samedi 21 juillet 2012

AMBRE SOLIS [Gallinacé Ardent]


AMBRE SOLIS

Je suis celle qui regarde les gens mourir.
Ils se vident de leur sang sous mes yeux, le regard stupéfait. Leur pupille se vide, s’assèche, se fige. Ils semblent tous incrédules, ils ne peuvent pas croire : je suis en train de mourir.
Je suis leur ange. Ange bien imparfait : invisible, inactif, incapable de retenir leur destin. Dans la plus complète impossibilité de les sauver. Ils meurent, parce qu’ils sont déjà morts. Ca a été écrit. Mieux : ca a été photographié.
Aujourd’hui :
C’est la fin de matinée. La lumière du matin est claire, nette, presque tranchante. Un groupe de trois enfants jouent dans un parc. Il n’y a absolument aucun son dans l’air. On dirait un film. Je suis là, je les regarde. J’attends le camion de 38 tonnes qui va surgir au moment précis où ils traverseront la route en criant, inconscients. Le conducteur prendra la fuite. Il n’y a rien à faire.
Au bout de la montée, la silhouette du véhicule est apparu. Tous les hurlements du monde n’auraient pu le faire dévier de sa route.
 (Je note sur le carnet : camion de 38 tonnes, bleu, marque Hyundai. Plaque d’immatriculation : ZX 181 7A. Nom lu sur le permis de poids lourd affiché dans l’habitacle : Gregory Lambert, 35 ans. L’homme qui a tué les trois enfants en leur roulant dessus, et qui a pris la fuite.)


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Je suis là peu avant la perpetration de chaque meurtre. Au moment où tout pourrait être évité. Au moment où tout n’est qu’en état de possibilité, tout peut encore varier. La plupart des êtres sur Terre ne pensent pas qu’il vont mourir dans quelques minutes. Il y a encore toute cette innocence de vivre. Moi je sais pourtant. J’avance tranquillement, presque sur la pointe des pieds, sur le lieu du crime, encore vierge de toute souillure.
Déjà, l’assassin est là, il s’est saisi d’une arme. Je suis juste à côté de lui. L’autre ne se doute de rien. Ça va vite. Choc de l’arme dans le corps de la victime, qui entame aussitôt son processus de départ de la vie. Corps effondré, spasmes. J’étais là. J’ai vu. Je pourrai témoigner.

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Aujourd’hui :
L’homme se retrouve dans une mare de sang. La femme en imperméable vert vient de lui trancher la carotide avec une lame effilée. Je la regarde : une femme délavée, détrempée, vacillante dans les pans de son manteau, les yeux lestés de bourrelets. Elle n’est pas belle. L’homme à terre aurait son charme, si l’on pouvait gommer son expression de stupidité absolue.Et il croise mon regard.
ÇA C’EST DÉSAGRÉABLE : l’impression qu’ils me voient, qu’ils me transpercent de leur iris devenu nuageux. Je n’existe pas bien sûr : je ne suis pas de cet espace, pas de ce temps. Je suis venue voir leur mort. La contempler, et la comprendre. Ils ne peuvent pas m’atteindre. Mais quand les yeux se croisent, la victime du passé, et moi qui vient du futur : il y a ce petit instant de vacillement, comme si une communication était possible. À la fois espoir et terreur. Espoir de pouvoir empêcher leur mort. Terreur de voir tant de haines, de souffrances viscérales être capables de se déverser effectivement en moi.
Je regarde les photos qu’on m’a fournies : dans la liste des principaux suspects, il y a cette femme. La femme en imperméable vert. J’écris : « COUPABLE » sous la photo. Elle sera interrogée par la police, espérons-le. Ou assassinée elle-même par la famille de la victime.
Je prends ma tête entre mes mains.
Ambre Solis. C’est mon nom. Je dois le répéter pour éviter de devenir folle.

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Les dossiers s’empilent sur le bureau. J’ai envie de hurler. Je me mords le gras de la main, à la base du pouce, de toutes mes forces. Je laisse la trace de mes dents. Pas de sang. Peut-être me suis-je déjà dématerialisée. Peut-être suis-je encore dans la photo.
Je regarde le circuit vidéo. Dans l’autre pièce, mon secrétaire, Thomas, est en train de recevoir un client.
Il sont terribles, ces visages de la perte. Bouffis, rouges, aux yeux vitreux, l’esprit perdu dans la contemplation de leur malheur. Veufs, veuves, orphelins, famille resserrée ou lointaine, collègues, connaissances. Ils veulent savoir ce qui est arrivé réellement, comment leur proche est mort assassiné. Alors ils viennent me voir, avec leurs sets de photos.
Mon don s’est réveillé à la puberté. A 13 ans, exactement. Et par la suite : il a détruit ma vie.
C’est simple : donnez-moi une photo. N’importe laquelle. Je la caresse de la paume. Et là, tout de suite, le monde s’accélère.
Je rentre dans la photo. Je capte toutes les nuances de luminosité. Mon esprit se retrouve entièrement projeté dans le paysage. Je suis à l’intérieur. Et pourtant, je ne peux rien faire. Je n’habite pas dans ce monde photographié : je suis du monde réel. Les gens qui se retrouvent animés sous mes yeux appartiennent à un autre temps, à leur passé. La photo est leur prison : ils n’en sortiront jamais. Les lieux, les gens, le temps qu’il faisait, les habits, les gestes, l’intégralité d’un environnement, tout cela est à l’état résiduel dans chaque photo. Moi seule ai la capacité de pouvoir percevoir ça. Je ne sais pas pourquoi.
Mais dans chaque photo, il y a un meurtre. Ou parfois, il y a un viol. Je suis plongée dans des univers à la violence cachée, qui ne m’appartiennent pas, peuplés d’inconnus. Et l’un d’entre eux va mourir, ou dans le meilleur des cas se faire violer. Je le sais, ils ne le savent pas. Différence tragique. Les premières fois que je plongeais dans les photos, je criais de toutes mes forces pour prévenir (mais aucun son ne sortait de mes lèvres). Je connais la douleur de ne pas pouvoir poser la main sur l’épaule de quelqu’un en danger, et dire simplement : fais attention.

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Seule compensation : je suis payée. Grassement.
Mes clients sont des membres de la famille, des proches, des collègues, de quelqu’un d’assassiné. Ils se sont convaincus d’aller voir un médium comme moi plutôt que de se résoudre à voir l’enquête de police ne pas aboutir, échouer mollement contre un grand point d’interrogation. 
Les dossiers étaient toujours pleins de documents variés : photos de vacances, cartes d’identité ou permis de conduire, emploi du temps, objets appartenant à la victime, liste de suspects avec clichés inclus. Et pour finir, mon matériel médiumnique de base, dans une enveloppe à part :
Les photos des cadavres. Les corps martyrisés. Méconnaissables : la peau fripée, les traits gonflés. Photos sales, d’autant plus effrayantes quand on peut encore y déceler quelque chose d’humain.
Je touche la photo du cadavre. Je rentre dans l’autre monde.
Scène de crime. La famille en état de panique émotionnelle totale, les policiers partout. Et le corps qu’on recouvre d’un drap. Je me concentre : je remonte plus loin dans le temps. Sensation de vertige. Je ne peux jamais aller dans le futur, pas plus loin que le moment où la photo est prise. Il y a un mur infranchissable. Ce qui se passe après que la photo a été prise : impossible à percevoir. De même, je ne peux pas revenir trop loin dans le passé. J’ai essayé une fois : le monde fondait doucement, devenait mou et imprécis, comme un marshmallow. J’ai cru que j’allais rester coincée. J’étais vite ressortie. Pas plus de quelques heures de rembobinage. Après, le monde s’effondre, se décolore, devient délavé. Il n’y a plus de caractère réel.
Dans cette affaire, je reviens 3 heures avant. Au même endroit. La victime est encore vivante. Je la vois se faire tuer sous mes yeux, à coups de couteau. Puis la tête est broyée par une pierre. J’ai identifié le coupable. Je lâche prise.
Je me réveille dans le monde réel. Je tremble. J’ai le souffle court. Tout danse devant mes yeux. Je pleure un peu, je crois. Je ne sais plus. Je n’arrive pas à penser. C’était comme si on m’avait gifflée. Je dois faire un effort pour me rappeler mon nom. Je n’ai pas assez de place dans mon coeur pour porter le deuil de tous ces morts.
Puis je prends le dossier, et j’écris en détail ce que j’ai vu.

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Je sais que nombre de mes clients se sont fait justice eux-mêmes. Il est vrai que la police n’est pas toujours convaincue du bien-fondé de leurs explications : une médium, vraiment ?
Hier, j’ai reçu un nouveau dossier. Une nouvelle famille éplorée. Leur fille a été assassinée au revolver par un agresseur inconnu. Je reconnais la victime sur la photo : c’était la femme à l’imperméable vert qui avait tué cet homme avec sa lame. Elle-meme s’est fait tuer. Je l’ai désignée comme coupable. Je suis responsable de sa mort. Ou pas. Je ne sais pas. Je me sens mal à l’aise. L’univers de la photo déborde un peu, j’ai l’impression.
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Je vomis dans les toilettes. Mes déjections sont noires. Des larmes noires coulent de mes yeux. J’ignore ce qui se passe. Un effet secondaire? Je suis inquiète.
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Je me suis soulée. A la sale bière de punk, au degré d’alcool artificiellement élevé. Je titube dans les rues. J’ai une froide fureur qui est logée dans l’estomac. Le ciel est noir, comme mes larmes. Je les sens qui courent sur mes joues. Les lumières de la ville se brouillent. J’insulte les gens. Les frappe. Vis. Vis, connard. Je peux pas t’aider à survivre. Vous vous échappez tous. Vous me plongez la gueule dans la merde. Gardez votre sang. Gardez bien votre sang dans vos veines. Vous le gaspillerez sinon.
Le monde est devenu très étroit, aussi étroit que mon champ de vision tremblotant. Je suis sur le pont. Je crie. J’ai envie de vivre, mais tout ce que j’ai vu dans ces photos m’a fait du mal. Je n’ai aucun ami. Même pas mon secrétaire. Je le dégoûte. Je dois puer la mort. J’ai les yeux éclatés. J’ai  vu trop de choses. Mais je dois continuer à voir. Toutes ces photos... c’était comme si on me mettait sur un siège de cinéma, on me foutait des écarteurs dans les paupières, et qu’on me disait : Regarde.
Je m’affale sur la rambarde. En bas, l’eau roule comme de la gelée, opaque.
Et c’est là que je la vois. Une forme remonte à la surface. Gonflée d’eau, grotesque et cassée. Merde. Un noyé.
Pincement d’angoisse. Je suis dans une photo ou quoi ? Non, non, ici c’est bien réel. J’entends le son, je sens l’air, à la différence du monde de celluloid. Qu’est-ce qui se passe ?
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Il m’attend dans l’obscurité quand je rentre dans ma résidence. Dans la cage d’escalier. Il est là, à me contempler de ses yeux blancs. Il a les traits congestionnés. Normal : il pend au bout d’une corde.

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« Thomas, je commence à voir des cadavres dehors.
-         Dehors ?
-         Oui. En-dehors de la photo. Je vois des gens qui sont morts depuis longtemps. Un noyé sous le pont l’autre jour. Hier, un pendu dans ma cage d’escalier. Renseignements pris : il y a déjà eu des noyés sous ce pont. Et M.Henry, locataire du 6ème, il y a de cela 15 ans, s’est suicidé par pendaison à l’endroit exact où je l’ai vu hier.
-         Vous perdez la raison. Vous devriez vous reposer.
-         Je ne peux pas. J’ai trop de dossiers.

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Et puis il y eut le dossier Roquentin. Pas une affaire d’assassinat. Une affaire de disparition. Dans la chemise frappée du sceau « Confidentiel », des explications (plusieurs petites filles disparues sur une longue période de temps). Également : la photo d’une maison, au petit matin. Une villa du 19ème siècle. Une bâtisse imposante, au toit aigu, avec des baies vitrées et des colombages. J’ai comme un pressentiment. La baraque donne une impression de puissance. L’image vibre un peu. Surmenage, certainement. Allez ma belle, pas le choix : au boulot. On va voir ce qu’il y a dans cette maison. Des traces de ces petites filles disparues peut-être (ça pue. Ça pue la mort).
Je passe ma main sur la photo.
Je suis aspirée. Je suis devant le bâtiment. Je rentre en traversant le mur. Je suis immatérielle : je peux passer à travers toute surface. C’est comme ça dans le monde de la photo. Et aussi : aucun son. Ce qui est normal : dans l’univers photographique, il n’y a jamais de bruit. Toutes les scènes d’assassinat que je vois semblent être tirées de je ne sais quel film muet du siècle dernier. Irréelles et pourtant palpables. Dérangeantes, comme une comédie sanglante.
Ici, j’aimerais bien avoir du son. Des cris, des klaxons, des roucoulements de pigeons, n’importe quoi. Ce silence, auquel je devrais être habituée, est oppressant, comme une difficulté à respirer. Je vais de haut en bas dans les étages : il n’y a rien dans cette maison. Juste un intérieur bourgeois. Des meubles, des fenêtres à rideaux. Des parquets bien cirés. Il n’y a personne. Juste la faible lumière du matin qui filtre à travers les persiennes.
Je me concentre : je reviens quelques heures avant. Toujours personne. J’explore encore : toujours personne. Je m’aperçois que je peux revenir assez loin dans le passé, plus loin que je ne l’ai jamais fait, sans qu’il y ait d’altération de la réalité. Cette maison a une temporalité résiduelle exceptionnelle.
Je décide de traverser le plancher pour aller à la cave.
Il y a ce couloir. Je suis dans ce couloir. Il y a quelqu’un au bout du couloir. Quelqu’un : une grande forme en robe de chambre blanche, des cheveux noirs lui cachant le visage. Un œil perce derrière la chevelure : il est pointé vers moi.
ÇA C’EST DÉSAGRÉABLE : l’impression qu’il me voit, qu’il me transperce. Je n’existe pas bien sûr : je ne suis pas de cet espace, pas de ce temps. Je ferme les yeux.
Chasse-la. Reviens dans le passé. Je rembobine la trame temporelle. Mais elle reste là, incrustée. Je me précipite dans le futur. L’apparition ne cille pas. Il y a toujours ce putain d’œil comme une vrille dardée sur moi, qui me menace, qui veut pénétrer dans ma tête. Je sens que je saigne du nez. Impossible : dans les photos je ne peux pas saigner. Je ne suis pas là. Elle ne peut pas me voir. Je ne suis pas là.
L’apparition avance vers moi. Je ne peux plus bouger, je suis paralysée. Je sens une panique abjecte me monter de l’estomac. Bouge. Bouge. BOUGE. La femme (?) tend sa main. Bouge. Par pitié.
Elle me met la main dans la bouche. Je sens quelque chose qui me pénètre la gorge, comme un liquide lourd et odorant. La bouche de la femme se tord d’un sourire. Elle a les dents pourries.
Dans un mouvement de terreur, je m’arrache violemment à elle, ce qui me fait tomber en arrière. Je traverse le sol de la cave.
Je suis dans l’obscurité de la terre. Je ne suis pas seule. Des dizaines de petites filles, décomposées, les orbites vides. Arrachées.
Cette maison est un charnier.  

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*     *
Je remonte aussi vite que je peux à la surface de la photo. Le monde réel.
Cette fois-ci, lorsque je me réveille, je crache un long filet de salive noire qui vient tacher le dossier Roquentin.
Il y a eu échange. Bordel, il y a eu échange. J’étais attendue.

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*     *
Le médecin me parle, mais je n’entends déjà plus. Je suis enceinte. C’est totalement impossible. Je n’ai pas fait l’amour à un garçon depuis des mois. Et pourtant, j’ai un bébé dans le ventre, qui grandit.
Mais j’ai déjà compris. La femme dans la maison Roquentin. Cette folle, cette apparition qui m’a vue alors qu’elle était de l’autre côté (ou alors c’était moi de l’autre côté ?)... Elle m’attendait. Dans le cadre de la photo. C’était un piège. Ou alors, je deviens complètement folle. Toujours est-il qu’elle m’a foutu sa main dans la bouche, elle m’a fait couler un truc dans le gosier, elle m’a injecté... je ne sais quoi. Et me voilà enceinte. J’imagine le foetus. Il n’a pas forme humaine : c’est un conglomérat de lumière noire. Il pue la mort. Mon ventre pue la mort. Je ne vais pas donner la vie, je vais donner la mort.
Je marche longuement dans les rues, ma cannette d’Amsterdaamer serrée entre mes doigts. J’essaye de me rappeler à moi-même : Ambre Solis. Ambre Solis. Un nom, rien qu’un nom : c’est une protection dérisoire. Je suis déjà devenue autre, alourdie de quelque chose d’autre qui n’est pas moi, qui palpite en moi, qui ne veut plus partir et qui prend toute la place, parasite mes pensées, me fait puer en retour. Je suis maudite. Contaminée. Contaminée par la femme de la Villa Roquentin. Au nom du ciel, que s’est-il passé là-bas ?
Elle m’attendait. Elle m’attendait, la salope.
Mon visage est baigné de sueur noire et poisseuse. Je rabats le capuchon de ma veste. Personne ne doit voir. Un miroir reflète mon image. Mes yeux : ils sont déjà de l’autre côté. Ma face dégouline de poix. Ca coule partout, ca s’infiltre. C’est dégueulasse. C’est noir.
Je vois des morts. Des morts d’il y a longtemps : des suicidés, des accidentés de la route, des assassinés. Pas besoin de photo, ils ont débordé de leur prison. Plus de protection. Ils sont là, partout. Le barrage a cédé. Comme si la réalité était composée d’une infinité de photos mises bout à bout et animé à toute vitesse, comme un dessin animé... pour qu’on ne puisse déceler la supercherie.
Un homme se jette du 10ème étage de l’immeuble voisin pour s’écraser à mes pieds. Il me regarde. Les morts me regardent. Ils sont sortis des photos. Le passé a jailli hors de son cadre de celluloid, il a contaminé le monde. Il n’y a que moi pour le voir. Que moi. Les autres personnes marchant dans la rue, les vivants, ignorent complètement qu’ils sont au milieu des morts et de la souffrance. Superbement insouciants. Moi, je vois tout : je suis celle qui connaît les faces de la mort. Et maintenant, la mort s’est invitée jusque dans mon utérus.
Cette inspection de la Maison Roquentin m’a complètement bousillée. De ce contact, impossible, impensable, avec cette folle du sous-sol, tout s’est déréglé. Plus de médiation possible : jet continu, à présent. Le passé s’est superposé au présent, comme une feuille de papier calque. Toutes les photographies sont mélangées. Et les morts se montrent sans retenue. Ils vont vers moi. Ils m’appellent. Ils savent que je suis leur seul point de contact avec le présent. Ils veulent tellement vivre. Ils veulent passer par moi pour se perpétuer. Ils me font saigner noir par les yeux. Toute cette crasse s’est accumulée jusqu’à m’étouffer. Aidez-moi. Aidez-moi. Par pitié. Ils remontent le temps, ils s’approchent du présent, ils vont déferler sur le monde réel en passant par ma bouche, par mes yeux, par mon utérus.
Je cours chez moi. Je repasse devant le pendu de la cage d’escalier. Je claque la porte, ferme à clé. Mets une chaise sous la poignée pour bloquer l’accès.
Je me recroqueville dans un coin. Je prie pour qu’il n’y ait jamais eu de mort violente dans mon appartement. Je ne pourrais pas supporter de me retrouver face à face avec un autre de ces êtres de cauchemar, aux yeux vitreux, là, à quelques mètres de moi.
On gratte à la porte. Ils veulent rentrer. Tous les morts se sont rassemblés. Ils veulent mon corps. Ils brûlent du désir de sortir de moi. Je les vois, faciès hideux et déformés, contre ma fenêtre. Je suis dans une flaque de liquide noir qui n’en arrête pas de s’échapper de mon corps.
Je sais que la femme aux cheveux crasseux et en robe de chambre n’est pas loin. Je sens son œil sur moi. Elle intercède auprès des morts. Elle est leur messagère. Elle traverse les dimensions. Elle est partout. Elle me traque. Elle cherche à me coincer, à m’ouvrir le ventre de ses doigts crochus, de les plonger dans mes tripes, d’empoigner le nouveau-né : nexus d’obscurité, concrétion du passé, porteur du poids de milliers de morts. Le passage.
Je ne la laisserai pas !
Je cours vers l’armoire, j’ouvre le tiroir du bas. Je m’appelle Ambre Solis. Je suis vivante. Et je vais me réfugier en moi-même. Je sors le petit paquet.
Ce geste, je n’avais osé le faire. Comme si je devais absolument consigner mon don dans le domaine du travail exclusivement. Comme si je ne devais jamais y mêler ma vie privée. Je n’avais pas le droit de me voir moi-même.
J’extirpe les photos du sachet. Toutes les photos de mon enfance. C’est moi, cette petite fille, heureuse encore, avant que la révélation de ma faculté de prescience ne vienne tout détruire, et me laisser seule et épuisée, à l’écart du monde et de la normalité, en ayant déjà trop vu.
Je caresse une photo de moi à 6 ans, en robe rouge, le sourire emphatique. Je ne veux pas que les morts amassés pour me posséder ne puissent venir me chercher. Je veux m’enfoncer dans mon passé, me réfugier, oublier ces grattements monstrueux à la porte, les visages morts à la fenêtre, et l’œil de cette femme folle qui me cherche.
Je plonge dans la photo.
Aussitôt, le décor change. Je me tiens face à... moi-même. Pure, intouchée. Souriante. Qui sourit à moi, l’autre, celle du futur, vieille et souillée, venue se réfugier dans son enfance.
Et ainsi, pour la première fois depuis des mois, je me mets à sourire. Nous nous mettons à sourire. De concert. C’est comme un fleuve de lumière qui sort de nos bouche. Un immense soulagement.
Tout est fini. Je suis en sécurité, au plus profond d’une photo de moi à 6 ans. Je suis passée de l’autre côté. Je suis réunifiée.
Une main décharnée, aux ongles noirs, est posée sur l’épaule de mon moi enfant. Elle appartient à une femme en robe de chambre blanche, les cheveux sales lui tombant sur la peau comme des méduses. La folle sourit. Elle me vole, elle me parodie mon sourire.
Elle m’a suivie. Elle est là. L’œil mort me perce comme un poignard.
Je sens mon ventre exploser.

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