samedi 8 septembre 2012

Tempus fugit [Léolam]

                       Tempus fugit
        
                                      Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame,
Las, le temps non, mais nous nous en allons
Et tôt serons étendus sous la lame…
                            Ronsard

                                              
Il y avait du foot à la télé. Et pas n'importe quoi : Paris Saint Germain contre le Real. Et ça comptait pour la finale. Ma bière et moi, on n'en a pas perdu une miette.    
          Première mi-temps : égalité, deux buts de chaque côté. Je jubilais. Pendant la pause publicité, je suis parti me chercher à manger. Les placards étaient vides. Au fond du congélo zonaient quelques trucs innommables. J'ai laissé tomber le dîner. J'ai ouvert le frigo, prendre la dernière bière. Jusqu'ici, tout marchait impeccable. C'est là qu'on a sonné à la porte d'entrée. Bizarre, à cette heure, et je n'attendais personne… En allant voir, j'ai laissé ma canette sur la table…


Cinquante-six ans et presque toutes ses dents. On a fait son bilan. On pense qu'on a encore le temps, avant l'éternité qui nous attend. Le temps de passer le temps, pépère. Avec le match du samedi et les bières. Picard surgelé et l'ami Ricoré, les copains du club de pétanque et les albums des Pieds Nickelés, qui me feront toujours rire. On s'est organisé. On se dit que c'est pas bien compliqué, la vie, et qu'on est à l'abri, personne pour vous casser les pieds… Le pire n'arrive jamais qu'aux autres.
                                     
… C'était Jeanne, sur le palier. Avec son vieux sac élimé, deux valises, un imper tout mouillé, les cheveux défaits. J'ai hésité à la reconnaître. J'ai hésité à refermer le judas, comme si je n'étais pas là. Mais le ciel de novembre se répandait sur elle. Une nuit d'apocalypse, aurait dit ma grand-mère. Et un coup franc, derrière, à la télé. Les spectateurs se sont mis à brailler. Et moi aussi, tout au fond, j'ai hurlé. Parce que je ne voulais pas, je ne pouvais pas ouvrir la porte. Pourtant, c'est ce que j'ai fait…

Elle remontait de si loin ! Sans elle, c'était morne, mais plutôt peinard. Les heures filaient comme l'eau qui coule, s'empilaient en jours, en semaines, en années. J'avais négligé de les compter. Des heures amorphes, mais légères. Je faisais ce que je voulais, comme je le voulais, quand je le voulais et c'était appréciable. Il restait bien le problème des dimanches, mais on peut se débrouiller, les ignorer chaque fois que c’est possible… On s'arrange toujours, quand on veut survivre. Mais à ce moment précis, à vaciller devant la porte, j'ai su que j'avais oublié d'oublier et que l'Enfer s'ouvrait à nouveau sous mes pieds…  j'ai récupéré ma canette.  Et j'ai roté.
                                     
Elle a dit : « Je suis revenue », elle a sifflé : « Quel foutoir, ici, il était temps que je rentre ». Elle a gueulé : « Non, mais t'as vu dans quel état tu es ? » « Tu vas me faire le plaisir d'aller prendre une bonne douche. » « Et de vider les cendriers. » Elle a braillé : « Non, m'approche pas, surtout, tu pues la bière. » Elle a posé ses valises dans l'entrée. À ôté son imper trempé.  Et elle est partie vers l'évier, comme si rien ne s'était passé. Jamais. Et j'ai compris ce que le mot « jamais » a de terrible.

J'ai réfléchi. Quelque chose m'échappait. Un des rouages du temps s'était subitement enrayé. J'avais fait mon deuil, comme on dit et pourtant, les spectres remontaient du néant. Tous ces silences hostiles. Coups d'œil, coups de gueule, coups de dents, chiens de faïence, les babines retroussées, prêts à en découdre avec l'autre. Avec les mots qui tuent. Les pas alourdis de détresse. La culpabilité de se faire traiter d'ivrogne par une femme excédée. Tout un film qui se déroulait sur l'écran de son dos retourné, penché au-dessus de l'évier. À maugréer contre la vaisselle sale.                               

Pourtant, ça aurait pu être simple… Je n'avais qu'à m'approcher, l'étreindre et l'embrasser, cajoler, soupirer, murmurer et tout recommencer. Les mamours avant la bataille, les grenades qu'on se balance à la gueule et la guerre de tranchées, après. L'usurpatrice aux cheveux mal teints, celle qui se faisait passer pour Jeanne y comptait bien. Elle comptait sur le temps assassin. Elle m'attendait, tapie derrière ses rides, comme une araignée dans la toile des souvenirs guette le moucheron qui va s'engluer. Et se faire bouffer. Et si je n'ai pas bougé, c'est que je n'avais plus de bière, ça aide à se résigner.
        
Et puis, j'étais raide défoncé. Elle me l'a fait aigrement remarquer, en essuyant ses mains au tablier de cuisine. Saoul comme un cochon dans sa bauge. À ne pas voir l'ampleur du carnage : les boîtes à pizzas éventrées, les Himalayas dans les cendriers, les draps du lit jamais changés. Le couteau à découper, sur le programme télé, entouré d'une nuée de miettes. Moi-même balbutiant, égaré, le fessier cousu au canapé. Pour un spectacle, c'était un spectacle ! J'ai compris que ma tranquillité, faudrait la mériter.                  

C'est peut-être là que ça a commencé à s'embrouiller. Ou un peu plus tard, aux petites heures de l’aube. Le soleil grignotait lentement la campagne. De pâles rayons blanchissaient la pénombre des lieux que j'ai contemplés en buvant mon café, quel merdier ! Elle n'avait pas tort, Jeanne, ma vie de célibataire était joyeusement bordélique et ce matin, encore pire. Fallait faire quelque chose, laver, récurer, décrasser, astiquer. Mais pas pour Jeanne, non, pour moi seul, le seul maître à bord après Dieu et la Krieg à la cerise. J'ai étanché ce que je pouvais sur les carreaux de la cuisine, pour le reste, je suis sorti, chercher le seau dans la remise. Je suis passé devant la boîte aux lettres bourrée jusqu'à la gueule. Je n'aurais jamais dû m'arrêter devant la boîte aux lettres. J'avais perdu le fil de mon idée. Mais je me suis pas méfié.

                                     
En triant mon courrier, j'ai eu envie d'une bière et je suis parti en chercher chez René. Un vieux pote, mon René, il m'a trouvé tout chose. Mais je lui ai dit que non, tout était comme avant, avant le moment précis où Jeanne est rentrée dans ma vie. On a discuté un moment. Principalement du temps. Je me suis souvenu que je devais racheter une scie. « J'ai cassé la mienne tout à l'heure », je lui ai dit. « Elle m'a pourtant bien fait de l'usage. » « Avec le temps, m'a dit René, avec le temps, va, tout fout le camp ! » « Tu crois pas si bien dire. »  En rentrant, j'avais oublié les canettes dans le coffre, en y allant, je me suis dit : ça y est, j'ai tout dégueulassé, faudra aussi nettoyer la voiture. Que tout soit net et sans bavure. J'ai branché le jet, mais j'ai vu les factures, abandonnées sur la table du jardin. Ca n'était pas malin de les laisser traîner comme ça… Je suis rentré chez moi, les papiers à la main, chercher mon carnet de chèques. Et accessoirement mes lunettes.


En passant, j'ai vu les valises dans l'entrée. J'ai pensé qu'il fallait les vider, tant qu'à faire... J'ai laissé les factures et fait jouer les serrures, j'ai commencé à aligner les fringues, pour les ranger, mon Dieu que d'horreurs, c'était tout Jeanne, ça ! Un goût immonde. Du coup, j'ai retrouvé mes lunettes de lecture dans le placard de la chambre, mais où avais-je la tête ! J'allais pouvoir régler illico l'EDF, y'avait urgence, vu le ton de la relance. Les fringues pouvaient attendre, en piles aléatoires, je suis repassé dans la cuisine, avec ma bière, mon stylo, mon carnet où il n'y avait plus qu'un chèque.

                                     
Jeanne avait bien raison, c'était vraiment crado. Impossible d'étaler le chéquier sur la table sans tout tacher. Je l'ai mis sur le buffet, avec la canette, les papiers, les lunettes. Je suis ressorti chercher mon seau et la Saint Marc. J'ai remué le hangar, mais le seau était déjà dans la cuisine, je l'avais ramené ce matin, sans m'en souvenir. C'est en passant enfin la serpillière que j'ai vu les fleurs s'alanguir dans leur vase. Pas assez d'eau. Fallait d'urgence en remettre.

                                     
J'ai tout laissé en plan pour m'occuper des fleurs, mais elles étaient bel et bien mortes ; quand j'ai voulu les jeter, la poubelle débordait de canettes vides. Je devais la vider, avant toute chose. Et les sacs poubelle me manquaient. Je suis retourné chez René, en chercher. Je lui ai dit d'ajouter des poches à gravats et des lames de scie. « Tu bricoles ? » il a dit. J'ai haussé les épaules sans répondre. J'm'en suis allé. On saurait tôt ou tard que Jeanne était rentrée, que je devais tout remettre en ordre… C'est en baissant les yeux que j'ai vu que le bas de mon pantalon était trempé.                              


D'abord, rentrer me changer. Sortir le linge sale du panier et faire une machine. J'ai posé le rouleau de sacs dans l'entrée, je suis parti à la buanderie avec les lames de scie. J'ai allumé une clope et chargé la machine. J'ai mis le programme en route et j'ai vu la voiture, dans la cour, le robinet et le jet. Je me suis souvenu que je devais la laver. Je suis repassé par la cuisine, poser les lames de scie pour terminer plus tard. Et j'ai vu les factures, sur le coin du buffet. Autant en finir tout de suite avec ça. Mais je n'avais plus qu'un chèque et ma bière était tiède. La table toute tachée. Mes lunettes de lecture à nouveau introuvables. Le vase sans eau ni fleurs. Les sacs à gravats oubliés dans l'entrée. Et ma canette tristement vide.
                                     

Je crois que j'ai tournicoté longtemps, comme ça. De pièce en pièce, de bière en bière sans jamais venir à bout d'une idée. Le soir venu, j'étais complètement lessivé. Mais pas les murs de la cuisine, ni la voiture tachée. Quand les pompiers sont arrivés, alertés par René, les factures restaient impayées et mon second carnet de chèques égaré, mes lunettes disparues dans un quelconque triangle des Bermudes. La scie abandonnée à côté de la poubelle, que les tibias de Jeanne encombraient. Son corps à demi démembré gisait dans la cuisine avec du sang, au lieu d'eau dans le vase, où s'épanouissait une main coupée…

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