, c’est
juste en face. Il y a un attroupement, en bas, devant la cage de
l’ascenseur. Une fumée s’échappe. Ça sent la viande. Merde !
Je me dis, ils sont en train de cuire mon père ! Ils
l’ont surpris en train de bouffer ma mère, ils l’ont choppé,
ils l’ont égorgé, maintenant ils le grillent au barbecue ! Ils
se sont fait justice !
Je
me faufile à travers les adultes. J’entends des exclamations. Il y
a plus de monde que je ne pensais. Et d’ailleurs beaucoup de gens
accourent. Quelqu’un lance : « Yiipeee ! ».
Je ne comprends pas. Les gens sourient. Ah bon. Je franchis enfin le
cordon de badauds pour débouler tout devant.
Maman
est là, avec un énorme sourire. Énorme, énorme. Le plus beau
sourire que je ne lui aie jamais vu. Elle irradie littéralement.
Elle a un tablier noué autour de la taille. Elle touille une grosse
bouillie rougeâtre dans une marmite d’aluminium. En-dessous, un
réchaud. Une table sur tréteaux a été installée dehors. A sa
gauche, il y a Monsieur Denis, notre boucher. Il prend du boudin
noir, il en vide le contenu dans une poubelle. Je ne comprends pas
pourquoi il jette ainsi sa marchandise. Il ne veut pas la vendre ?
Au lieu de cela, il récupère les boyaux, les rince avec de l’eau
en bouteille. Puis il cherche l’ouverture de la poche transparente.
Il met le bout ouvert dans la queue d’un entonnoir, il le fait
glisser. Puis il prend une louche de la marmite de liquide rouge
préparé par ma mère, en verse par l’autre bout du boyau.
Celui-ci se remplit, enfle. Avec toute l’habileté du métier, le
boucher lie le boudin nouvellement fait avec de la ficelle, aux deux
extrémités. Je remarque alors à son côté une immense chaudière
à boudin. Ce que je vois est tellement incongru que je rentre dans
une espèce d’hébétude pendant de longues minutes. J’ai la tête
qui me tourne, j’ai une migraine horrible. J’essaie d’interpréter
la scène. Notre boucher a vraiment déplacé tout ce matériel pour
faire de la saucisse en plein air, comme ça ? J’ai
l’impression d’avoir dormi plusieurs jours, plusieurs semaines.
Où est Papa ? Est-ce que Monsieur Denis l’a tué ?
Est-ce que Maman s’est remariée avec lui ? Est-ce qu’ils
tiennent un stand de boucherie en plein air, comme ça, tous les
jours, en bas de chez nous ? Qu’est-ce qui se passe ?
Les
boudins sont bien cuits. Monsieur Denis prend une pince, en prend un,
qu’il dépose sur une feuille de papier sulfurisé. Il ajoute une
petite serviette en papier, un peu de sel, et la préparation est
bonne à être mangée. Je m’aperçois qu’il y a une queue de
clients. Le premier de la file s’approche, donne deux euros, puis
tend le bras. Monsieur Denis donne un coup de tampon à motif de cœur
sur le dos de la main. Manière de dire : A voté. Ou plutôt :
a mangé. Le monsieur reçoit le boudin. Il souffle doucement
dessus : c’est encore chaud. Il attend que ça refroidisse,
les yeux brillants.
L’attroupement,
c’était ça. Des acheteurs de boudin noir, préparé en plein air
par Maman et Monsieur Denis. La pensée de cette absurdité me donne
le courage de me lancer en avant vers Maman. Celle-ci, qui est en
train de verser un mélange d’ail, d’oignons et de fines herbes
dans la marmite, interrompt son geste. Elle me renvoie derechef un
éclatant sourire.
« C’est
toi ! Où étais-tu donc fourré ? Tiens, va demander une
part de boudin à Monsieur Denis ».
Maman
a l’air d’avoir dix ans de moins. Et d’un coup, je repense à
sa face convulsée, cette grande bouche ouverte sur un cri silencieux
pendant que Papa lui tordait le bras, les traits porcins révulsés
en un masque d’épouvante, dans la lumière rouge bavée par la
cuisine.
« Je
rêve. Je dois être mort »
Je
marche presque sans m’en rendre compte vers Monsieur Denis. C’est
comme une force qui me tire jusqu’à lui. Il me regarde, les yeux
pétillants.
« Ah,
toi aussi, tu veux du boudin ? Bien sûr, tu es prioritaire. Tu
vas te ré-ga-ler ».
Et
il me pose dans la main un boudin enveloppé. C’est encore chaud,
je ne peux pas le manger tout de suite. Tout en soufflant sur le
morceau de viande cuit, je jette un coup d’œil à mon voisin, le
dernier client. Celui-ci dévore le boudin à grandes bouchées, les
yeux larmoyants, en poussant de petits soupirs. On dirait un clochard
qui prend son premier repas chaud après trois jours de jeûne. Je
sens que quelque chose, là-dedans, profondément, est...
incongru. Les clients qui ont fini leur repas pleurent à
chaudes larmes. Leurs lèvres tremblent de remerciements muets,
adressés au ciel, ou au boudin même. Ils sont tous émus,
humidement émus. Certains sont à genoux, les yeux révulsés. Je
regarde mon boudin qui refroidit lentement. Qu’est-ce qu’il
y a dedans qui le rend si bon ? que je me demande. A côté
de Maman, il y a toute une cohue qui se presse et s’exclame. Je
m’approche tout en tenant mon trophée de chair cuite.
J’aperçois
Papa. Il est assis sur une des chaises de la maison. Il est torse nu.
Son ventre considérable se pavane. Son thorax poilu est sillonné de
lacérations. Il a quatre tuyaux qui viennent se planter dans les
bras. Il y a une sorte de pompe qui ronronne, et qui aspire son sang
(il vient goutter dans des cathéters). L’un d’entre eux est
quasiment plein. Un homme que je ne connais pas s’en empare, et le
verse dans la marmite de liquide touillée par ma mère.
Autour
de mon paternel, les clients, sincèrement émus, n’arrêtent pas
de le congratuler bruyamment, avec des grands sourires. Papa sert des
mains, sa grande tronche de goret particulièrement réjouie.
Le
boudin est fait avec le sang de mon père.
Je
lâche ma saucisse noire. Elle tombe au sol sans bruit.
***
Je
suis blanc comme un verre de lait. Je tangue entre les passants sans
les voir. Je suis fatigué. Je veux juste me coucher. Mais je ne veux
pas manger la charcutaille de mon père. Jamais. JAMAIS.
Je
veux m’éloigner le plus vite possible de ce réceptacle de magie
noire, de cet esprit de meute en adoration devant Papa. Ils
l’aiment, tous. Tous. Je dois leur expliquer, je dois leur dire
ce qui est arrivé hier.
Comment
il a fait du mal a Maman. Comment il s’est automutilé, comment il
a foutu du sang partout dans la cuisine... Qu’est-ce qu’il
faisait, au fond ? Le brouillon d’aujourd’hui ?
Oh,
m... Le salaud a
essayé de me faire avaler de force son sang cuit ! que je pense
soudain. Heureusement que j’ai recraché... Il veut forcer le monde
entier à le bouffer. Et le monde entier en redemande. J’étais son
premier cobaye (-erreur :
il était déjà en train de s’autogoûter dans la cuisine quand tu
es arrivé, tu le sais, tu l’as vu mastiquer).
Je
dois dire aux gens. Je dois expliquer. Mais je ne peux pas
intercepter la foule. Tous se précipitent en sens inverse. Il n’y
a que moi qui aille dans la direction opposée. C’est un courant,
je me heurte, je veux les arrêter, les agripper par les vêtements,
les tirer hors du champ d’attraction... Je suis trop petit, je
passe à travers les revers des vestes comme à travers des rideaux
successifs, combien sont-ils...
Je
me retrouve soudain face à face avec trois élèves de l’école :
Arthur, Xavier, Lucas. Le clan. Je ne les aime pas. D’ailleurs, je
ne leur ai jamais adressé la parole. Cette fois-ci, les mots se
précipitent vers la sortie de ma bouche, je veux leur parler, leur
dire de fuir, leur dire de ne pas s’approcher de la boucherie
improvisée, de ne pas mordre dans la chair noire et odorante,
attirante...
Je
reste cependant bouche bée. Les trois m’ont déjà entouré,
enthousiastes, et m’assaillent de paroles, comme s’ils
n’attendaient plus que moi.
« On
vient de manger le boudin de tes parents ! »
-
C’était génial ! J’ai jamais rien mangé d’aussi bon !
-
Hallucinant !
-
On le sent.
-
On le sent.
-
Mortel.
-
C’est le truc ultime.
-
Et c’est ton père en plus.
-
On t’envie trop.
-
Tu en as de la chance.
-
Pouvoir en manger tous les jours...
-
Ah oui ! Vraiment de la chance !
-
Veinard !
-
C’est la folie depuis ce matin ! Depuis qu’ils ont commencé,
ca arrête pas !
-
Toute la ville est en train de venir.
-
C’est de la bombe.
-
Eh ! T’as pas un truc pour effacer l’encre ? Parce
qu’ils nous mettent un tampon pour éviter qu’on en reprenne trop
d’affilée... »
Ils
me montrent fièrement le dos de leurs mains. Le motif d’encre en
forme de cœur. Je hausse les épaules en signe d’impuissance. Ils
ont l’air déçus.
-
Ben oui mais il faut attendre demain pour en avoir un autre !
-
Tu peux pas faire quelque chose ?
-
C’est ton père après tout !
-
Tu peux pas nous en apporter en douce ? »
Je
hausse une nouvelle fois les épaules. La gorge me serre, je ne peux
plus parler.
-
Bon ben tant pis alors.
-
Ils ont dit qu’ils allaient ouvrir demain matin à 6 heures.
-
Je serai là !
-
Moi aussi.
-
Je peux à peine attendre.
-
Ouais.
-
On peut pas commencer les cours sans.
-
...Sans ce machin chaud qui réchauffe le bide.
-
...Sans ce machin chaud qui réchauffe le bide. Tout à fait.
-
On sera là demain en tous cas.
-
Immanquable.
-
Sans faute.
-
Sans faute.
Je
m’attends à ce qu’ils me sortent un « Amen »
tellement ils ont l’air pénétrés. Ils m’ont parlé en
bourrasques, habités par je ne sais quoi. Ils me rendent triste,
tellement triste. Ils se sont coupés de moi. Je vois qu’ils ont
pleuré, ils ont les yeux rouges et gonflés. Pleure de joie. Ce
qu’ils ont mangé leur a déchiré le cœur. Maintenant, je le
sais : ils aiment mon père. Ils sont intimement
liés à lui. Plus que je ne le pourrai jamais.
Et
ils n’ont même pas remarqué mon œil poché, épais comme un
abricot. Pas non plus mes habits salis par l’herbe du talus, les
traces de gerbe sur le pull, les zébrures des tessons de verre sur
mes mains, la pâleur mortelle de mon teint... Ils ont oublié tous
ces détails. La seule chose qu’ils font, c’est me regarder
béatement, avec un grand sourire abruti, la mine solaire, pleine de
chaleur, comme s’ils s’étaient abîmés dans des oreillers de
douceur, à en perdre les os, à en devenir tout mou, un marshmallow
de tendresse et de force qui les aurait saisis, transformés,
malaxés, rendus aimables et attendris. Je suis vraiment
devenu leur Porcinet, je pense, le fils de Monsieur Cochon, le
plus beau goret (spécimen !) de la ville. Mais au fond de leurs
yeux, je vois pressée contre leur pupille comme contre un hublot, la
face immonde de mon père... Il me regarde, j’ai l’impression. Il
s’est installé dans leurs globes oculaires, dans leur bouche, dans
leur poitrine, dans leur cœur. Et ils sont charmés.
Je
serre les dents à m’en faire péter la mâchoire. Je sens bien
clairement, comme un sous-marin qui remonte en dépressurisation
d’urgence, la petite mécanique de la HAINE la plus pure qui me
grimpe le long de l’intestin, qui se propulse droit dans mon
cerveau comme une flèche, ivresse, fureur à m’en faire hérisser
les poils. Tout ce que je ne pouvais exprimer, tout ce que j’avais
refoulé, tous mes espoirs d’avoir de l’attention, de l’estime,
tous ces moments à quémander des gestes humains, tendres,
affectionnés, à guetter derrière les repoussances l’embryon
d’une relation père/fils, du respect, un Papa normal, même
chômeur, même pédé, même musulman, pas ce PORC qui détruit,
casse tout ce qu’il bouge, et maintenant après nous avoir torturé
Maman et moi pendant tout ce temps, il se fraie un chemin dans les
cœurs, dans les âmes des gens, il se fait passer pour de
l’amour, comme d’habitude, pour envahir la tête, regarde, il
est déjà dans tes potes (ce n’était pas mes potes !),
il les a mis de son côté... Il les ronge, patiemment. Il va ronger
tous les habitants de la ville, leur bouffer les sangs, le parasite,
le pourceau, il aspire, il tire, de l’au-delà il veut contrôler
les consciences, les boudins sont comme ses étrons, vous bouffez ses
étrons, arrêtez, bande de cons, vous courez droit dans la
savonnière, vous allez vous retrouver entre ses dents et sa
langue... Il y a tant de bulles de haine qui viennent éclater dans
mon cerveau, je n’y vois plus clair, ils m’opposent leur amour
béant comme des missionnaires apprentis charcutiers, j’en attrape
un par le col, je vois au fond de ses yeux mon père qui rigole, je
vais lui arracher les yeux, à mains nues, non, ça ne va pas,
donnez-moi un cutter, un canif, un objet tranchant, que je lui
fouaille la cornée, que j’extraie le MAL qui s’y dandine, je
l’ouvrirai en deux comme un chapon, je traquerai au sein de ses
tripes toute la présence de mon père, sale liquide noir, ils ne te
digéreront pas, tu ne te diffuseras pas dans leur organisme,
j’extrairai tout, je trancherai tout, je les purifierai malgré
toi, malgré eux...
Mais
je lève les yeux, et je vois la foule qui me regarde, aimante,
compassionnée. Ils ont tous mangé du boudin. Ils aiment mon père.
C’est irrémédiable. C’est trop tard. Je ne peux pas les
disséquer tous. Tous les bistouris de la ville n’y suffirait pas.
Mes bras retombent.
Je
tourne le dos. Et je cours comme une fusée, sans prendre garde où
je vais, qui je bouscule, dans le froissement continu d’une masse
infinie d’habits.
***
Sous
un pont, un petit garçon roulé en boule, épuisé, affamé. C’est
moi. C’est Léo.
Un
cancrelat s’approche. J’ai la main ouverte, paume en l’air.
L’insecte avance, un peu timide. Puis il grimpe, et trottine le
long de la ligne de vie. Crac ! J’ai refermé les
doigts, de toutes mes forces. Je porte la main à la bouche, je gobe
le petit tas de chitine humide. Ça bouge encore un peu au moment où
je mâche. Ça a un goût âcre, ça pique la langue, c’est
infernal à broyer des dents ce truc, la langue s’active, ça
gratte le palais. J’arrive à avaler, en crachant.
Je
ne veux plus manger que des insectes.
Je sais que tout le monde est en train de déguster les boudins de
mon père. J’espère bien qu’il se tarira. Il va bien finir par
se vider complètement ! Il n’y a plus qu’à attendre...
Attendre. Les habitants vont lui lécher le sang jusqu’à la
dernière goutte. Et Papa crèvera.
Alors,
en attendant, je me nourris d’insectes. Je n’ai pas le choix.
C’est ça ou le boudin. Je vais bien finir par trouver ça bon.
Je
repose la main par terre, paume tournée vers le ciel. Un autre
cafard s’amène. Le piège est en place.
***
Maman.
Au
crépuscule, les ombres dansent, la ville s’est parée de diadèmes
de lumière, et moi je cours la rage au ventre. Pourtant, faible.
Très faible. J’ai encore vomi (la diète au cafard c’est pas
génial, mais un jour je m’y habituerai, je m’y habituerai, il le
faut). Je me précipite pour Maman. Son image m’a sauté à la tête
alors que j’étais courbé dans les hautes herbes, dégueulant ma
bile (c’est ça quand on a presque rien à vomir).
Maman... Elle
est en danger. Elle au moins je peux la sauver Je peux l’arracher
du porc. Je sais qu’elle aussi elle a mangé le boudin, plus d’une
fois certainement. Mais je sais qu’elle m’aime aussi. Pour moi,
elle acceptera de tuer le monstre. Un coup de couteau dans la gorge,
schouik ! Les cris, le sang qui emplit le matelas. Le corps mort
du paternel. On lui fermera les yeux, on le laissera là, on s’en
ira quelque part après le meurtre. On sera tous les deux. Et on aura
sauvé le monde. On aura stoppé la propagation du cochon. On aura
protégé l’univers de la grande porcherie.
Des
étoiles tourbillonnent sur mon front gelé, je n’ai rien mangé de
la journée sauf des bestioles noirâtres et croustillantes, puis je
les ai gerbées, je trébuche, tombe, me relève. Les passants me
regardent bizarrement. Je me fous de savoir si ce sont des sectateurs
du boudin ou pas. Maman, Maman d’abord. Fonce, Porcinet.
J’arrive
en bas de chez moi. Il y a des dizaines de tentes installées par
terre, à proximité du stand de boucherie laissé tel quel à la
belle étoile. Ça sent la barbaque (dieu, que j’ai faim, ça me
mord le bide), le barbecue de plein air. Même maintenant, il y a
une queue de plusieurs dizaines de personnes. Ils veulent être les
premiers demain à manger les boudins tout frais tout chauds.
Je
suis devant la porte. Numéro 213. Je tiens à peine debout. Je ne
veux pas sonner à la sonnette, je veux juste rentrer discrètement,
ne pas avertir le dragon. Ma clé a du mal à rentrer dans la
serrure, je tremble tellement. Le trou gigote, je me balance d’avant
en arrière. La faim me brouille les gestes. Pour Maman, courage. Tu
la verras, et tu pourras manger. Au moins ça...
Je
parviens enfin à rentrer. Les rideaux sont ouverts, la lumière du
soleil couchant vient me taper dans la gueule. Le profil de Maman s’y
détache en ombre chinoise. Elle est assise. Je vire les papillons
qui picotent dans mes yeux : je distingue mieux. Tout est rangé
de manière absolument parfaite. Immaculé, comme les salons
d’exposition des magasins de meubles. Toute trace a été effacée.
Ça sent le détergent, avec une touche d’huile essentielle.
Papa
est allongé sur deux chaises, sa tête est sur les genoux de Maman.
Elle lui caresse doucement le cuir chevelu. Lui dort comme un bébé,
une expression tout à fait tranquille sur son visage. La Bête est
assoupie : apaisée.
Maman
se tourne vers moi. Elle est à contre-jour, je ne vois que le blanc
de ses yeux qui brille comme des dents. Elle est très calme,
sereine. Comme si elle avait dû encaisser l’inéluctabilité d’un
décès, la douleur, puis l’apaisement. Elle revient d’une grande
tempête. Elle me dit de son inimitable voix rauque :
« C’est
toi. Tu rentres tard. Tu as faim ? »
Mon
estomac fait la ola en entendant cela. Je ne vois plus que le visage
tout sombre de ma mère, comme retenant la lumière. Je fais :
« Maman...
-
Oui ?
-
Fais attention. Il... euh lui. Là... »
Incapable
de parler, je montre du doigt la forme couchée dans son giron. J’ai
des suées qui me déconcentrent. Je dois rassembler mes efforts
parce que je suis éreinté, je ne peux pas beaucoup parler. Je dois
dire l’essentiel en quelques mots.
-
Là... Le cochon...
Le
visage de ma mère bouge imperceptiblement. Je ne vois que de
l’ombre, mais je sais qu’elle est contrariée.
-
On ne parle pas de son père comme ça...
La
phrase a été dite sur un ton posé, de vérité générale.
-
Tu devrais le plaindre. Il est tellement, tellement fatigué. Il a
tant donné aujourd’hui... Sa vie, son sang. Il en avait des
réserves épatantes. Des réserves prodigieuses. Il a produit des
dizaines de boudins. Je le voyais s’amenuiser... les joues se
rentraient... les lèvres blanchissaient... Les yeux devenaient
absents... On a arrêté alors. On est reparti sous les
applaudissements. Bien sûr, certains ont été frustrés, mais
ils... »
J’interromps
ses petits coups de pinceaux verbaux :
-
Mais hier... C’était horrible... Il t’a fait du mal... »
La migraine tombe sur moi comme un parpaing.
-
Ce qui s’est passé hier soir était exceptionnel.
-
Mais...
-
Tu n’as rien compris. Je le sais. Sinon tu aurais été touché...
tu aurais été convaincu. Mais tu refuses de voir l’évidence. Tu
es le seul à ne pas avoir mangé. Quelque part, ça me fait honte. »
Tout
ça énoncé avec une sérénité presque dérangeante. Cela devenait
de plus en plus dur de fixer cette silhouette parlant tout bas (pour
ne pas réveiller le porc ?). La migraine s’était changée en
une barre à mine qui me traversait les lobes cervicaux.
-
Sache que ton père a fait l’une des plus grandes découvertes de
l’Histoire de l’Humanité. Il a décidé de se saigner, de se
lacérer pour verser son sang, et le cuire. Lui qui se traînait dans
la dépression, qui ne savait pas quoi faire de sa carcasse, s’est
lancé dans cette expérimentation. Ça s’est passé sur un coup de
folie. Il a commencé par se goûter lui-même. Et il a
compris. Après, il a voulu t’en donner à toi. Mais tu as
refusé. »
Je
sens ses yeux sur moi. Je souffle :
-
Mais toi-même tu ne voulais pas !
-
Parce que je ne comprenais pas. J’avais encore des écailles devant
le cœur. J’ai goûté ton père. C’était extraordinaire. Je
l’ai senti, dans toute sa spécificité, ses espoirs, son amour
pour moi, toutes les contradictions, les hésitations, les
maladresses, tout ce qui en fait un être touchant. J’ai compris
tout ce qui nous unissait tous les deux. Mais toi, tu as choisi de
sortir de la famille, de ne pas reconnaître ce qui nous unissait si
fort... Alors, le suivant, ça a été Monsieur Denis, qui a tout de
suite accepté de nous aider. Et maintenant, toute la ville est
derrière nous. Tout un chacun a pu saisir toute la profondeur de
l’amour de ton père pour le monde, ton père qui s’est ouvert le
flanc pour nourrir ses enfants...
-
Mais pas moi.
-
Mais pas toi. »
Maman
se glace. Elle cesse de diffuser son phrasé bas et monocorde,
languissant. Et une fois rompu le fil de la parole, la présence
devant moi devient de plus en plus ténue, avalée par la lente
montée de l’obscurité.
-
Il est encore temps de nous rejoindre. Il est encore temps de venir
manger le sang de ton père. De réintégrer la famille. Viens, comme
le fils prodigue, t’excuser auprès de Papa. »
La
pièce est infiltrée de ténèbres. Les contours de mes parents
fusionnent. Je perçois un infime grattement. C’est Maman qui
gratte le cuir chevelu de mon gros pourceau de père.
Je
vois qu’elle est de son côté. Je ne peux pas la sauver malgré
elle. Il me faudrait des trésors de force. Il me faudrait la
prendre par les cheveux, et la tirer hors de l’appartement.
Mais
je ne peux pas accomplir ce programme. Je suis à bout. J’émets un
son ambigu : une longue expiration articulée. Elle vaut pour :
découragement, indifférence, embarras, épuisement. Je tourne les
talons, je vais dans la cuisine propre et nettoyée comme un bloc
chirurgical. J’ouvre le frigo : plein de casseroles
dégoûtantes de sang, des paquets de boudin dans du papier
sulfurisé... Les restes, en somme. Et dans un coin, intact,
préservé : il y a une vieille carotte. 4 yaourts. Un morceau
de camembert. Une tomate flétrie. Et 3 grains de raisin. Je vais
chercher le couteau de cuisine dans le tiroir, puis je reviens
prendre le tout, que je serre contre ma poitrine. Je repasse par le
salon pour aller dans ma chambre. Je m’arrête un instant.
Maman
n’a pas bougé. Papa dort toujours. De les voir ainsi enlacés -
tendrement, sans conflit, je ressens le besoin, moi aussi, de faire
partie de la famille. L’espace d’un instant, je suis sur le
point de tout jeter par terre, de me précipiter vers le frigidaire,
et de me bourrer de boudin. Devenir comme eux, m’insérer dans le
tableau - tendrement, sans conflit. Oublier ma défiance et devenir
ce que j’ai toujours rêvé de devenir : l’enfant d’un
père.
Mais
à ce moment-là, dans son sommeil, Papa lâche un criaillement
suraigu, qui se prolonge aussitôt en grognement caverneux. Le cri
d’un monstre. Et Maman, rendue si pure, adoucie, intouchable, est
sous son charme. Un jour, je tuerai le pourceau, et je la libérerai.
Je
claque la porte de ma chambre et mets le verrou.
***
Ça
crie beaucoup, tout d’un coup. Et ça tambourine, ça secoue, ça
piétine. Qu’est-ce qui se passe ?
Je
me réveille ; j’ai encore dormi par terre. Un coup d’œil à
la pendule : 7 heures du matin. La lumière du jour tombe de la
fenêtre entrouverte de ma chambre. Autour de moi, on trouve les 4
yaourts récurés. Le reste, carotte, tomate, camembert, raisin, a
disparu dans mon ventre. Heureusement qu’il était resté quelques
victuailles autres que notre plus fameux produit maison.
Je
me redresse. C’en est après la porte d’entrée que l’on en a.
A l’oreille, j’estime que le bois est en train de céder :
les sons sourds deviennent de plus en plus nets et secs. Je défais
le verrou précautionneusement. Je jette un coup d’œil par
l'entrebâillement de la porte de ma chambre. Des citoyens furieux
ont défoncé l’entrée et sont en train d’investir
l’appartement. Ils scandent : « Du boudin ! Du
boudin ! » dans une espèce de parodie de manifestation.
Maman se tient crânement devant eux. Je ne vois pas Papa.
-
Non, messieurs-dames, vous ne passerez pas. Il n'y aura pas vente
aujourd'hui. Il est trop fatigué de la veille, il a besoin de
récupérer. Vous savez, même s’il a une certaine ressource, il a
donné beaucoup de sang.
-
LA FERME ! »
Un
grand costaud vient de gifler ma mère.
-
Où est-il ? Où est-ce que vous l’avez caché ? »
L’agresseur
de Maman tourne sa tête en ma direction. Un fragment de seconde, nos
yeux sont en contact.
-
Eh, y a quelqu’un là-bas !
-
Allons le chercher ! »
Je
me replie dans ma chambre à toute vitesse, je remets le verrou. Ces
verrous de merde qu’ils vendent dans le commerce... D’un grand
coup de pied, le costaud a fait sauter la protection, ouvert la porte
en grand.
Pourquoi
vont-ils vers moi plutôt que vers la chambre des parents ? je
me demande affolé. Je m’empare du couteau de cuisine, je me
rencogne contre mon lit. Le malabar chauve hésite un instant. Il
voulait attraper un cochon, il tombe sur un gosse.
-
Hé ! C’est pas lui ! » il meugle.
Derrière
lui, je vois toutes ces personnes s’agiter dans notre trois pièces.
En moins de deux, deux personnes empoignent mon père trouvé endormi
dans la chambre des parents, ils le jettent dans le salon. Certains
le griffent, le mordent déjà. Il leur faut leur
saucisse.Ils ont besoin de leur dose, et ils n’ont
pas assez de jugeote pour attendre. Ils vont dévorer mon père
vivant. Maman un peu groggy s’est relevée, et s’est précipitée
dans la cuisine. J’entends la porte du frigo claquer.
Presqu’aussitôt, elle réapparaît avec des boudins noirs.
-
Hey ! Regardez ! »
Elle
en tend quelques uns vers les émeutiers. Visiblement, elle veut
faire diversion, avec un sang-froid remarquable. Mon grand bonhomme
se retourne. Je suis pris d’une impulsion sauvage, électrique –
je ressemble à mon père, parfois -, et je me jette en avant de
toutes mes forces. Le couteau de cuisine passe à travers les habits,
rentre dans la chair du dos, au niveau du rein gauche, bien profond.
L’homme hurle. Je l’ai poignardé par-derrière, et il agite les
bras pour m’attraper. Je le pousse en avant avec mon arme. Entre
ses jambes, je vois ma mère, ayant vu ses boudins de secours
arrachés, prendre les casseroles du frigo et en balancer
copieusement le contenu aux assaillants. L’hémoglobine demi-cuite
éclabousse tout. Alors j’ai une sorte d’éclair serpentin qui me
traverse l’œil :
Maintenant,
nous sommes une famille. Notre
rôle à nous, c’est faire couler le sang.
Mais
d’autres fous furieux inondent l’appartement. Maman est attrapée
par les cheveux, traînée hors de l’appartement. Elle ouvre une
fois de plus la bouche sur un cri que l’on n’entend pas. Papa a
disparu sous les membres déchaînés des intrus, ils tirent, ils
déchirent, mon paternel va finir en bouillon de porc.
Je
lâche le couteau. Le gros costaud reste planté debout, cambré sur
ses deux pieds, la tête vers le ciel, tremblant. Je l’ai
sérieusement blessé. Il y a maintenant d’autres grandes personnes
échevelées qui se dirigent vers moi.
-
C’est son fils !
-
S’il est comme son père, on peut récupérer son sang alors...
-
On en aura assez !
-
Viens ici, mon petit cochon...
Ils
me regardent, affamés. L’homme que j’ai poignardé a fini par
tomber à genoux, il essaie de se relever. Il n’en a pas le
loisir : les autres le bousculent, entrent dans ma chambre. Je
bondis jusqu’à la fenêtre. Leurs doigts sont presque sur moi. Je
me projette en avant. Je bascule dans le vide, tête la première.
Mes
parents ont disparu, avalés par la foule. A mon tour je tombe, en
chute libre, vers l’attroupement amassé en contrebas. Ils tournent
tous vers moi leurs centaines de visages altérés et tordus, comme
battus par la pluie.
Je
ferme une dernière fois les yeux en prévision de l’impact.
AU-DELA
DU SCROFANOVAX
LE
REVE DE LEO
Le
rêve était blotti dans les veines.
C’est
l’anniversaire de mariage de Papa et Maman.
Alors Papa a mis une belle
cravate verte, Maman s’est maquillée et a mis une robe. Ils ont bu
quelques verres de whisky avant de partir, puis on a été au
restaurant.
Ils ont roucoulé toute la soirée. Ils sont pour une fois d’excellente humeur. Rarissime. Temps précieux : pas d'ordre, pas d'insultes. Je trouve ma place naturelle. Je suis un fils, et j'ai deux parents.
Trois bouteilles de bordeaux éclusées par eux deux. J’ai pu prendre deux verres. Ça m’a tourné la tête, je me suis demandé : « C’est vraiment ça que les adultes trouvent bon ? » Ça n’a pas le goût direct et pétillant des sodas ; c’est lourd et velouté, d’un rouge qui tire vers le noir. Ouh, c’est fort aussi. Mes parents ont vraiment des estomacs puissants comme des poings fermés, durs, denses, pour absorber tout ça. Moi je pourrais pas ; déjà que deux verres... Le restaurant commençait un peu à se gondoler, je ne comprenais plus rien, j’étais tout chaud à l’intérieur.
Alors on est repartis. Je marchais derrière, en sueur, sous la nuit étoilée. Les deux autres gloussaient en se tenant par la taille. On a regagné notre bon vieil appartement 213. On s’est assis autour de la table du salon. Moi j’aurai bien aimé boire un peu plus. Je commençais à deviner ce qu’il y a de si excitant dans l’alcool, ça brûle à l’intérieur, et c’est ce feu que mon Papa recherchait tellement qu’il pouvait plus s’en passer. Papa a été chercher une bouteille, un tire-bouchons, et TROIS verres. J’ai eu une sorte de joie secrète : maintenant je suis grand. Je vais pouvoir boire comme Papa, raconter des conneries en bavant, lécher la table en voyant des trucs invisibles.
Maman s’est approchée de la chaîne Hi-fi, elle appuie sur PLAY. En même temps, mon père verse le vin dans les verres. Il me fait un clin d’œil grasseyant : signe tacite d’autorisation.
Les deux premiers accords de guitare suffisent à déclencher un jappement de joie chez mon paternel. Les Rollings Stones ! Avant même que Mick Jagger ait commencé à chanter, Papa fredonne déjà : « Na-nna, nanana, nanana, Na-nna, Satisfeuqu’shion ! »
Comme mué par un ressort, il se lève, renversant presque les verres, fait claquer ses doigts, dit « olé », et mimant un torero de carnaval, s’approche en se dandinant de ma mère qui a déjà commence à danser. Ouais. Il se colle contre elle, bougeant ses grasses fesses. Ils n’ont pas le même gabarit : Maman fait vraiment frêle à côté du gros. Ils gueulent tous les deux : « Gna-ggna, gnagnagna, gneu-gnagna, Satisfeuqu’shion ! », et peu importe si c’est na, gna, ou gneuh (de toute façon ils parlent pas anglais) : la musique, répétitive et narquoise, leur agite les chairs. Moi je sirote le pinard doucement, et je me dis : ils sont beaux. Ils vont presque me faire pleurer, il y a un sentimentalisme nouveau qui éclot dans mon cœur, c’est comme si tous les muscles avaient été pris d’une mollesse incroyable, ma pensée s’est répandue sur tout mon visage devenu chaud comme un radiateur, je me sens tout grignoté d’hébétude. Mes parents tourbillonnent dans la lumière poussiéreuse, il y a des paillettes d’argent qui leur volettent autour. Maman a la gorge renversée, l’autre y picore des bisous, en rythme. Maman rigole, elle se redresse, prend son châle qui traînait sur la chaise, le jette sur la lampe. Aussitôt, l’appartement est baigné de lumière orange tendance carotte. Papa et Maman se tenant l’un l’autre commencent à sautiller en rond. Mon père me hurle : « Léo ! Aboule ton p’tit cul ! » Je me lève, woups, rupture d’équilibre, je me cogne au mur, je réussis à m’approcher d’eux. C’est comme sauter dans un manège en marche ; je suis happé, ça tourne, je suis au milieu de mes parents, ils rigolent, leurs syllabes de rire me tombent sur la tête comme une pluie, nos corps sont emmêlés, nous sommes trois à s’emboîter, véritable famille pour une fois, les défenses mis à bas, ils m’ont pris dans leurs bras, on a le même système sanguin en commun entre nous, ça circule, le sang vermeil comme le vin, lourd, acre, qui rend léger comme une bulle savon prête à éclater - et on valdingue, on valdingue, on va creuser un trou dans le parquet à force de tourner, ou plutôt non, on va s’élever comme un hélicoptère, vroum, défoncer le plafond, on grandit, on monte, monte, on traverse tous les étages, on arrive bientôt sous les étoiles, on traverse l’immeuble de bout en bout, on ne va plus s’arrêter, on est partis pour un grand voyage sidéral, ça ne s’arrêtera jamais, direction Alpha du Centaure, tous les trois propulsés par l’AMOUR et le plaisir d’être ensemble, enfin, enfin je vais pleurer, j’ai un sanglot de bonheur, depuis le temps, tendresse, chaleur, flou un peu écœurant, je sens que je vais vomir.
Satisfeuqu’shion.
Et la musique s’arrête.
On se désolidarise. On ne sera plus jamais unis, sans penser à rien, dans la même ronde, sans penser à rien : un seul corps, un seul souffle, six pieds qui soutiennent trois corps, trois têtes fendues du même sourire, le même rythme qui lézarde la peau, déchire l'ombre et touche le feu.
Non. Les cœurs retomberont dans leur gangue, dès demain les doigts se durciront, les bouches cracheront à nouveau les insultes, oublieuses, oublieuses de ce moment d'apesanteur.
La cochonceté prendra le pas sur TOUT.
Le châle sur la lampe commence à fumer ; puis d’un seul coup se met à flamber.
***
Na-nna,
nanana, nanana, na-nna,
Satisfeuqu’shion
Oh
no no no !
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