A
tous ceux qui se reconnaîtront.
La petite fille
marche sur la route goudronnée. C’est le début du printemps. Il y a un peu de
vent, qui secoue les hautes herbes inaccessibles.
Elle a 8 ans,
habite à la campagne. Elle va à l’école. Elle fait bien attention à marcher tout
droit. Tous les 20 mètres, un adulte se tient sur la chaussée, veille à ce que
les écoliers suivent bien la route, et ne s’éloignent pas du bas-côté. Ils
disent aux enfants : « allez allez allez, on avance, un, deux, on suit
bien la ligne ». Tous les adultes ont des casquettes, des gants blancs, et
des bottes de chantier. Il n’y a aucune chance de s’égarer, de toute facon :
le chemin est balisé, on a placé des plots routiers tous les 10 mètres, à
gauche, et à droite. On a également tracé à la peinture deux lignes blanches
pour figurer un couloir.
Les autres
écoliers, devant et derrière l’enfant, avancent en file indienne, leur gros
cartable sur le dos, leur bob jaune sur la tête. La plupart des enfants sont un
peu trop gros pour leur âge. La petite fille aussi.
Une fois, elle
avait demandé à ses parents :
-
Pourquoi on doit mettre ce chapeau
jaune ? »
Papa avait
ignoré la question. Maman avait répondu :
-
C’est parce qu’en hiver, les jours sont
plus courts. Quand tu rentres de l’école, c’est déjà la nuit. C’est dangereux,
avec les voitures. Mais le jaune se voit mieux quand il fait noir. C’est pour ça.
C’est plus sûr.
-
Mais on doit le porter même la journée ?
Même en été ?
-
Ça marche aussi le jour. Et puis, comme
ça, on est sûr de ne pas oublier. Donc obéis bien à la maîtresse, et garde
toujours ton chapeau sur la tête, pour que les voitures te voient bien et
t’évitent. Fais-y attention. C’est important.
Le vent
doucement souffle, s’attarde sur les pointes des graminées. Sur la gauche, le
champ se balance mollement, comme une fourrure de chien qui s’ébroue. Et d’un
seul coup, la bourrasque survient. Les bobs jaunes se soulèvent, mais ne
quittent pas les cheveux : les jugulaires retiennent le couvre-chef. Seul
le chapeau de la petite fille est emporté par le vent : il n’y a pas
d’élastique. Comme un papillon couleur safran, il volète au-dessus de la route,
et plonge dans les roseaux, à gauche, de l’autre côté.
La petite fille
ne réfléchit plus. Oubliant toutes les consignes, elle s’élance. Elle franchit
la ligne blanche entre deux plots, traverse la chaussée. L’adulte le plus
proche fait : « NON ! N’y va pas !» Mais elle entre
déjà dans les roseaux, s’y enfonce. Elle ignore les innombrables panneaux et
leurs symboles de mise en garde. L’homme la poursuit. Il tend la main. Il crie
encore : « NON ! Reviens ! » La petite comprend qu’elle
est allée trop loin. Elle ne devrait pas être
là. Le danger s’y cache, invisible. Mais elle sent la caresse des tiges sur
ses joues, la mollesse de la boue sous ses souliers. C’est frais sur la peau,
et visqueux sous la semelle. Ça sent. Ça sent la terre. L’enfant fait un pas et
son pied s’enfonce. La vase lui arrive jusqu’aux chevilles. Elle manque de tomber,
se rattrape, sent son jouet électronique porté en pendentif rebondir contre sa
poitrine. Elle parvient à se saisir de son chapeau à terre, le serre contre sa poitrine.
Aussitôt, deux mains rudes s’abattent sur ses épaules. On la force à se
retourner. Elle tombe nez à nez avec un visage d’adulte ridé, plissé, convulsé,
rougeoyant.
« Je t’ai
DIT... »
La main s’abat.
De toute sa force, l’homme se met à gifler la petite fille.
***
La veille, un
dimanche, alors que comme toujours elle était enfermée à la maison, elle avait
décidé de découper son chapeau aux ciseaux.
Le
dimanche, c’était prison.
Interdiction de sortir. Par conséquent, l’enfant passait la journée à manger
des cochonneries en regardant la télé. Tout en regardant les dessins animés,
elle se grattait sans cesse, elle remuait, elle se rongeait les ongles. Et de
temps en temps, elle prenait un peigne à cheveux, et se labourait la peau du
bras avec, conscienceusement. Dans le sens du poil, dans le sens inverse. Dans
le sens du poil, dans le sens inverse. Encore. Les stries rouges finissent par
saigner. Elle doit mettre des habits à manches longues, alors : il faut cacher.
Mais des fois, ça
ne suffit plus ; et donc elle décide de détruire le matériel. Comme ça,
par désoeuvrement, le cœur exaspéré. La petite fille ainsi avait découpé l’élastique
en petits morceaux, et avait commencé à entailler le chapeau. Elle voulait le
réduire en miettes, méthodiquement. Bout d’étoffe que l’on doit chérir – symbole
de sûreté, encore de l’obéissance, la tête serrée, enserrée, étouffée. Non.
Plus jamais.
Maman était
entrée à ce moment-là, aux premiers coups de ciseaux. L’adulte avait crié très
fort : « MAIS QU’EST-CE QUI NE VA PAS AVEC TOI ? ».
Presqu’aussitôt, elle avait regretté de s’être laissée emporter. Elle s’était
excusée. « Tu comprends, Maman est si malheureuse, pourquoi tu dois en
rajouter ? » La mère avait commencé à pleurer sans bruit : les paupières
battantes, les larmes sortant les unes après les autres, à la queu leu leu,
comme la file des écoliers sur le chemin de l’école. Maman essuyait ses pleurs
tantôt avec le gras de la paume, tantôt d’un revers de la main. Des tics nerveux
lui travaillaient fréquemment le visage. Il n’y avait rien à faire. Maman
pleurait tout le temps. Plus tard, Papa était rentré et n’avait rien dit. Comme
d’habitude.
***
La gamine avait
beaucoup hurlé. Elle s’était roulé par terre, souillant ses vêtements de boue,
pendant que l’homme avait essayé de la tirer en arrière. Il lui avait arraché le
devant de sa chemise, les boutons avaient volé avant de disparaître dans la
vase.
Plus tard, il s’était
présenté devant les parents, la mine basse, la casquette entre les doigts. Il
s’était identifié comme le pompiste de la station-service, à la sortie du
village. Il était venu à la maison avec la petite fille, qui après son coup d’éclat
s’était logiquement trouvée dispensée d’ecole. L’infirmière scolaire s’était
contenté de passer un scanner sur son corps. Les souliers étaient fichus car
tachés de boue. On lui avait donné des chaussons. Et puis on lui avait prêté un
autre chapeau.
Dans la salle de
séjour, l’écolière sanglotait avec gravité, les pieds dans ses pantoufles. Son
agresseur, devant sa tasse de thé froid, fixait le sol. Il n’arrêtait plus de
s’excuser. Il transmettait sa honte aux parents. « Je m’excuse, je n’aurais
jamais dû gifler votre fille... Elle ne devait pas aller là-bas... C’était
dangereux... Une zone interdite... Je me suis emporté... J’avais peur... Je suis
impardonnable... » Papa et Maman, figés, souriant bêtement par convention,
ne savaient que dire. L’homme avait certes frappé leur fille chérie, mais il
avait dans le même temps tenté de la protéger. Le cas présentait une
contradiction trop profonde. Le pompiste avait l’air sincère dans ses regrets.
Il pleurait presque, s’embrouillait, serrait les poings. Il était clair que lui
aussi était constamment habité par une mer de tension. Les parents lui firent
des reproches, mais n’osèrent pas l’accabler. Ils finirent par l’assurer de
leur compréhension, même si la réponse avait été « excessive ». Ils
avaient déjà décidé, implicitement, de ne plus jamais aller chercher de
l’essence à la station-service à la sortie du village, de peur de le croiser
encore. De toute façon, cinq mois plus tard, il se suiciderait.
L’homme s’en fut
enfin, non sans avoir multiplié les excuses, à l’infini. Ce n’est qu’à ce moment
que Papa se décida enfin à gronder la petite :
-
Non mais petite sotte, tu ne l’as pas
volé. Qu’est-ce qu’on t’a appris ? De bien suivre le chemin tracé, de ne
jamais dévier, de ne pas aller se promener toute seule dans la nature. De toujours
demander la permission pour toucher les plantes et les cailloux. Tu dois
TOUJOURS demander. Pourquoi tu es partie comme ca ? C’est
irresponsable. Ce n’est pas ce qu’on t’a appris. Il y a des règles, et elles
doivent être respectées pour ta propre sécurité. Alors, pourquoi ? Pourquoi
vouloir inquiéter tes parents ? »
Les pleurs enfantins
redoublèrent. L’humiliation n’avait pas l’air de vouloir se terminer. La petite
fille aurait aimé dire à ses parents et au monsieur qu’elle avait couru après
son chapeau comme pour racheter sa mauvaise action de la veille, pour bien
montrer que son bob, malgré tout, comptait pour elle... Qu’elle était une bonne petite fille. Qu’elle
regrettait d’avoir abîmé son couvre-chef. Elle ne voulait pas qu’on l’accuse de
l’avoir perdu exprès. C’était plus
important que tout. Plus que la zone interdite. C’était impossible d’expliquer
tout ça d’un seul coup. Alors elle gardait le silence, le visage en feu, des
sillons de larmes jusqu’à la bouche, parfois jusqu’au menton.
Maman soupire. Désemparée,
elle regarde Papa,. Celui-ci ne dit rien. Cela fait des années que son visage
est un masque, ses expressions figées, son maintien raide. Il n’y a plus
grand-chose qui transperce. Ou même qui vive. Papa avait décidé de rester sur
place après l’accident. Même si cela voulait dire vivre avec la peur, apprendre
à sa propre fille à éviter les zones interdites, à se contrôler en permanence. Et
à porter un compteur, à ne jamais s’en séparer. Apprendre à sa fille à toujours
demander, avant de faire quoi que ce soit : « Maman, est-ce que je
peux toucher la pierre ? Maman, est-ce que je peux toucher la
feuille ? Est-ce que je peux aller dehors ? Est-ce que je peux
toucher le petit chien ? » Il fallait scanner tout ce qu’elle approchait.
La gamine restait là, les yeux écartés, attendant que ses parents vérifient
avec le compteur qu’il n’y avait pas de danger. Pour le plus petit objet de la
vie quotidienne, c’était la vérification permanente. Il fallait quêter
l’approbation des adultes pour interagir avec l’environnement. Le monde se résumait
à une série de comptes, une vie scrutative, soupesée, mesurée.
Il y a eu un
temps où tout cela n’était pas nécessaire. Il y a longtemps. Il y a eu ce jour
où l’univers s’est cassé. La petite fille ne s’en souvient plus, de cette vie
du temps passé, elle était trop jeune : oublié ce temps jadis, où tout était
à disposition, gratuit, libre, offert. Elle, elle a toujours vécu dans le mince
couloir de ses possibilités. Elle a constamment habité dans la non-vie. Sa
limite ? Elle étend la main, bouge les doigts. Elle peut presque la
toucher, la cloche de verre qui la protège du monde. Mais le monde n’a pas
attendu sagement dehors : il a défoncé
le verre, est rentrée en elle, l’a infusée. La gamine est rongée. Elle le
devine. Le ver du poison est dans ses entrailles. Grignotement muet, invisible,
des termites. Pourtant, tout le monde a
l’air de croire que la cloche est étanche. Tout le monde regarde ailleurs,
pour ne pas voir les infiltrations du poison. Tout le monde a peur.
***
La petite mange
en silence. Ses parents aussi. Elle ne dit rien. Ses joues la cuisent encore. Là-bas,
dans le champ, le pompiste était devenu comme fou, l’avait frappée à pleines
mains, l’avait secouée, déchiré son habit. Mais c’était pour la protéger. La
retirer du champ, le plus vite possible. Les plantes, c’est le danger. L’herbe,
c’est le danger. La pluie, c’est le danger. La gadoue, c’est le danger. L’eau,
c’est le danger. La montagne, c’est le danger. La mer, c’est le danger. La forêt,
c’est le danger. Les animaux, c’est le danger. La nature, c’est le danger. Une
fois intégré tout cela, on peut tenter de sortir dehors. On peut tenter de
survivre. Mais si on baisse sa garde un instant : on s’expose, on se met
sous les crocs. C’est invisible, c’est dans l’air, c’est dans le ciel. C’est
dans la feuille, l’écorce, la flaque d’eau. C’est tapi. Et quand on va trop loin, ça se referme sur nous.
On ne voit rien, on ne sent rien. Et pourtant, ça rentre à l’intérieur. C’est une
combustion lente de flammes froides, invisibles. Le compteur, protection dérisoire,
ne fait que comptabiliser les assauts. Il faut toujours, toujours, contrôler
les gestes, sa vie, ses pensées, de A à Z. Pas de faille, être sur le qui-vive.
Penser sécurité, rester sur le bitume, rester sur la ligne, le chemin, la
direction, même si cela veut dire terminer la journée épuisée nerveusement,
cobaye d’une expérience limite de privation sensorielle. Le petit corps est
moulu, le dos est une plaque de métal, les muscles sont atrocement courbaturés
et la bouche est desséchée, épaissie.
***
C’est l’heure de
dormir.
La petite fille se
met en pyjama. Elle coule dans son lit, ferme les yeux. Elle sombre aussitôt dans
un sommeil lourd, dans une inconscience de pourceau repu. Elle tourbillonne
dans un érèbe poisseux, visqueux, opaque. Ses nerfs sont sectionnés, un à un, méthodiquement,
aux ciseaux. Elle se sent devenir une poupée de chair, une poupée de chair de 8
ans, sans ongles, sans doigts, sans dents, sans langue, sans cheveux. Sans épiderme,
sans sensation. Ses orbites sont vides. Les organes sortent du ventre comme des
cailloux. L’enfant se vide, perd son sang, son eau, sa peau devient
transparente. Le monde l’écrase. Son coeur est devenu une poche de lait froide.
Elle est absolument seule et glacée. Elle se tient debout, fantôme brillant
dans la nuit.
***
Quand elle se réveille
le lendemain matin, le matelas est tout mouillé. Comme chaque nuit, elle s’est
pissée dessus. Comme chaque matin, la première inspiration lui brûle les
poumons. Elle reste allongée un long moment, lestée, incapable de bouger,
l’entrejambe irritée. Enfin, son premier geste est de prendre son compteur électronique
posé sur sa table de nuit et de le mettre autour du cou. Le pendentif, contre
sa poitrine, est son deuxième coeur. Le
talisman de protection contre les esprits. Le talisman qui arrête le monde et
le temps. Elle reprend conscience de sa cloche de verre.
Elle sait déjà qu’elle
ne grandira plus.