Orphée
à Lila
Les
mésanges batifolent et les merles sautillent.
Dans
le jardin public les écureuils s'ébrouent.
Mais
le vieil Orphée admire les cloportes,
Ces
lucifuges gris ardoise en quête de bois mort,
d'anfractuosités,
d'humidité sombre et de caves.
D'un
petit coup de brindille il effraie
l'individu
nécrophage qui se roule en boule.
Les
sept paires de pattes s'agitent et bousculent
les
souvenirs d'Orphée...
1.
À
la proue de sa lyre il a contemplé
les
paysages zénithaux d'un monde révélé
dont
les chants, déguisés en jachère,
se
nouaient à son corps.
Serpents
agiles, serpents libres,
ils
pénétraient sa chair et le transformaient.
Peu
lui importait alors, à l'aube de sa vie,
les
excroissances joyeuses qui le ornaient.
Les
animaux commensaux, instillant le savoir gai,
étaient
sa toge monstrueuse.
Gorgone
il devenait.
Chaque
bouche cinglante,
d'une
voix de brume, arrachait voiles, mâts et cordées
et
les naufrages se multipliaient.
Les
noyés, vaticinateurs orgueilleux et stupides,
dans
les abysses étaient radiolaires :
bal
de prédateurs rassasiés autour de foyers virevoltants.
La
répugnance n'atteignait pas ses pensées,
Réjouissance
était le mot d'ordre, réjouissance
et
absence de pitié :
à
chaque érection des serpents
son
intransigeance transmuait...
Mais
vinrent, au seuil de l'enfance, les visages faméliques
des
condottieri et des furies.
2.
Un
masque à la Ensor, en bandes de plâtre,
et
le torse recouvert d'écailles de tortue,
les
muses inquiétantes jonchèrent le paysage
de
leurs silhouettes rouge stagnant.
Angoisse
et Haine... Arachnée tissant le bâillon.
Années
maudites, années de cendre, de poussière.
Les
fantômes devenus cadavres,
les
chants devenus prisons,
L'océan
devenu flaque de bitume...
Grondement
seul aux quatre points cardinaux.
Douloureuse
traversée du désert durant laquelle
les
souvenirs ne tissaient plus de toile.
Les
espoirs, en fuligineuse tornade, se pendaient,
tels
des oiseaux squelettiques,
aux
étoiles filantes...
Orphée
semblait seul sur la terre...
Il
parcourut des milliers de kilomètres
sans
que le silence ne se rompe...
des
siècles, lui semblait-il alors, des siècles
d'effroyable
mutisme.
Anachorète
malgré lui... lui qui se rêvait cénobite.
Sa
solitude fut si soudaine...
plus
de serpents pour le lier au monde,
plus
de conciliabules...
À
l'aurore de la maturité
des
certitudes increvables vinrent se greffer :
ni
homme ni femme, parfois l'un parfois l'autre,
parfois
les deux... la solitude pour emblème
en
quête, toujours, de l'étreinte amoureuse de l'univers...
3.
Une
longue marche ininterrompue
le
mena jusqu'aux confins de la terre
là
où la matière se déverse dans l'athanor du monde...
Jeu
perpétuel de la création,
jeu
prosaïque et candide
sans
règle éternelle...
Là
où la disparition règne
se
mêle étrangement espace et temps
et
de ce qui semble être un chaos bruyant
naissent
à chaque instant de nouveaux agencements...
Et
ne voilà-t-il pas qu'Orphée
face
au mugissement de l'abîme
se
revêtit de nouveau
de
milliers de serpents...
Ah
! de nouveau ouvert au monde
corps
de bouches hérissées qui rient.
Le
désert, devenu palette de peintre,
s'ébrouait
de couleurs vives
qui
gouttaient et sculptaient des êtres fantastiques...
Dans
l'antre des métamorphoses apparut
Un
chevalier à la triste figure...
De
sa couleuvre docile, Orphée l'arracha du cercle des possibles...
4
.
La
facétie naquît dans l'âme d'Orphée
Dès
lors que le vieil enfant à l'imagination prodigue
Afficha
son sourire candide.
Hors
de son pays natal, le chevalier à la triste figure
Devint
centaure à la joie contagieuse
Et
voilà les deux compères
Alimentant
de leur folie le désert...
Gorgone
et Centaure, l'une cynique, l'autre naïf,
l'une
misanthrope, l'autre humaniste...
Dans
la légèreté de la pitrerie
chacun
soigna plaies et blessures
et
rompit la surface étamée de l'air.
Kaléidoscopés
ils se joignirent et formèrent
La
silhouette monstrueuse d'une nouvelle espèce...
5.
Et
le Centaure galopait, heureux de sa double nature,
sur
les sommets de sa grande générosité.
Aucun
être ne se jouait plus de lui,
plus
de torture ni de ricanements méchants.
Ses
idées les plus abracadabrantesques
Gorgone
les admirait et, dans ses milles gueules,
les
ruminait.
Ainsi
naquirent Garguantua, Gulliver, Bartleby,
Nosferatu,
Loulou, M le maudit...
6.
Sous
le cerisier fleuri, dans le jardin public
où
écureuils, mésanges et merles s'ébrouent,
Orphée
admire le gris ardoise des cloportes.
«
Seraient-ils les hippopotames que les fourmis chevauchent
pour
traverser les flaques ? »
Écho
lointain du chevalier à la figure gaie
que
le vent transporte pour qui sait entendre.
Et
Orphée, devenu fourmi sur le dos d'un cloporte,
sourit
aux herbes, aux montagnes de boue et aux flaques,
jouissant
du balancement qui le porte.
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