dimanche 3 juin 2012

Kriket et le sort interdit [Vinze]


Ce jour, il se leva inhabituellement à l'aube. Figurativement, bien sûr, le soleil ne se lève jamais en Enfer. Toujours le même réveil : la queue qui gratte et les cornes qui semblent pousser vers l'intérieur. Il se dirigea directement vers la salle de bain, il fallait remédier à son état. Il attrapa la bouteille d'eau de Cologne et l'avala en quelques goulées. Quelques gouttes d'alcool pour réveiller ses foies.
Il était pressé, son emploi du temps était chargé : une séance de trois heures de procrastination l'attendait. Il avait déjà repoussé la tâche à de nombreuses reprises et manquait désormais d'excuses. Mais il ne pouvait pas décemment sortir dans ses vieilles fringues fripées de la veille. Un démon de bon goût se doit d'avoir la classe en toute circonstance. Et chez Kriket c'était une question d'honneur. On peut être un pur salaud et avoir un style vestimentaire distingué. Il passa en revue les pantalons à patte d'éléphant de sa penderie. Il avait déjà porté du rouge la veille, reproduire la même couleur serait une insulte à la bienséance ; le bleu manquait peut-être un peu de paillettes ; il opta pour le vert qui mettait sa silhouette en valeur. Une chemise hawaïenne et une paire de lunettes de soleil à motif en étoiles complétèrent ses atours. Il s'observa bien dans son immense miroir. Ouais c'est bon t'as la classe ! S'adressa-t-il à lui-même, accompagné d'un clin d’œil et d'un claquement de doigts.
Il réalisa avec délectation que sa vie était un véritable Enfer.


Quelqu'un cogna à sa porte. Probablement une personne de son entourage qui savait que la sonnette était défaillante. Si c'était son voisin, il avait une surprise pour lui. Anderson, sa poule domestique, lui avait offert un œuf la veille. Les protéines n'étaient pas bonnes pour sa santé, mais il conservait le volatile pour pouvoir régulièrement proposer une omelette faciale à ses voisins. Le bon voisinage doit être entretenu, en Enfer comme ailleurs.
Il ouvrit la porte en gratifiant son voisin d'un « Salut connard ! », la main tenant l’œuf commençant sa prise d'élan. Ce n'était pas son voisin.
Le démon face à lui ne lui était pas inconnu. Le front bas et le sourire idiot lui semblaient familiers. C'est la tenue classieuse de l'individu qui rafraîchit sa mémoire : c'était la personne qu'il venait de croiser dans son miroir. Lui-même. Ce qui défiait toute logique ; du moins le peu de logique accessible à son cerveau en ce moment.
-       Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi.
-       Tu es moi ?
-       Oui, je suis ton toi futur.
-       Mon toit futur ?
-       Non ton toi. Je suis ton toi futur comme tu es mon moi passé.
-       Le mois passé c'était avril.
-       Mais non crétin, le moi personnel...
-       Ah, toi mon moi... Mais futur.
-       Voilà, c'est clair ?
-       Euh, non pas du tout.
Kriket mit plus d'une demie-heure à s'expliquer ce qu'il se passait. Les humains ont une perception linéaire du temps. Les anges et démons en ont une perception multi-dimensionnelle en treillis qui permet de mieux appréhender toutes les ramifications de l'espace-temps et des liens de causalité. Kriket lui, avec ses compétences intellectuelles, n'avait aucune véritable perception du temps.
Son lui-futur lui expliqua donc ce qu'il devait faire. Quel sort il devrait utiliser afin que les puissances obscures plient le temps à sa volonté. Son lui-présent – le lui-passé du lui-futur – objecta qu'il s'agissait là de forces qui dépassaient ses attributions de simple démon, et qu'il ne pouvait procéder ainsi sans une autorisation directe du prince des démons en personne, seul habilité – dans le camp du mal tout du moins – à jouer avec l'espace-temps. Le Kriket-futur qui était déjà au courant de tout cela, puisqu'il l'avait déjà vécu, ne retint pas son lui-passé de suivre la chaîne de commandement comme il l'avait lui-même fait auparavant dans l'exacte même situation. S'il est une chose avec laquelle on ne plaisante pas en Enfer, c'est bien la démoncratie.

***

Kriket débarqua comme un boulet au Palais Infernal.
« Arrêtez ! Vous n'avez pas rendez-vous...
La succube qui tenait le poste de standardiste n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il était déjà dans le couloir suivant. La fin de la phrase s'éteignit dans un murmure.
… et sa seigneurie a précisé qu'il ne fallait le déranger sous aucun prétexte. »

Lucifer comme à son habitude, était particulièrement affairé devant son immense bureau. A comprendre qu'il s'appliquait beaucoup à boire proprement son daïkiri tandis que ses pieds reposaient sur l'imposant meuble de bois sur lequel s'entassaient, comme à leur habitude également, les dossiers. Il ne laissa pas paraître sa contrariété d'être ainsi dérangé en plein travail par un grouillot et réagit toujours comme à son habitude :
« Hé Toto, qu'est-ce tu branles ici ? »
Kriket était heureux que le Prince des Enfers en personne se rappelle de lui. En effet, « Toto » était le surnom que ce dernier lui avait attribué lors de leur première rencontre. Bien sûr il ignorait que Lucifer affublait tout le monde, anges, démons et humains confondus, du même surnom pour ne pas se fatiguer à devoir se rappeler du nom des personnes.
Kriket expliqua son plan en détail à Lucifer. Mais ce dernier, grand optimiste, voyait son verre à moitié plein. Et il commençait déjà à planifier mentalement le travail qu'il lui restait à effectuer. Tout ce qu'il entendit des explications de Kriket se résumèrent donc à :
« Blablabla, [obséquiosité excessive], Blablabla, [cirage de pompe], Blablabla, [Grand besoin d'attention et d'approbation paternelle] »
Comme la présence de ce démon commençait à l'ennuyer, Lucifer l'envoya promener en lui faisant signe de quitter la pièce d'une main en lâchant un vague « C'est bien Toto, fais donc ça ! »
Heureux d'avoir obtenu l'autorisation tant espérée, Kriket quitta le palais infernal. Quand il passa devant la succube de l'accueil, cette dernière, vexée, refusa de lui rendre son sourire.

***

Kriket procéda comme son lui-futur le lui avait décrit. Il traça l'incontournable pentagramme au sol avec le litre de sang de vierge réglementaire, puis se plaça en son centre. Comme tout sort qui se respecte, ce sort était rimé et rédigé en alexandrins :

[Note de l'auteur : la langue démoniaque étant peu pratiquée de par chez nous, ce qui suit est une traduction littérale du sort, au détriment de sa structure originelle. Mais également afin qu'un petit plaisantin ne reproduise pas le sort en question par jeu.]
C'est la danse des démons qui en sortant des Enfers se secouent les cornes et font caca,
Que les forces des Enfers et du pandémonium,
Les guides maudits que sont Satan, Lucifer et Johnny Halliday
Transmettent leur magie à travers l'espace, le temps et le monde des esprits
Sans oublier la chatte à ta grand-mère, sac à foutre purulent
Pour que un et un fassent un, ou onze, ou quarante-deux
Et que par-delà les vertes prairies des Enfers qui ne sont jamais vertes, ni prairies
Mon corps soit renvoyé à rebours temps
Putain
Et ensuite on ira danser le jerk sur de la musique pop
Touche à ton cul et sens ton doigt
Que s'ouvre le portail de l'espace-temps qui mène les démons à travers la fabrique du treillis /
      de la réalité qui n'est telle qu'on la conçoit uniquement que lorsqu'elle est telle qu'on la /
      conçoit mais jamais lorsqu'on la conçoit autrement, sinon ça foutrait sacrément la merde /
      dans ledit treillis de la fabrique de l'espace-temps. Et réciproquement.

Le souffle ardent des Enfers submergea le démon et tout se mit à tourner. Mais pas dans le même sens, un peu comme un anagyre. Il se retrouva aspiré dans un vortex puis expulsé à quelques pas de sa caverne, peu avant l'aube (façon de parler, le soleil ne se lève jamais en Enfer).

***

Il sonnait depuis cinq minutes sans que personne ne vienne lui ouvrir la porte. C'était malpoli de sa part de ne pas venir lui ouvrir. Mais il se pardonnait.
Il finit par se rappeler que la sonnette était cassée, il décida donc de frapper à la porte. Ce serait probablement plus efficace. D'autant qu'il se rappelait que c'était ce qu'il s'était passé auparavant au même moment. Réaliser que son présent était le futur de son lui-passé avait quelque chose de perturbant. D'autant que cela signifiait qu'il était devenu à son insu son lui-futur, sans pour autant cesser d'être son lui-présent ; et sans rupture avec son lui-passé. Toutes ces histoires de passé, de présent et de futur commençaient à lui donner la migraine.
Il mit un peu de temps à réaliser que ce n'était pas un miroir face à lui mais la porte qui venait de s'ouvrir. Mais il mit tout de même moins de temps à réagir que son vis à vis ; ce qui était un signe encourageant de progrès quant à sa capacité à appréhender les notions d'espace-temps.
« Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi. »
La conversation se déroula bizarrement. Il avait comme une impression de déjà-vu. Mais ce n'était pas bien grave, il paraissait que ça arrivait parfois ; un truc en rapport avec l'oreille et le cerveau, mais Kriket n'avait jamais bien fait attention à ce genre d'histoire. A la fin, son lui-passé s'en alla requérir l'approbation suprême ; il se faisait suffisamment confiance pour se laisser seul chez lui.

***

Kriket exultait. Il avait défié la fabrique même de l'espace-temps et en était sorti vainqueur. Un nouvel exploit à inscrire à un palmarès déjà fourni en la matière. Désormais, personne en Enfer et au delà ne pourrait remettre en doute sa valeur. Et maintenant ? Il allait retourner à ses occupations. Mais les cœurs légers de cette connaissance.

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