lundi 7 mai 2012

Question de point de vue [Southeast Jones]


- Nous étions des myriades, les maîtres de l’Univers, et regardez… Que reste-t-il de nous aujourd’hui ? Une race épuisée, lasse des conflits, vous rendez vous compte que cette histoire stupide dure depuis plus d’un million d’années ? Ne serait-il pas temps d’enterrer nos vieilles rancœurs ? Si nous ne faisons rien, notre espèce est vouée à l’extinction. Nous étions moins de vingt milliards au dernier recensement, la prochaine guerre décimera probablement nos rangs de manière définitive. Les Cohos et les Mahjs sont frères, c’est le même sang qui coule dans nos veines, je vous abjure d’admettre vos torts et de reconnaître comme vérité ultime que Oharr, Son Saint Nom soit loué, n’a jamais porté de barbe ! 
Des cris de protestation haineuse jaillirent de la partie adverse, une arme fut sortie pour être aussitôt rengainée, puis, le silence se fit et, très calmement, un par un, les délégués Mahjs quittèrent le Parlement. Tumen soupira, il avait échoué. S’il y avait un avenir, l’histoire ne garderait de lui que le souvenir de celui qui avait mené la dernière croisade, son nom serait honni et craché comme une insulte à la face des étoiles. Un acolyte déposa respectueusement le coffre de la honte devant lui. Il l’ouvrit et le referma aussitôt, pas maintenant pensa-t-il avec colère, il n’éprouvait aucune honte, juste des regrets. Le devant du coffre était orné des armes d’Oharr le Pacificateur, les trois soleils Originels et l’épée de cristal ; sur le couvercle, une eau forte le montrait triomphant au lendemain de la bataille des Colonies Extérieures. Il riait tous crocs dehors, ses plumes frontales encore hérissées de l’excitation du combat, aussi loin que semblait porter son regard, le sol était jonché de cadavres. On raconte que l’odeur du sang l’avait rendu fou, deux jours plus tard, il mettait fin à ses jours en buvant la sève du mac-mac, l’arbre à putréfier, il agonisa pendant deux semaines. C’est pendant ce court laps de temps qu’il dicta le livre des lois. Les visitations débutèrent deux mois plus tard. Il inspirait les stratèges, très vite, des miracles lui furent attribués et il devint rapidement évident qu’il avait rejoint le Panthéon Divin. On lui bâtit des temples, sur Planète Mère d’abord, puis jusqu’aux plus lointaines colonies stellaires. L’entrée des lieux consacrés était toujours ornée d’une statue du Héros Combattant et naturellement, il était imberbe. L’origine du schisme demeure incertaine, une erreur, un excès de zèle ou, - pire encore -, un acte délibéré et provocateur d’un groupe d’incroyants. Lorsqu’ils établissent une nouvelle colonie, la première tâche des ouvriers est de construire le temple, un Gardien de la Foi est alors dépêché pour constater la conformité du bâtiment et le bénir. C’était une obscure petite lune, une colonie minière à peine constituée de quelques centaines d’individus. Son nom est aujourd’hui perdu car l’affront fut si terrible qu’il jeta l’opprobre sur l’ensemble de la population. L’endroit fut banni des cartes de navigation et réputé maudit.  Quelle ne fut pas l’horreur du Saint Servant quand il vit cette monstruosité, il hurla, tempêta, invectivant les mineurs de manière fort peu convenable pour quelqu’un de son rang, et refusa tout net la bénédiction. La perfection du menton du Héros Combattant avait été souillée par une barbe se terminant par trois courtes pointes tressées, la même que portent aujourd’hui encore les membres de la corporation des éboueurs ! On raconte qu’avant de grimper dans l’astronef, le Gardien de la Foi se retourna vers la chose puis se creva les yeux avec son poignard de cérémonie. Le mal était fait, avant que l’ostracisme fût décrété, plusieurs impies s’enfuirent vers d’autres mondes. Ils s’investirent prêtres et entreprirent lentement de saper les bases de Notre Religion en promulguant de nouveaux dogmes. Le conflit ébranla tout l’Univers, des systèmes solaires entiers furent dévastés et l’Empire se disloqua. La paix semblait désormais impossible, chaque affirmation était d’office réfutée et contredite par d’autres qui, il faut malheureusement l’admettre, ne manquaient pas de pertinence, les blasphémateurs étaient aussi rusés qu’intelligents. La trêve était terminée, dès que les diplomates et les prêtres auraient rejoint leurs mondes respectifs, les combats reprendraient, plus impitoyables que jamais. L’arme ultime était prête à entrer en action, pour le meilleur et pour le pire. Tumen frissonna, il avait peur.

                                                                     **********************


L’arme se trouvait sur un monde aride et sans atmosphère, les bâtiments qui l’abritaient étaient enfouis sous deux kilomètres de roche et impossibles à détecter. L’endroit ne manquait néanmoins pas de confort, plusieurs scientifiques vivaient d’ailleurs là depuis une vingtaine d’années, tout aurait été parfait si la communauté n’avait été au courant des recherches effectuées. Maintenant que l’instant approchait, la tension devenait palpable, les gens osaient à peine parler, certains pleuraient, priaient sans trop y croire que ce ne fut qu’un rêve affreux, qu’ils allaient se réveiller. Quelques uns se suicidèrent… Et le chaos ne faisait que commencer.
- Comment ça marche ? demanda Tumen.
- L’orifice du canon va libérer une radiation génique vers le soleil, chevrota un vieillard craintif, celui-ci va l’absorber, l’amplifier et le renvoyer dans toutes les directions à la fois. L’effet est presque immédiat dès que l’on est touché, mais il faudra une cinquantaine d’années avant qu’il ne soit ressenti aux confins de l’Empire. Et… c’est irréversible, une fois le processus lancé, rien ne peut l’arrêter. Il n’y a aucune protection possible.
- C’est bien, c’est très bien. Lancez là cette foutue machine, et qu’on en finisse une bonne fois pour tout ! hurla Tumen au bord de l’hystérie.
Quelqu’un appuya sur le bouton de commande et l’arme de la fin du monde cracha son rayon empoisonné.  Tumen sortit le Coffre de la Honte et attendit.
- Vingt secondes, fit une voix. Il ferma les yeux, et ouvrit le coffre. Il prit la fiole contenant la sève de mac-mac et dévissa le bouchon, il dut faire des efforts considérables pour ne pas en avaler le contenu, déjà l’odeur enivrante lui montait à la tête et commençait inéluctablement à annihiler sa volonté. 
- Cinq secondes… Préparez-vous. Il compta mentalement et ouvrit les yeux. C’est fini souffla-t-il. Le sol était maintenant jonché d’un fin tapis dont les nuances variaient du noir le plus profond à la blancheur des neiges éternelles. L’attribut naturel qui faisait la fierté de sa race, celui dont la longueur et la sculpture déterminait le rang au sein de la société, celui qu’admiraient les jeunes mères en contemplant leur nouveau-né, que l’on enlevait de façon définitive aux pires criminels, avait disparu. Dans un certain sens, n’étaient-ils pas ainsi plus proches d’Oharr ? Aujourd’hui encore, la caste religieuse hésitait à reconnaître que le Héros était un forçat évadé. Les gens dans la salle gémissaient doucement, plusieurs personnes se trouvaient déjà dans un état proche de la catatonie… Bien que le bâtiment fût isolé, on pouvait percevoir les cris de panique et de désespoir des résidents, combien allaient survivre dans ce nouveau monde ?
- Nous sommes maintenant pareils ! Qui aujourd’hui osera encore prétendre à la guerre, et comment la justifiera-t-il ?
Il avala le poison d’un trait. Trois jours avant sa mort, les premiers postiches faisaient leur apparition sur le marché. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire