La carte d'une terre inconnue. Une île au trésor, lointaine,
édénique.
Ou le stigmate d une conscience devenue trop lourde, d'un passé
trop lourd, au point de marquer la peau, de manière indélébile. L'image même de
cette culpabilité.
Ou un hiéroglyphe, un idéogramme, témoin d'une langue disparue...
Bordel, je délire, c'est juste une putain de marque de naissance !
Je décolle mon œil de la lunette, me masse les paupières. Je
souffle.
Je respire un grand coup, secoue la tête à m'en faire craquer les
cervicales.
Je me remets en position. Je bloque la crosse de mon Dragounov SVD
dans mon épaule, rechausse la lunette dans mon orbite. Au bout, une image se
fixe dans la mire.
A 300 mètres de moi, mais semblant si proche que je pourrais le
toucher, dans sa tribune officielle, le camarade Mikhaïl Gorbatchev.
J'accroche ma mire à sa tâche de vin. Il est immobile, regarde
devant lui.
C'est le 72ème anniversaire de la Révolution Russe.
Sur la Place Rouge, c'est au tour des vieilles katiouchas, des « orgues
de Staline », de défiler.
J'avais défilé, une fois, il y a longtemps. C'était sous Brejnev,
Ce vieux pochtron...
Et puis j'étais rentré au KGB. Et très vite, j'ai compris à quel
point Andropov était le vrai dirigeant de l'URSS. C'est lui qui a lancé les
réformes, lui qui était vraiment à l'origine de la Perestroïka. Mais avec pour
but de relancer l'Union, de débarrasser le pouvoir des profiteurs, de ceux qui
abusent et ont oublié l'idéal communiste.
La Perestroïka, la Glasnost... Au yeux du monde, c'est surtout
l'URSS qui avoue sa faiblesse, qui met un genou à terre.
Gorbatchev reste pour moi le second d'Andropov. Il reste pour moi,
et pour beaucoup de monde à la Loubianka, un apparatchik parvenu, qui n'a
jamais eu les épaules assez larges pour son rôle. Le PCUS l'avait choisi parce
qu'il était jeune, mais il est trop jeune, justement, trop tendre.
Reagan l'a bouffé, Bush le bouffe tout cru. Sous prétexte de
détente diplomatique, on ne fait que courber l'échine, avec lui.
Et il crée des élections ! On sait ! On sait au KGB qu'il veut
faire une réforme constitutionnelle, laisser le peuple choisir un président
pour l'URSS. On sait qu'il veut réduire encore les pouvoirs, ceux du KGB, ceux
de tous les services centralisés en Russie. A croire qu'il cherche à démonter
l'Union soviétique, pièce après pièce !
Et après ? Ouvrir nos frontières ? Laisser les américains
débarquer? Non! Nous somme beaucoup à t'apprécier Mikhaïl, mais tu nous conduis
à notre perte. On sait ce qui se passe en Pologne, avec Solidarnosc, ce qui se
passe en Allemagne de l'Est.
« Gorbi! Hilf uns! » qu'ils lui ont crié. Aide-nous. Les aider à
quoi ? A fuir ? A passer à l'Ouest ? J'ai passé suffisamment de temps en RDA
ces derniers années pour savoir ce qui se passe là-bas. Si on ne leur envoie
pas les chars, le mur va tomber, bientôt. Gorbi est trop tendre, il exclut
toute répression armée. Mais c'est l'URSS toute entière qui est en danger.
Je bloque ma respiration. La tâche pourpre est dans ma ligne de
mire. J'appuie sur la détente. Mon SVD tressaute.
Je m'appelle Vladimir Poutine, et je viens de tuer le Président du
Soviet Suprême de l'URSS.