mardi 24 janvier 2012

12.124 [Gradlon]


              Tout puissant qu'il était, le roi toqua à la porte et attendit qu'on lui autorise d'entrer avant de pénétrer dans la pièce. M'invitant à le suivre, il me précéda, et je découvris avec surprise en franchissant à mon tour le seuil une grande salle carrelée presque vide. Sur les murs, de vieilles tapisseries évoquant les anciennes légendes héroïques, mettaient en scène les ancêtres belliqueux de ce vieux monarque débonnaire. Qu'il était difficile de croire que cet illustre personnage plongeant sa lance dans le cœur d'un dragon gigantesque était en réalité lointain parent de l'homme qui m'avait accueilli en son palais avec tant de bonté et de douceur ! Hormis les dalles blanches et grises et les somptueuses tentures colorées, seul un large bureau placé à distance équidistante des quatre murs ornait la pièce. À moitié couvert par des liasses de feuilles griffonnées, un homme d'un âge vénérable semblait plongé dans le document qu'il avait devant les yeux. Murmurant des mots qu'il m'était impossible d'entendre d'où je me tenais, il grattait en même temps sa longue plume – que je reconnus comme étant d'aigle – sur sa feuille de papier. Ne daignant même pas lever son regard vers ses visiteurs, il continuait sa tâche que je devinais importante sans se soucier le moins du monde de nous. Le roi me parla à voix basse, comme s'il craignait courroucer le vieil homme par notre conversation.
« Voyez-vous, cette pièce est l'une de mes grandes fiertés. D'une ancienne salle de réunion – je me suis permis de déplacer cette dernière dans l'aile sud, celle avec la grande baie vitrée donnant sur les Jardins – j'ai transformé ce lieu en salle de science.
— De science ? » le coupai-je, m'oubliant un instant. Comme il semblait ne pas s'en offusquer, je poursuivis : « En êtes-vous donc féru, votre majesté ? Je me targue moi-même d'un certain attrait vers les choses de la Nature.
— Si fait. Pouvons-nous ainsi avancer vers le futur sans même chercher à comprendre le monde qui nous entoure ? Nenni ! Les plus belles inventions ont été rendues possible grâce à l'ingénierie, à l'art de l'Invention physique et mécanique, nullement grâce à la magie. Que diable ! Nous sommes au vingt-et-unième siècle, et il subsiste encore des olibrius pour croire aux fables ! »
Le roi avait sans le vouloir haussé le ton ; le vieil homme à sa table leva les yeux, maugréa et posa sa plume.
« Bah ! reprit-il, la voix adoucie, voilà que je m'emporte, alors que vous partagez mes idées. » Et se tournant vers le bureau : « Je m'en veux de vous avoir dérangé, mon cher Archodale. J'expliquais à mon invité ce que nous faisons ici. »

mercredi 11 janvier 2012

Le vin des cendres [Gallinacé Ardent]

Le vin des cendres


Note de l'auteur :  le dernier paragraphe de ce texte est tiré 
de  L'expression des sentiments chez les animaux, de Pierre Gascar




En général, c’est par une incision de scalpel, à trois centimètres en-dessous du nombril que ça commence. La petite plaie devient petite bouche, qui s’infecte et diffuse rapidement son poison dans tout le métabolisme. Du front du sujet suinte une frêle goutte de sueur, qui s’accroche à la tempe sans vouloir descendre plus bas, comme un bouton d’eau fiévreux et frais. L’air se raréfie, n’arrive plus jusqu’aux poumons, soudain devenus des sacs d’aspirateurs en voie de saturation rapide. Le coeur s’emballe. L’espace se rétracte. Les murs se rapprochent. La division a fait son nid dans le creux du ventre. Elle irradie les muscles, les épuise d’une impatience irritée, insupportable.

L’angoisse habituelle.

Alors on navigue d’une pièce à une autre, on prend un objet, on le déplace, on le reprend, on le remet à sa place initiale. On commence trois tâches à la fois, sans avoir la continuité d’esprit de les achever. On veut faire les choses de manière sérielle, mais on n’a plus l’intégrité corporelle et mentale pour y parvenir. Le sens de l’action est absent. On tourne en rond, en proie à la compulsion d’agir, vite, vite, décisivement, d’accomplir le geste qui dissipera tout le malaise, les parasites, l’étouffement. Mais ce geste ne peut être effectué ; et l’énergie s’entasse, se tend, bouillonne sous la peau sans pouvoir la crever et sortir, comme une nuée de bulles d’air coincées sous la glace.

mardi 10 janvier 2012

Tzatziki et Œuf d'Olympe [Corvis]


TZATZIKI ET ŒUF D’OLYMPE

Le soleil était déjà haut dans le ciel, et bas dans son estime, quand Poséidon se leva de la baignoire en fonte qui lui servait de lit.  Depuis que l’astre était passé de ‘Dieu’ à ‘gigantesque boule de gaz en fusion’, il était aussi passé de collègue à simple emmerdement matinal, et le maître des mers n’éprouvait pour lui aucune sympathie, si ce n’est concernant le séchage de la morue (point sur lequel bien des magazines féminins s’étaient mis d’accord, ajoutait-t-il pour lui même en ricanant).
Il aurait pu placer des volets, voire des stores électriques, mais sans ce réveil naturel il avait trop peur de ronfler des bulles ad libitum au milieu des sels de bain.
C’est que ça a le sommeil lourd un Dieu, et plus persistant qu’un larsen après un concert de louanges (d’ailleurs à ce jeu là, Gros Bouddha les battait tous à plate couture, même les statues qui le représentaient étaient couchées).
Le disque solaire lui était nécessaire, donc, mais ça n’allait pas l’empêcher de râler de bon cœur tous les matins quand un rayon finissait par se jeter sauvagement sur une de ses paupières endormies.
Et ce jour là, c’était dimanche, il ne s’était pas couché aux aurores après une pêche nocturne, mais bien la veille au soir, et il aurait espéré qu’un bon ciel nuageux le laisse roupiller au moins jusqu’à midi.
Las, les rais de lumière dardaient dans sa chambre comme les tétons d’Aphrodite, il était définitivement temps de sortir du bain.
Qui plus est, il avait décidé aujourd’hui de rendre visite à un ami, alors autant se tsunamer le bénitier sans attendre.

mercredi 4 janvier 2012

La Chasse [Maniak]


Propulsé par ses deux puissants turbomoteurs, l'hélicoptère CH-146 Griffon déchira le ciel en vrombissant. L'engin survolait l'immensité glacée à plus de 200 km/h. 
A l'intérieur, Jack C. souriait. 
Il passait régulièrement la tête par la porte latérale pour regarder au loin. Le vent glacial fouettait cruellement son visage, malgré sa cagoule. Mais il continuait à sourire. La raison de sa joie, c'était ce petit point doré à la limite de l'horizon : Sa proie. 
Jack était en chasse et ni le froid ni le vent ne pouvaient éteindre ce feu qui le consumait de l'intérieur. Tout en regardant le point grandir au fur et à mesure que le CH-146 Griffon gagnait du terrain, Jack caressait nerveusement son harpon. Monté en sabord sur la porte droite de l'engin, un lanceur de harpon récupéré sur un vieux baleinier norvégien venait remplacer l'habituelle mitrailleuse. Avec impatience, le chasseur passait son gant sur les barbelures pointues du fer de lance. C'était de la grosse artillerie. Parfaite pour la chasse aux créatures mythologiques. C'était dans ce sport risqué et lucratif que Jack était devenu spécialiste. Mais au-delà de l'adrénaline et de l'argent, qui coulaient pourtant à flot dans ses veines et son compte en banque, ce qui plaisait au chasseur c'était de vaincre la sauvagerie païenne par sa détermination et le recours aux technologies de pointe. Comme une revanche de la civilisation sur l'obscurité animale.