WOLF ROCK
Sais-tu que par temps de brouillard, c’est nous qu’on
emmenait sur les côtes pour détecter la position des vaisseaux ? Que les
bagnards ont été nos concurrents quand nous avons tissé le fil ? Que nous
avons été chasseurs de diables ?
Hervé Guibert, Des
aveugles
J’ai pris
son téléphone à cette petite brune, après l’avoir attachée avec des nœuds de
chaise. Je l’ai allumé, son fond d’écran c’était elle en autoportrait, collée à
une autre fille, une blonde vulgaire à la peau cramée par les UV. Elles
faisaient des bouches offertes, avec des lèvres sensuelles, mais cette
sensualité je ne parvenais pas à la ressentir. A la place je la trouvais
misérable. Mais je percevais l’intention. Là j’ai vu qu’elle avait un compte
Facebook, j’ai regardé dedans et j’ai éclaté de rire, alors qu’elle pleurait
bâillonnée, nue, et qu’elle me regardait, terrifiée. D’autres photos sont
apparues sur l’écran. D’elle et de plusieurs jeunes mecs, se prenant en photo
avec leur portable devant le miroir de leur salle de bains. Je lui ai mis un
pain dans les côtes. Elle a gémi. J’ai fait ça parce qu’elle n’était pas Julie,
et aussi parce que j’étais en colère sur le moment.
C’est ainsi que je sais – que j’ai
appris à savoir – qu’il existe réellement une généalogie de la colère. Je le
pense sincèrement, et c’est de plus en plus vrai et clair avec l’âge que je
prends, aussi à travers les filles qui malheureusement croisent ma route. N’importe
qui peut la ressentir lorsque la main est sur le point de partir sans que l’on
puisse la contrôler. La première fois que cela s’est produit, j’ai certainement
sombré dans une grande affliction sans retour possible. J’ai oublié, et à vrai dire je ne veux pas me souvenir de
cette première fois. Mais cette généalogie n’est pas rétroactive : quand
on la réalise, il est trop tard, le geste s’est produit et recoller les
morceaux fraîchement découpés ne redonne pas vie à ce qu’on vient de mettre à
mort.
La semaine suivante, après la fille
de Facebook qui m’a donné beaucoup de plaisir, j’ai dîné chez James. Sa fille
de huit ans dormait. Dommage j’aime quand la petite Justine monte sur mes
genoux en souriant innocemment. Sa femme se plaignait de ses douleurs au dos.
Elle n’était pas à l’aise. Elle avait dû se disputer avec lui avant mon arrivée.
Sur le mur, il y avait des photos des parents de James. Elles n’y étaient pas
le mois précédent. James avait perdu son père récemment – sa mère était morte
voilà des années - et je n’étais pas allé à l’enterrement, et n’avais présenté
aucune condoléance. Je m’étais comporté comme si rien ne s’était passé. James
n’avait pas réagi face à mon comportement. Beaucoup au bureau lui avait témoigné
de la sympathie, je ne voulais pas me rajouter sur la liste. Cela ne l’avait pas
aidé, il avait une mine effroyable, comme s’il était profondément malheureux,
complètement mis à terre.
Pas autant que la dernière en date,
une rousse, à qui j’ai coupé le nez d’emblée dans mon van, parce qu’il était
trop grand à mon goût. Elle n’a pas compris ce qui lui arrivait, et elle était
encore plus moche, sans cette protubérance ridicule. Alors j’ai enfoncé mon
cran d’arrêt dans son oreille droite. En gesticulant, elle a hurlé de manière
terrible, moi-même j’en ai été épouvanté, sans pour autant perdre le contrôle.
J’ai repensé à elle pendant le dîner avec James et sa femme, parce que
j’alternais les phases où je me sentais bien et celles où je m’ennuyais comme
un corbeau mort dans un parc pour chiens. Parfois, imaginer Justine dans une
mare de sang, nue, relevait également la soirée quand repenser à la rousse ne
suffisait plus. J’avais fait un rêve étrange d’ailleurs après la rousse.
Dans ce rêve je me trouvais dans la salle de bains de la maison de James. Nu. Devant
le miroir avec un scalpel j’ouvrais mon œil droit. La sensation de la lame dans
l’œil, et la douleur étaient terribles, je m’étais d’ailleurs réveillé encore
couvert de sang, en nage. Ceux qui ont expérimenté la chose savent que la sueur
trop abondante ne fait pas bon ménage avec le sang coagulé, surtout si c’est
celui de quelqu’un d’autre.
Pour expérimenter, j’ai décidé de
réaliser mon rêve en quelque sorte. Avant le dessert, je suis allé aux
toilettes. Puis pour me laver les mains, je me suis retrouvé dans la fameuse
salle de bains. Je me suis regardé dans le miroir, au-dessus du lavabo. Et mon
œil droit a commencé à me piquer, une sensation très désagréable. Comme si un
zest de citron avait bondi directement dans mon œil. Je l’ai abondamment rincé
à l’eau froide, il était tout rouge ensuite, cela faisait contraste avec le
gauche.
Au
travail le lendemain, j’ai regardé beaucoup d’images et de vidéos de corrida,
pour tromper mon ennui, sur mon téléphone dans les toilettes. J’aime quand le
Taureau prend le dessus, contrairement à la plupart des gens, qui acclament le
toréador quand vient le moment pour lui de mettre à mort la bête. Pour moi, la
bête, c’est lui. La bête à faire tomber. Je soutiens à deux cent pour cent les
associations anti-corrida, on se trompe de bête, entre celle à tuer, et celle à
regarder. J’ai noté dans mon agenda, entre deux réunions « ne pas oublier
de donner pour une association de protection des animaux ». Je me suis senti un peu hypocrite sur le coup,
en me rappelant du crâne du berger allemand de mon voisin, que j’avais défoncé
à coup de marteau à l’âge de dix-huit ans. Son sang avait éclaboussé mon
visage, et je me souviens que mes mains en étaient totalement recouvertes et
que j’avais aimé sa chaleur. J’avais fait ça parce qu’il avait mordu Julie à
l’avant-bras, lui laissant des cicatrices disgracieuses.
Ils
ont retrouvé les restes de la rousse près du cadavre de la baleine à bosses sur
la plage. J’ai regardé le journal, qui donnait des détails sur la
« macabre » découverte. La fille avait été vidée comme un poisson,
les flics pensaient qu’il s’agissait de l’œuvre d’un pêcheur local. Les parents
étaient effondrés et voulaient la « tête » du monstre. J’ai regretté
alors de ne pas avoir emporté la tête de cette fille sans avenir. Au moins
j’avais rendu le corps. De toute façon, ils en rajoutent toujours tellement
dans les journaux. Le lendemain j’ai
beaucoup pleuré en pensant à Julie. Mais juste dans ma tête, pas avec mes yeux.
Cette impression de porter son absence partout avec moi, en moi, était horrible.
C’était proprement insupportable et inhumain. Et comme les larmes ne coulaient
plus depuis longtemps, j’ai donc pensé que c’était une chance, un avantage sur
l’horreur à force. Que l’insupportable j’étais bien plus fort que lui.
Peut-être était-ce le contraire. Je me faisais peut-être des illusions. La nuit
dernière j’ai rêvé qu’un zodiac crevé, immense comme un paquebot, coulait à quelques
mètres de moi qui me tenais debout dans une barque.
Le mois dernier, la femme de James
pendant le dîner m’avait perturbé, mais mes idées étaient hantées par cette
dernière seulement maintenant, trois semaines et quatre jours plus tard. J’ai posé
des questions insignifiantes à James, en lui demandant si tout allait bien pour
lui, chez lui, dans son foyer. Les sous-entendus n’ont pas fonctionné. J’ai
décidé de faire le pied de grue pendant mes jours disponibles ainsi que les
dimanches devant le domicile de mon ami et collègue.
J’ai fait l’amour à une prostituée
très belle, juste avant de traquer la femme de James, savoir ce qu’elle
manigançait, pour rendre si malheureux son mari. Sur leur compte Facebook ils étaient toujours
mariés, donc tout allait bien en apparence, je ne pouvais pas me fier à ça. La
prostituée m’a regardé dans les yeux quand j’ai déchargé en elle, droit dedans,
elle a vu ce que j’étais dans le fond, et elle a eu la politesse de ne pas
insister, de faire comme si elle n’avait rien vu. Elle a donc détourné le
regard en faisant semblant de prendre un plaisir immense. Elle simulait
adorablement. J’ai pris cela pour une marque d’intelligence et de respect, et
l’ai grassement payée en échange de sa discrétion. Le fait est qu’elle n’avait
aucun intérêt à se mêler de qui j’étais réellement dans le fond. J’ai beaucoup
pensé à la femme de James avant de jouir dans la prostituée.
La femme de James un jour est sortie
de chez eux en courant, a pris la voiture et a foncé droit devant. Je l’ai
poursuivie. J’ai failli la perdre à un carrefour, mais finalement j’ai pu la
rattraper. Mon cœur battait à cent à l’heure, comme si je m’apprêtais à tuer
quelque chose. Je l’ai vue frapper à une porte, d’une petite maison très
modeste, bien moins confortable que celle qu’elle partageait avec le reste de
sa famille. Un homme a ouvert. Il ressemblait à un pêcheur. Elle s’est réfugiée
dans ses bras en entrant, et il a fermé la porte. J’ai failli arracher mon
volant mais j’ai contrôlé ma rage.
Quelques nuits plus tard, j’ai rêvé
que je voyais ma mère dans la cuisine, en train de faire des œufs et des steaks.
Elle ne me voyait pas, elle me tournait le dos, des ombres chinoises menaçantes
envahissaient les murs, et elle se retournait lentement. Son œil droit était
rouge sang foncé, cela faisait contraste avec l’autre. Elle a alors pris un
teint plus jaune, certainement comme à l’époque de ses problèmes de foie, et
elle m’a fait un sourire. Là je me suis réveillé dans mon lit. J’ai bondi et
j’ai ramassé une viande saoule immonde dans la rue, à qui j’ai, à vif, enlevé
les reins parce que j’en avais besoin pour les donner aux corbeaux du coin qui
venaient se repaître des vers de terre dans le pré. Maintenant, ils auraient un
autre type de viande à leur menu j’avais brusquement décidé.
Mais comme ce boudin était bourré
jusqu’aux ouïes, elle n’a pas beaucoup gémi quand j’ai prélevé ses organes par
des incisions dans le dos. Elle s’est endormie et j’ai repensé à mon rêve fait
juste avant, et j’étais tellement amer et triste, dans le fond, c’est le mot,
que je l’ai balancée près d’une meule de foin sans la travailler davantage.
Alors que je voulais racler la viande de son visage. J’apprendrai plus tard
dans les journaux qu’elle était mère de cinq enfants, tous placés dans des
familles d’accueil. Séparés les uns des autres et tout ce que j’ai ressenti
c’est : « tant mieux ».
C’est en regardant le massacre de
baleines par des asiatiques sur Youtube que j’ai repensé à la femme de James.
Il se traînait une allure de zombie au travail et notre supérieur l’appelait de
plus en plus souvent dans son bureau. Cela ne sentait pas bon pour lui. Il se
vidait de son énergie et se laissait couler comme un navire en perdition. Il
refusait d’en parler, comme tous les gens, dont je fais partie par la force des
choses, trop fiers pour partager leurs problèmes les plus intimes, une certaine
envergure de l’hypocrisie et de l’égoïsme. Mais la duperie ne faisait pas
partie de son costume, d’où mon attention à son égard. En réalité c’était la
seule personne que j’aimais prendre pour un ami, alors que je ne ressentais pas
particulièrement quelque chose de cet ordre à son égard.
Trois semaines plus tard, j’ai sorti
une petite blonde que j’ai battue pendant des heures à l’arrière de mon van,
alors qu’elle était restée plutôt douce et correcte pendant la soirée. Elle
avait vingt et un ans, une petite étudiante, et je me suis dit que c’était son
âge pour partir, alors j’ai pris mes poings américains et je lui ai défoncé la
face. Je l’ai démontée, elle ressemblait à un ballon de football crevé,
recouvert de merde, de morve et de sang. J’ai uriné sur son visage contusionné
à vif. De manière impulsive, je l’ai même regretté juste après avoir terminé.
Mais elle a mis longtemps à mourir, son souffle ne voulait pas s’arrêter bien
après sa perte de connaissance, et son corps était agité de spasmes. J’ai
planté mon couteau dans son ventre, c’était bon comme dans du beurre et j’en ai
retiré une grande satisfaction. J’ai déchiré sa peau, percé la membrane qui
englobait tout son intérieur chaud et gluant, et elle était toujours vivante,
mais inconsciente. J’ai plongé mon visage dedans, possédé par mon désir. Cela
m’a brûlé la face, j’en ai ressenti une grande peur, mais comme ce fut délicieux,
un des meilleurs moments que j’aie jamais passé avec l’une d’entre elles.
Pour la remercier de ce cadeau, je
l’ai recousue grossièrement avec du fil de pêche, et l’ai arrangée tant que
j’ai pu, pour l’étendre dans l’herbe près d’un ruisseau. Cette nuit-là fut fantastique.
Le ciel était rempli d’étoiles, la femme de James était très loin de mes pensées,
ainsi que les tueurs de taureaux et c’était comme si le cosmos et moi nous
communions ensemble, sous cette lune pleine, offerte comme le ventre d’une
femme enceinte. J’ai fait quelque chose de stupide, j’ai pris le ciel dans mes
bras cette nuit-là, au pied du cadavre de cette fille. Ce fut l’unique fois,
jusqu’à maintenant, où je ressentis la présence de quelqu’un d’autre à mes
côtés qui veillait sur moi, ou qui me regardait placidement, attendant un geste
de ma part. N’importe lequel. Ce fut mes bras ouverts vers le ciel étoilé,
comme un enfant en pleine nature sauvage, en train de camper et qui
découvrirait pour la première fois ce spectacle magnifique. Un mot que je
n’utilisais jamais dans ma tête, ni à voix haute.
Au travail, je suis tombé sur les
photos de Julie dans mon tiroir. Elles étaient tout au fond. Dessus, elle était
heureuse, riait. Elle était allongée dans l’herbe, ou alors elle préparait un
pique-nique. Ou sur la proue de ce bateau, avec au fond derrière elle sur la
gauche, le phare de Wolf Rock. Il y avait une autre photo où elle regardait
l’horizon, la mer était parfaitement calme, son œil était comme celui d’un
aigle, comme si elle voyait tout au fond une proie qui avait capturé son intention.
Mais Julie n’était qu’un ange perdu, et la seule chose qui pouvait encore me
permettre de m’appesantir sur ce que les autres personnes autour de moi, ou sur
Facebook, appelaient « sentiments » ou « amour ». Il
fallait être honnête, je n’avais que le lointain souvenir de ce que cela avait
été. Je me souvenais surtout que j’avais aimé ça, le temps que cela avait duré.
Mais après un mois supplémentaire
rempli de travail bureautique inutile, de télévision abrutissante, d’internet
sans fin (ni sens), de sport intensif en salle de gym et de rêves improbables,
avec cette fille étrange que je suivais devant une cathédrale, elle discutait
avec un prêtre devant des paons bleus et blancs qui s’agitaient dans un jardin
d’herbe tout autour du bâtiment sacré, ou encore ce rêve où j’emmenais Justine
et James voir un match de foot qui se trouvait annulé à la dernière minute et
remplacé par un spectacle de danse classique comme Le Lac des Cygnes, tout le monde finissait par le huer, après
toutes cette liste d’activités peu engageantes j’ai décidé de prendre les
choses en main quant à la femme de James. Il fallait que j’agisse rapidement.
Elle m’avait tapé dans l’organe de la haine, il fallait que je sorte mon
collègue et ami de cette situation puisqu’il n’avait plus la force de le faire
par lui-même.
Un jour, je l’ai suivie à la petite
baraque improbable de son amant. Il allait faire nuit, c’était parfait. Je suis
entré après que le soir soit tombé. Ils faisaient l’amour dans la chambre.
L’image de James délabré et de la petite Justine attendant tous les deux à la
maison pendant que cette épouse, cette mère, se faisait ausculter par un
remonteur de filets de sardines, est passée comme un éclair dans mon esprit.
Apparemment, il la prenait bien, suffisamment pour qu’elle crie, mais ses cris
étaient faux, elle en rajoutait. Ce n’était pas conscient de sa part, elle
croyait ressentir le nirvana, alors qu’elle n’avait même pas commencé à gravir
une colline.
Son amant est sorti de la chambre le
premier. Je l’ai surpris dans la cuisine. Il a reçu le hachoir en pleine nuque,
il est tombé en avant en balbutiant
quelque chose de grotesque et d’incompréhensible, et je suis retombé lourdement
sur lui. Le sang a giclé sur mon visage et un peu dans ma bouche, j’ai adoré.
Je l’ai immédiatement avalé et bu deux gorgées à la source de la blessure alors
qu’il semblait mort sur le coup. Il s’est brusquement repris, a essayé de se
retourner mais je l’ai poignardé avec un couteau de boucher trouvé sur place
très rapidement. Une dizaine de fois, ce fut épique. A part le bruit sourd de
son corps tombant, il n’y a pas eu de vacarme dans la lutte très brève,
incroyable. J’ai tout de même entendu la voix de la femme de James – plus pour
longtemps – provenir de la chambre, elle demandait ce qu’il était en train de
fabriquer. Sans rien dire, j’ai ouvert la porte du frigo et l’ai refermée de
manière à ce qu’elle entende bien et qu’elle croie qu’il s’était servi quelque
chose de frais à boire. Elle n’a plus rien ajouté à part « dépêche-toi de
me rejoindre chéri ».
Sauf que cette nuit-là, ce fut le
grand méchant loup qui vint retourner se coucher auprès d’elle.
Comme dans un cauchemar, pour elle,
j’ai déboulé dans la chambre, me suis précipité sur son corps comme un renard
et l’ai attrapée par la gorge, alors qu’elle était étendue sur le lit, nue, les
jambes entrouvertes. Cela m’a mis dans une rage terrible. Alors j’ai plaqué mon
nez sur le bout de son nez, en plantant mes yeux dans les siens, terrifiés. Je
serrais de plus en plus sa gorge, elle étouffait. J’en retirais beaucoup de
plaisir. Un plaisir que je voulais faire durer. Je l’ai attachée, bâillonnée en
un rien de temps et l’ai traînée hors de la chambre, par les cheveux. Je l’ai
mise sur le ventre parce qu’elle vomissait, et ça sentait le sperme partout sur
elle, c’était immonde. Je portais des gants mais j’ai eu le besoin de me laver
les mains. Plusieurs fois.
Son amant était mort dans une flaque
de sang près du frigo. J’ai traîné son corps devant elle pour qu’elle le voie.
Elle a fermé les yeux très forts. Je lui ai sommé de les ouvrir, et j’ai eu
peur sur le coup parce que ma voix avant changé. J’étais en pleine rage mais
contrôlée et quelque chose en moi me regardait faire moi-même avec patience.
C’était très agréable en fin de compte mais un peu effrayant. Elle a ouvert les
yeux et j’ai pris le hachoir et j’ai coupé l’avant-bras droit de son amant en
deux coups juste au-dessus du coude. Je lui ai dit qu’elle ne méritait pas
James, ni sa fille, qui un jour allait de toute façon finir à l’arrière de mon
vieux van que je ne sors qu’en cas de vadrouille spéciale. Personne ne l’a
jamais vu à part mes victimes et une vieille voisine, mais on ne peut pas tout
maîtriser dans ce qui nous arrive dans l’existence. Je l’ai frappée avec
l’avant-bras de son amant, à la tête, et j’ai caressé son corps avec la main
morte mais encore chaude. Elle pleurait tellement qu’elle était épuisée par les
tourments que je lui infligeais, et avec les rapports sexuels juste avant, ça
ne l’aidait pas. Elle a perdu connaissance.
A son réveil, une odeur de viande
rôtie au four a empli ses narines. Elle a ouvert les yeux et a vu le cadavre décapité
de son amant à côté d’elle. Elle a tourné la tête de l’autre côté, a revomi, ça
dégoulinait de son bâillon. Je me suis assis sur elle. Elle qui refusait de me
regarder. Alors après une série de coups de poing dans sa poitrine dénudée et
son ventre, elle a fini par me regarder. Son regard était terrifié, elle ne
voulait pas me voir, elle voulait être à des millions de kilomètres de moi et
de ce que je lui infligeais, là, tout de suite. Sa vie se terminait sur un pur
moment d’épouvante et c’était grâce à moi. Je lui ai dit de ne pas crier en
levant l’index, comme le maître à son chien. J’ai enlevé son bâillon et elle
m’a supplié de la laisser partir. J’ai dit d’accord. Mais j’ai ajouté :
« certainement pas vivante et pas en un seul morceau ». Contre toute
attente, elle m’a craché au visage, en me disant que j’étais fou. Fou à lier.
Qu’elle avait toujours su que quelque chose clochait chez moi, qu’elle l’avait
dit à James, il ne l’avait pas écoutée. D’ailleurs il ne l’avait jamais
écoutée, jamais. Parce qu’il était bien trop stupide et inerte. Ce n’était pas
nécessairement faux. Peu importait. Comme elle haussait le ton malgré sa voix
tremblotante, je lui ai mis un pain dans la mâchoire en lui rappelant la règle.
De ne pas crier. Le coup fut si violent qu’elle cracha une dent. Je ne m’étais
pas rendu compte de ma force sur l’instant. On ne se rend pas toujours compte
de nos possibilités dans des cas comme celui-là.
Je l’ai traînée près du four
ensuite. Rebâillonnée juste avant bien entendu. Je l’ai forcée à regarder par
la vitre la tête de son amant bien rôtie. Les yeux avaient explosés, il était à
point et horrible, une odeur épouvantable emplissait la cuisine maintenant.
Moi-même j’avais du mal mais je me contenais. Ensuite, j’ai planté cette pute
dans le cœur avec le couteau de boucher. Son regard de surprise m’a beaucoup
intéressé. J’ai placé dans sa main le hachoir qui m’avait servi à mettre en
pièces son amant de seconde zone. Et j’ai mis le feu. C’était la première fois
que je mettais le feu chez quelqu’un. Ce n’était pas ma tasse de thé
habituellement. Je n’ai pas aimé ça à vrai dire. J’ai de meilleurs souvenirs,
avec une fille, une brunette, dont j’ai oublié le visage. Je l’avais noyée
pendant des heures dans sa baignoire, chez elle, alors qu’elle s’était préparée
juste avant des pâtes en conserve. Après l’avoir noyée enfin, pour de bon, j’ai
terminé son assiette à sa table. Je me souviens que j’avais trouvé ces pâtes en
conserve étonnamment délicieuses.
Rentré chez moi après m’être occupé
de la femme de James et de son amant, j’ai pris une douche, une longue douche
bien fraîche. Je me suis fait un sandwich au blanc de poulet, sur le câble il
passait une rediffusion de hockey. Des types idiots pissaient le sang par le
nez. Je me suis endormi devant.
J’ai rêvé que tous les parents de
mes victimes, ainsi que James, déboulaient en ville avec un tank dans la rue,
et qu’ils voulaient m’attraper. Je me calfeutrais dans ma chambre, et ils
défonçaient la porte, et entraient avec des armes d’assaut, des couteaux et des
hachoirs, habillés en nazis, hystériques, des sourires comme des rictus
sinistres sur leurs visages.
J’ai également rêvé que Big Ben
prenait feu et que cela n’inquiétait personne autour de moi alors que je
marchais dans une rue délabrée. Des prostituées ensanglantées près d’une
camionnette noire, identique à mon van bordeaux, me faisaient des gestes
obscènes et me demandaient combien c’était si elles voulaient que je m’occupe
d’elles.
James
a été enfermé pour dépression à la suite de la mort de sa femme, leur fille a
été placée. Au bureau je regardais des vidéos de cuisine, comment cuisiner des tomates
farcies pour penser à autre chose et je pensais à toute autre chose à ce
moment-là. Une secrétaire derrière moi a fait « beurk » en passant.
Elle a dit « je déteste les tomates » et moi j’ai soupiré d’ennui en
l’imaginant mourir d’un coup de cutter dans l’estomac. La vidéo suivante,
c’était un légionnaire qui coupait la tête d’un serpent, et ensuite buvait le
sang et gobait les viscères du corps de l’animal qu’il pressait comme un tuyau
d’arrosage. J’ai regretté que la secrétaire ne soit pas passée derrière moi
pendant que je regardais cette vidéo-là.
Les semaines suivantes furent
calmes, avec pas mal de prostituées, que je commençais à traiter de plus en
plus froidement sans que je puisse y faire quoi que soit. Pourtant je
choisissais de belles filles sur le catalogue. Je les giflais violemment
pendant l’acte, jetais l’argent par terre en me retenant de fracasser leur
crâne contre les murs. Elles ramassaient les billets sans rien dire et
partaient calmement. D’habitude j’arrivais parfaitement à simuler un vague
comportement de normalité à leur attention. Voire même je me montrais plus
humain qu’il ne le fallait avec elles. Tout se terminait toujours il fallait
croire. Elles me faisaient de plus en plus pitié, surtout après quand je
regrettais de les avoir laissées partir avec mon argent. Pour ce que cela avait
servi. Je surfais pas mal sur les comptes Facebook de certaines de mes
victimes, ou des comptes spéciaux ouverts à leur hommage, afin d’aider les
enquêteurs à découvrir leurs meurtriers. J’ai failli faire la bêtise d’y poster
des commentaires de compassion, c’était irrésistible, mais in extremis j’ai
résisté.
A une fête organisée par un de mes
collègues de bureau, j’ai failli couper la tête d’un type dans la salle de
bains (il suffisait que je prenne ma hache dans ma voiture). Et j’ai failli faire
cela à cause de son regard sombre. Mais quelque chose en moi me disait que je
valais mieux que ça. Et surtout que c’était trop risqué de décapiter un corps
dans un appartement bondé d’une trentaine de personnes qui suaient comme des
porcs, parce qu’elles buvaient et prétendaient s’amuser de la sorte alors que
leur vacuité me donnait la nausée.
Dans un café, j’ai écouté deux adolescentes
parler de fantômes. Elles croyaient en leur existence. J’ai souri en me disant
qu’il ne tenait qu’à moi de les transformer si elles voulaient tellement y
croire. Ce jour-là, j’attendais quelqu’un pour un rendez-vous important, et
j’ai sorti mon portefeuille pour regarder les photos de Julie. Un sentiment
d’angoisse m’a alors pressé le cœur, comme pris entre deux grosses mains fermes
bien décidées à l’écraser et le réduire en bouillie. J’avais mal. J’ai pensé
que c’était un infarctus mais non. C’était juste une crise d’angoisse. Comme au
temps où Julie était vivante et rendait la vie belle. J’ai eu honte tout à
coup, de lui avoir fait subir mes crises d’hystérie injustifiées. Je ne lui
avais jamais fait confiance. Je regrettais à présent.
Ensuite les mois suivants il y a
eu : une de quarante ans passés, à qui j’ai tranché la gorge et arraché
les lèvres, une grande auburn qui m’a mis des coups, a mordu mon bras. Elle a
terminé sa vie pitoyable enterrée vivante, après avoir perdu connaissance suite
à mes coups de pied dans sa gueule, je suis allé la voir chaque soir pendant
deux mois à l’endroit où je l’avais enfouie, pour m’assurer qu’elle ne ressorte
pas d’une quelconque manière. Celle-ci j’ai pris davantage de risques. Par la
suite j’ai étranglé une fille de dix-sept ans qui faisait du vélo toute seule
la nuit, je l’ai renversée puis tuée dans un pré humide, elle était magnifique
en train de mourir et n’a pas résisté un seul instant à mon geste, j’ai même
ressenti qu’elle voulait que cela lui arrive et que je l’aidais. Et je me suis
senti très bien après.
Il y a eu cette autre fille, aux
cheveux courts, qui a perdu la tête très rapidement. Je l’avais suivie un soir,
elle se trouvait avec une autre fille. Elle la raccompagnait chez elle. Deux
nuits plus tard je suis allé fermer les yeux de sa copine, en la noyant dans sa
salle de bains, pour tenter de me rappeler celle qui s’était fait des pâtes en
conserve juste avant que je ne la noie, elle aussi. Mais ce fut loin d’être
aussi captivant cette fois-là, de recommencer le coup de la noyade dans la baignoire,
j’ai même bâillé plusieurs fois sur le retour en rentrant chez moi.
A part cela, il n’y a rien eu d’autre.
Des flics m’ont contrôlé une nuit, m’ont demandé d’ouvrir mon van mais n’y ont
rien trouvé. Ils pensaient que je voulais voler des pièces de cuivre sur des
chantiers ou quelque chose comme ça. Je n’ai rien fait pour les dissuader de
penser une telle chose.
La veille de ma première visite à
James à l’hôpital, j’avais rêvé qu’un arbre d’un noir profond avait poussé dans
mon salon, et ses racines grandissaient comme des limaces partout sur les murs.
Des bourgeons éclataient, de petites boules rouges et roses pleines de pus et
de sang.
Je me sentais nauséeux ce matin-là.
Dans la salle d’attente, j’ai griffonné sur un bloc-notes les noms des petites
infirmières qui m’avaient tapé dans l’œil. J’avais envie de jouer au docteur
avec deux d’entre elles.
Quand j’ai vu James, livide, les
joues creuses, qui m’a souri vaguement et douloureusement, j’ai manqué défaillir,
je me suis assis très vite. Je n’avais jamais ressenti une chose pareille
auparavant. C’était de ma faute. J’avais cru bien faire, l’aider en
quelque sorte, en tuant sa menteuse de femme, mais il était devenu fou.
Complètement fou. Il bavait. Il était visiblement bourré de médicaments. Et ne
parvenait pas à aligner trois mots. Mais il a commencé à pleurer. Et il a
bredouillé : « je suis fou, et toi comment vas-tu ? ».
Sans
comprendre ce qui m’arrivait, des larmes ont jailli de mes yeux et un sentiment
terrible d’horreur est remonté en moi, j’ai été obligé de fuir loin de James,
de courir à en perdre mon souffle hors de cet hôpital. J’ai bousculé plusieurs
personnes, et renversé un infirmier costaud, qui s’est tout de suite relevé
avec l’intention de me poursuivre mais il a abandonné après quelques mètres. Si
j’avais pu quitter le monde par une navette magique je l’aurais fait, à pieds
même, vers Jupiter, vers la Lune. J’ai fendu la vitre de ma voiture en me
jetant sur la portière pour l’ouvrir. En ville j’ai failli renverser trois
vieilles dames sur un passage piéton. Je me suis rangé en sueurs sur une place
de parking d’un dépôt d’alimentation. Et j’ai chaudement pleuré pendant une
heure, en maudissant Dieu, l’univers, la Terre entière et moi-même avant tout.
Car je comprenais à présent que si Julie était morte, c’était directement de ma
faute.
Comme il fallait que je tue quelque chose et
que cela m’était impératif sur le moment, je suis sorti de ma voiture, pris la
hache dans le coffre et frappé trois fois la tête d’un homme corpulent habillé
d’un bermuda hideux et d’une chemise rouge. Il était en train de mettre ses
courses dans son coffre et n’a rien vu venir. Le sang m’a giclé sur la face,
l’homme est tombé par terre, son cadis est allé rouler dans une BMW qui s’est
mise à klaxonner, son alarme terrible m’a comme réveillé du moment que j’étais
en train d’observer passivement. Je suis parti de là en trombes. Certainement
que les caméras dans le parking avaient tout filmé, y compris la plaque
d’immatriculation de ma voiture.
Chez moi, la crise ne s’atténuait
pas. J’attendais les flics, les flics ne venaient pas. J’ai mis à sac mon
appartement. Le bureau retourné, mon écran plat détruit par une boule de bowling
ayant appartenue à une de mes victimes (je lui avais écrabouillé le crâne avec,
mais je n’étais plus tout à fait sûr), mon matelas éventré, pour y chercher
d’éventuelles araignées vivant là depuis toujours, sans résultats. Mais c’est
sur les photos de Julie que je suis tombé, et j’ai recommencé à pleurer,
chaudement, mais en calmant mon hystérie cette fois. Elle était sur la proue du
bateau, derrière elle, le phare de Wolf Rock. Cette photo me faisait du mal en
définitive. J’avais envie de la déchirer violemment, tout en voulant la montrer
à tout le monde. Tout le monde, que
personne n’y réchappe. A tant de beauté. Je me suis endormi lourdement
quasiment à l’intérieur de mon matelas éventré et j’ai rêvé de femmes qui
prenaient naissance dans l’océan. Comme des sirènes, mais sans queue de
poisson. Elles sortaient des profondeurs, nues, et elles étaient toutes belles
comme Julie. Toutes représentaient la beauté pure. Elles montaient sur l’îlot
de Wolf Rock, et toutes rampaient autour du phare. A la porte du phare de Wolf
Rock, Julie m’attendait avec son gilet pourpre.
Alors j’ai dû me réveiller et je ne
sais pas comment, avec quelle coordination, j’ai foncé au port en pleine soirée,
le soleil se couchait. Je puais la mort encore. J’ai volé un zodiac. J’ai foncé
vers le phare de Wolf Rock, avec l’envie de retrouver Julie mais aussi de
fracasser le crâne d’une fille, n’importe laquelle qui ne serait pas à sa
hauteur. Ou juste, à la hauteur. J’avais envie de boire le sang d’une fille, à
même son crâne ouvert, à même ses cheveux trempés par son hémoglobine. Mais
c’était terminé, probablement que j’allais me faire arrêter.
J’ai pensé qu’il y avait un
espoir car les étoiles étaient magnifiques, elles dessinaient un taureau qui chargeait
un enfant qui souriait, c’était dans le ciel étoilé et mes yeux étaient remplis
de larmes à nouveau. Comme c’était étrange. Tout à coup tout est devenu calme
et sombre, avec une brume étrange à la surface des flots. Les étoiles se sont
éteintes. J’ai essuyé mon visage recouvert de larmes. Le zodiac n’irait pas
plus loin.
Pendant je ne sais pas combien de
temps j’ai attendu que quelque chose se passe. Mais rien n’est arrivé. Alors
j’ai enlevé ma veste, il faisait froid. J’ai plongé. Et j’ai nagé, dans ces eaux
noires effrayantes.
Et pendant des heures j’ai nagé,
encore et encore.
Et tout à coup je me suis senti
suivi par quelque chose. Une lumière tout au bout est apparue dans la brume, je
n’allais certainement pas y arriver. J’allais me noyer là, comme j’avais
enterré cette pauvre fille qui m’avait mordu. Et j’avais jeté comme des sacs
poubelles bon nombres de filles, aux abords d’étangs, dans des prés, sur la
plage, ou même dans une benne à ordures en pleine ville.
J’approchais du phare, épuisé, mais
j’approchais. Et là j’ai senti que quelque chose des profondeurs remontait,
quelque chose d’énorme. Et à quelques mètres de moi, balloté par les vagues
comme un vulgaire bouchon de liège, une immense masse noire est brusquement
sortie de l’eau, pour replonger comme si de rien n’était. La tête de la baleine
m’avait redonné le cran nécessaire aux quelques mètres qui me restaient.
J’ai grimpé sur l’îlot, épuisé, grelotant comme un agneau tout juste né je
suis resté là allongé, sur le ventre, puis je me suis retourné et le ciel
nocturne s’est rallumé. Et j’ai vu la voie lactée. Sans raison je m’en suis
senti rempli, contenté. Mes victimes s’y trouvaient certainement quelque part.
Leur cœur battait là-haut. Il le fallait. Je ne pouvais pas faire autrement. Je
ne pouvais plus, il fallait que cela change. Si dans ma tête en tempête je
pouvais devenir moi, vraiment moi, enfin, ou ne serait-ce qu’une infime partie
de ce que j’étais capable de devenir, alors il fallait absolument que ce soit
quelque chose de bon, pour Julie. Car elle méritait quelque chose de réel,
quelque chose de vrai, et pas un homme qui mettait la tête d’un autre homme à
cuire au four. Toute la cohorte putride que j’avais mise en terre, et qui
continuait à vivre sans qu’on le sache, attendant patiemment son heure, comme
une menace, il fallait absolument que je l’arrête. Ses mouvements provoquaient
beaucoup trop de catastrophes. Je ne pouvais pas la laisser gagner. La baleine
m’avait montré le chemin à suivre. Ces mois qui ont filé si vite. Julie ce
jour-là, était heureuse. Sur la proue du bateau avec le phare de Wolf Rock en
perspective. Elle s’est pourtant jetée à la mer sans que je puisse l’arrêter, je
m’en souvenais maintenant. Le ciel était bleu glacé ce jour-là, au petit matin,
aucune étoile, pas même Venus, n’avait témoigné de la mort de Julie. Elle
s’était laissée couler, sans que je ne puisse rien y faire. Les récifs
dangereux ont peut-être recueilli son corps qui n’a jamais été retrouvé.
Certaines de mes victimes n’ont jamais été retrouvées non plus. Les phares ne
sont pas faits pour éclairer et faciliter la vie des jeunes filles perdues dans
leur chemin, prises en chasse par des prédateurs attendant dans l’ombre.
Le jour se levant après toute cette
confusion, j’ai essayé d’ouvrir le phare. Le jour se levait lentement, la brume
se transformait en spirale à la surface des flots. J’ai vu l’aileron d’un
requin. Terminé les pleurs. J’ai commencé à grimper, comme j’ai pu. Et arrivé à
mi-hauteur j’ai glissé et je suis tombé. Et j’ai pensé pendant ma chute que
j’allais mourir, que cette fois-ci, c’était à mon tour de payer.
Après
mon réveil, j’ai fait tomber la perfusion par terre, parce que mon bras avait
eu un spasme musculaire. J’ai regardé, coupable, l’infirmière, la quarantaine,
pas mal dans mes cordes, en ce qui concernait mon activité favorite, c’est-à-dire
danser sur les thorax et la souffrance d’autrui en agitant mes bras au ciel.
Elle avait les cheveux courts, une rousse naturelle, pas comme de nombreuses
autres, mises à mort comme si j’avais été un toréador dans une corrida pour
êtres humains. Mon cerveau reprenait sa mécanique antique après ma nuit
fiévreuse au phare de Wolf Rock. Je n’avais même plus envie de trouver ça
dégradant et inhumain d’imaginer cette infirmière pendue à une corde avec la
culotte baissée et l’entrecuisse en sang, un couteau planté dans l’œil droit
jusqu’au cerveau. Elle s’est retournée après avoir ramassé la poche et m’a fait
un grand sourire, en mettant une main chaleureuse sur mon épaule. Elle me dit
alors : « Tout va bien, vous êtes en sécurité, et vous n’avez blessé
personne. D’accord ? Vous avez eu un choc. On vous a perdu pendant
quelques semaines et on a bien pensé ne jamais vous retrouver. Ce n’est pas
grave d’avoir fait tomber la perfusion par terre. »
Je
me suis assis au bord du lit. Quelqu’un est entré dans la pièce. L’infirmière
s’est adressée à cette personne en lui disant que cela allait prendre encore un
peu de temps. Qu’il fallait être patient.
Elle
avait l’air fatiguée. Mais elle s’est approchée de moi et s’est baissée,
accroupie, tandis que je recommençais à pleurer, comme les gens normaux quand
ils ne peuvent pas faire autrement que d’être faibles. Et mes larmes étaient
abondantes et sincères. Chaudes comme le sang de mes victimes. Comme cela était
étrange, elle portait son gilet pourpre que j’aimais tant. Elle prit mes mains
dans les siennes toutes petites, en souriant, visiblement très émue et très
fatiguée.
-
Tu as essayé de me trouver dans le phare n’est-ce pas ? Comme je te l’ai
demandé une nuit, dans le creux de ton oreille. M’as-tu rencontrée à Wolf Rock ?
-
Non, dis-je avec ma voix cassée et faible. Je suis tombé et j’ai perdu
connaissance. Mais le signal lumineux était visible à des kilomètres à la
ronde. La prochaine fois, si je me perds en chemin, je saurai vers où regarder
pour tenter de te rejoindre.
Alors
que Julie pleurait à son tour, visiblement meurtrie par ma réponse, ou
soulagée, je ne savais pas faire la différence, et embrassait mes mains de
meurtrier barbare comme si elles appartenaient à un messie, je commençai à me
souvenir maintenant de qui j’étais, et j’ajoutai à ses baisers délicieusement
mouillés, à la douceur de ses joues sur le dos de ces mains monstrueuses et
perfusées que rien, ni personne, ne pourrait jamais m’empêcher de la
retrouver.
Peu
de temps après cela, Julie cessa de me rendre visite, probablement trop
malheureuse. Une infirmière m’assura alors que personne n’était jamais venu me
rendre visite. En réalité, personne ne savait qui j’étais. On m’avait trouvé
voilà deux ans, inconscient et nu sur la plage, à côté d’un morceau de barque
jaune me dit-elle, comme si c’était la centième fois qu’elle se répétait. Dans ma
chambre, seul, en larmes, je ressentis pour la toute première fois de ma vie qui
j’étais réellement.
J’ai
vu par la fenêtre à ce moment-là qu’il commençait à pleuvoir. Dans le parc, les
semaines suivantes, je nourrissais les corbeaux avec le pain rassis qu’on me
donnait en cuisine, parce que je faisais bien toutes mes tâches, que je ne
faisais pas d’histoire concernant mon traitement et que mon comportement était
irréprochable. Ils allaient m’aider à me trouver un nom et une nouvelle
identité et bientôt je pourrais mener ma propre vie, pas à pas. J’avais très
peur, concernant ce que j’étais, et excité à la fois de découvrir le monde à
l’extérieur. J’aimais travailler, cela me donnait une routine appréciable qui
me centrait. Je suis rapidement devenu le chouchou de presque toutes les
infirmières, surtout les plus vieilles. En nourrissant les corbeaux, ce que
j’aimais le plus c’était d’entendre au loin les sirènes des bateaux commerciaux
qui annonçaient leur arrivée triomphante au port.
Pour
le troisième anniversaire de ma découverte sur la plage,
ils m’ont offert un poster de Wolf Rock et de son phare. Je l’ai accroché en
face de mon lit pour pouvoir le contempler quand je suis couché. Lorsque je le
regarde trop longtemps, avec trop d’intensité, je peux voir du coin de l’œil,
par la fenêtre, le ciel nocturne s’illuminer à nouveau.
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