J'ai
les jambes en coton. Le souffle court, des étincelles qui pétillent dans mes
yeux. L'image se floute, revient, repart, comme si je regardais au travers d'un
téléobjectif incapable de faire le point. C'est tout moi, ça, pas savoir faire
le point. Ne pas se poser, ne pas prendre le temps. Foncer, bille en tête,
droit devant, connement. Ou alors m'arrêter, parfois, mais pas quand il faut,
pas comme il faut. Toujours à contretemps du monde et de ses attentes à mon égard.
M'arrêter et constater mon erreur. Comme maintenant, tiens. J'ose pas, je me
détourne. J'ai l'envie mais pas la force.
Mon
instinct dit non et j'arrive pas à lui dire merde.
En
fait, je ne fonce pas. Je fuis.
Je
dévale les escaliers dans un vaste brouillard perceptif. Je descend à une
vitesse telle que je me demande comment mes propres jambes arrivent à suivre le
rythme. Je vais finir par me casser la gueule. Je stoppe, arrivé en bas. On me
parle, c'est à peine si j'entends, comprends ces mots, ces paroles qui me sont adressées.
« Ça rentre par une oreille et ça sort par l'autre » disait ma mère. C'est
carrément ça.
Ça
cogne dans ma poitrine à la faire éclater, mais je ne suis pas essoufflé. C'est
autre chose qui cogne. Un tremblement me secoue le bras, incontrôlé, comme la
vague qui se dessine, courant le long d'une corde. Je faisais ça, gamin ; une
impulsion du bras, et un arrondi suivait, uniforme, le long du tuyau d'arrosage
ou de la corde d'escalade sur le mur, au fond du préau, à l'école. Ça
m'éclatait, cette connerie.
Un
instant de calme, plat, blanc, comme le flash annonçant le chaos à venir quand
il y a de l'orage ou qu'une bombe atomique explose. Un bon gros rayon de soleil
filtre au travers des carreaux sales. Et le tremblement reprend de plus belle,
ininterrompu, électrisant mon bras comme la courbe d'un sismographe. Je tente
de le retenir, de l'autre main, de chasser le tremblement en me tapant dessus,
mais rien. « C'est nerveux », je dis.
«
C'est pas la peine de s'énerver » qu'on me répond. Enfin je crois. Mes oreilles
se bouchent, le son s'étouffe, et c'est comme si, en plus de s'obscurcir et de
tanguer, le monde s'enveloppait d’un grand drap gris, uniforme, couvrant les
gens, les visages, les choses, les mots. Je parlais avec lui, je crois, mais
maintenant j'ignore ce mec face à moi. Déjà je ne connais plus son visage.
Je
marche. Ça se bouscule dans ma tête. J'avance, passant de rue en rue, de lieu
en lieu, d'un endroit connu à un autre, mais tandis que je les traverse, ils me
semblent sans lien, comme les pièces de maisons différentes. Tour à tour, mon
attention se concentre sur les bruits environnants, les odeurs, les sensations,
pour passer à autre chose et les voiler aussitôt. De la musique là-bas, dont seules
les basses se répercutent, rebondissant en désordre de mur en mur jusqu’à moi.
Un relent d'huile de vidange. Un con d'oiseau qui chante. De l'herbe, des cailloux,
du bitume sous mes pieds. Du vent trop chaud qui me souffle dans les oreilles.
Plein de trucs que j'oublie aussi vite. Tout ça me saute à la gueule sans que
je le veuille, pour y mourir et mieux rejoindre le grand rien qui m'environne.
Que j'aimerais m'y intéresser, m'en fasciner ! Parce que c'est là le monde, le
grand mécanisme de la Vie, tout ce qui ne nous apparaît que si on prend le
temps de s'y intéresser !
Mais
que je m'en fous !
Merde.
Je
me retiens, je veux avoir l'air digne, fort. Pour moi-même. Juste moi. Mais une
larme naît au coin de mon œil, de la morve dans mes narines. Je vais pas
chialer. Je veux pas. Je ne sais même pas pourquoi. « C'est nerveux », que je
me dis encore. Connerie. Putain, je suis plus fort que ça. De la flotte reflue
à mes yeux, les noie.
De
fait, ma vue se trouble de plus belle. Et puis ça passe, aussi vite que c'est
venu. Je m'essuie dans ma manche, je renifle un bon coup. La sensation est déjà
loin. L'émotion, abstraite et inconsciente, s'est évanouie. La tristesse,
ravalée.
Faut
que je bouge. Au ralenti, le monde se déforme, s'étire et se rétracte autour de
moi. C'est caoutchouteux, souple, et j'appuie chaque pas en conséquence, mais
le sol est dur, vraiment. J'essaye de courir. De fuir peut-être. Encore. La
déformation transforme tout en aplats de couleurs, en touches de pastels sales
sur une anamorphose dont je serais le miroir courbe. Mais pas le bon miroir,
pas avec la bonne courbure.
Tout
ça n'est qu'un décor de théâtre, des silhouettes découpées, sans la moindre
profondeur, avec un sens du détail tout relatif. Des textures appliquées sans
finesse sur des formes préconçues, avec quelques mouvements mécaniques et anodins,
comme dans un jeu vidéo.
Je
ralentis ma course, le monde tangue de plus belle. Je vois de la forêt, des
arbres dont je ne sais s’ils sont vivants ou morts. S’ils sont titanesque ou
pitoyables. Je repense à ce cauchemar que j'avais dessiné une fois, pour
m'exorciser de cette image, et de la sensation nauséeuse qu'elle m'avait laissé
: une forêt d'hommes-arbres, ou d'arbres-hommes, les hommes dévorés par
l'écorce, couverts par celle-ci, figés, fixés, étouffés, cloués dos au tronc en
une position d'écartèlement. Comme si c'était la lente croissance de l'arbre
qui les démembrerait à terme. Une souffrance séculaire. Ouais, j'arrive pas
encore à expliquer l'idée. Des arbres de mort, puisqu’il paraît qu'il y a des
arbres de vie.
Et
ça grouille dans mon ventre, comme une vermine, une nuée d'insectes rampants
qui seraient là, en train de me dévorer les entrailles. Une colonie de termites
cannibales. Je me gratte, encore et encore, au travers du t-shirt. Je me
gratte, je sens des plaques qui se forment, des boursouflures écarlates qui
gonflent, me couvrent tout le torse. Je me gratte, jusqu'au sang, et les
enflures disparaissent, ne laissant pour seul cicatrice que cette sensation
dégueulasse d'infection, de brûlure chimique, de pourrissement, jusque sous la
peau.
Toujours
la forêt. J'évolue plus difficilement. Il y a de la broussaille, des arbustes
qui resteront à jamais nains. Je les piétine. La pente s'accentue, un mur de
roche rose s'oppose à moi. J'ai soudain froid, alors que je suis en nage.
Longeant la paroi, je trouve un passage, et je grimpe. Une fois en haut, je
reste un instant immobile, le temps d'être sûr d'avoir retrouvé tout mon
équilibre. Je tends les bras en croix. Je pense que je suis un avion qui,
sortant d'une turbulence, retrouve son assiette. Un vrai môme.
J'étais
bizarre, moi, comme môme.
Du
genre à jouer des heures durant avec un morceau de fer rouillé comme celui-là,
juste à côté, à demi-enterré dans les fougères. Des heures à en faire tout et
n'importe quoi, à imaginer le destin, forcément exceptionnel, qu'avait été
celui de ce truc avant de n'être plus rien qu'un bout de ferraille juste bon à
te refiler le tétanos.
Du
genre à foutre ma brosse à dent dans l'aquarium, avec les poissons rouges,
parce qu'elle était comme un hippocampe en plastique.
Je
domine les lieux. Je suis en haut de la montagne. « Top of the world, 'ma ! ». Le Monde, d'ici, ressemble à une
enfilade de bouts de paysages, un patchwork de clichés par satellite sans
rapports apparents, et bien petits en apparence. Il fait clair et on voit loin,
mais pas assez. Jamais assez. Il me monte à la tête l'idée que Dieu devait
tenir une sacrée cuite le jour où il s'est occupé de dessiner ici. Et je me
marre en me disant qu'il n'avait, en fait, pas dû beaucoup dessouler durant ces
sept fameux jours.
De
nouveau, j'ai les jambes qui flagellent et le palpitant qui tressaute. Mais je
sais pourquoi ici. J'ai toujours eu le vertige; ce à quoi un chef m'avait
répondu un jour que c'était pas une raison pour ramper. C'était un connard,
mais il n'avait pas tort. Même les connards ont plus souvent raison à mon
endroit que moi-même.
Je
reste debout à regarder cette vaste fourmilière qui se perd dans l'horizon.
Le
soir tombe sans que je m'en rende compte. L'obscurité gagne du terrain, Un
frisson me parcoure l'échine, comme un insecte de glace. J'ai froid maintenant.
Le ciel encore bleu se ponctue d'étoiles. Comme une sale luciole obèse, la
ville en contrebas allume aussi ses lumières. Et, comme si la nuit portait
mieux les sons, ses échos semblent plus vivants encore. Je me suis assis, en
tailleur, sur la roche nue. Je me sens mieux.
Alors je me demande comment
j'en suis arrivé là, et plus encore d'où j'ai bien pu partir.
Et
je ne me rappelle pas.
Et
je me rends compte que mes mains sont noires. Noires d'un sang coagulé qui
n'est pas le mien.
Et
qu'un ange m'appelle, m'invite à le rejoindre, juste en bas de la falaise.