lundi 8 avril 2013

Le Corps et la Main [MacReady]

1

Comme une bulle de savon flottant dans un monde trop rigide, La Main s’envolait à travers le monde. Un monde tangible où elle récoltait et moissonnait. Son immatérialité lui offrait une liberté totale, et elle pouvait à loisir sonder les corps et les âmes, pénétrant ainsi l’essence même de ses proies. Elle ne pouvait se souvenir de l’instant où elle avait pris conscience d’elle-même - l’indépendance se fait parfois sans que l’on s’en rende compte - mais elle savait que la nourriture que Le Corps l’envoyait quérir l’avait sans aucun doute modifiée. Elle ne pouvait savoir ce que ses sœurs attrapaient – elles étaient si lointaines, se répandant à travers le cosmos, moissonnant des mondes aussi exotiques que bizarres – mais les proies qu’elle avait été chargée de chasser avaient une capacité inépuisable à se construire en fonction d’une chose magnifique pour elle : des émotions. Cela facilitait la capture, mais ça l’avait transformée inexorablement. Après tout, elle chassait sur Terre depuis des éons, et l’on devient toujours ce que l’on chasse.
S’engouffrant à travers une des strates de la réalité ouverte par Le Livre, La Main repéra sa prochaine victime. Elle avait cette caractéristique qui l’avait poussée à l’appeler. Beaucoup de peine, mais énormément d’espoir. L’espoir de liberté. Et d’apaisement, peut-être. L’humanité était fascinante. Tellement insatiable. Tellement prompte à vouloir s’élever. La Main avait appris à les aimer. Des singes parlants voulant tutoyer les anges. Ils étaient si beaux. On devient toujours ce que l’on chasse, La Main prit forme en conséquence.
Sans difficulté, comme des muscles habitués aux contractions, elle se confectionna un corps masculin. Au fil du temps l’opération se faisait sans réflexion aucune, presque automatiquement. Pourtant, elle mettait un point d’honneur à réaliser de la plus subtile des manières ce qui, comme elle le pensait, la définissait elle-même : les mains. Ces appendices l’emplissaient d’admiration. Des outils à la simplicité extrême en comparaison d’elle-même, mais si symptomatique de ce peuple en quête de maîtrise, et si représentatif de leurs émotions et de leur capacité à la sensualité.
Une fois le corps complété, La Main se regarda. Elle était fière d’elle. Un instant elle se laissa emplir de la dureté mêlée de douceur de sa substance devenue maintenant physique. Un millier de sensations l’emplissaient complètement, comme une ivresse difficilement maîtrisable. Mais elle avait l’habitude. Et elle avait une mission. Une mission définissant son existence.
Oui elle avait conscience d’elle-même et acquis une certaine forme d’indépendance, mais, après tout, elle n’était qu’un outil. Et cela lui convenait.
Ouvrant les yeux, La Main-faite-homme posa son regard sur la victime : une femme – assise en tailleur, Le Livre posé sur les jambes – écarquillant les yeux devant cette apparition soudaine et inespérée.


2

Gabrielle n’en croyait pas ses yeux. Les légendes disaient vraies. La magie existait, et Le Livre – immonde, décrépit, dégageant une odeur lourde d’un cuir étrange et pourrissant – en ouvrait les portes. Devant elle, dans cette petite chambre lui faisant office d’appartement, sortant de nulle part, venait d’apparaître un homme. Drapé dans une nudité semblant l’indifférer, l’homme  s’étira un moment, testant la mobilité de ses muscles. Ensuite il passa un long moment à contempler ses mains, agitant frénétiquement ses doigts, les inspectant fasciné. Il eut un petit sourire d’enfant,  découvrant avec malice leur agilité. Puis il plongea son regard gris-bleu dans le sien. Un regard perçant. Elle frissonna. Le monde tanguait autour d’elle. L’apparition fantastique redéfinissait sa conception intuitive de la réalité. Le monde se brouillait. Elle pouvait sentir ses forces l’abandonner.
La dernière vision qu’elle eut fut celle de cet homme impossible s’accroupir devant elle, et lui murmurer doucement :
- « Bonjour Gabrielle… » 
La jeune fille s’évanouit.
Lorsqu’elle reprit conscience, la pensée que tout ceci n’était qu’un rêve fut vite dissipé : l’homme était devant elle, assis à sa hauteur. Il s’était emmitouflé dans un drap, cachant ainsi sa nudité de nouveau né.
- « Pardonne-moi, j’avais froid…., dit-il en souriant.
Gabrielle ne sut quoi répondre. Un millier de pensées et de sentiments contradictoires semblaient l’envahir. Pourtant elle n’avait pas peur. Une partie d’elle lui hurlait qu’elle devait avoir peur, que toute cette irréalité ne pouvait  trouver d’autres réponses que dans ce sentiment. Pourtant, elle n’avait pas peur. Les mots lui vinrent sans qu’elle s’en rende compte.
- « Qui… qui êtes-vous ?
- Je suis venu pour toi.
 - Qu’est-ce que vous voulez ?
- Et toi, que veux-tu ? Après tout, c’est toi qui m’as appelé.
La jeune fille ne savait plus. Se bousculait en elle l’irréalité de ces derniers mois, dont l’apothéose extraordinaire de cette soirée était devant elle, la regardant avec innocence, toujours souriante.
Elle balaya machinalement la pièce du regard avant de se rendre compte que la pièce maîtresse qui avait engendré tout ceci avait disparu.
- Le.. Livre… où… où est…
Anticipant sa question, l’homme lui répondit :
- Il a disparu. Parti rejoindre quelqu’un d’autre. Où se cachant, attendant d’être retrouvé. Il en va ainsi.
- C’est de la magie ? C’est vraiment de la magie ?
L’homme posa sur elle un regard tendre, mais où pointait une certaine forme de tristesse.
- Oui, c’est de la magie. Maintenant, que veux-tu ?
Gabrielle repensa à ces derniers mois. Au deuil implacable qui l’avait assaillie, à l’horreur de la perte, aux larmes, à la solitude. Tout avait succombé autour d’elle. En si peu de temps. Elle savait la vie fragile. Elle connaissait les possibles. Mais jamais elle n’aurait pu imaginer la cruauté indicible des coïncidences – mais en étaient-ce vraiment ? -  et l’ineffable  douleur de cet agencement de morts subites.
Elle avait tout perdu.
D’abord ses parents, dans un accident de voiture. Fracas de tôles ondulées  un soir d’octobre, alors que la vie s’évanouissait sous l’impact absurde d’un véhicule dont le conducteur était trop alcoolisé. Elle se souvenait de ses larmes, à l’annonce. Elle se souvenait de ses larmes, se rendant compte que ça vie venait de changer. Elle se souvenait de ses larmes, à l’enterrement. Et aussi d’une faible pression, déjà fuyante, sur son épaule. C’était son compagnon. L’amour de sa vie, qui tentait de la consoler. Tellement penaud, tellement maladroit. Mais elle l’aimait. Elle avait tant besoin de lui. Il la quitterait quelques semaines plus tard - incapable de supporter que son jouet était cassé, sans doute irréparable -  mais il était encore présent à ce moment là, et ça lui avait apporté quelques bribes de lumière dans ce monde devenu froid. Puis, lorsqu’il était enfin parti, ce n’avait  pas été de la colère qu’elle avait ressenti dans un premier temps, mais de la culpabilité. La culpabilité devant l’horreur de sa peine, et devant la solitude qui l’accablait à présent. Elle avait pensé au suicide, trouver dans la mort la paix désormais enfuit. Mais elle ne pouvait s’y résoudre. Après tout, perdre ses parents était dans l’ordre des choses et cela même si un alcoolo avait dramatiquement accéléré le processus.  Et son mec ? Un lâche, ouais. Un pauvre petit lâche aux mille excuses. Non le suicide n’était pas pour elle. Elle, elle avait d’autres échappatoires au chagrin. Des échappatoires qu’elle savait utiliser depuis qu’elle était petite, lorsqu’elle se plongeait pendant des heures dans ses contes de fées. Oui, c’était ça. Un livre. Elle avait besoin d’un livre.  Mais pas n’importe lequel ! Non, elle avait besoin de son livre. Celui avec des fées sur la couverture. Son livre d’enfance ensoleillée. Celui que sa mère lui avait offert. (C’est de la magie ?, avait-elle demandé alors de sa voix enfantine en voyant les fées. Oui, lui avait répondit sa mère maintenant décédée, c’est de la magie.) Oui, il fallait qu’elle le trouve ! Il fallait qu’elle le trouve à tout prix !
Mais Le Livre qu’elle trouva alors, n’était pas celui auquel elle pensait.

Il l’attendait sur le paillasson – Bienvenue ! – devant l’entrée de son appartement. Il était vieux, sale et puant, mais un sentiment irrépressible la contamina lorsqu’elle posa les mains sur lui. Comme une décharge d’électricité, si palpable qu’elle faillit défaillir. Même s’il n’était pas du tout le livre qu’elle voulait, sa lecture réveilla néanmoins en elle des sentiments enfantins. Les rites qu’il décrivait lui apportaient l’espoir impossible d’un monde au-delà du monde, où la réalité implacable n’était pas une fin, mais un commencement, où les couches du tangible se superposaient, offrant plus qu’il n’y a à voir. Non, ce n’était pas le livre qu’elle voulait, mais c’était le livre qu’il lui fallait, elle en était certaine. Elle se remit à croire en la magie, et au merveilleux.
Et elle avait eu raison.
Devant l’homme impossible, elle pouvait sentir son corps affamé de tendresse et d’attention.
Ne la quittant pas des yeux, l’homme lui reposa tendrement la question :
- Maintenant, que veux-tu ?
Sans même y réfléchir, se laissant porter par ce manque de sensation, ce manque de vie, elle répondit sans aucune retenue :
- Faites-moi l’amour…

3

La Main-faite-homme fut intriguée. On ne lui avait jamais rien demandé de tel. Caressant le monde de sa présence éthérée depuis des millénaires, La Main ne s’était jamais posée de cette manière sur le corps palpable, chaud et palpitant, d’une de ses proies. Offrir à ses victimes ce qu’elles désiraient faisait partie du rituel. Elles devaient trouver une forme de contentement, afin d’apaiser les âmes à récolter. La Main devait se plier à la demande, quelle qu’elle soit, mais pourtant celle de la jeune fille l’emplissait d’un malaise étourdissant. Elle ne savait pas pourquoi. Elle ne connaissait aucune forme de rapprochement, aucune forme d’intimité. Parcourant la Terre depuis des millénaires, elle connaissait évidemment ces pratiques d’accouplement et la place importante que ces rites occupaient dans cette humanité qu’elle avait appris à aimer, mais elle ne les avait jamais expérimentés avant. Prendre une forme physique l’emplissait d’une joie incommensurable, mais elle savait que cela l’avait déjà modifié. « On devient toujours ce que l’on chasse… »  se dit-elle. Et elle n’aurait su l’admettre, mais elle avait peur.
La jeune fille se déshabilla. Son corps était une œuvre d’art pour cet être évanescent. Tous les corps étaient des œuvres d’art. Des ancres physiques les reliant dans une temporalité et dans une réalité définie par leurs naissances. Ces pauvres êtres en souffraient. Ils se pensaient limités, emprisonnés. Pourtant aucune prison jamais imaginée ne semblait si belle pour La Main.
Gabrielle se rapprocha de son incarnation. La Main-faite-homme sentit ses mains – de véritables mains – parcourir son corps physique. Elle frissonna, se laissant emporter par ce contact. Elle sentait l’appendice constituant l’intimité de son nouveau corps se durcir. Et cet être originellement asexué, naturellement libre de toutes limites, sentit sa définition même être remise en cause.
Alors que Gabrielle l’enjambait pour mieux l’engloutir, l’action définissant la substance, l’illusion se matérialisa définitivement, trouvant une limite jusque là inconnue, La Main-faite-homme devint alors réellement un Homme.
La sensation physique n’était finalement rien. Mais l’empathie initiale, qui avait déjà ouvert les portes des précédents changements explosa. Même définitivement ancré, incarné dans ce corps masculin, il gardait ses perceptions fantastiques. Il était submergé. Au fur et à mesure que le plaisir montait, qu’il sentait toutes les subtilités physiques de ce va et vient infernal, il pouvait également expérimenter toutes celles de sa partenaire, en créant un lien indélébile lui faisant ressentir tous les sentiments, même les plus éphémères, que Gabrielle put ressentir dans sa vie. L’homme pensait qu’il allait mourir. C’était beaucoup trop pour lui. Un maelstrom sensitif et émotionnel qui le dissolvait.
Gabrielle laissa retomber ses mains qui enserraient le cou de l’homme, et agrippa les siennes. Elle les serrait incroyablement fort. Commençant à s’habituer à cette tornade sensorielle, l’homme ne ressentit plus aucune peur. Il voulait disparaître totalement, il en voulait plus. Tant pis la perte de toute chose ! Au diable la dissolution de son être ! Dans cette petite mort de plus en plus tangible, il se sentait libre.
Dans un réflexe physique qu’il n’avait jamais ressenti, il bascula sa partenaire et la reposa sur le sol, prenant le contrôle de sa propre perte, accélérant le rythme. Les gémissements de sa partenaire se firent de plus en plus prenants. Pourtant il ne les entendait pas. L’être millénaire n’existait plus. Il n’était rien d’autre qu’un corps, entre l’Alpha et l’Omega de son existence terrienne, submergé par la chaleur. Lorsque les deux amants jouirent à l’unisson, et que l’homme recouvrit peu à peu le contrôle de son être physique, une autre chose incroyable se produisit : plongeant son regard sur le visage exsangue de sa victime, il put sentir des larmes lui couler le long des joues. Car au-delà des galaxies, il pouvait sentir Le Corps réclamer l’offrande qu’il devait lui ramener.

4

Encore haletante, Gabrielle se laissait aller aux vagues de plaisir qui affluaient encore.  Oui, la magie existait. Et sa nature était plutôt simple, finalement.
Elle fut un peu surprise de voir l’homme pleurer. Un peu gênée aussi.  Un être aussi merveilleux pouvait-il autant s’émouvoir pour si peu ? Elle ne put réprimer un sourire.
- Tout va bien ?
Non, tout n’allait pas bien. Et lorsque l’homme plongea son regard dans le sien elle en eut la sinistre confirmation : l’homme semblait terrifié.
Le sourire de Gabrielle disparut.
Entre ses bras le corps de son étrange amant commença à onduler.
Loin des précédents déhanchements amoureux, celui-ci semblait se tordre dans des soubresauts de plus en plus violents. Elle essaya bien de le repousser, mais elle en était incapable. Il était trop lourd. Beaucoup trop lourd. Elle esquissa un « qu’est-ce qui se p… » Mais n’alla pas plus loin. Son regard venait de se porter au-dessus de l’épaule de son amant, et ce qu’elle vit la glaça d’horreur.
Les jambes de celui-ci semblaient avoir fusionné, transformées en un long amas de chair étrange, à la fois physique et immatériel. Par instant, on pouvait même y voir à travers. Et cet amas de s’arrêtait pas à la simple distance de ses jambes, elle continuait, long tentacule improbable, bien au-delà, glissant le long de parquet jusqu’au bout de la pièce, puis remontant, dans un angle atroce, jusqu’au plafond où il semblait passer à travers.
C’est sans doute grâce à l’incompréhension mêlée de terreur qu’elle éprouvait devant cette  vision grotesque, qu’elle ne sentit pas la vague brulante la submerger.
Elle plongea son regard dans celui de l’inconnu.
Le visage pétri d’un effort de contrôle illusoire, celui murmura :
- Pardonne-moi.
Alors Le Corps, dans un claquement féroce, rappela à lui La Main et la moisson qu’il venait de cueillir.
Le visage de Gabrielle s’embrasa.

5

Ils s’élevaient. Elle pouvait le sentir. Lentement tout d’abord, mais prenant peu à peu de la vitesse. Son magique inconnu n’était plus qu’un long appendice se perdant au-delà du monde. Seul le haut de son torse,  un bras – celui qui l’agrippait  - et sa tête, ressemblaient encore à ce qu’il avait été. Avant de traverser le plafond de son appartement – comment est-ce possible ? – elle jeta un regard vers le sol, et comprit : son corps physique gisait là, en bas. Noirci, des lambeaux de chairs pendants et le visage perdu en une expression atroce d’agoni. Mais elle pouvait quand même se reconnaitre. Je suis morte, pensa-t’elle. Elle avait raison. Loin de toute souffrance. Elle se trompait.
Lorsque les deux êtres passèrent à travers le toit, elle vit le tentacule se perdre dans la nuit. L’ascension devenait de plus en plus rapide et elle pouvait voir  les lumières scintillantes de la ville rapetisser en-dessous d’elle. Elle n’avait plus peur. Je suis morte. Elle volait et cela l’émerveillait. Loin de toute souffrance. Tout cela n’était que de la magie, son bel amant était entrain de l’arracher à sa vie sans intérêt. Et peu importait si elle avait dû mourir. Peu importait la vraie réalité de son amant céleste. Peu importait tout cela ! Elle volait !
Mais pour la deuxième fois, une angoisse sourde et horrible l’envahit alors qu’elle s’abandonnait une nouvelle fois dans le regard gris-bleu de son partenaire.
Le visage  crispé en un hurlement silencieux, celui-ci pleurait.

6

La Main avait fauté. Pire, elle avait blasphémé.
Au fil des millénaires, elle s’était attachée à ses proies et elle n’avait pu s’empêcher de ressentir une forme de compassion pour elles (on devient toujours ce que l’on chasse), mais rien d’aussi puissant. Cette nuit, elle maudissait son indépendance. Cette nuit, elle haïssait ses émotions acquises lentement, inexorablement, au contact de ses victimes. 
Elle sentait Le Corps tirer de plus en plus fort, la ramenant vers lui. Malgré ses sentiments contradictoires – des sentiments humains – elle voulait combattre cette volonté impériale, mais ne pouvait rien faire. Son indépendance n’était qu’illusion. Elle n’était qu’une Main, et elle devait apporter la femme qui lui avait fait connaitre la chaleur à son Maitre.
Elle en pleurait de rage et de frustration lorsqu’elle vit Gabrielle la regarder. Regarder l’ersatz de visage humain qu’elle avait réussi à conserver.
Non ! Il en était hors de question !
Dans un effort terrible, la Main  reforma une partie de son apparence humaine. Un deuxième bras s’arracha de l’amas tentaculaire et son visage se refit plus net. La Main-faite-homme voulait son Indépendance !  Elle réussit même à reconstituer le bas de son torse, puis son ventre, jusqu’au nombril qui, bien entendu, n’avait jamais servi à rien. L’âme de cette femme ne serait pas une de ses proies ! Elle devait se dégager, se libérer, et emmener Gabrielle loin de tout ça ! Après tout, il y avait une infinité de plans et de réalités. Elle le savait pour y avoir chassé à de nombreuses reprises. Elle pourrait y emmener cette âme innocente.  Là-bas, ils pourraient peut-être y perdurer, ensemble, faits d’énergie pure, loin de tout, loin du Corps.
Sans s’en rendre compte, La Main avait succombé au plus pernicieux des sentiments humains : l’espoir. L’espoir, au-delà de toute réalité.
Lorsque le Corps l’a rappela à l’ordre une fois de plus, elle en connu un autre : le désespoir le plus absolu, face à l’horreur de l’impuissance.

7

Gabrielle tenait les deux mains de son étrange amant. Il avait lutté un moment et soudainement une autre lui avait poussé comme par magie. (C’est de la magie ?) Il avait toujours cette expression de terreur et de culpabilité, mais une autre expression émergeait désormais : de la détermination.
Ils s’élevaient maintenant à une vitesse prodigieuse et cela faisait un moment qu’ils avaient quitté la Terre. Gabrielle pouvait voir des myriades d’étoiles, de galaxies, et d’autres choses qu’elle n’aurait su nommer, défiler devant elle à une vitesse impossible. Mais peu importait au fond. Elle était reliée au regard de son amant aussi fermement que ses mains l’étaient dans les siennes. Et le reste n’avait aucune espèce d’importance, elle était loin désormais. Loin de toute souffrance.
Elle entendait monter progressivement une sorte de chant dans l’infini. Au début elle avait pensé que cela devait sans doute être le fuit de son imagination, mais l’impression se faisait de plus en plus forte, montant en crescendo, réfutant cette pensée. Oui, c’était bien un chant, ou peut-être…
Sa pensée mourut en même temps qu’elle le vit.
Au loin une sorte de grande masse noire – qui semblait déjà colossale, même en prenant en compte la distance -  grossissait de plus en plus vite. Et plus ils se rapprochaient, plus une terreur panique s’empara d’elle. Contemplant cette réalité aux millions de tentacules aussi absurde qu’effroyable qui avançait vers elle, et ce qu’était en vérité son amant, elle se demanda si une âme – puisque son corps était déjà mort, gisant à moitié carbonisé sur le planché de son appartement – pouvait perdre l’esprit. Et cela la fit rire. D’un rire de dément hystérique qui vint se perdre dans les milliers de hurlements qu’elle avait d’abord pris pour un chant. 

8

Tout était perdu. La Main-faite-homme le savait. Tout était perdu depuis de le début, en réalité. Et cela aussi elle le savait. Toujours en larmes, la Main-faite-homme vit l’âme de la femme qui lui avait apporté la chaleur devenir folle. Elle riait devant le Corps.
Ils s’arrêtèrent devant lui, attendant leur tour. A perte de vue, la Main-faite-homme contemplait ses sœurs.  Ses millions de sœurs. Toutes ramenaient au Corps des myriades d’âmes fauchées à travers les mondes et à travers les réalités, dans l’assourdissant vacarme de leurs hurlements, de leurs supplications. Certaines riaient aussi, comme Gabrielle. A jamais consumées dans la folie extatique d’une réalité impossible.  Ses sœurs flottaient un instant avant que le Corps n’impulse un mouvement les rapprochant de sa Gueule béante aux milliards de dents. Et les âmes y étaient projetées. Pour quel Enfer Eternel, la Main-faite-homme ne le savait pas et il se dit que c’était mieux ainsi – après tout, les âmes, forme d’énergie pure, vivaient à jamais.
La Main-faite-homme haïssait ce Corps. Son Corps, dont elle n’était qu’un des nombrables appendices. Il se demanda si ses sœurs le haïssaient également. Probablement se dit-elle. Probablement.
Puis vint leur tour.
Il ne voulait pas l’abandonner à son agonie qu’il redoutait infinie, mais que pouvait-il faire, il n’était qu’une Main. Le Corps lança l’impulsion et le tentacule tenant Gabrielle s’approcha de la gueule infâme. Il était encore en partie humain malgré les saccades d’agacement qu’envoyaient le Corps, face à ce membre rebelle. Pour la dernière fois il plongea son regard dans celui de la femme qui lui avait apporté la chaleur. Un regard pétrifié dans une grimace entre l’horreur et l’hilarité. Il remarqua qu’elle pleurait aussi. Son âme pleurait.
Entre deux hoquets elle se tourna vers la Main-faite-homme et lui dit :
- Ce.. ce… ce n’est pas de la magie….,  et elle repartit de plus belle.
- Non, ce n’en est pas.
Elle eut une petite expression boudeuse entre deux quintes de rire, et le Corps l’avala. 

9

Une fois que Gabrielle disparut complètement, il se produisit quelque chose d’insensé : la Main-faite-homme hurla de toutes ses forces. Une force nourrie par le Corps lui-même. Un Corps nourri désormais par Gabrielle. Elle hurla si fort que le Corps la remarqua, tournant ses innombrables Yeux vers elle. Même ses sœurs cessèrent d’onduler et se tournèrent vers elle, curieuses. Que l’une d’elle puisse ainsi conserver l’apparence d’une de leurs proies à ce stade les fascinait. Que l’une d’elle puisse hurler de douleur et de frustrations, imposant ainsi et à ce point ce désir d’indépendance les troublait. Certaines en éprouvaient même de l’envie.   
La Main-faite-homme affronta les regards avec défi.
Le Corps s’en amusa.
Puis il lança une impulsion qui se répercuta violement. Et claquant comme un fouet, le tentacule qu’était la Main perdit toute trace d’humanité, et redevint ce qu’il était : un serviteur parmi les autres. Ses sœurs se détournèrent. Le Corps recommença à les rappeler à lui, se replongeant dans son massacre boulimique, et relança la Main-qui-fut-homme chercher une nouvelle victime. 
La Main-qui-fut-homme  ne savait pas si Gabrielle souffrait réellement plongée dans le ventre de Monstre Antédiluvien qu’était le Corps. (son Corps, pensa-t’elle) Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle, appendice vivant dans une illusion constante d’indépendance, y était. Et elle y serait probablement à jamais.

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