Ce jour, il se leva
inhabituellement à l'aube. Figurativement, bien sûr, le soleil ne se lève
jamais en Enfer. Toujours le même réveil : la queue qui gratte et les
cornes qui semblent pousser vers l'intérieur. Il se dirigea directement vers la
salle de bain, il fallait remédier à son état. Il attrapa la bouteille d'eau de
Cologne et l'avala en quelques goulées. Quelques gouttes d'alcool pour
réveiller ses foies.
Il était pressé, son emploi
du temps était chargé : une séance de trois heures de procrastination
l'attendait. Il avait déjà repoussé la tâche à de nombreuses reprises et
manquait désormais d'excuses. Mais il ne pouvait pas décemment sortir dans ses
vieilles fringues fripées de la veille. Un démon de bon goût se doit d'avoir la
classe en toute circonstance. Et chez Kriket c'était une question d'honneur. On
peut être un pur salaud et avoir un style vestimentaire distingué. Il passa en
revue les pantalons à patte d'éléphant de sa penderie. Il avait déjà porté du
rouge la veille, reproduire la même couleur serait une insulte à la
bienséance ; le bleu manquait peut-être un peu de paillettes ; il
opta pour le vert qui mettait sa silhouette en valeur. Une chemise hawaïenne et
une paire de lunettes de soleil à motif en étoiles complétèrent ses atours. Il
s'observa bien dans son immense miroir. Ouais c'est bon t'as la
classe ! S'adressa-t-il à lui-même, accompagné d'un clin d’œil et d'un
claquement de doigts.
Il réalisa avec délectation
que sa vie était un véritable Enfer.
Quelqu'un cogna à sa porte.
Probablement une personne de son entourage qui savait que la sonnette était
défaillante. Si c'était son voisin, il avait une surprise pour lui. Anderson,
sa poule domestique, lui avait offert un œuf la veille. Les protéines n'étaient
pas bonnes pour sa santé, mais il conservait le volatile pour pouvoir
régulièrement proposer une omelette faciale à ses voisins. Le bon voisinage
doit être entretenu, en Enfer comme ailleurs.
Il ouvrit la porte en
gratifiant son voisin d'un « Salut connard ! », la main
tenant l’œuf commençant sa prise d'élan. Ce n'était pas son voisin.
Le démon face à lui ne lui
était pas inconnu. Le front bas et le sourire idiot lui semblaient familiers.
C'est la tenue classieuse de l'individu qui rafraîchit sa mémoire : c'était
la personne qu'il venait de croiser dans son miroir. Lui-même. Ce qui défiait
toute logique ; du moins le peu de logique accessible à son cerveau en ce
moment.
- Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi.
- Tu es moi ?
- Oui, je suis ton toi futur.
- Mon toit futur ?
- Non ton toi. Je suis ton toi futur comme tu es mon moi
passé.
- Le mois passé c'était avril.
- Mais non crétin, le moi personnel...
- Ah, toi mon moi... Mais futur.
- Voilà, c'est clair ?
- Euh, non pas du tout.
Kriket mit plus d'une
demie-heure à s'expliquer ce qu'il se passait. Les humains ont une perception
linéaire du temps. Les anges et démons en ont une perception
multi-dimensionnelle en treillis qui permet de mieux appréhender toutes les
ramifications de l'espace-temps et des liens de causalité. Kriket lui, avec ses
compétences intellectuelles, n'avait aucune véritable perception du temps.
Son lui-futur lui expliqua
donc ce qu'il devait faire. Quel sort il devrait utiliser afin que les
puissances obscures plient le temps à sa volonté. Son lui-présent – le
lui-passé du lui-futur – objecta qu'il s'agissait là de forces qui dépassaient
ses attributions de simple démon, et qu'il ne pouvait procéder ainsi sans une
autorisation directe du prince des démons en personne, seul habilité – dans le
camp du mal tout du moins – à jouer avec l'espace-temps. Le Kriket-futur qui
était déjà au courant de tout cela, puisqu'il l'avait déjà vécu, ne retint pas
son lui-passé de suivre la chaîne de commandement comme il l'avait lui-même
fait auparavant dans l'exacte même situation. S'il est une chose avec laquelle
on ne plaisante pas en Enfer, c'est bien la démoncratie.
***
Kriket débarqua comme un
boulet au Palais Infernal.
« Arrêtez ! Vous
n'avez pas rendez-vous...
La succube qui tenait le
poste de standardiste n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il était déjà
dans le couloir suivant. La fin de la phrase s'éteignit dans un murmure.
… et sa seigneurie a
précisé qu'il ne fallait le déranger sous aucun prétexte. »
Lucifer comme à son habitude,
était particulièrement affairé devant son immense bureau. A comprendre qu'il
s'appliquait beaucoup à boire proprement son daïkiri tandis que ses pieds
reposaient sur l'imposant meuble de bois sur lequel s'entassaient, comme à leur
habitude également, les dossiers. Il ne laissa pas paraître sa contrariété
d'être ainsi dérangé en plein travail par un grouillot et réagit toujours comme
à son habitude :
« Hé Toto, qu'est-ce
tu branles ici ? »
Kriket était heureux que le
Prince des Enfers en personne se rappelle de lui. En effet, « Toto »
était le surnom que ce dernier lui avait attribué lors de leur première
rencontre. Bien sûr il ignorait que Lucifer affublait tout le monde, anges,
démons et humains confondus, du même surnom pour ne pas se fatiguer à devoir se
rappeler du nom des personnes.
Kriket expliqua son plan en
détail à Lucifer. Mais ce dernier, grand optimiste, voyait son verre à moitié
plein. Et il commençait déjà à planifier mentalement le travail qu'il lui
restait à effectuer. Tout ce qu'il entendit des explications de Kriket se
résumèrent donc à :
« Blablabla,
[obséquiosité excessive], Blablabla, [cirage de pompe], Blablabla, [Grand
besoin d'attention et d'approbation paternelle] »
Comme la présence de ce démon
commençait à l'ennuyer, Lucifer l'envoya promener en lui faisant signe de
quitter la pièce d'une main en lâchant un vague « C'est bien Toto, fais
donc ça ! »
Heureux d'avoir obtenu
l'autorisation tant espérée, Kriket quitta le palais infernal. Quand il passa
devant la succube de l'accueil, cette dernière, vexée, refusa de lui rendre son
sourire.
***
Kriket procéda comme son
lui-futur le lui avait décrit. Il traça l'incontournable pentagramme au sol
avec le litre de sang de vierge réglementaire, puis se plaça en son centre.
Comme tout sort qui se respecte, ce sort était rimé et rédigé en
alexandrins :
[Note de l'auteur : la
langue démoniaque étant peu pratiquée de par chez nous, ce qui suit est une
traduction littérale du sort, au détriment de sa structure originelle. Mais
également afin qu'un petit plaisantin ne reproduise pas le sort en question par
jeu.]
C'est la danse des démons
qui en sortant des Enfers se secouent les cornes et font caca,
Que les forces des Enfers
et du pandémonium,
Les guides maudits que
sont Satan, Lucifer et Johnny Halliday
Transmettent leur magie à
travers l'espace, le temps et le monde des esprits
Sans oublier la chatte à
ta grand-mère, sac à foutre purulent
Pour que un et un fassent
un, ou onze, ou quarante-deux
Et que par-delà les vertes
prairies des Enfers qui ne sont jamais vertes, ni prairies
Mon corps soit renvoyé à
rebours temps
Putain
Et ensuite on ira danser
le jerk sur de la musique pop
Touche à ton cul et sens
ton doigt
Que s'ouvre le portail de
l'espace-temps qui mène les démons à travers la fabrique du treillis /
de la réalité qui n'est telle qu'on la conçoit uniquement que
lorsqu'elle est telle qu'on la /
conçoit mais jamais lorsqu'on la conçoit autrement, sinon ça
foutrait sacrément la merde /
dans ledit treillis de la fabrique de l'espace-temps. Et
réciproquement.
Le souffle ardent des Enfers
submergea le démon et tout se mit à tourner. Mais pas dans le même sens, un peu
comme un anagyre. Il se retrouva aspiré dans un vortex puis expulsé à quelques
pas de sa caverne, peu avant l'aube (façon de parler, le soleil ne se lève jamais
en Enfer).
***
Il sonnait depuis cinq
minutes sans que personne ne vienne lui ouvrir la porte. C'était malpoli de sa
part de ne pas venir lui ouvrir. Mais il se pardonnait.
Il finit par se rappeler que
la sonnette était cassée, il décida donc de frapper à la porte. Ce serait
probablement plus efficace. D'autant qu'il se rappelait que c'était ce qu'il
s'était passé auparavant au même moment. Réaliser que son présent était le
futur de son lui-passé avait quelque chose de perturbant. D'autant que cela signifiait
qu'il était devenu à son insu son lui-futur, sans pour autant cesser d'être son
lui-présent ; et sans rupture avec son lui-passé. Toutes ces histoires de
passé, de présent et de futur commençaient à lui donner la migraine.
Il mit un peu de temps à
réaliser que ce n'était pas un miroir face à lui mais la porte qui venait de
s'ouvrir. Mais il mit tout de même moins de temps à réagir que son vis à
vis ; ce qui était un signe encourageant de progrès quant à sa capacité à
appréhender les notions d'espace-temps.
« Avant que tu ne
paniques, je sais : je suis toi. »
La conversation se déroula
bizarrement. Il avait comme une impression de déjà-vu. Mais ce n'était pas bien
grave, il paraissait que ça arrivait parfois ; un truc en rapport avec
l'oreille et le cerveau, mais Kriket n'avait jamais bien fait attention à ce
genre d'histoire. A la fin, son lui-passé s'en alla requérir l'approbation
suprême ; il se faisait suffisamment confiance pour se laisser seul chez
lui.
***
Kriket exultait. Il avait
défié la fabrique même de l'espace-temps et en était sorti vainqueur. Un nouvel
exploit à inscrire à un palmarès déjà fourni en la matière. Désormais, personne
en Enfer et au delà ne pourrait remettre en doute sa valeur. Et
maintenant ? Il allait retourner à ses occupations. Mais les cœurs légers
de cette connaissance.
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