mercredi 8 août 2012

Du changement dans la continuité [Rod Anchev]


Mlle Anne Avisse se leva ce matin dans son appartement T3 de 85 m², situé non loin de son lieu de travail depuis vingt ans, elle pouvait facilement s'y rendre à pied à environ cinq kilomètres, cela pouvait sembler un peu limite pour une quadragénaire, mais elle aimait ce petit rituel quotidien d'allers et retours qui lui permettait de profiter de la fraîcheur matinale, et de décompresser de ses journées le soir au crépuscule, alors que le soleil commence à plonger et darder ses dernières volutes orangées dans le ciel.


Elle se leva ce matin, dans son grand lit. Enfin, leur grand lit. C'était le cas jusqu'à hier soir. Une relation aussi longue qu'avait duré son travail, sa vie privée et professionnelle était en parfaite symbiose. Ils s'étaient rencontrés tous deux sur les bancs de la faculté, et ils se marièrent au moment où ils obtinrent leurs premiers postes dans ce lycée de province. 
Ces deux décennies furent marquées par la routine, indéniablement, mais globalement tout allait bien, sa vie lui convenait à merveille, et un jeune homme quitta le domaine familial il y a moins d'un an, parti continuer ses études à la capitale.
Oui, tout allait bien depuis tant d'années, un bonheur sans tache, du moins le croyait-elle. Jusqu'à hier soir, hier soir où son aimé l'attendait dans le salon, la mine grave, assis sur le canapé, faisant lentement onduler son verre de vin dans sa main.

Ce matin, elle avait mal à la tête. Elle avait aussi des courbatures dans tout le corps, ses bras lui faisaient mal par paroxysmes. Elle se demandait si elle s'était endormi dans une mauvaise position. Ou si c'était autre chose. Autre chose comme ce qu'il y avait dans la salle de bain.
Qu'y a-t-il dans la salle de bain ? Je ne veux pas y entrer, se répétait-elle, d'abord dans sa tête, puis à voix haute avec anxiété.
Elle se tenait dans sa nuisette, prostrée devant la porte blanche de la salle d'eau, les pensées les plus confuses se bousculant dans son esprit.
Je ne veux pas entrer là dedans, elle croyait avoir hurlé dans sa tête, mais c'est bien ses cordes vocales qui produisirent ces mots en un long hurlement.
Que s'était-il passé hier soir ? Elle observa le reste de l'appartement mais tout était rangé et sans quelconque séquelle d'une dispute qu'elle aurait eu avec son mari.
Que lui avait-il dit ? Des mots comme des couteaux, lacérant la chair de ses illusions, découpant le gras de ses convictions, celles qui chaque jour la rendaient de bonne humeur, que rien ne pouvait aller mal, le fil linéaire de sa vie, chaque jour allongé par les événements du quotidien et les fluctuations du hasard qui le font onduler mais jamais le briser, coupé net en l'espace de quelques instants.

Qui était elle, celle-là qui lui brisait en morceaux son passé, son présent, et même son avenir à deux, elle s'en moquait. Comment avait-ils pu tous deux en arriver là, comment avait-elle pu être aussi aveugle à la lente dégénerescence de son couple, elle s'en fichait aussi.
Tout ce qui comptait, c'était que sa main gauche saisisse aussi vite que possible la bouteille de vin et décrive un rapide arc de cercle vers la tempe de ce salopard et...
Et le blanc. Le blanc absolu, une téléportation éclair mémorielle de ce geste vers son réveil à 7 heures du matin, les courbatures et la frayeur devant la porte de la salle de bain.

Obsession. Mon obsession du ménage, ça fait partie de la routine, pensa-t-elle, c'est tellement devenu un réflexe chez moi que je peux le faire complètement inconsciemment .
J'ai dû tout laver hier soir. Quoi qu'il se soit passé, j'ai dû tout laver et nettoyer complètement, un appartement aussi clair et net que les apparences qu'on tente de sauver chaque jour auprès de ses proches, et souvent auprès de soi-même.
Je dois ouvrir cette porte. Je dois l'ouvrir. Ouvre cette putain de porte. Sa main droite tremblante finit par pousser le loquet.

Evidemment qu'elle savait ce qu'il y avait derrière. La logique voulait qu'elle le sache, mais l'émotion, le choc brutal de voir une vie entière se briser bloquait toute faculté de pensée.
Elle le vit instantanément, recroquevillé dans la baignoire, qui n'était pas remplie d'eau, mais d'un liquide noir et visqueux dont l'odeur métallique la prit instantanément à la gorge.
Elle vomit violemment le peu qu'elle avait mangé hier, et le goût de la bile se répandit sur les papilles de sa langue. Ce fut purement par réflexe, elle n'était pas plus choquée que cela.
Ce n'était qu'une confirmation de ce qu'elle cogitait sans s'en rendre compte depuis qu'elle l’avait tué, ça avait du trotter dans sa tête durant des heures, et peut-être même qu'elle en fit des rêves ou des cauchemars.

Elle n'était pas malheureuse. Pas heureuse non plus. Simplement vidée. La seule chose qui l'interéssait, à présent, c'était comment tout nettoyer au maximum. Ne laisser plus aucune trace. Aucune aspérité ne devait rester, aucune tache d'encre sur le manuscrit fictif de son existence.
Elle se demanda si au final elle l'avait jamais aimé. Qu'avait-elle aimé ? Cet homme qui partagea ses journées, ses nuits, ses repas, sa couche... ou simplement le fait d'avoir une vie normale, avec un logis, un mari, un enfant, et un travail ? La conformité était-elle la seule chose qui comptait à ses yeux ?
Elle se regarda dans le miroir et se demanda si tout cela n'était que le résultat d'un narcissisme pathologique qui se serait décompensé brutalement.

Conformité. Contrôle. Quand on le perd, on se demande instantanément comment le récupérer et par n'importe quel moyen. Et c'est ce qu'elle avait fait. Elle ne voulait pas le tuer, voilà ! Juste reprendre le contrôle.
Et elle allait le reprendre petit à petit.
Elle trouverait le moyen de le faire disparaître. Tous la croiraient, la police, leur enfant, leurs parents respectifs, les amis, les collègues... Il était parti, avec une autre, il n'avait pas laissé de nouvelles, il ne reviendrait pas, et ne pourrait pas être contacté.
Certains seraient choqués, certains pleureraient, poseraient des questions, diraient à quel point ils n'avaient rien vu venir.
Personne ne voit rien venir. Sûrement pas chez les autres. Encore moi chez soi. On ne veut simplement pas croire, on se complait dans ses illusions. Nous sommes doués pour ça, oh oui, elle rirait presque de ses flagrants constats qui n'étaient que des secrets de polichinelle universels et intemporels.
Peut-être aurait-elle dû le laisser partir. Mais ça aurait été insupportable. Insupportable, incompréhensible de le perdre. Pas lui, pas cet homme. Mais bien le contrôle.
Sa rêverie commençait à lui donner le tournis, et elle se tourna vers la pendule. 7h45.
Elle allait être en retard pour son travail. Ce n'était pas bien. Il lui fallait garder le contrôle, rester conforme aux horaires et à son travail.

Elle se prépara sans être pas plus dérangé que ça par le cadavre de son mari, s'habilla, se maquilla, prépara ses affaires... Quels étaient les cours qui allaient être abordés aujourd'hui ? Avait-ce encore une importance ? Bien sûr. Chaque jour a son importance, ce qu'elle apprend à ses élèves, c'est important. Ca ne les préparera pas à faire face à la réalité implacable de la vie, mais ils apprendraient des choses qui leur seraient utiles. Peut-être. Probablement.
Non, c'était sûr que ça leur servirait.
Ce qui était important aussi, c'était de récupérer le revolver dans le tiroir du bureau de son mari. Juste au cas où. Il pourrait y avoir d'autres événements dans la journée qui pourraient lui faire perdre le contrôle, elle ne voulait plus que ça arrive, vraiment plus. Elle n'avait pas peur, cela lui semblait simplement une mesure auxiliaire de protection, elle n'était plus à ça près. Un collègue qui poserait des questions, lui demanderait comment ça allait, verrait son air potentiellement anxieux... Les gens sont bons à ça. Ils ne savent pas voir ce qui va chez les autres, précisément. Mais ils savent minutieusement déceler la moindre contrariété sur laquelle broder et raconter une histoire avec d'autres collègues.
Elle ne voulait pas que ça arrive.

Elle marcha vite jusqu'au lycée, l'air était plus lourd que d'habitude, lui semblait-il. La pollution ? Le stress ? Avait-elle du mal à respirer ? Peu importe, elle ne rebroussa pas chemin et continua sa route.
Elle arriva au lycée, les classes allaient commencer. Elle distribua bonjours et sourires de circonstance aux collègues et surveillants croisés.

Les élèves étaient déjà dans la classe, il était 8h50. Ils faisaient un peu de chahut mais s'assirent instantanément quand ils la virent arriver via la porte entrebaillée de la salle. Elle leur dit bonjour, et s'installa au bureau. Et elle les regarda. Et c'était déjà trop.
Impossible de faire semblant. Impossible de masquer ce qu'elle avait fait, impossible de ne pas avoir envie de leur hurler qu'elle était une meurtrière, que la vie qui les attendait serait dans tous les cas, un mensonge qui durerait cinq, dix, vingt, cinquante ans peut-être ! Mais qui ne serait qu'un mensonge fabriqué de toutes pièces, et bien souvent par eux-mêmes.
Mais elle pouvait les aider, et cette idée la calma.
Elle pouvait les aider, et elle les aiderait du mieux qu'elle pourrait comme elle le faisait chaque fois qu'ils avaient des difficultés sur un cours ou un problème scolaire, et c'est doucement et sans s'exciter qu'elle sortir le revolver de sa sacoche et commença à vider le chargeur sur les élèves les plus proches d'elle, ils commencèrent à hurler et à courir en masse vers la porte de la salle, mais c'était déjà trop tard et il fallait qu'elle les sauve, bordel, vous ne comprenez pas que c'est pour votre bien que je fais cela, je suis votre professeur, acceptez la leçon, je veux de l'ordre et de la discipline, et elle pensait ces mots et les criait tout en tirant sur la masse pleurante et hystérique qui lui servait de classe...

Il était 12h45 quand la police réussit à contrôler la situation et que la forcenée fut abattue conformément aux protocoles.

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