vendredi 15 février 2013

Elegantville [Diane]

« Je possède un joyau et cherche quelqu'un qui sache le regarder ».

Hâfez de Chiraz, Le Divân, Ghazal 373

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SAM & AYMI

         Aymi termina de se brosser les dents, puis alla dans sa chambre où Sam, son père, l’attendait pour lui raconter une histoire. Déjà en pyjama, elle se jeta dans son lit et il rabattit les couvertures sur elle, puis l’embrassa sur le front, précisément sur sa cicatrice. Il s’assit tranquillement sur le rebord et vit que sa main gauche tremblait alors qu’il caressait les cheveux bruns de son enfant, repoussant cette mèche qui le jour, cachait la marque disgracieuse.
         - Ma chérie, est-ce que tu sais ce que c’est qu’un secret ?
         Elle secoua négativement la tête, tirant le drap et les couvertures qui cachaient un sourire désincarné et espiègle. Son père lui avait promis de lui raconter cette histoire de l’enfant aux cheveux d’or, tirée de ce livre qu’il avait acheté un jour sur internet et qui avait mis un mois à arriver. Mais cette histoire il l’avait lue, interprétée et racontée pour sa fille des centaines de fois. Toujours après l’avoir religieusement écoutée de la bouche de son père, Aymi s’endormait profondément. A son réveil, elle n’avait gardé aucune trace, aucun souvenir. Elle était donc impatiente de l’entendre comme chaque soir, au chaud dans son lit, frottant ses pieds l’un contre l’autre. Comme si c’était la première fois qu’elle l’écoutait, cette histoire éternellement inédite que son père ne se lassait jamais de lui lire encore et encore. Depuis maintenant six longues années que ce rituel s’était installé entre eux, et que Sam portait quotidiennement sa fille comme un immense rocher au sommet d’une pente montante.
          Ce soir-là, pourtant, la fatigue lui donnait l’envie de pleurer sur lui-même sans que les larmes ne coulent. Comme si les émotions s’entremêlaient à un carrefour qui rendait toute parole, toute expression de ce profond chagrin, impossible. Sam se sentait désespéré, car le trouble visible dans les yeux de sa fille pesait douloureusement sur son sentiment de culpabilité. Qu’elle soit perçue comme une arriérée par les autres était une chose avec laquelle il avait appris à composer, mais de savoir qu’elle ne serait jamais capable d’être autonome, et de devenir la personne qu’elle était supposée devenir l’enfonçait dans une terrible angoisse et une profonde culpabilité. Qu’allait-elle devenir s’il mourrait dans peu de temps ? Dans un an, dix jours, ou demain-même ? Allait-être être envoyée dans un hôpital psychiatrique avec des inconnus et des individus potentiellement dangereux ? Allait-elle mourir seule dans un institut médicalisé sans personne pour l’accompagner ? Ce désespoir était particulièrement intense en lui ce soir-là et il se sentait si faible à l’intérieur, si écrasé qu’il a pensé, une énième fois, prendre son revolver dans sa chambre, abattre son enfant d’une balle dans la tête, ainsi que lui-même pour en terminer une bonne fois pour toutes. Mais comme à chaque fois qu’il était dans cet état, il se rendait compte de l’incroyable nectar de douceur que dégageait cette détresse intérieure. Sam se souvenait toujours des paroles de sa mère, à propos de la tristesse. Elle lui avait appris qu’il fallait laisser la lame aiguisée du désespoir couper un morceau du cœur davantage, au risque que celui-ci s’arrête pour de bon sous le coup de la blessure, devenue trop profonde. La tentation, plus que jamais, était grande d’emmener sa fille dans la grange, là où son secret, qu’il voulait absolument partager avec d’autres sans le pouvoir, se trouvait au chaud, et à l’abri de regards potentiellement malveillants.
         Ce soir-là, tournant en rond dans sa chambre, regardant la pleine lune par la fenêtre en buvant une bière, il prit sa décision. L’arme était dans la commode, rangée dans son étui, cachée sous ses chemises de travail et ses sous-vêtements. Il attendit qu’Aymi s’endorme. Pour la transporter jusqu’à la grange en pleine nuit, c’était plus pratique, elle n’aimait pas les imprévus, elle aurait été effrayée d’être réveillée en pleine nuit. Dehors le ciel nocturne était très clair. Comme la Lune, les étoiles étaient toutes là, visibles, nombreuses, rassurantes. Elles semblaient observer ce père qui ne dormait pas, avec sa fille dans ses bras, tranquillement endormie, innocente et inconsciente du sort qui l’attendait. Sam fût surpris par ce parfum qui annonçait, à coup sûr, les premières neiges de l’année. Les yeux d’Aymi riboulaient sous ses paupières, elle rêvait. L’épaule de son père comme oreiller et son odeur familière et rassurante comme couverture.

jeudi 14 février 2013

Homo Homini Lupus [Nosfé]

     Homo Homini Lupus.
       Plaute (Asinaria, II, 4, 88)

Dans son esprit d'enfant, c'était une « grande », mais elle ne devait pas avoir plus de 12 ou 13 ans. Son corps nu, à peine formé, recroquevillé sous les branches basses d'un sapin. Elle grelottait, tant de peur que de froid.
Une fine couche de neige uniformisait la forêt de blanc, faisant ressortir les traces de lutte et toute une constellation de taches vermeilles parcourant le lieu. La fille relevait la tête vers eux, ses cheveux en bataille découvrant un regard fou, aux bornes de la frayeur et de la rage. Du sang barbouillait son visage.
« Bon sang, c'est rien qu'une gamine. Grégoire... »
« C'est une louve. » grogna Grégoire pour toute réponse.
Alors, tels deux colosses de son point de vue d'enfant, pris dans un fracas de ferrailles et de grincements de cuir, les deux hommes s'affrontèrent, se firent face, chacun retenant le bras de l'autre, retenant l'arme de l'autre. Ils parlèrent, soufflant et grognant leur arguments plus qu'autre chose. Lui n'en saisissait que des brides, ses yeux et son esprit ne parvenant pas à se défaire de la jeune fille. De ce corps nu et rose, pudiquement replié sur lui-même, de ces yeux bleus qui allaient et venaient, de lui aux hommes se battant, de ce sang qui maculait, qui souillait l'innocence de ce lieu, de cet être.
Derrière lui, Maître Jean fit par repousser son adversaire et conclure la dispute:
« D'accord, mais pas devant le gamin. »
Alors, grandissant à ses yeux, Maître Jean s'approcha et, lui saisissant le bras dans un claquement de cape, lui souffla un « Viens » et le détourna du sapin, du sang et de la fille.
Dans leur dos, un sanglot, un cliquetis métallique se mêlant à un grincement de sangle et de bois sec, et le claquement froid de l'arbalète de Grégoire.