jeudi 18 octobre 2012

Orphée [Vieille Harpie]


Orphée
à Lila

Les mésanges batifolent et les merles sautillent.
Dans le jardin public les écureuils s'ébrouent.
Mais le vieil Orphée admire les cloportes,
Ces lucifuges gris ardoise en quête de bois mort,
d'anfractuosités, d'humidité sombre et de caves.
D'un petit coup de brindille il effraie
l'individu nécrophage qui se roule en boule.
Les sept paires de pattes s'agitent et bousculent
les souvenirs d'Orphée...

1.

À la proue de sa lyre il a contemplé
les paysages zénithaux d'un monde révélé
dont les chants, déguisés en jachère,
se nouaient à son corps.
Serpents agiles, serpents libres,
ils pénétraient sa chair et le transformaient.
Peu lui importait alors, à l'aube de sa vie,
les excroissances joyeuses qui le ornaient.
Les animaux commensaux, instillant le savoir gai,
étaient sa toge monstrueuse.
Gorgone il devenait.
Chaque bouche cinglante,
d'une voix de brume, arrachait voiles, mâts et cordées
et les naufrages se multipliaient.
Les noyés, vaticinateurs orgueilleux et stupides,
dans les abysses étaient radiolaires :
bal de prédateurs rassasiés autour de foyers virevoltants.
La répugnance n'atteignait pas ses pensées,
Réjouissance était le mot d'ordre, réjouissance
et absence de pitié :
à chaque érection des serpents
son intransigeance transmuait...

Mais vinrent, au seuil de l'enfance, les visages faméliques
des condottieri et des furies.



2.

Un masque à la Ensor, en bandes de plâtre,
et le torse recouvert d'écailles de tortue,
les muses inquiétantes jonchèrent le paysage
de leurs silhouettes rouge stagnant.
Angoisse et Haine... Arachnée tissant le bâillon.
Années maudites, années de cendre, de poussière.
Les fantômes devenus cadavres,
les chants devenus prisons,
L'océan devenu flaque de bitume...
Grondement seul aux quatre points cardinaux.
Douloureuse traversée du désert durant laquelle
les souvenirs ne tissaient plus de toile.
Les espoirs, en fuligineuse tornade, se pendaient,
tels des oiseaux squelettiques,
aux étoiles filantes...
Orphée semblait seul sur la terre...

Il parcourut des milliers de kilomètres
sans que le silence ne se rompe...
des siècles, lui semblait-il alors, des siècles
d'effroyable mutisme.
Anachorète malgré lui... lui qui se rêvait cénobite.
Sa solitude fut si soudaine...
plus de serpents pour le lier au monde,
plus de conciliabules...
À l'aurore de la maturité
des certitudes increvables vinrent se greffer :
ni homme ni femme, parfois l'un parfois l'autre,
parfois les deux... la solitude pour emblème
en quête, toujours, de l'étreinte amoureuse de l'univers...

3.

Une longue marche ininterrompue
le mena jusqu'aux confins de la terre
là où la matière se déverse dans l'athanor du monde...
Jeu perpétuel de la création,
jeu prosaïque et candide
sans règle éternelle...

Là où la disparition règne
se mêle étrangement espace et temps
et de ce qui semble être un chaos bruyant
naissent à chaque instant de nouveaux agencements...

Et ne voilà-t-il pas qu'Orphée
face au mugissement de l'abîme
se revêtit de nouveau
de milliers de serpents...

Ah ! de nouveau ouvert au monde
corps de bouches hérissées qui rient.

Le désert, devenu palette de peintre,
s'ébrouait de couleurs vives
qui gouttaient et sculptaient des êtres fantastiques...
Dans l'antre des métamorphoses apparut
Un chevalier à la triste figure...
De sa couleuvre docile, Orphée l'arracha du cercle des possibles...

4 .

La facétie naquît dans l'âme d'Orphée
Dès lors que le vieil enfant à l'imagination prodigue
Afficha son sourire candide. 
Hors de son pays natal, le chevalier à la triste figure
Devint centaure à la joie contagieuse
Et voilà les deux compères
Alimentant de leur folie le désert...
Gorgone et Centaure, l'une cynique, l'autre naïf,
l'une misanthrope, l'autre humaniste...
Dans la légèreté de la pitrerie
chacun soigna plaies et blessures
et rompit la surface étamée de l'air.

Kaléidoscopés ils se joignirent et formèrent
La silhouette monstrueuse d'une nouvelle espèce...

5.

Et le Centaure galopait, heureux de sa double nature,
sur les sommets de sa grande générosité.
Aucun être ne se jouait plus de lui,
plus de torture ni de ricanements méchants.
Ses idées les plus abracadabrantesques
Gorgone les admirait et, dans ses milles gueules,
les ruminait.
Ainsi naquirent Garguantua, Gulliver, Bartleby,
Nosferatu, Loulou, M le maudit...

6.

Sous le cerisier fleuri, dans le jardin public
où écureuils, mésanges et merles s'ébrouent,
Orphée admire le gris ardoise des cloportes.
« Seraient-ils les hippopotames que les fourmis chevauchent
pour traverser les flaques ? »
Écho lointain du chevalier à la figure gaie
que le vent transporte pour qui sait entendre.
Et Orphée, devenu fourmi sur le dos d'un cloporte,
sourit aux herbes, aux montagnes de boue et aux flaques,
jouissant du balancement qui le porte. 

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