samedi 22 septembre 2012

La joie des Durantons [evoripclaw]


         Le soleil se couchait tendrement, ce soir-là.
         Sa lumière rose-orange embrumait les champs qui faisaient office de remparts à la ferme Duranton. Partout alentour, les plantations attendaient leur récolte avec ce dédain passif que ne peuvent atteindre que les végétaux. De temps à autre, une vulgaire bise embrassait le blé sec, presque cassant, propageant une douce rumeur qui, à n'importe quel randonneur étourdi, aurait pu faire penser à une mer toute proche et pourtant si loin.
         Car rien en ce lieu n'aurait remplacé le bruit des récoltes oscillant face au vent. Pas même la cour de la ferme, pleine d'un vide si serein que seul son parterre de gravier aurait pu l'expliquer.
         Et la télé, brisée, fendue, comme seul vestige d'un lointain passé.

vendredi 21 septembre 2012

Jour gras [Southeast Jones]

                                                                                   Mardi

La viande est vraiment  savoureuse. André en reprend une belle part  qu’il agrémente d’une
énorme portion de purée. En face, Simone mange, les yeux mi-clos, le visage figé en un masque quasi
extatique.  Il ramasse les dernières rondelles d’oignons frits avec un bout de pain, rote avec
satisfaction et sourit. Sa femme engloutit une dernière et monstrueuse bouchée qu’elle mastique
longuement ; un long filet de salive mêlée de sauce coule de la commissure de ses lèvres et va se
perdre sur le haut de sa robe déjà passablement souillée par des fragments de nourriture poisseux.
Elle se lève, se sert un porto en passant et s’installe dans le fauteuil près de la fenêtre.  Le rituel est immuable,  dans moins de dix minutes, elle dormira.
André range la dernière assiette et contemple Simone, elle sombre lentement dans la folie.
Elle a été plutôt calme ces derniers temps, demain devrait bien se passer, après…

samedi 8 septembre 2012

Pas de deux [Spomelecre]


Nul esprit sain n’habite cette maison depuis que j’ai perdu la raison.

Entends-tu les pas de cette éternelle danse qui résonnent depuis que je déraisonne ?

Pensées noires et grises se mêlent au rouge de mes joues lorsquenfin j’embrasse sa beauté ;

Son image est mon reflet, mon reflet est son image,

Oh doux présage, jattends linstant où la lutte prendra fin.

Cessons le combat et bientôt nous ne ferons plus quun,

Écoute cette musique et entre dans la danse,

Viens à moi, ma tendre démence.

Tempus fugit [Léolam]

                       Tempus fugit
        
                                      Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame,
Las, le temps non, mais nous nous en allons
Et tôt serons étendus sous la lame…
                            Ronsard

                                              
Il y avait du foot à la télé. Et pas n'importe quoi : Paris Saint Germain contre le Real. Et ça comptait pour la finale. Ma bière et moi, on n'en a pas perdu une miette.    
          Première mi-temps : égalité, deux buts de chaque côté. Je jubilais. Pendant la pause publicité, je suis parti me chercher à manger. Les placards étaient vides. Au fond du congélo zonaient quelques trucs innommables. J'ai laissé tomber le dîner. J'ai ouvert le frigo, prendre la dernière bière. Jusqu'ici, tout marchait impeccable. C'est là qu'on a sonné à la porte d'entrée. Bizarre, à cette heure, et je n'attendais personne… En allant voir, j'ai laissé ma canette sur la table…

Nature morte [Léolam]


La robe, il l'avait dégottée à la décharge, dans un vieux congélo. C'est fou ce que les gens jettent ! Un poil crasseuse, un peu mitée, l'ourlet en débandade, mais ça ferait l'affaire, ça le ferait, une fois bien défripées la jupe d'organdi et les ruches du corsage. Le Blet se frotta les mains, remisa la robe de mariée avec les accessoires : un chapelet, une nappe plus trop blanche, un flacon d'eau de Lourdes.
L'angélus s'égrena à l'église du village, c'était pas le moment de chômer, il fallait être prêt à l'heure. Et tout devait être parfait. Pour Elle…

Il traîna l'auge approximativement au centre de la grange, la retourna, c'était pas mal, son autel de fortune.

jeudi 6 septembre 2012

Wolf Rock [Diane]


WOLF ROCK

Sais-tu que par temps de brouillard, c’est nous qu’on emmenait sur les côtes pour détecter la position des vaisseaux ? Que les bagnards ont été nos concurrents quand nous avons tissé le fil ? Que nous avons été chasseurs de diables ?
Hervé Guibert, Des aveugles
            
           J’ai pris son téléphone à cette petite brune, après l’avoir attachée avec des nœuds de chaise. Je l’ai allumé, son fond d’écran c’était elle en autoportrait, collée à une autre fille, une blonde vulgaire à la peau cramée par les UV. Elles faisaient des bouches offertes, avec des lèvres sensuelles, mais cette sensualité je ne parvenais pas à la ressentir. A la place je la trouvais misérable. Mais je percevais l’intention. Là j’ai vu qu’elle avait un compte Facebook, j’ai regardé dedans et j’ai éclaté de rire, alors qu’elle pleurait bâillonnée, nue, et qu’elle me regardait, terrifiée. D’autres photos sont apparues sur l’écran. D’elle et de plusieurs jeunes mecs, se prenant en photo avec leur portable devant le miroir de leur salle de bains. Je lui ai mis un pain dans les côtes. Elle a gémi. J’ai fait ça parce qu’elle n’était pas Julie, et aussi parce que j’étais en colère sur le moment.
            C’est ainsi que je sais – que j’ai appris à savoir – qu’il existe réellement une généalogie de la colère. Je le pense sincèrement, et c’est de plus en plus vrai et clair avec l’âge que je prends, aussi à travers les filles qui malheureusement croisent ma route. N’importe qui peut la ressentir lorsque la main est sur le point de partir sans que l’on puisse la contrôler. La première fois que cela s’est produit, j’ai certainement sombré dans une grande affliction sans retour possible. J’ai oublié,  et à vrai dire je ne veux pas me souvenir de cette première fois. Mais cette généalogie n’est pas rétroactive : quand on la réalise, il est trop tard, le geste s’est produit et recoller les morceaux fraîchement découpés ne redonne pas vie à ce qu’on vient de mettre à mort.