jeudi 11 avril 2013

Margygr [Nosfé]


Nous étions six à bord.
Les deux pilotes, deux techniciens de forage, Monsieur De Villière et moi-même. Le reste du chargement de l'hélicoptère consistait en une tonne et demi de matériel et de vivres.
La carcasse du Sikorsky vibrait au rythme du rotor et des bourrasques de vent qui le bousculaient.
Je m'agrippais ainsi régulièrement à mon siège, moi qui n'avais eu que notre vol à destination d'Oslo, il y a trois jours, en guise de baptême de l'air...
Mon angoisse amusait De Villière. Stoïque, droit comme un i, les mains posées sur le pommeau d'argent de sa canne, sa parka à bandes fluo ouverte sur un costume griffé, il m'observait de ses petits yeux rouges, esquissant par instant un sourire narquois. Son albinisme, cette peau trop claire marquant exagérément la moindre expositions aux éléments, ses cheveux blancs lui donnaient l'air d'un vieillard malgré ses 42 ans. Fringuant, mais vieux.
D'autant qu'il fallait ajouter cette canne qui ne le quittait plus depuis quelques années. Une mauvaise chute lors d'une expédition en montagne, la jambe gauche broyée, et trop de temps mis à redescendre jusqu'à un hôpital digne de ce nom...
Cela faisait maintenant deux semaines que je travaillais pour lui. Quand j'avais annoncé à mes professeurs que je quittais la fac de biologie pour entrer à son service, ils avaient été étonnés, mais avait également bien ri. Si François De Villière était pour beaucoup une référence en matière de zoologie, d'étude et de recherche d'espèces nouvelles, beaucoup voyaient aussi en lui un illuminé, un rentier qui dilapidait sa fortune familiale à courir après des chimères appelées Yétis, Chupacabras et autre Dahus.
La cryptozoologie, voilà quelle était sa spécialité, voilà dans quel domaine j'allais me spécialiser auprès de lui.
"We're there in five minutes" hurla un des pilotes en notre direction avant d'annoncer notre arrivée, cette fois sur le ton de la conversation, par radio.
Je me penchai pour regarder au travers du cockpit. Malgré la purée de pois, on distinguait la ligne d'horizon, séparant le ciel de l'océan et, sur celle-ci, un amas de point lumineux jaunes et rouges.
Notre destination.
La plate-forme pétrolière Odysseus 3.

La mer semblait étonnament calme depuis l'héliport de la plate-forme. Malgré les embruns qui nous trempaient en un clin d’œil, il faisait plutôt doux, et une trouée de ciel bleu au dessus de nos têtes rendait l'instant presque agréable. L'un des deux pilotes était descendu de l'hélico, nous invitant à faire de même, et avait disparu dans un des modules d'habitation. Il en revint rapidement, le visage interrogateur. Quelques mots échangés en norvégien avec l'autre pilote fit tiquer un des techniciens, qui s’immisça dans leur conversation.
"Qu'est-ce qui se passe?" demandai-je en direction de De Villière.
"Il a trouvé personne." me répondit le deuxième technicien en passant devant nous, barda sur l'épaule, avec un fort accent britannique.
François me fit part de son étonnement. Normalement, il y aurait en effet dû avoir des signaleurs pour aider le pilote dans sa manœuvre d'atterrissage, et le capitaine de la plate-forme ou une responsable quelconque pour nous accueillir, nous.
Prenant mon sac à dos, je suivis De Villière et les autres et nous pénétrâmes dans un des modules d'habitation.
Les bâtiments de la plate-forme ressemblaient à n'importe quel autre construction du genre: une structure métallique aux ouvrants réduits, habillée de fines cloisons et d'un mobilier en Formica. Nous errions depuis une bonne demi-heure au travers de ces étroites coursives, longeant des alignement de chambres en désordre, quelques bureaux, un réfectoire à la télé hurlant dans le vide, une salle de réunion; puis d'autres corps de bâtiments, plus dépouillés, des salles aux pupitres métalliques couverts de boutons, manettes et voyants, d'autres tapissés de sonars, radars et sismographes. Tout était déserté, pas une âme qui y vive.
J’assistais De Villière, qui se déplaçait difficilement du fait de sa jambe, manquant de tomber dans les escaliers de tubes et de tôle. Nous avions perdu de vue les techniciens et les pilotes, partis en exploration loin devant.
Nous débouchâmes lui et moi sur une passerelle donnant sur l'extérieur; un balcon longeant la paroi blanche tâchée de rouille, et la mer, trente mètres plus bas. Trébuchant sur le pas de porte, De Villière se dressa en me faisant signe d'écouter. Nous retournâmes aussitôt à l'intérieur.
Utilisant la radio de bord, au travers d'un haut-parleur crépitant, un des pilotes nous exprima sa légitime inquiétude face à la disparition des quelques 200 personnes vivant et travaillant sur cette plate-forme. Il nous expliqua qu'il avait pu joindre la côte pour les informer de la situation, et qu'il comptait repartir très rapidement afin d'alerter les autorités. Je n'entendis pas grand chose de la suite de son discours. Resté sur le pas de la porte,  écoutant la traduction simultanée que me faisait François, mon regard et mon attention furent attiré par un détail tout autre.
Balancé de vague en vague, en contrebas, un point orange. Je me penchai par-dessus le garde-fou pour le détailler: C'était un gilet de sécurité, enroulé en torche au dessus de la tête d'un cadavre en bleu de travail.
Nous réfléchîmes quelques minutes avec François sur la possibilité de repêcher le corps afin, peut-être, de comprendre ce qui ce passait sur cette plate-forme. En vain. Le technicien anglais  vint nous trouver, nous informant que l'hélico était sur le point de partir, et n'attendait plus que nous.
"Il n'est pas question que je parte sans avoir vu ce pour quoi je suis venu." objecta De Villière.
"What? Je pas comprendre, mais tu voir ça avec la pilote" répondit le technicien. Et de disparaître dans le corridor.
En désespoir de cause, François et moi-même le suivîmes donc.
Le bonhomme était large d'épaules, et il occupait tout l'espace de ces couloirs trop étroit et bas de plafond. Mais il s'y déplaçait rapidement, avec aisance, avec déjà, sans doute, une belle connaissance des lieux. De Villière peinait à suivre son rythme.
C'est quand je me retournai vers lui que le vertige me prit. Qu'il nous prit, tous. L'atmosphère semblait vibrer autour de nous; vibrer d'ondes que l'on voyait, à l’œil nu. Des vagues luminescentes qui émanaient de tout, de partout, et ricochaient les unes sur les autres, créant une cacophonie sourde qui nous emplissait l'esprit. Puis il y eu la sensation de vide, d'aspiration, les ondes se firent oppressantes, pesantes, insupportables, elle nous plaquaient au sol. J'avais la nausée, j'avais envie de mourir. Il fallait que je sorte de là, que j'aille au dehors, que la lumière du jour me libère. Je la voyais, là-bas, au bout du couloir. Je chancelais, je le sentais, mais c'est comme si j'étais porté vers l'extérieur. Le temps y était magnifique, le soleil éclatant; j'entendais clairement le calme qui régnait là-bas, sur l'héliport, où un sentiment de paix et de quiétude m'attendait; je le savais.
Le technicien devant moi devait ressentir la même chose, car je le vis se relever et courir, titubant, jusqu’à la lumière pour s'y fondre, y disparaître. Je me levai, moi aussi, et avançai lentement vers ce dehors qui m'appelait.
Je débouchai sur l'extérieur. Le vertige était toujours là, la nausée et cet appel vers le vide, l'espace, aussi. La Lumière me sembla toujours aussi blafarde, mais je distinguais bien les mêmes nuages qu'à notre arrivée.
Sans que j'en saisisse vraiment le sens dans l'instant, j'aperçus, au bout de l'hélisurface, le technicien avancer jusqu'au bord, et tomber, disparaître. Puis, juste après, je compris que l'hélicoptère n'était plus là, et, dépassant mon vertige et levant les yeux, je le vis au dessus de moi, à peine quelques mètres au dessus du bâtiment. Il tanguait, comme prit dans une tempête, disparaissant et réapparaissant sans cesse à mon regard. Puis il fonça soudain, frôlant la plate-forme dans sa trajectoire oblique, et plongea, allant percuter les vagues quelques décamètres plus bas. Sous le choc, la queue de l'engin se cabra puis se brisa, le rotor se disloquant pale après pale sur la surface des flots, et, avant que je ne comprenne vraiment ce qui venait de se passer, il disparut dans un bouillon d'écume. Je perdis connaissance.
J'entendais parler en anglais à côté de moi lorsque je repris mes esprits. On m'avait allongé sur une banquette, dans ce qui devait être le mess des officiers. De Villière était là avec le technicien restant; mon dandy de patron avait pris le temps de se préparer une tasse de café qu'il sirotait  tout en parlant anglais avec une aisance folle, mais aussi une nervosité et une inquiétude que je ne lui connaissait pas.
"Comment allez-vous? Un café?" me demanda-t-il d'autorité en voyant que j'étais réveillé. Je marmonnai un "non, merci" qui me vrilla la tête. Une migraine atroce.
"Ne vous en faites pas pour la migraine, elle s'estompe très vite; dans dix minutes vous n'y penserez plus." ajouta-t-il.
"Qu'est-ce qu'il s'est passé?" demandai-je en me redressant sur la banquette.
"C'est ce dont on parlait à l'instant", répondit De Villière. "Il semblerait que nous ayons tous été victimes de la même sorte d'hallucination. Je suppose que, comme nous, vous avez eu cette sensation de vertige, d'étouffement; cet appel du vide?"
"Oui. Comme son collègue et les pilotes de l'hélico?"
"Et comme sans doute tout le personnel de cette plate-forme avant nous." renchérit De Villière.
"I can't figure out how did this happen" intervint, avec un fort accent nordique, le technicien.
"Oui. Henrik et moi en étions à nous poser cette question: Qu'est-ce qui pouvait bien provoquer de tels réactions hallucinatoires? J'avais pensé à une fuite de gaz quelconque, mais, ainsi que me le disait Henrik, non seulement les symptômes ne sont pas les bons, mais ce type de plate-forme de forage est, évidemment, on ne peut mieux sécurisée dans ce domaine. Si vous avez une idée..."
J'eus de la peine à suivre le discours de De Villière, mais ma migraine disparaissait peu à peu.
"Une intoxication alimentaire? Non. Une quelconque bactérie dans l'air? Un champignon?" proposai-je. De Villière traduisait pour Henrik avant de me répondre.
"Non, ça ne tient pas. Depuis combien de temps étions-nous là quand c'est arrivé? Une demi-heure, une heure? C'est très court comme temps d'exposition, et d'incubation. A moins que l'on soit face à quelque chose d'inconnu..."
Je souris. "Et ça, c'est votre spécialité, hein?"
"Notre spécialité", me reprit-il. "Vous travaillez avec moi. A ce propos, je tiens à ce que nous trouvions et observions notre spécimen avant que les secours ne viennent nous chercher."
Et de se lever, buvant d'un trait le reste de son café, pour nous inviter à le suivre.
"Hey! You didn't tell me why you guys are here! What is this thing you want to look for?" demanda Henrik.
Et De Villière d'annoncer fièrement: " A giant squid".
De Villière avait une passion toute particulière pour les calmars géants. Que ces monstres marins, que ces "Krakens" existent vraiment, c'était pour lui la preuve que la cryptozoologie était, d'une certaine manière, un domaine scientifique sérieux.
Lors de notre première rencontre, il m'avait donné à voir sa petite collection. Dans une pièce du manoir familial, il y avait une série de huit ou neuf aquariums, grands cubes de plusieurs mètres de long, remplis d'un formol jaunâtre, dans lesquels baignaient autant de spécimens de mollusques géants, livides et immobiles, parfois bien à l'étroit entre ces parois de verre. Et d'autres aquariums, vides, qui attendaient leurs futurs locataires.
Cela faisait quasiment une heure qu'on le cherchait, ce futur locataire. Nous nous étions séparés afin d'explorer la plate-forme, équipés chacun d'un talkie-walkie et de tout un nécessaire de sécurité que nous avait imposé Henrik: lampes-torche, casques, gilets de sauvetage, masques à gaz... Parce que c'était obligatoire dans certaines parties de la plate-forme, et parce que nous craignions aussi d'avoir à affronter une nouvelle crise hallucinatoire.
"Bloc C, downstairs. I think I've found something" crépita le talkie-walkie.
Je m'arrêtai face à un plan d'évacuation afin de m'orienter. Le bloc C représentait la partie la plus basse de la plate-forme, débouchant sur tout un enchaînement de passerelles et d'échelons serpentant autour des six piliers, descendant jusqu'aux ballasts, ainsi qu'auprès du long trépan de forage qui s'enfonçait jusque 300 mètres plus bas, dans les abysses. Elle servait également le cas échéant de dock de chargement et d'entrepôt. Descendant l'escalier, je retrouvai François. En bas résonnait des bruits de coups, de chocs métalliques.
Nous découvrîmes Henrik, armé d'un pied-de-biche, tentant de forcer une porte coulissante.
"I've heard a voice. There's someone in!" nous cria-t-il en tirant sur sa barre.
Et de nous le prouver l'instant d'après lorsque, laissant tomber son pied de biche après un nouvel effort, un cri et une succession de paroles hurlées mais dont le sens nous échappait répondirent, de l'autre côté de la porte, au fracas métallique.
"Who is it? What's happening here?" demanda De Villière. Henrik lui répondit qu'il avait déjà tenté de questionner l'inconnu, en divers langues, et que celui-ci lui avait, pour toute réponse, demander de partir.
Un nouveau coup de barre à mine fit céder un des verrous de la porte. Je donnai un coup de main à Henrik afin de faire lâcher le second tandis que François tentait, en anglais, de calmer notre interlocuteur.
Nous pûmes entrer quelques instants plus tard. La pièce était plongée dans l'obscurité; les néons avaient été brisés. A l'autre extrémité, l'autre porte coulissante était condamnée, comme la nôtre, d'une barre de fer. L'inconnu était recroquevillé à côté, accroupi, se cachant derrière ses mains.
"Lämna mig! Lämna mig! " répétait-il. Je tentai de l'approcher, lui parlant doucement, lentement. Il était habillé d'un bleu de travail, identique à celui du noyé, et il était coiffé de pas moins de deux casques anti-bruits, qu'il avait rembourrés de lambeau de coton débordant de partout. il était sale, pas rasé, amaigri, et son corps, son visage étaient sans cesse secoués de spasmes nerveux. Je m'approchai encore.
Il me sauta soudain au visage, hurlant encore des mots en suédois, et cherchant, je ne le compris qu'après, à me faire chausser à toute  force un de ses casques. Henrik vint à mon secours, rejetant l'inconnu contre le mur. Il le tint en respect encore quelques instants, avant de l'aider à se relever, calmé.  Du regard, je cherchai De Villière, qui s'était éclipsé. Une bonne partie de la salle était encombrée de palettes de bois, de cartons, de barils métalliques, et d'énormes pièces de machineries encore emballées sous film plastique. Errant au milieu de tout cela, je le découvris, penché avec sa lampe torche au dessus d'un grand bac en inox.
"Quelle merveille, n'est-ce pas?" me dit-il lorsque j'arrivai à ses côtés.
Dans le bac, perdu au milieu de ses propres tentacules, la nouvelle pièce de la collection de monsieur De Villière.
Je faisais voyage sur voyage, fouillant dans tous les recoins de la plate-forme, portant et poussant vers le bloc C tout ce que je pouvais trouver et dont nous pourrions besoin en matière d'éclairage, de matériel et d'instruments pour étudier et autopsier au plus vite notre calmar géant.
Malgré les protestation d'Henrik, qui demandait logiquement à ce que nous remontions tous dans les modules d'habitation en attendant les secours, De Villière voulait rester, et s'occuper de son spécimen au plus tôt. Nous restions donc là, dans cette salle sombre et humide, assis sur le matériel entreposé, notre seul lien avec le monde extérieur étant un bricolage entre la radio à ondes courtes et les hauts-parleurs de bord.
Le survivant s'appelait Gunnar. Henrik essayait de parler avec lui, de comprendre, avec lui, ce qui s'était passé ici. Gunnar reprenait doucement ses esprits, et après nous avoir enjoint une nouvelle fois, en suédois, à nous coiffer au plus vite de casques anti-bruits, il commença à raconter à Henrik ce qu'il avait vécu.
J'assistai De Villière dans son observation du calmar. Nous étions parvenu à le sortir de son bac pour "l'étaler " à même le sol et le mesurer.
"C'est un spécimen étonnant," me dit-il, fébrile. Il s'enregistrait en même temps sur son téléphone. "J'ai déjà relevé nombre de caractéristiques qui font que nous avons sans doute à faire à une nouvelle espèce: Il s'apparente en de nombreux points, à un calmar colossal, alors que celui-ci vit uniquement dans l'hémisphère sud. On remarque le corps, identique, les yeux placés différemment, et surtout les bras!"
Nous marchâmes le long des quelques 12 mètres que mesurait l'animal. De Villière continuait: "Les bras des calmars sont souvent abîmés lorsqu'on les pêche, et ils ont tendance à se rétracter une fois qu'ils sont morts, ce qui nuit à l'estimation de leur taille. Mais là, ils semblent entiers, en bon état, et la texture des tissus laisse à croire qu'ils ne sont pas rétractés. Maintenant, observez bien les deux bras les plus longs, ceux sur lesquels il y a ces griffes qui lui servent à agripper ses proies..."
Je regardai lesdits tentacules, et leurs extrémités en forme de losange couvertes sur une face par ce qui ressemblait aux canines d'un fauve. Sans comprendre. De Villière ne m'attendit pas. "Regardez ses yeux, maintenant. Et regardez l'envergure des nageoires caudales le long de son corps." renchérit-il. Je remontai jusqu'à l’œil exorbité de l'animal, semblable en tout point à une assiette à dessert. Puis regardai les grands triangles de chair gélatineuse qui couraient jusqu'à l'extrémité du corps de la bête, quelques mètres plus loin. Toujours sans comprendre.
"Ce n'est qu'un bébé!" cria De Villière en guise de réponse à mon regard interrogatif. "Ce calmar a toutes les caractéristiques d'un spécimen qui est encore juvénile! Ces disproportions au niveau des yeux et des bras..."
Il chancela soudain, et tomba. Je sentis le vertige à mon tour. La même vibration que la première fois, la même nausée. Je ne parvenais pas à me maintenir debout, comme si le sol à mes pieds, à nos pieds, était fait d'une fine membrane de caoutchouc pliant, se déformant sans cesse. La pièce tanguait; De Villière, recroquevillé en position fœtale, vomissait; Henrik avait disparu. Je vis Gunnar, hurlant, les mains sur les oreilles, traverser la pièce en courant. Un instant de lucidité me fit me rappeler son conseil, et, rassemblant ce qui me restait de force et de volonté, je coiffai le casque antibruit qui pendait à mon cou. Je fermai les yeux, je respirai lentement; le vertige s'estompait. Mais l'instant d'après, je vis clairement, concrètement, le bout des tentacules de notre calmar onduler sur le sol.
"Hey! The albinos guy!"
C'était ainsi qu'Henrik signala sa présence à De Villière alors que nous étions à sa recherche. Barbouillé de sang, la main encore crispé sur le manche d'un tournevis, il était assis par terre, dos au mur, dans le coin d'une pièce. Il s'était crevé les tympans.
"Gunnar was right: Those hallucinations are caused by some kind of sound, or ultrasonic waves." nous dit-il. Puis, nous montrant son tournevis, "I just couldn't stand it anymore."
Tandis que nous le portions jusqu'à l'infirmerie de bord, Henrik nous répéta tout ce que Gunnar, qui restait introuvable, avait pu lui dire.
Selon lui, les crises d'hallucinations avait ainsi commencé quelques jours auparavant, quelques heures après que le calmar ait été pris. Elles étaient allées en s'intensifiant, si bien que dans un premier temps, le personnel de la plate-forme ne s'était pas inquiété outre mesure de ces crises de folie et des quelques disparitions qu'elles avaient engendrées.
Et puis il y avait eu cette nuit. Cette nuit où Gunnar était de service à la maintenance du trépan; il avait donc son casque sur les oreilles. Mais la majorité des employés de la plate-forme dormaient ou occupaient leur temps libre. L'épidémie hallucinatoire fut longue, violente. Gunnar opérait à mi-hauteur du derrick et, de là, résistant à cet étourdissement, à cette perte de repère à peine atténuée par son casque, il put voir, en contrebas, ses collègues pris de folie, courant, titubant, se jetant par les fenêtres, enjambant les gardes-fous, se précipitant dans l'obscurité et les flots glacés, tous pris de la même frénésie suicidaire. La nuit fut pleine d'autres vagues d'hallucinations, d'autres moments de démence; comme pour s'assurer que tout le monde y passerait. Gunnar attendit le lendemain pour descendre de son derrick, et rechercher d'autres survivants, en vain. Il crut au début que cela venait du calmar; il s'enferma avec, dans l'entrepôt, avec de quoi protéger son ouïe pour s'éviter de sauter, pensant tuer la créature si besoin. Mais celle-ci était morte, déjà morte lorsqu'il fut pêché, et pourtant les agressions auditives continuaient...
"...And here we are." conclut Henrik.
La nuit était tombée. Henrik, assommé par une forte dose de calmants, dormait paisiblement. De Villière restant à son chevet, et j'avais pour ma part rejoint le poste de communication de la base, espérant des nouvelles de l'hélicoptère de secours qui nous avait été promis. Je n'eus pour toute réponse que le silence radio et des sons parasites, et je me rendis bien vite à l'évidence: Aucune communication ne passait; peut-être même notre premier appel de détresse n'avait pas été entendu. Nous étions coupés du monde.
J'en informai De Villière, tandis qu'il grignotait des biscuits trouvés je ne sais où. Il ne sembla guère étonné.
"C'est bien ce que je craignais, dit-il. Nous avons à faire à des ondes sonores suffisamment puissantes pour troubler le cerveau humain, voir même le manipuler délibérément. A ce niveau, faire un brouillage sonar et bloquer les ondes radios, cela relève du jeu d'enfant."
"Attendez, demandai-je. Qu'est-ce que vous entendez par manipuler?"
De Villière s'étira sur sa chaise. "Lors de vos études, avez-vous travaillé sur les psychotropes? Le LSD? Le Peyotl? Ou sur l'hypnose? Le conditionnement pavlovien?"
"C'est en dehors de mes domaines de compétence" dus-je reconnaître.
"Bon, je vais vous la faire courte, alors" fit De Villière. Avant de commencer son exposé:
"Les effets des drogues, des hallucinogènes, au delà des qualités même des produits, dépendent de deux facteurs: l'environnement direct et l'état psychologique dans lesquels sont le sujet. Autrement dit deux éléments sur lesquels il est impossible d'avoir un réel pouvoir. Ce qui fait que, ainsi que des gens comme Timothy Leary ont pu le constater, deux sujets se soumettant à la même expérience hallucinatoire en même temps n'auront pourtant pas le même trip. Vous me suivez?" Je fis oui de la tête. De Villière reprit. "L'état de transe ou d'hallucination auquel nous avons à faire ici est à mon avis plus proche de ce type d'expérience psychédélique que de l'hypnose ou d'un quelconque conditionnement instantané. Nous hallucinons, nous ne sommes plus maître de notre corps, de nos mouvements, et nous en sommes conscients. L'hypnose, comme les automatismes pavloviens, relèvent plus d'une forme d'inconscient, ou..." s’arrêtant, il chercha ces mots un instant.
"...En fait, plutôt d'une censure de la conscience et de la volonté. Ce dont nous avons à faire ici ne censure pas notre volonté, sans quoi nous n'aurions pas pu nous en protéger avec ces casques anti-bruits; mais ça l'occulte, ça marche sur ses plates-bandes. Et nous ne devenons plus que des pantins pensants, avec tous les mêmes sensations, tous le même vertige, tous répondant au même appel vers les flots..."
Il se leva soudain, et, commençant à sortir de la pièce, finit sa phrase par bribes. "Une hallucination collective... identique pour chacun... comme un... message subliminal".
Après quelques couloirs, je compris qu'il se dirigeait vers le foyer, la salle de détente de la plate-forme. Il en traversa la pièce principale, ignorant les flippers, le billard ou la table de ping-pong, puis traversa l'espace TV pour aller fouiller dans les rangs de livres de la bibliothèque. Après quelques minutes durant lesquels il ignora mes questions, il mit la main sur un ouvrage, chercha attentivement une page, un article, puis me le tendit, me montrant le texte.
"Margygr" me dit-il. Ses yeux rouges pétillaient de malice.
"Avez-vous déjà entendu parler de l'almasty?" demanda De Villière. Pour aussitôt poursuivre " L'almasty, aussi appelé kaptar, est une sorte d'équivalent caucasien du yéti, ou du sasquatsch. C'est d'ailleurs lors d'une expédition dans le massif des Carpates, sur les traces de cet almasty, que j'ai eu cet accident imbécile qui m'a valu de perdre le pleine usage de ma jambe..."
Il resta un instant pensif, tapotant de sa canne sur son genou raidi, puis repris: "Pour un cryptozoologue, considérer qu'il existe, en trois endroits différent de la Terre, connues de trois cultures, de trois civilisations différentes, ces trois créatures, le yéti, le kaptar et le sasquatsch; trois créatures qui, de ce qu'on en sait, semblent très proches... C'est un espoir formidable! C'est exaltant, passionnant!"
Tournant dans la bibliothèque, il trouva une chaise et s'assit.
"...Parce que ces similitudes, reprit-il, alors même que les cultures qui les ont identifiées  n'ont rien en commun, sont la preuve qu'il y a sans aucun doute un seul et même animal vivant, une seule et même créature, une même espèce existant à l'origine de ce que le folklore a transformé en légende, en simple croyance! Prenez les dragons, par exemple. Au-delà de la symbolique, au-delà de leur représentation même: Dans combien de cultures, dans combien de mythologies retrouve-t-on cette figure d'un terrible reptile volant, d'un oiseau gigantesque et monstrueux? Et imaginez quel aurait pu être l'animal réel ayant donné naissance à tout cela!"
Tout en l'écoutant, je regardais le livre qu'il m'avait tendu: une encyclopédie, en langue norvégienne. Et cet article, cette définition: Margygr.
"Vous m'avez déjà fait ce discours, et vous prêchez un converti, alors... Où voulez-vous en venir? C'est quoi ce Margygr?" demandai-je. Il sembla, l'espace d'un instant, désarçonné par mon impatience.
"Où je veux en venir, reprit-il, c'est à cette autre figure mythologique: celle de la sirène. Toutes les civilisations ayant une culture maritime ont une figure de sirène, ou une occurrence proche, une  créature apparentée. Margygr est une de ces occurrences, dans la mythologie scandinave. Je ne connais pas le norvégien, mais voilà ce qu'explique ce livre: Margygr, ainsi que sa sœur Hafgygr, sont des créatures mi-femme mi-poisson, mais bien loin de l'image d'Andersen, de ces nymphes aquatiques qui vampent les marins de leurs rochers. Ce sont des géantes, monstrueuses. Des ogresses."
"D'accord, j'ai compris, pouffai-je. On est en mer, et des hallucinations sonores poussent les gens à se jeter à l'eau. Vous croyez donc que c'est à ça qu'on a à faire? A des sirènes?!"
De Villière me jeta un regard noir, et répondit, cassant: "Non. Je n'avais pas eu le loisir de vous en faire part, mais j'avais noté la forme particulière du manteau de notre calmar. Il s'agissait là d'un organe unique, à la formation musculaire visiblement complexe. Plus complexe que celle des calmars déjà observés. Suffisamment complexe, sans doute, pour créer des ultrasons."
"Et nos sirènes seraient un calmar géant?" fis-je, dubitatif.
Et De Villière de répondre "Des calmars. La plupart des espèces communes de calmars ont un comportement social. Ils se déplacent en banc, et communiquent entre eux."
L'attaque acoustique nous surprit peu après.
Nous tentions de rejoindre le bloc C; De Villière désirait continuer son autopsie du calmar, et espérait vérifier si, ainsi que nous l'avions vu l'un comme l'autre, celui-ci bougeait et réagissait vraiment à ce que nous avions identifié comme les "appels" de ses congénères.
"Ces mouvements que vous avez observé, disait De Villière alors que nous étions encore dans la bibliothèque, que j'ai observé également durant cette phase hallucinatoire, ne sont peut-être justement qu'une illusion. Mais ils pourraient aussi bien être réels, et résulter d'une sorte d'effet secondaire de ces ondes ultrasoniques sur le corps de ce calmar. Si ces ondes sont suffisamment fortes pour plier le cerveau humain à leur volonté, peut-être peuvent-elles ranimer le cerveau, le corps de ce calmar, aussi bêtement que Galvani avec ses grenouilles..."
Nous avions juste eu le temps de coiffer nos casques anti-bruits, mais ils atténuaient à peine les effets d'ondes plus puissantes qu'auparavant, et qui nous clouaient sur place. Nous nous sentions pris au piège, coincé au milieu de cet étroit escalier de fer. Je résistai, tentant de me rendre sourd, d'ignorer ces vertiges, cette ivresse. Je sentais l'escalier basculer sous mes pieds, se vriller tel un avion en perdition. Plus bas, devant moi, De Villière était allongé; il avait perdu l'équilibre, et il agitait les bras, se protégeant d'assaillants invisibles. Je voulus l'appeler, pas un son ne sortit de ma bouche; la nausée me prenait à la gorge. Je fixai la lumière rougeoyante de la lanterne de sortie de secours, au dessus de ma tête, j'en faisais mon repère, ma bouée de sauvetage, le seul élément tangible auquel je me sentais capable de me raccrocher. Une lumière qui semblait s'amplifier encore et encore tandis que le reste s'assombrissait, baignant le peu que je pouvais voir d'un éclat d'hémoglobine. Et j'eus cette sensation de froid, d'humidité, comme si cette hémoglobine devenait réelle, je me sentis poisseux, trempé, et, quittant des yeux cette lanterne aveuglante, je ne vis plus De Villière à mes pieds, mais des vagues qui montaient à la verticale. La plate-forme sombrait et j'allais mourir noyé, coincé ici.
Et soudain, je glissai en contrebas, tiré par une force inconnue, emporté sous les flots. Je ne me noyais pas, aucune eau n'emplit ma bouche ou mes poumons, et la force qui me tirait à elle n'était que De Villière qui m'avait attrapé par la veste. En nage, les yeux exorbités, il se posa face à moi, m'administra une magistrale paire de claques, vérifia ma réactivité en éblouissant mes pupilles de sa lampe de poche, puis me hurla des mots dont je ne saisis le sens qu'à rebours.
"On ne doit pas se séparer... Pour plus de sûreté... Il faut qu'on retrouve des gilets de sauvetage..."
Marchant lentement, comme traversant une tempête qui n'existait que dans nos cerveaux, nous atteignîmes une passerelle à l'extérieur. Plus que jamais, face à cette obscurité pleine de vagues invisibles, l'impression de vertige était forte, et le vide par-dessus le garde-fou, par-dessous nos pieds, nous appelait, nous attirait. Nous nous collâmes, dos à la paroi, résistant de toutes nos forces à ces sentiments. Il y avait, accroché au mur, un casier de premier secours, contenant des lampes, des fusées de détresse et des gilets de sauvetage dont nous nous équipâmes maladroitement.
C'est alors que je le vis, traversant l'obscur horizon dans le faisceau tremblotant de la lampe de De Villière. S'élevant au dessus des flots, et parvenant presque jusqu'à notre hauteur, un immense tentacule cuivré fendit l'air, et disparut sous notre passerelle dans un écho métallique. La centaine de ventouses qui le recouvrait s'accrochèrent à la paroi de tôle.
Ébahis, nous nous penchâmes par-dessus bord, oubliant toute nos précautions par rapport à nos hallucinations. En contrebas, semblant flotter à la surface des flots, nous devinâmes à la lueur de nos lampes, et dans des reflets d'arc-en-ciel, la masse lisse et mordorée d'un calmar aux proportions gigantesques. Un deuxième tentacule apparut, se déroulant juste à coté de nous, et s'aplatissant sur la passerelle.  Et je devinai, sur la droite, accroché à un pilier de la plate-forme, ses bras enroulés autour, suspendu plusieurs mètres au dessus des vagues, un second calmar. Il grimpait, se hissait vers nous.
De Villière resta interdit, les yeux fixés sur l'obscurité à nos pieds. "Je veux le voir... Je veux le voir..." répétait-il. "On doit rejoindre le bloc C!" lui criais-je. "Le spécimen." Il tourna la tête, interdit, les yeux exorbités, comme sortant d'une hypnose, semblant reprendre ses esprits. "Oui" fit-il lentement, pensif.
Laissant là ces créatures, nous titubâmes jusqu'à l'autre extrémité de la passerelle.
S'accoutumer aux vertiges. Occuper son esprit, oublier le sentiment de malaise et les sensations spongieuses. Penser à autre chose, s'obstiner à penser à autre chose.
De Villière me suivait de près. Une section de corde autour de la taille, nous nous étions donné ainsi une ligne de vie, à la manière des alpinistes. Et nous évoluions, couloir après couloir, jusqu'au bloc C. Occuper son esprit...
Je pensais aux théories de De Villière, aux sirènes, à ces tentacules, comme autant de mèches de cheveux chargées d'eau. Je pensais aux chants des sirènes, à ceux des baleines, des cachalots, je pensais à Pinocchio dans le ventre de Monstro, au Capitaine Achab venant le délivrer, Monstro devenant Moby Dick. Je pensais à Ulysse, attaché lui aussi, et écoutant lui aussi ces mêmes chants maudits. Je pensais à ces tribus d'Amazonie qui croyaient elles aussi aux sirènes, et voyaient les dauphins roses, les botos, comme leurs incarnations. Dauphins, lamantins, baleines et calmars se mêlaient dans mon esprit; une créature composite, un griffon aquatique...
Occuper son esprit...
Nous descendions à tâtons les dernière marches menant à la partie basse du bloc C quand Henrik apparu soudain, debout mais chancelant, à quelques mètres devant nous, dans l'encadrement de la porte.
"Guys! You should see this!"  A peine avait-il prononcé ces quelques mots qu'il fut soudain projeté contre le mur, comme si il avait été percuté par une voiture invisible. Il retomba, comme au ralenti, tel un pantin désarticulé, et, lentement, un tentacule aux reflets métallique se lova autour de sa jambe et le tira à lui, le faisant disparaître à notre regard. Nous restâmes interdit quelques instants, transis d'étonnement et de peur.
C'est alors seulement que je compris. Que je compris ce que De Villière avait sous-entendu dans la bibliothèque mais dont il était sans doute sûr depuis le début. Ce que l'obligation de nous soustraire mentalement aux ondes sonores avait occulté de nos pensées, ou du moins des miennes.
Que si ces sons nous désorientaient, c'était parce qu'ils étaient destinés à le faire, parce que ces calmars en bas, cette horde de calmars peut-être, cherchaient à nous attirer dans les flots, tels des sirènes, tels Margygr, ainsi qu'ils le faisaient sans doute depuis des siècles avec les marins. Ils n'appelaient pas leur congénère que nous avions capturé, ils nous appelaient, nous. Chasseurs de palombes soufflant dans des appeaux...
Dans la pièce sur laquelle s'ouvrait la porte apparut une masse compacte, souple et brillante comme du mercure. Un calmar qui rampait, lentement, à même le sol de tôle. En vagues successives, il étendait ses bras vers l'avant, s'approchant, se tordant, orientant l'hémisphère de son œil énorme vers nous. Le cône luisant de son manteau vibra soudain, et le son, les ultrasons ainsi émis nous firent chanceler.
Subjugué, transi, je mis plusieurs interminables secondes à bouger, à suivre mon instinct de survie, à fuir. Faisant demi-tour, je tirai De Villière d'une impulsion sur notre ligne de vie. Une fois, deux fois; et la corde tomba à mes pieds, mollement. Je me retournai. Un sourire illuminait le visage de De Villière. Il avait défait la corde de sa taille. ''Non'' dit-il simplement, enlevant son casque anti-bruit. Et sa voix de me murmurer, sans que je visse seulement bouger ses lèvres ''J'ai cherché de ce moment toute ma vie. Je suis prêt maintenant.''
Déjà il avançait vers les mollusques, comme porté; il ne s'appuyait plus sur sa canne, ne boitait plus. Le calmar le plus proche ouvrit ses tentacules, tel une fleur monstrueuse et gigotante, découvrant un bec osseux assez large pour engloutir un cheval. Un second, derrière, fit de même.
De Villière répondait à leurs appels, et ils l'accueillaient...
La main tremblante, maladroite, je me saisis du pistolet lance-fusée pris dans le casier et, visant le cœur de la première fleur de tentacules, j'appuyai sur la détente.
Un éclair rose traversa le couloir, traçant une trajectoire de fumée grise jusqu'à la gueule du calmar. Peut-être fut-il seulement apeuré par la vive lumière, peut-être ressentit-il vraiment la brûlure. En un sursaut visqueux, il recula, bousculant les deux autres derrière qui s'approchaient à leur tour. Les modulations sonores se dissipèrent, s'estompèrent un instant pour mieux reprendre.
Alors ils tendirent leurs deux bras les plus longs, ceux se terminant par ces paumes losangoïdales et hérissées de griffes courbes, les élancèrent vers moi, fouettèrent l'air et griffèrent les parois de tôle. Trébuchant, je reculai hors de leur portée, au-delà des quelques dix mètres d'envergure de leurs membres, et je chargeai une nouvelle fusée dans le canon du pistolet. De Villière avançait toujours, se lovant dans les tentacules qui commençaient à l'enlacer.
''Fuyez ou rejoignez-moi'' me dit calmement sa voix alors que sa silhouette s'évanouissait dans des formes mouvantes.
Je voulu l'appeler, le raisonner, mais toute force m'avait quitté. J'eus la sensation d'un poids immense sur mes épaules, d'une lassitude infinie, d'un engourdissement sourd et cotonneux.
Tout devenait abstrait. Le pistolet qui s'échappait de mes doigts, les calmars qui se bousculaient, le couloir, la base entière. Moi, mon corps, mes souvenirs, tout ce qui était arrivé ces derniers jours.
De nouveaux bras poussaient au travers des murs, venant me lécher. De nouveaux tentacules, terminés par des mâchoires, qui tiraient déjà sur mes manches sur les jambes de mon pantalon. Des ventouses fleurissaient partout, jusque sous mes pieds. Et je ne bougeais pas.
Alors, comme surgi des abysses, le hurlement de De Villière.
Un hurlement de mort, qui s'éteignit aussitôt. Et avec lui, les tentacules des murs, les ventouses qui m'accrochaient, disparaissant. ''Fuyez ou rejoignez-moi'' répéta la voix.
Alors, m'enivrant d'un instinct de survie, d'une volonté retrouvée, je remontai le couloir, je remontai l'escalier de fer, et je fuis, niveau après niveau, corridor après corridor, fermant toute porte, toute issue, toute écoutille derrière moi. Autant de barrières à franchir pour ces monstres! Je traversai la base, d'une course effrénée et chaotique.
Recroquevillé, assis par terre dans le mess des officiers, je résistai aux appels. Autant que je le pus.
Et j'attendis.
"Les cétacés, en évoluant, ont développés une sorte de système sonar, comme les chauves-souris. Comme elles, ils émettent des cris, des cliquetis, des claquements de mâchoires à très haute fréquence, des sons puissants qui leur permettent d'une part de communiquer, et d'autre part, d'envisager ce qui les entoure, leur environnement, la nature, la taille, la distance des objets. Leurs déplacements aussi, s’il s'agit de proies ou de prédateurs. En bref, ils font de l'écholocalisation! Les dauphins et les marsouins ont, sur le front, une sorte de boule graisseuse, appelé melon, et les cachalots, dans leur têtes rectangulaires, une matière huileuse, appelé spermaceti. Ces organes servent à la fois à amplifier ce sonar, à le focaliser, et à recevoir les échos qu'ils renvoient. Les scientifiques pensent ainsi que certains cétacés peuvent produire des ondes suffisamment fortes, suffisamment puissantes pour paralyser ou désorienter leurs proies... Ce à quoi nous avons eu à faire sur cette plate-forme est similaire. Des modulations sonores d'une puissance telle qu'elles nous faisaient perdre pied avec la réalité. Qui étaient destinées à nous faire perdre pied. Sauf qu'elles ne venaient pas de dauphins ou de cachalots, mais de calmars géants."
Je laissai un temps, puis repris: "Nous savions déjà que certaines espèces de calmars étaient aptes à vivre et à chasser en groupe, à communiquer entre elles aussi. Avec le recul, il parait tout à fait plausible et logique qu'il en soit de même pour les calmars géants! Même chose concernant ces ondes sonars, idéales pour un animal tel que celui-ci, vivant principalement dans les abysses. Je vous laisse imaginer les jeux de cache-cache digne des batailles de sous-marins de la seconde guerre mondiale, sonar contre sonar, que peuvent se livrer cachalots et calmars géants dans les profondeurs océaniques..."
De la vulgarisation scientifique. Ce n'était sûrement pas ce à quoi mon public, composé de magistrats, de militaires et de haut-fonctionnaires, s'attendait. Des interprètes traduisaient simultanément tout ce que je disais en norvégien et en anglais. Je voyais les regards dubitatifs de mes auditeurs; leurs airs concernés mais quelques peu ennuyés.
Cela faisait trois jours que j'étais revenu. Sans nouvelle de notre part, ayant perdu tout contact, le continent avait fini par envoyer un hélicoptère de secours qui rallia la plate-forme pétrolière. On me trouva ainsi, seul, affaibli mais vivant, et on me ramena sur la terre ferme. Après un court séjour à l'hôpital afin de me remettre d'aplomb, on avait voulu m'auditionner, entendre ma version des faits. De tout ce qui avait pu se passer.
Entendre le seul survivant.
Entendre comment les quelques 200 membres d'équipage de la plate-forme Odysseus 3 avait sauté par dessus-bord, séduits par le chant des sirènes.
Entendre comment ces sirènes s'étaient révélées être des monstres marins, des kraken tout droit sortis de l'imaginaire médiéval. Comment ces léviathans avaient considéré cette plate-forme pétrolière comme un simple garde-manger.
Entendre comment des céphalopodes, des mollusques avaient pu faire de la manipulation mentale, plier à leur volonté, soumettre le cerveau humain.
Entendre comment moi seul avait pu leur survivre.
En me crevant moi aussi les tympans.

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