« Vous m'avez fait appeler, professeur ?
-
Oui, Henri entre
donc.
-
Je ne vous
dérange pas ?
-
Bien sûr que non,
je ne t'aurais pas fait appeler.
-
Oh... C'est que
je vous ai entendu rire depuis le couloir.
-
Ahahaha ! Oui en
effet je rigolais ; j'en rigolerais encore si tu n'étais pas là.
-
C'est que c'est
plutôt inhabituel, je ne vous avais jamais entendu rire.
- Ah mais ça mon
ami, c'est parce que je n'avais pas compris la blague avant aujourd'hui.
-
La blague ?
- Oui, une blague
du destin. Pour peu que tu crois au destin. En fait, bien qu'agnostique depuis
toujours, j'en viens presque à me demander si finalement il n'existe pas une
force supérieure. Et si c'est le cas elle est probablement en train de rire à
mes dépens. Allez, maintenant que plus rien ne presse, je peux bien prendre le
temps de te la raconter ; même si tu en connais déjà probablement les
principaux éléments. Mais avant de commencer, je voudrais savoir : si tu
devais me décrire en quelques mots, que dirais-tu ?
-
Eh bien, je ne
sais pas. Vous êtes le pionnier du voyage temporel. Vous avez été le premier à
prouver la possibilité de faire voyager la matière à rebours du temps.
-
C'est ça, c'est
ce qui me définit le mieux. En fait, c'est même la seule chose qui me définisse
puisque j'ai sacrifié ma carrière et la majorité de ma vie à ces recherches.
Pour toi, comme pour le reste du monde, cette histoire a commencé il y a de ça
trente ans lors de la présentation du premier prototype. Le ministre de la
recherche lui-même a rédigé une lettre devant huissier. Après avoir désintégré
la lettre dans mon appareil, le même huissier a alors pu ressortir une lettre
identique mais portant un scellé remontant à plus de dix ans en arrière, à la
date exacte choisie par le ministre lui-même.
« Bien sûr il y a eu, et il y a toujours, de
nombreux sceptiques qui m'accusent de mise en scène, de prestidigitation. Mais
je me moque de convaincre la terre entière et ma démonstration a été assez
convaincante pour m'assurer des financements pour les trente années qui ont
passé depuis ; en ce sens, je peux m'estimer heureux ; contrairement
à mes financeurs qui risquent de se sentir flouer ; mais nous y
reviendrons. Il y a d'ailleurs eu de nombreuses personnes qui ont défilé pour
me mettre à l'épreuve ; il n'y en a guère plus maintenant, mais il n'y a
pas si longtemps que ça, la malle qui se trouve là-bas regorgeait de lettres
que je ressortais régulièrement, quelques instants après les avoir envoyées.
« Donc pour en revenir à cette histoire : si
elle a commencé il y a trente ans pour la majorité des gens, pour moi
l'histoire est beaucoup plus ancienne ; elle remonte justement à plus
d'une dizaine d'années avant cela. Tu vois cette boîte en haut de l'étagère qui
ressemble exactement à ces boîtes aux lettres américaines ? Eh bien un
jour, alors que j'étais encore au lycée, je l'ai retrouvée chez moi, dans ma
chambre, sur le bureau. Dedans, il y avait une lettre que je m'étais adressée à
moi-même, où se trouvait des détails que moi seul connaissait à l'époque –
comme une preuve pour m'auto-persuader. Ces preuves étaient accompagnées
d'instructions ; dans un premier temps, les instructions concernaient
uniquement l'orientation à donner à mes études ; en plus, bien sûr, de
l'instruction de conserver et de faire sceller par un huissier toutes les
lettres reçues qui ne m'étaient pas destinées.
« Avec le recul, il est facile de dire que j'ai
eu raison de suivre les instructions puisque de toute évidence elles étaient
authentiques. Mais à l'époque, j'ai eu du mal à y croire, j'ai même envisagé
que je perdais complètement l'esprit puisque c'était l'alternative la plus
crédible ; bien plus crédible en tout cas que la vérité elle-même. Avec
encore plus de recul, je me dis que finalement toutes ces tergiversations
n'avaient pas de sens puisque je n'avais pas le choix : si les
instructions étaient arrivées c'est que le choix avait déjà été fait, mon
destin était scellé.
« Quoi qu'il en soit, je me retrouvais donc à
suivre les instructions. Je poursuivis, comme indiqué, mes études en physique jusqu'à
mon doctorat tout en construisant patiemment ce premier prototype ; sans
comprendre toutes les subtilités de son fonctionnement. Une fois celui-ci
terminé il ne me restait plus qu'à me renvoyer les instructions pour le
construire dans le passé comme spécifié dans les instructions. Viennent ensuite
les épisodes avec le ministre et toutes les personnes successives venues me
tester.
« Vint ensuite une période creuse, une période de
« vache maigre » comme on dit. Bien sûr l'étude du prototype et de la
boîte aux lettres – qui n'en est pas réellement une, bien entendue ; ou
pour être plus précis, qui est beaucoup plus que cela – apportèrent beaucoup à
la physique, principalement dans la compréhension de la matière en observant la
dématérialisation et la rematérialisation des matières inertes et le rôle que
tiennent les champs magnétiques qui parcourent à la fois l'émetteur et le
récepteur. Mais la branche concernant les voyages temporels, elle, ne progressa
pas d'un pouce ; les champs magnétiques empêchant toujours d'envoyer quoi
que ce soit de métallique ou d'organique.
-
Même si l'on n'a
pas encore percé tous les mystères du voyage dans le temps, je trouve que vous
minimisez tout de même l'importance de vos découvertes. Le voyage de la matière
dans l'espace est, en soi, une avancée majeure qui pourra faire avancer les
communications. Comme toute nouvelle technologie, le coût de production est
astronomique mais dans une dizaine d'année peut-être que de tels dispositifs
seront construits à la chaîne.
-
Tu as peut-être
raison mais je ne vois pas l'intérêt de télé-transporter une lettre quand on
peut envoyer un e-mail aussi rapidement ? Bien sûr, on pourra envoyer de
petits objets, pour peu qu'ils ne soient ni métalliques, ni organiques. Comme
ça votre femme pourra vous envoyer un caleçon propre sur votre lieu de travail
alors que vous venez de le souiller... Mais franchement j'ai du mal à y trouver
un intérêt autre que théorique.
« Quoi qu'il en soit, le sujet qui nous intéresse
toi et moi, jusqu'à preuve du contraire, concerne le voyage temporel. Et là
dessus, tu m'accorderas, les avancées furent inexistantes. Reprenons donc notre
histoire veux-tu ? Après ce long passage creux, où la seule activité du
prototype a été de me renvoyer à moi-même les instructions dans le passé, j'ai
finalement reçu de nouvelles instructions. Ce sont donc ces instructions qui
ont occupées tout mon temps depuis de nombreuses années. Tout cela pour arriver
à ce nouveau prototype, plus grand et différent par de nombreux aspects ;
mais cela tu le sais déjà puisque tu m'as aidé à le construire lors de l'année
qui vient de s'écouler.
« Et c'est là qu'intervient la chute de cette
blague. Car le second prototype est désormais achevé et je sais exactement à
quoi il va servir. Le seul rôle de ce second prototype est d'envoyer cette
fameuse boîte aux lettres sur le bureau de mes seize ans afin qu'elle puisse
accueillir tous les messages expédiés lors de la trentaine d'années qui
viennent de s'écouler. Bien sûr, la boîte étant composée en grande partie de
métal et elle-même parcourue d'un champs électromagnétique, le second prototype
sera détruit par la manœuvre. Il ne me restera donc plus qu'à renvoyer ce
dernier manuel d'instructions quand il doit l'être et à exécuter la dernière de
celles-ci : détruire le premier prototype.
-
Vous... vous
n'allez pas faire ça ?
-
Oh bien sûr que
si ! Car apparemment tu n'as pas compris la chute de l'histoire. Il n'y a
plus rien à espérer des voyages dans le temps. La boucle est bouclée ! La
seule morale à tirer de mon expérience est que l'homme n'est pas fait pour
jouer avec l'espace-temps. Après avoir été le dindon de la farce pendant
presque quarante ans, je n'hésiterais pas à détruire cette machine pour
reprendre le cours de ma vie où le présent ne sera pas dicté par le futur. Ce
sera la dernière instruction que je suivrai. »
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