WOLF ROCK
Sais-tu que par temps de brouillard, c’est nous qu’on
emmenait sur les côtes pour détecter la position des vaisseaux ? Que les
bagnards ont été nos concurrents quand nous avons tissé le fil ? Que nous
avons été chasseurs de diables ?
Hervé Guibert, Des
aveugles
J’ai pris
son téléphone à cette petite brune, après l’avoir attachée avec des nœuds de
chaise. Je l’ai allumé, son fond d’écran c’était elle en autoportrait, collée à
une autre fille, une blonde vulgaire à la peau cramée par les UV. Elles
faisaient des bouches offertes, avec des lèvres sensuelles, mais cette
sensualité je ne parvenais pas à la ressentir. A la place je la trouvais
misérable. Mais je percevais l’intention. Là j’ai vu qu’elle avait un compte
Facebook, j’ai regardé dedans et j’ai éclaté de rire, alors qu’elle pleurait
bâillonnée, nue, et qu’elle me regardait, terrifiée. D’autres photos sont
apparues sur l’écran. D’elle et de plusieurs jeunes mecs, se prenant en photo
avec leur portable devant le miroir de leur salle de bains. Je lui ai mis un
pain dans les côtes. Elle a gémi. J’ai fait ça parce qu’elle n’était pas Julie,
et aussi parce que j’étais en colère sur le moment.
C’est ainsi que je sais – que j’ai
appris à savoir – qu’il existe réellement une généalogie de la colère. Je le
pense sincèrement, et c’est de plus en plus vrai et clair avec l’âge que je
prends, aussi à travers les filles qui malheureusement croisent ma route. N’importe
qui peut la ressentir lorsque la main est sur le point de partir sans que l’on
puisse la contrôler. La première fois que cela s’est produit, j’ai certainement
sombré dans une grande affliction sans retour possible. J’ai oublié, et à vrai dire je ne veux pas me souvenir de
cette première fois. Mais cette généalogie n’est pas rétroactive : quand
on la réalise, il est trop tard, le geste s’est produit et recoller les
morceaux fraîchement découpés ne redonne pas vie à ce qu’on vient de mettre à
mort.