mardi 1 mai 2012

Barbares ! [Southeast Jones]


« LES BARBARES ARRIVENT ! » Le titre du journal semble m’exploser au visage. Comme tout le monde, je sais ce que cela signifie. Dans moins de trois mois, ils seront sur nous, semant la mort et la destruction. Un délai bien insuffisant pour évacuer les quatre cent mille colons de Manamée. Fugitifs serait un terme mieux approprié, nous fuyons devant l'envahisseur depuis plus de deux millénaires

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C'était l'aube de l'ère galactique, les premiers propulseurs hyper-spatiaux commençaient à remplacer les moteurs photoniques, efficaces mais incroyablement lents. De timides incursions aux confins du système solaire nous poussaient en douceur aux portes de notre galaxie. Les étoiles étaient enfin à notre portée. La paix régnait depuis plusieurs décennies, presque toutes les maladies avaient été éradiquées et on ne mourait plus guère que de vieillesse. L'industrie était florissante, on aurait pu croire que nous vivions un nouvel Age d'Or s'il n'y avait eu le spectre de la surpopulation. La croissance démographique était à ce point élevée que l'on pouvait craindre une famine planétaire avant deux siècles. Heureusement, il y avait les Nouvelles Terres. De petites cités minières et des usines fleurissaient sur les planètes extérieures. La vie était rude sur ces mondes étranges souvent dénués d'atmosphère, et quand il y en avait une, il était rare qu'elle soit respirable. Les accidents étaient fréquents, le taux de mortalité élevé. Les demandes d'engagement ne cessaient pourtant d'affluer, les jeunes s'identifiaient facilement à ces nouveaux héros, explorateurs, prospecteurs et adaptateurs de mondes qui formaient un corps d'élite, les marins du vide. Plus d'une femme - même mariée - aurait tout quitté pour franchir avec eux les profondeurs de l'espace. Bientôt, des colons s'établiraient sous d'autres cieux, fonderaient de nouvelles patries et s'émerveilleraient des splendeurs de l'Univers. Un Univers où foisonnait la vie, sous des formes parfois à ce point incroyables, qu'il pouvait être difficile voire impossible de la reconnaître comme telle.
Des demi-dieux, telle cette race de végétaux pensants, passant leur paisible éternité à philosopher, rêvant d'impossibles jeux mathématiques d'une inconcevable complexité, à donner la migraine à un ordinateur quantique. Ou encore cet immense gestalt de molécules intelligentes vivant sur une planète glacée, en suspension dans une atmosphère de méthane et fonctionnant selon un prodigieux processus synaptique, faisant de cette créature unique et multiple le plus titanesque cerveau de la Création. Et d'autres, encore et encore. Souvent les esprits se ressemblent, des liens se nouèrent, des amitiés et des alliances naquirent, des traités furent signés selon un principe de libre échange, tous y trouvaient leur compte. Généralement le contact s'avérait facile. Sauf lors de l'incident, le seul jamais répertorié, mais il coûta la vie à dix-sept membres d'une mission diplomatique. L'interprète fit un lapsus sémantique dans une simple conversation avec le représentant d'une race reptilienne dont le code d'honneur extrêmement protocolaire était régi par plus de cent principes fondamentaux et incontournables. La réaction fut immédiate et foudroyante, tout fut fini en une minute. Selon les ordres, le reste de l'équipe se replia. Il n'y eut aucune victime chez les étrangers, il n'y eut pas de riposte. Ils avaient commis une erreur, cela ne se reproduirait plus.
Un an plus tard un nouvel équipage obtenait l'octroi d'une petite île au sous-sol riche en métaux lourds. Cette période d'observation et de quarantaine devint par la suite obligatoire. Elle fut plus tard élargie aux mondes n'abritant pas de vie intelligente, après la mort atroce de toute une colonie dévorée par des myriades d'insectes microscopiques et particulièrement voraces. Il aurait fallu bousculer l'écosystème de la planète pour la rendre inoffensive et habitable. Or, rien ne prouvait que quelques centaines de millions d'années plus tard, une forme de vie évoluée n'émergerait pas de ce milieu hostile. Le projet fut abandonné. Les colons apprirent à craindre et respecter le moindre brin d'herbe qu'ils foulaient, ils venaient de prendre une leçon d'humilité.

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Arriva le jour funeste où ils trouvèrent les ruines. Les nombreux cratères éventrant le sol et la terre vitrifiée par endroits, ne laissaient malheureusement planer aucun doute sur la nature de la catastrophe. La guerre ! Une guerre totale et apocalyptique. Cette terre brûlée, torturée, balayée par des rafales de vent glacé et charriant des tonnes de scories noirâtres et mortelles, ce ciel perpétuellement en deuil ne laissant filtrer qu'une faible clarté crépusculaire… C'est à cela que devaient ressembler les Enfers. Bien sûr, notre race a connu la guerre dans sa jeunesse, la Troisième Guerre Mondiale avait duré six heures et fait neuf cent millions de victimes. Horrifiés par l'ampleur du désastre, les différents partis belligérants décidèrent la cessation des hostilités. Vingt ans plus tard naissait un gouvernement mondial, des termes tels que pays et frontières devinrent obsolètes et furent abolis. Le monde avait une nouvelle chance ! Il avait été gravement blessé, mais sa guérison était en bonne voie. Rien de semblable ici, les analyses les plus poussées ne décelaient aucune trace de vie. Cette planète avait été stérilisée au point d’en annihiler la plus infime des bactéries. Quelques artefacts miraculeusement épargnés furent retrouvés ensevelis sous d’épaisses couches de cendres.
Ce peuple devait être fortement industrialisé et commençait sans doute à développer l’énergie nucléaire, il semblait cependant peu probable qu’il ait disposé d’un tel potentiel de destruction. L’environnement était terriblement hostile et le resterait des centaines de milliers d’années encore. Les scanners rendus inefficaces par d’incessants orages magnétiques ne renvoyaient que des informations fragmentaires ou fantaisistes, les communications avec le central orbital s’avéraient hasardeuses voire impossibles, rendues inintelligibles par d’irritants crissements ressemblant aux phénomènes engendrés par une tempête solaire. De retour dans l’espace, le commandant du vaisseau-mère fit savoir à l’équipe d’exploration qu’une violente perturbation avait été repérée sur l’autre hémisphère. L’origine du phénomène les plongea dans un abîme de perplexité. La perturbation prenait sa source d’un énorme édifice qui ne pouvait pas exister… À moins d’avoir été construit après le cataclysme.
C’était une monstrueuse tour de huit cents mètres de diamètre, elle montait à l’assaut des cieux sombres sur un peu plus de deux kilomètres. Alentour, les vents s’emballaient, atteignant des vitesses effroyables, rabattant vers elle un flot incroyablement dense de particules radioactives qui s’ionisaient en un formidable flamboiement irisé. Le spectacle eut été somptueux, s’ils n’avaient su ce qui le provoquait.
La tour devait être une sorte de station d’épuration, à intervalles réguliers apparaissaient de petites ouvertures dans lesquelles s’engouffrait le maelström éblouissant. De son sommet s’échappait un intense et compact flux plasmique et un violent torrent d’énergie allait se perdre dans l’espace. Peut-être même cette énergie était-elle récupérée, quelque part…
Quelqu’un était venu.
Quelqu’un avait dévasté ce monde.
Quelqu’un l’avait assassiné, s’acharnant dessus avec une férocité inouïe, de manière à en éradiquer toutes formes de vie. Quelqu’un avait vaporisé ses mers, ses océans, balayé son atmosphère et déchiré ses entrailles avec une puissance défiant l’imagination.
Et en ce moment, quelqu’un le nettoyait.

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Un méchant frisson parcourt ma colonne, je coupe la transmission du journal et regarde Virna. Pas besoin de mots, elle a ressenti mon angoisse devant cette terrible nouvelle. Il y a toujours eu entre nous cette empathie, comme un étrange lien surnaturel. Ses yeux s’agrandissent de terreur tandis que sa bouche semble se tordre en un long gémissement étouffé. Elle s’assied très vite, au bord de l’évanouissement.
- Ne réveille pas le petit tout de suite, contacte la famille et préparez vous à partir. Demain à l’aube vous vous présenterez au centre d’évacuation.
         - Et toi ?
         - Je n’aurais trente ans que dans un mois, je m’attends à recevoir mon ordre d’incorporation dans les heures qui viennent.
         - Il y a eu sept millions de morts sur Pharis…
         - C’était il y a un siècle, ils avaient utilisé des bombes à neutrons, le champ de force était trop faible et les radiations ont grillé la population. Depuis, ils ont été modifiés, leurs armes les plus puissantes exploseront au-dessus de nos têtes sans nous faire le moindre mal.  
S’ils veulent Manamée, ils devront venir nous la prendre et poser leurs charges nucléaires au sol. Nous disposons de nouveaux modèles de batteries anti-aériennes, mais s’il le faut nous en viendrons au corps à corps. Et puis nous sommes une colonie mineure sur un monde on ne peut plus banal. II n’y a rien ici qui puisse intéresser qui que ce soit, ils passeront peut-être au large.
         En fait, je ne crois nullement à cette dernière affirmation mais il est impératif que je conserve mon calme, les heures qui viennent seront pénibles. Il serait inutile et cruel de lui faire partager la panique qui me gagne. Comme je m’en doutais, les nouvelles locales sont inexistantes, occultées par l’arrivée des barbares.

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         Robida et Barrow sont tombées ainsi que la citadelle de Gord aux dix lunes et Shaba. Les pertes sont colossales, toute vie a été détruite dans un rayon de vingt années-lumière. Isher reste notre dernier rempart. Des millions de mines subspatiales ont été larguées par les cybers, des machines-outils reconverties en soldats pour la circonstance. Cela devrait obliger l’ennemi à émerger en espace normal bien avant leur entrée dans notre système solaire et  peut-être les ralentir suffisamment pour que les colons soient hors de portée. Ensuite, tout ira très vite. Ils descendront dans leurs vaisseaux de mort et tels des charognards et ils tomberont sur une garnison de soldats désespérés, une poignée de pauvres gars paumés, abandonnés, sacrifiés. Comme tous les miens, je suis préparé, je devrais même dire conditionné depuis ma plus tendre enfance à une telle éventualité. Bien sûr les cybers et les canons sont là pour nous épauler, mais leur intelligence reste limitée, ils ne remplaceront jamais l’esprit qui reste la plus efficace des armes quand il s’agit de faire preuve de logique, de prendre une décision tactique afin de détruire l’ennemi. Qui a jamais vu une machine se suicider afin d’entraîner son agresseur avec lui ? Et puis il faut bien que quelqu’un garde la maison…
         Je souris intérieurement car c’est exactement la réponse que j’aie donnée à Virna quand elle m’a supplié de déserter. Je sais qu’il y en aura qui s’enfuiront lâchement. Aucune sanction ne sera prise contre eux, ils devront vivre le restant de leur vie avec ça sur la conscience. Il est fréquent de dire à un enfant que le barbare va venir le chercher s’il n’est pas sage. L’effroi qu’inspirent ces brutes calme très vite les plus turbulents. Mais je suis adulte et c’est moi que le monstre vient prendre. La bête est à ma porte et j’ai peur.
         - La sève de nandou est prête, fait ma femme, je vais réveiller Noon.
J’ai envie de pleurer, alors je la prends dans mes bras et enfouis mon visage dans son cou.
- C’est un bon petit, et toi une épouse merveilleuse, trouve quelqu’un de bien qui prendra soin de  vous. Promets, que je n’aie l’esprit ailleurs au moment du combat.
-  Tu me rejoindras.
         - Il y a peu de chance tu sais bien. Dans vingt ans, peut-être cinquante, nous serons capables  de les repousser et pourquoi pas de les vaincre.   
         - J’ai peur, lâche-t-elle dans un souffle.
         - Sois forte, pour lui, pour moi. Et dépêche-toi de lui porter sa sève, elle va se figer et tu sais qu’il a horreur de ça.
         - Il n’est pas le seul !
         - File, je t’aime.

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         Virna et Noon sont partis il y a un mois. La résistance s’organise, bien piètre résistance en vérité, dix mille personnes coincées à mille mètres de la surface, en comptant le personnel médical et une partie des volontaires… Dix milles personnes sous-entraînées et crevant de trouille. L’évacuation continue, mais nous savons désormais qu’un cinquième au moins de la population est condamné. Les derniers astronefs n’emportent avec eux que des femmes et des enfants. Isheria a été anéantie après une bataille qui n’a duré que deux jours. Les carcasses de cybers dérivent désormais dans l’espace pour l’éternité. Nous ne pouvons accueillir ceux de la surface, il y a si peu de place ici. Des armes et des rations de survie leur ont été distribuées. Personne n’est dupe, tous ceux qui restent vont mourir. Certains se suicident, d’autres se réfugient au cœur des montagnes, dans des grottes ou d’anciennes mines. Il y a les courageux, armés jusqu’aux dents, tenant compagnie aux cybers qui scrutent le ciel, guettant l’arrivée des premiers vaisseaux de guerre ennemis. Enfin il y a les résignés, ils restent là, apathiques, attendant la fin ou un miracle…
         Aux dernières nouvelles, le système de Tramor ne répondait plus. Trois milliards de braves gens, des fermiers pour la plupart. Un choix stratégique, ils approvisionnaient une demi-douzaine de colonies basées sur des mondes peu hospitaliers. Quelques messages ont été interceptés, ils se sont battus comme des diables et ont infligé de lourdes pertes à l’ennemi. En désespoir de cause, les barbares ont fait exploser le soleil. Que peut-on attendre de telles créatures ? Un jour, nos enfants ou les enfants de nos enfants en auront assez de fuir, ils relèveront la tête et chasseront l’envahisseur. Un jour peut-être, ils retrouveront l’art de la guerre et les suivront jusqu’à leur nid de vermine pour les exterminer. En attendant nous devons vivre.
Et mourir…
         L’horloge à désintégration atomique décompte inexorablement les secondes, bientôt le désastre, la fin. Dans une heure ce sera l’aube, en dépit des interdictions du gouvernement provisoire je vais remonter à la surface. Ce monde n’a jamais été plus beau, plus serein, difficile de penser que l’enfer va se déchaîner et que plus rien n’existera dans quelques heures. Le soleil est sur le point de se lever, je suis heureux d’être avec lui pour célébrer cette ultime journée. J’écoute le vent faire teinter les feuilles d’un arbre-cristal, le crissement d’un insecte, au loin un dragon rugit, c’est probablement sa dernière chasse…
Manamée s’éveille.
         J’attends l’explosion silencieuse et flamboyante, le dernier baroud du roi soleil, j’ai toujours aimé cet instant privilégié. Je me levais deux heures, parfois trois, avant tout le monde rien que pour assister à ce spectacle.
J’irai ensuite m’abreuver de rosée à même le sol, j’arracherai mes vêtements et ferai un plongeon dans la rivière Kaa, puis m’ébrouant tel un animal, j’invoquerai les dieux antiques et hurlerai mon défi, ma haine, ma longue queue préhensile fouettant rageusement l’air tiède du matin, je planterai profondément mes griffes dans le sol boueux, enfin je cracherai l’acide de mes trois estomacs et déroulerai tous mes bras vers le ciel. Je terminerai cet antique rituel de guerre en vidant mes glandes à poison et me dresserai du haut de mes trois mètres, droit comme un streel, mes armes prêtes à tirer, espérant avant de mourir regarder droit dans les yeux l’un de ces implacables et mystérieux terriens.

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