vendredi 13 avril 2012

Bord de route [Evoripclaw]


- It’s like the nature channel… Have you ever seen piranhas eating themselves ? 
- Kevin McDermott Rounders 

D’un seul regard, elle vérifia la propreté de ses dents, dans le rétroviseur. 
Un réflexe stupide, totalement féminin, se dit-elle. 
D’une certaine façon, Kirsten Alhmeyer détestait tout ce qui était féminin. 
Parfois, elle en venait à se détester elle-même. 

Une vague odeur de tabac polluait l’habitacle, accrochée comme une teigne acariâtre aux sièges tombant en lambeaux, et ce malgré plusieurs nettoyages d’une rare violence. Elle se voyait encore l’aspirateur à la main, dans le soleil du matin, armée de tout un tas de produits genre Zeep & Fresh, Smell-Smart, une cigarette à la bouche… 
D’un geste rageur, la jeune femme écrasa le dos de son poing gauche contre la vitre conducteur. Sa bague en or blanc produisit un toc creux que le bruit de la pluie balaya au moment même de sa naissance. 
La voiture ronronnait désormais autant qu’un gros chat sous amphétamine et du siège arrière, blotti entre la pénombre et la portière, on aurait presque pu croire à de la musique. Un simple décalage de tête sur la droite aurait mis fin à toute illusion. Quelque part au-dessus d’un cendrier plein, le poste radio vomissait une bouillie infâme faite de bande magnétique. 
Kirsten l’avait cassé de rage trois jours auparavant. 
D’un coup de pied. 
Non, pas qu’elle n’ait pas appris à se contrôler après tout le temps passé sur cette Terre ; trente-trois ans avouait-elle parfois en rougissant lorsque seule une bière la séparait d’un type bien comme elle disait ; mais il était des choses qui surpassaient toutes les autres. Le genre de choses sur lesquelles nous n’avons pas réellement de pouvoir. 
Alors elle lui avait asséné trois coups de pied, de plein fouet, de sa jambe droite, tout en maintenant la gauche sur l’accélérateur. Ce jour-là, Bill Crosby avait enfin fermé sa gueule. 
Ca ne l’avait pas calmée. 
Juste un peu détendue. 
Et par les temps qui couraient, c’était bien mieux que rien. 
A ce moment précis, Kirsten était vêtue d’un pantalon de camouflage militaire, ce qui, selon elle, palliait à son manque de forme au niveau postérieur, et d’un débardeur blanc moulant, conférant à sa poitrine la beauté d’une statue antique. C’était du moins l’idée qu’elle s’en faisait. 
Elle adorait ses seins, c’était grâce à eux ; elle ne se voilait pas la face ; qu’elle trouvait toujours moyen d’emprisonner sa solitude au creux de bras musclés, au moins pour une nuit. 
Une lumière éclatante emplit la voiture de par derrière. Instinctivement, Kirsten leva les yeux, et de ce fait croisa son propre regard à l’instant même où le nouveau venu passait en feux de croisement. Elle se détesta instantanément, parce qu’après tant d’années passées en ce bas monde elle s’était laissée dire que ses yeux bleu ciel auraient presque pu être beaux si seulement l’on avait pu y lire quelque chose d’humain. 
D’un seul mouvement, elle accéléra, ouvrit la fenêtre tout en crachant, encore une sale manie prise à son frère, et dégaina une cigarette. Kirsten colla alors ses genoux sur le volant afin d’entreprendre des recherches approfondies pour retrouver son briquet. 
La voiture, derrière elle, finit par disparaître, laissant l’habitacle dans le noir le plus complet. Le briquet émergea de ses poches. 
Clic … Clic 
La flamme embrasa et le papier et le tabac en lançant une lueur vacillante et glauque dans l'habitacle. 
Kirsten reposa ses mains sur le volant. 
Enfin… 

Elle n’était toujours pas calmée lorsqu’elle parvint sur le parking, un bout de néant sur fond de désert. 
A dire vrai, la rage semblait ne plus vouloir la quitter depuis quelque temps. Elle rôdait au travers de l’appartement, s’installait confortablement avec Kirsten devant la télé, mangeait parfois quelques chips et crachait avec son hôtesse sur ces médias débilitants. 
Cela n’était pas vraiment désagréable, c’était un invité dont on pouvait s’accommoder, la jeune femme avait plutôt un problème avec le pourquoi de sa venue. 
Et puis ça n’avait rien à voir avec ces saloperies d’aiguilles de junkie dont parlaient tous les auteurs, non, Kirsten connaissait la drogue et ça n’en avait pas le goût. La haine, selon elle, ressemblait plutôt aux raclées quotidiennes de feu P’pa Alhmeyer. Ca la laissait froide, immobile, la respiration chuintante. 
Un vide gros comme le corridor de Dantzig à l’estomac. 
Kirsten revint à elle pour fixer le mur de la bâtisse lui faisant face, juste-là, par-delà le pare-brise. Il était d’un blanc sénile, peint façon j’me-rappelle-qu’à-mon-époque. Dégueulasse, si quelqu’un le lui avait demandé. De temps à autre, le vent emportait l’une des écailles chimiques. 
La voiture était arrêtée. 
Ce qui, en soi, relevait du miracle puisque, deux secondes auparavant, elle était encore allongée par terre, la bouche en sang et tout cela à cause d’un mort. 
Kirsten se mordit la lèvre inférieure et, prestement, écrasa sa cigarette au sein du charnier tabagique lui tenant lieu de cendrier. L’un des cadavres dégringola et disparut dans l’ombre aux pieds du siège passager, deux autres suivirent. La jeune femme murmura : 
- Pall Mall… 
Et ce fut tout. 
Elle arracha ensuite un pull-over noir de la pile de vêtements sales lui servant de passager qui s’affaissa sur le tableau de bord tel un ivrogne. En tendant l’oreille, l’on aurait presque pu l’entendre grogner. De sa main droite, la jeune femme releva la carcasse et soupira. 
Il y avait quelque chose dans l’air ce soir-là. Une infime odeur qui lui donnait envie de se ronger les ongles jusqu’au sang. 
Ce n’était pas celle de la cigarette… 

En sortant de la voiture, juste avant que la porte ne claque dans dos… 
Shlak 
… elle inspira bruyamment, tout en inspectant les environs. La pluie, qui décidément semblait prête à s’éterniser, imbibait désormais ses cheveux. Kirsten acceptait cela avec toute l’indifférence dont elle était capable. Puis, en un même mouvement, elle dégaina une cigarette et s’affaissa afin de refermer sa portière à clef. 
Quelques gouttes, atteintes d’un besoin compulsif de nicotine vinrent s’écraser sur le papier. 
La bouche féminine, aux lèvres douces et fermes, se tordit afin de : 
- Merde… 
Enfin, ça y ressemblait. 
Kirsten se releva prestement, en extirpant son briquet et, à l’instant même ou le feu vint embrasser le tabac, une goutte s’écrasa sur le brasier tout juste naissant. 
Kirsten fit alors ce que fait tout bon fumeur en telle situation, elle replaça la cigarette humide dans l’une de ses poches et en sortit une deuxième. 
Il n’y eut pas de problème, cette fois-ci. 
Elle inspira la fumée… 
… ce juste avant que la douleur n’explose dans sa nuque… 

*~*~* 

4 ans auparavant

*~*~* 

Des bandes qui défilent, longues et blanches sur l’asphalte, voilà ce qu’elle voit. Sous les phares, la route se déplie en un infini monotone et triste, d’un gris déprimant, tellement humain. 
Et là, il y a son père, les mains levés dans un réflexe stupide et vain d’autodéfense. 
Journée de merde… 

Son haleine, à lui, pue le tabac, mais pas autant que l’habitacle, tandis que sa main gauche, à elle, effleure sa joue, son index droit caressant par incident la lèvre supérieure gauche. 
Son nom est Sven. 
Sven est beau. 
Sven est musclé. 
A chacun de ses gestes, il bâtit le stéréotype de l’homme bien. Ses cheveux seraient d’un brun sombre, éclatants s’ils n’étaient pas rasés d’aussi près. 
Sven possède une svastika tatouée sur le pectoral droit et c’est sans doute pour cela que tous deux ne se rendent pas compte à quel point leur valse nuptiale ressemble à une danse macabre. 
Pourtant, le prophète continue son tableau. 
Avec des mouvements saccadés. 
Les corps s’emmêlent en un frottement de jean et Kirsten, contre sa cuisse, perçoit au travers du pantalon une rigidité qui n’a rien de cadavérique. 
Il l’aime. 
Elle en est certaine, aussi certaine qu’elle croit en ses idéaux, aussi certaine que sa main saisissant l’érection. 
Lui ne fait même pas mine de se reculer, de s’étonner. Il commence juste à osciller les hanches au creux de sa main. Sa bouche fond sur l’oreille de la jeune femme. 
Elle gémit. 
Pas tant pour la sensation, pas plus pour la forme. C’est cette respiration aimante, animale qui l’excite.
A cet instant précis, celui ou les boutons de son pantalon à elle se défont avec des bruits étouffés, il l’aime. 
Ils s’aiment. 
Qui aurait le droit de remettre cela en doute ? 

*~*~* 

Présent

*~*~* 

Des nébuleuses sales, pixellisées apparaissent sur du noir infini. Chacune d’elle se rapproche, tendrement, jusqu’à venir caresser ses pupilles. 
Au loin, Kirsten perçoit sa propre respiration qui ricoche sur quelque chose de mat. Les supernovas implosent, transcendent l’univers et forment un monde. Au sein de son big-bang personnel, la jeune femme sourit. 
Elle attend, lovée sur le sol, un sourire au coin des lèvres, que les morts retournent en leur tombe et que la réalité et toutes ses lois reprennent leurs droits. 
Kirsten ouvre les yeux, assiste à la création de l’Univers. 
En face d’elle se trouve une estrade du genre que l’on trouve dans un cabaret ou un théâtre. Des rideaux rouges massifs pendent depuis le plafond avec pour unique but de fouler les planches, à leur tour. Rien n'a l’air sale et c’est ce qui l’étonne le plus. 
Au milieu des drapés se trouve un pupitre. 
De chaque côté de l’estrade, des torches crépitent. 
Kirsten a envie d’une cigarette. 
- Vous êtes réveillée ? Bien… 
La voix est grave, durcie par le tabac, Kirsten n’y descelle aucune violence. 
- Relevez-vous… 
Une main ferme, plus ferme encore que la voix, l’attrape par l’épaule droite et l’aide à se mettre à genoux, ce n’est qu’à ce moment précis qu’elle réalise qu’elle est menottée. 
- Qu’est-ce… 
- Taisez-vous. 
Ce n’est pas réellement un ordre mais il y a quelque chose de militaire dans la voix. 
C’est alors qu’il apparaît, vêtu d’une ample toge noire, son visage caché dans les ténèbres. Il est entré par la droite de l’estrade. Ses enjambés sont longues, ses mouvements amples. 
- Dis-moi, femme, qu’est-ce qui a pu te faire croire que tu pourrais entrer dans la Confrérie ? demande l’homme en agitant les mains. 
Kirsten ne répond pas. Nonchalamment, elle balaye la scène du regard, lève les yeux sur sa droite et découvre le visage de son gardien. C’est un homme, dans les quarante-cinquante ans, une barbe sale gangrène son visage. Ses yeux sont d’un bleu métal, striés à la commissure. Le genre d’homme que l’on écoute parler. Kirsten l’appellerait bien Georges. 
Sur l’écarlate du rideau, derrière le rhéteur, face à elle, se trouve une svastika entourée d’un cercle blanc. Elle salit les rideaux de sa beauté. Gorgias possède des chaussures militaires sous sa bure. 
La jeune femme commence à sourire. 
- Réponds ! Femme ! 
La voix de l’orateur est plus aiguë, surtout dans son emportement. 
Ce n’est qu’en se fixant sur les détails que l’on peut avoir une vue d’ensemble. 
Kirsten éclate de rire. Un rire plaisant. 
Slap 
La gifle qui suit l’est moins… 
Elle vient de derrière, suivit d’un ou deux sifflets et acclamations. Le genre provenant d’une foule. 
- Disons que le fait que ce pays se soit laissé aller à avoir un président noir devrait être amplement suffisant mais, les mecs, juste une chose, pour ce qui est d’la mise en scène vous êtes vraiment à chier. 
Le rire de nouveau. 
Slap 
Le goût du sang commence à emplir sa bouche. 
Gorgias reprend : 
- Ainsi, toi qui donne foi à nos règles, tu penses donc être l’égal de l’homme ? 
Un murmure de désapprobation semble parcourir la foule invisible. Un instant, Kirsten regarde les lattes du parquet. Elle relève les yeux. 
- Détache-moi et on en reparle… 
Slap 
Kirsten savoure le liquide qui emplit son palais, s’immisce entre ses dents. Elle devine le côté droit de son visage commençant à rougir. Juste avant qu’une grosse main ne s’emmêle dans ses cheveux. Le visage du gardien apparaît. Il sent l’alcool, son regard est plus vitreux qu’il ne paraissait vu du sol. 
- Aurais-tu oublié où porter ton respect, femme ? 
- Quel resp… 
Slap 
- Georges, Georges… 
C’est l’orateur, il est descendu de l’estrade et s’avance lentement, Kirsten ricane en son fort intérieur, pour deux raisons… 
Son regard se fait acéré. 
- Voyons, Georges, si elle se dit être notre égale qui sommes-nous pour l’accuser de mensonge ? La voix du rhéteur est douce, chaude… Détache-la. 
Kirsten lève son azur personnel vers son libérateur. De sa droite proviennent des tintements métalliques. Gorgias sourit. 
- J’aimerais pouvoir dire que votre sexe importe peu mais cela serait faux. En ce lieu, nous nécessitons des soldats… 
- Pour la race pure, reprend la Nuée. 
- Pour la race pure, grommelle Georges. 
Clac 
La pression sur ses poignets s’évanouit. Instantanément la jeune femme relève la main droite et masse ses stigmates. 
- Pour la race pure, murmure-t-elle. 
Ses chaussures claquent tandis qu’elle maintient son regard sur les ténèbres qu’arbore le rhéteur et le salue à la manière d’une militaire. Les ténèbres froncent les sourcils, elle le sent au contact de l’air dans sa bouche. 
- Baptisez-la… 
Le premier impact atterrit sur sa tempe, entre ciel et terre. La jeune femme valse avec un grognement. Elle plaque sa main droite au sol afin de se relever. C’est le moment que la Rangers choisit pour s’écraser sur sa mâchoire, en un magnifique penalty. Pleines de dédains, trois dents s’en vont embrasser le parquet. Kirsten profite de l’impact pour basculer en arrière puis elle se ressaisit, tente de nouveau de se mettre debout. Une douleur éclate au creux de ses côtes. Son ventre s’aplatit sur le sol. 
Souffle court. 
En un même mouvement elle se remet à genoux, se retourne, lance son poing qui s’écrase dans le genou droit de Georges. Du haut du Golgotha, celui-ci la regarde et relève simplement son autre genou. Dans sa mâchoire. 
Quelque chose casse. 
Par-delà un mur de douleur, Kirsten distingue enfin la Nuée. Des hommes tous identiques ou presque. Crâne rasé, vêtement militaire. Ils se meuvent, au milieu de bancs d’église, sur fond d’écarlate comme le feraient des animaux, avec de grands gestes et des cris qu’elle ne peut plus entendre… 
La jeune femme se relève visant du haut de son crâne, la mâchoire du gardien. Celle-ci claque tandis qu’il s’affaisse sur sa gauche. Kirsten lance son pied droit au niveau de la tempe de Georges en un low kick, l’atteint de plein fouet. Puis elle envoie un direct au premier assaillant venu, en pleine tempe, celui-ci commence à s’effondrer au moment ou son genou, à elle, lui explose le visage. 
Le poing arrive avec une vitesse qui, selon elle, ferait passer la flèche de Paris pour une saloperie de tétraplégique. 
Son nez implose. 
Et la Nuée la submerge… 

*~*~* 

2 ans en arrière

*~*~* 

Depuis trente minutes maintenant, le poste de télévision s’obstinait à essayer de lui vendre des denrées alimentaires dont elle ne voulait pas. En fait, Kirsten en venait même à se demander comment quelqu’un pourrait jamais avoir envie de telles choses, tant leur artificialité suintait au travers même du tube cathodique. 
D’un geste inconscient, la jeune fille se gratta derrière l’oreille gauche, remit ses cheveux en place. Dans la lumière bleutée du téléviseur, elle se tenait blottie, ses pieds recroquevillés sous ses fesses. A cet instant-là, Kirsten était vêtue d’un pantalon ample de coton blanc et d’un débardeur gris. 
Elle s’abîmait dans la contemplation des pubs en attendant le retour de Sven. 

Au-dessus de son poignet droit, accroché à l’épiderme se trouvait une croix de fer entourée des mots : Blood & Honor. De temps à autre sa main gauche s’y égarait, retraçant inlassablement la boursouflure de peau formant le tatouage. C’était le seul signe extérieur lié à ses convictions qu’elle avait accepté de porter. Sven en avait été fier. D’une part parce que cela signifiait qu’ils partageaient non seulement leur vie mais aussi leurs idéaux et d’autre part parce que cela était assez discret pour lui éviter tout problème. 
L’encre scintillait sous les reflets bleutés de la télévision, sa main droite étant étendue en une prise ferme sur la télécommande. Après avoir passé en revue toutes les chaînes disponibles, seize au total, Kirsten décida qu’il était temps pour elle d’arrêter ce cinéma. 
L’écran s’éteignit, plongeant la maison dans des ténèbres calmes et chaudes, aussi soyeuses qu’un fœtus. 
Kirsten se leva. 
Le parquet était froid sous ses pieds, pas du genre de froid dû à une facture impayée mais de ce froid terne et lisse des mauvaises nouvelles. 
Elle avança dans le salon, bercée par le clair-obscur qui, passant au travers des stores, tachetait les murs blancs de lumière jaune pâle. Avant de pénétrer dans la cuisine, elle ne daigna même pas regarder la petite table basse faisant le coin de la porte. Celle-ci était devenue un élément du décor familier, inutile, invisible comme tout ce qui est quotidien. Dessus pourtant, un cadre était posé qui n’était pas là pour être vu, la photo n’ayant pour seul spectateur que le bois de la mobilier. Une photo de l’armée de Richard B Alhmeyer. 
Vieux salopard… 
Une odeur de rien voguait sur les dalles de porcelaine de la cuisine tandis qu’elle ouvrait le réfrigérateur. Kirsten en sortit deux steaks, avisant le plus petit, elle se dit que celui-ci constituerait son repas. Sven risquait d’être affamé après une nuit de travail. 
Il se faisait deux heures du matin. Dehors, seule la lumière des luminaires filtrait au travers de la pollution. Sven était parti quelques huit heures auparavant. Le concert se terminerait bientôt. C’est pourquoi elle entreprit de faire cuire la viande. 
D’une main habile, tout en faisant tourner la poêle qu’elle tenait dans la gauche afin de répandre le beurre convenablement, elle saisit un profond plat de verre qu’elle déposa à sa droite, puis baissant le feu, elle se détourna afin de… 
Driiiinnnn 
Kirsten laissa un instant l’écho de la sonnerie du téléphone ricocher sur les murs, le regard perdu dans le vide. 
Driiiinnnn 
Quelque chose dans ce son possédait le goût de la peur, non de l'appréhension. 
Sans aucune précipitation, la jeune femme éteignit le feu sous la poêle, d’où déjà le beurre roussi commençait à vouloir s’échapper et elle s’en retourna au salon. 
Driiiinnnn 
… sonna une dernière fois le téléphone blanc, caché dans la pénombre, à la droite de la télé. Kirsten décrocha : 
- Allo ? Madame Toresome ? 
La voix au bout du fil est douce, calme, peut-être un petit peu trop rapide. 
- Madame Toresome ? Je suis l’officier Griswold, NYPD… 
- Je ne suis pas Madame Toresome… 
- Ah ? Désolé, madame, un faux num… 
- Qu’est-il arrivé à Sven ? 
- Sven ? Oh, vous voulez dire Monsieur Toresome, il… Mais qui êtes vous, au fait ? 
- Sa concubine… 
La voix de Kirsten est aussi sensuelle que les lèvres d’une allumeuse. Machinalement, elle passe ses doigts sur la croix de fer, le téléphone bloqué entre son oreille et son épaule. 
- Oh, euh… votre… conjoint a été mis en examen pour une tentative d’homicide et… enfin, il semblait connaître la procédure et sachant que vous n’étiez pas marié, il a voulu que l’on vous avertisse tout de même. 
Silence… 
- Il a dit que vous vous inquiéteriez sinon… que… euh… vous pouviez manger sans lui. 
Le téléphone ne s’écrasa pas sur les dalles en passant du clair au flou, Kirsten ne s’effondra pas en larme devant la révélation, elle se contenta de… 
- Bien, merci à vous, officier Griswold. Bon courage pour votre garde. Passez une bonne soirée. 
- Madame, je… 
Clak 
Tut tut tut tu… 
C’était la tonalité, à quelques kilomètres de là, qui reprenait le dessus… 

Ce soir-là, Kirsten se fit à manger, pour une fois, elle prit le plus gros des steaks et s’en délecta, savourant chaque bouchée. Puis vint l’heure d’aller dormir, elle s’emmitoufla dans ses beaux draps blancs. 
Seule. 
Kirsten ne pleura pas. 
Il y avait de cela bien longtemps, un salopard lui avait appris à ne pas le faire… 

*~*~* 

Présent 

*~*~* 

La pièce a une odeur de dents cassées. 
Eux ? Ils sentent l’alcool, la sueur et la crasse. 
Des Golems de Pêchés… 

- Tu es belle, tu sais ? dit l’un d’entre eux le souffle court. 
Sa respiration est haletante. Ses cheveux sont bruns, il a les yeux verts et on distingue un plombage sur sa molaire du fond à gauche. Même sa sueur sent le Jack Daniels. Il est le quatrième à s’allonger sur elle… 
Kirsten ne ferme pas les yeux. 
Kirsten ne baisse pas le regard même lorsqu’ils essayent de l’étouffer avec une fellation. 
Kirsten n’a plus de dents. 
Et ça en a fait rire quelques-uns uns, il y a à peine deux minutes. 

Le plafond est constitué d’œuvres saintes dont chaque métèque aurait été passé au talc. 
Summum de l’hypocrisie sur chacune d’entre elle apparaît le Sauveur. 
Là-haut ainsi que dans la pensée des hommes le Messie est blanc, ce qui se doit d’être faux puisqu’il, Jésus, provenait de Galilée. Dans les râles de sueur, la jeune femme en vient à se demander pourquoi elle pense à cela. Pourquoi elle ne s’était jamais posée la question. 
Pourquoi elle a tant envie de pleurer. 
Personne n’a besoin de lui répondre. 
Le vieux salopard ne pouvait pas la préparer à tout… 

Il y a cette douleur… 
Comme quelque chose qui lâcherait dans son anus. 
Mais la jeune femme ne pleure pas. 
Elle se contente de fixer le plafond qui ne contient plus aucune question désormais. 
Kirsten a dépassé le stade de la Douleur. 

Par de-là le Mur des Chairs 
Au-dessus des Plaisirs Malsains 
Il allume une cigarette 
Ne daignant pas même la regarder 

L’homme s’appelle Tobias Kirszinger. Vers deux heures du matin, il rentrera chez lui, un cauchemar aux basques et une morsure sur le côté droit de la gorge. C’est cette marque de dents plus que la fin de cette soirée qui lui pourrira la vie pour les trois semaines à venir. Cela, et les quelques tâches de sperme que sa femme trouvera sur l’un des bords de son caleçon. 
Si Tobias fait partie de la Confrérie, c’est avant tout parce qu’il croit aux idéaux d’un Sud perdu, d’une Atlantide raciste et polie où chaque être se devait de saluer son aîné dans la rue. Cette époque que la liberté a détruite lui manque alors qu’il ne l’a jamais connue. 
Etrange, non ? 

Kirsten détourne un instant le regard. Ses yeux semblent pris d’une crise d’épilepsie, ils vibrent tandis que son cerveau essaye d’assimiler qu’une cigarette est allumée dans la pièce. Nicotine, bruit de combustion, papier brûlé. Quelques synapses s’en vont, au travers d’une foule de leurs collègues chargé de douleur, transmettre le message au système nerveux. 
La liaison se fait… 
Le regard se fixe sur un point qu’aucun des hommes en train de grogner ne semble voir. Des bêtes… Lentement, vaguement si cela est possible, Kirsten lève la main droite, celle-ci est floue. 
La jeune femme demande l’aumône… 

Tobias baisse les yeux avec un air de mépris. Il renifle. Son pénis commence déjà à dégonfler et, entre deux états, se collent à sa cuisse gauche en y répandant un liquide blanc. Il renifle bruyamment, regarde la main tendue vers lui. Les doigts s’y meuvent fébrilement comme pour lui demander quelque chose, sur le dos, il constate que plusieurs brûlures de mégots ont déjà fleuries. 
L’homme ferme les yeux, inspire… 
… et lance son pied en avant. 
CRAC 
On appelle cela, la Mélopée des Os Brisés… 

*~*~* 



*~*~* 

- Vous savez, je pense très sincèrement que tout ça serait jamais arrivé sans se foutu coup de pied…. 
La lumière est du calme froid d’une administration, les murs du blanc le plus blanc possible, il y a une tâche de vomis dans le coin à droite derrière lui. Le suspect lève les yeux vers les deux inspecteurs. 
- J’veux dire, au final, c’est ça qui a foutu la merde. Vous comprenez ? 
Le jeune homme dessine alors une croix sur la table en verre, la première barre, verticale, avec son index, la deuxième avec son majeur. 

*~*~* 

1 an plus tôt

*~*~* 

Sven regardait par la fenêtre avec un air qui aurait pu paraître serein si l’on avait fait exception des immenses cernes affalées sous ses yeux. Dehors, le ciel se composait d’un blanc-bleu irréel que le jeune nazi avait envie de peloter. Parfois, au milieu de la nuit, lorsqu’Edward ronflait suffisamment fort pour faire gueuler leurs voisins de cellule, Sven en venait à se demander comment un détail si habituel avait pu prendre une si grande importance. La réponse était pourtant simple, elle ne tenait qu’en un mot. 
Enfermement. 
Sur sa droite, dans le monde réel et palpable, se tenait Arnie Craven, immatriculé 97B412, condamné à quinze ans pour conduite en état d’ivresse et meurtre au second degré. Le gars avait éclaté une enfant à bord de sa Buick. L’histoire avait monopolisé les journaux télé pendant près de deux semaines, jusqu’à ce que le public se soit enfin rassasié de soi-disant justice. 
Arnie avait pris la peine maximale et tout ce que Sven en pensait c’était qu’un blanc ne devrait jamais se laisser violer par un nègre. 
En face du skin, séparé par à peu près quatre mètres de linoléum sale, se dressait Ben Chãvez. Nez étrangement installé sur la droite par un chirurgien esthétique façon In da Hood, le genre opérant au poing américain ; yeux marrons crème et barbe de trois jours. Sur son bras droit, la Santa Muerte fumait une cigarette, tenant apposé contre sa cuisse toutes les douleurs d’une Vierge Marie en sanglot, d’autres tatouages s’y associaient donnant à son bras la magnificence architecturale d’une cathédrale. 
Sur son front, à gauche, l’on pouvait lire en caractère gothique : MS13. 
La MAra Salvatrucha. 
Le mexicain émis un ksst entre ses dents en voyant le jeune nazi le dévisager. Sven se contenta de cracher par terre avant de détourner le regard. 

Evite les yeux, on doit pas voir quand ça va mal 
La moindre faille physique ou mentale
L'issue peut être fatale 

Il plaqua son regard sur la seule autre personne présente dans la pièce. L’autre ne releva même pas. 
- Tu sais que tu sois un tueur d’enfant passe encore mais se laisser aller à des relations contre nature, avec un animal qui plus est, ça n’est pas normal, ça n’est pas bien. Tu vois avant d’arriver ici (le jeune homme caressa trois fois son menton comme s’il réfléchissait avant de lever l’index vers le plafond) je croyais que c’était une prison pour hommes. 
Craven ne répondit rien comme s’il n’avait pas entendu, pourtant, un instant sa tête sembla s’affaisser. L’insulte était purement gratuite, facile, peut-être un peu trop. Elle ne changerait, de toute manière, rien. Dans deux semaines, après que sa femme l’eût quitter, non sans qu’il lui ait au préalable refilé le VIH, Arnie se suiciderait en emportant son compagnon de cellule pour un voyage vers l’Hadès Palace. 
A peu près au même instant, le bras de Kirsten se retournerait avec un bruit de chair déchirée… 

McManus était sans doute le maton le plus respecté de la prison, non pas qu’il eût été plus fort que la moyenne des autres gardiens, non, McManus n’acquérait le respect à coups de matraque que lorsque cela devenait nécessaire, et c’était cela qui le différenciait des autres. 
Tous les matins, vers sept heures, il se levait, lisait son journal en appréciant lentement ses Corn Flakes avant de s’habiller, se brosser les dents et de partir au travail. Il embrassait bien entendu sa femme et ses deux filles, sans savoir que l’une des trois se faisaient sauter en douce par un collègue, plus jeune qu’elle de dix ans, dans la salle des archives de son agence immobilière. Devinez laquelle ? 
McManus était du genre à faire l’amour à date fixe et dans une position prédéfinie, acte après lequel il s’autorisait à fumer une cigarette, vice pour lequel il ne se laissait aller que le week-end afin de ne pas trop se miner la santé. Il ne jurait ni au lit, ni en voiture, saluait un à un ses collègues de travail, ne manquait de respect à personne, pas même à celles-là qu’il exécrait. 
Depuis son arrivée dans l’Oswald, après que le vieux Carlyl ait été poignardé trois fois, une au niveau du cœur, deux fois au foie, il s’était borné à développer un timbre de voix qui se ferait obéir formellement de n’importe quel détenu. Et il avait fini par trouver. 
En bref, McManus qui aujourd’hui s’occupait des visites conjugales, était sans doute le personnage le plus ennuyeux de tout cet univers de béton, et, de par le fait, il n’intéressait personne. 
A part peut-être le mec qui sautait sa femme. 
Mais celui-ci se trouvait dehors et dedans et dehors et … 

- Détenu 322KS03 levez-vous ! 
La voix du maton était aussi humaine qu’une arme à feu. 
- Votre femme vient d’arriver. Salle quatre. 
Sven se leva sans jeter un regard à ses co-détenus. Ses yeux étaient vagues, de la bave commençait à nicher au coin droit de sa bouche. Il avait faim, de nourriture, bien entendu, mais aussi de sexe et… d’autre chose. Ses mains tremblaient lorsqu’elles touchèrent la clenche de la porte. Il inspira une derni… 
- Hey, gringo, pense à moi quand tu seras en elle ! 
La voix de Ben, un sourire lové en son sein. 
Un éclat de rire. 
Sven ouvrit la porte. 

Clac clac clac clac clac clac cl… 
A chaque dixième de seconde, la lame perforait la pomme de terre et s’en allait se ficher dans la tablette de bois. Kirsten ne perdait pas une minute. Son avant-bras droit plaqué sur le cadre de la porte, Sven demanda : 
- Tu as mis un string ? 
Lui non plus ne perdait pas de temps. 

La pièce était de ce rose pâle qu’on associe stupidement aux amoureux. Une cuisine, ou ce que les dirigeants d’Oswald semblait prendre pour telle, s’accrochait au mur en parasite, espérant sans doute, dans sa logique de conifère mort, passer par la mince fenêtre grillagée. Peine perdue, du reste, c’est avec cela avant tout que l’on bâti une prison. Dans le coin opposé, un lit, drapé de bleu et d’appréhension qui remplissait chaque détenu d’angoisse au moment ou il devait y pénétrer, personne ne sachant réellement ce que foutaient les autres sur ce matelas. Il y avait aussi un canapé de toile, bleu, lui aussi, et une télévision modèle noir-et-blanc cassée que personne n’avait daigné remplacer depuis son accident. Enfin, une mince table de séjour séparait la télé du canapé. A elle seule, cette pièce représentait l’univers des prisons. 
Elle avait un arrière-goût de sperme et de sang. 
Cinq personnes y étaient déjà mortes. 

Kirsten balaya la question en même temps que les rondelles de pomme de terre, les faisant basculer dans un plat en plastique empli d’eau. 
- Je me demande si tu réalises à quel point sont pratiques ces saloperies de couteaux en plastique, s’enquit-elle. 
Une main s’attaqua à ses fesses, un majeur s’engouffrant dans la brèche. La respiration, cette respiration sur sa nuque, son oreille… D’un simple volte-face, Kirsten rompit l’enchantement. 
- Je suis en train de cuisiner, mon bon monsieur, se contenta-t-elle de dire, sa main effectuant un mouvement qui inclina la lame du couteau vers le lino. 
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua les cernes, superbes, violacées. Elle plaqua sa main droite autour de l’œil de son compagnon, écartant les paupières. 
- Du mal à dormir, ces temps-ci ? 
Kirsten enleva relâcha son étreinte. 
Lui pensa pauvre conne. D’une main, Sven s’essuya le front avant de passer celle-ci sur son jean. Il hésita : 
- Ouais… ouais… On peut voir ça comme ça. 
- Je comprends être enfermé avec tous ces nègres… 
Nouveau volte face, bruit de robinet, kshhhh, armée de son plat, Kirsten se dirigea vers la cuisinière électrique. A la droite de celle-ci, il y avait un sac à main en cuir duquel elle extirpa un tupperware, des créatures marrons semblaient y vivre. 
- Du bœuf, j’espère que cela plaira à sa majesté., lança-t-elle avec une fausse révérence. 
Comprenant que ses désirs n’étaient pas prêts de se réaliser, enfin pas tous, Sven s’accouda au canapé et entreprit d'étudier sa propre compagne, à la manière d’un voyeur. 
Kirsten portait une jupe striée de plusieurs couleurs, dessous ses magnifiques jambes ressortaient longues et fines, ainsi qu’un chemisier blanc. Elle avait, de plus, enfilé un tablier vert minuscule. Sven ne put retenir l’érection qui lui vint en pensant au nombre d’hommes qui devaient s’exciter sur elle, aux visages des gardes qui l’avaient vu passer. 
Rien de tout cela ne lui parut inquiétant… 
Sans même le regarder, Kirsten lança deux steaks dans une poêle qui s’échauffait à quelque centimètres de son bras gauche. 
Schhhhh 
Le grésil, la fumée ne se fit pas attendre. 
- J’ai envie de toi, tout de suite. 
La voix était juste-là, sur son oreille Elle sentit deux doigts partir à l’assaut de culotte. Volte-face. Une main plaquée à son pubis, Kirsten lança : 
- Tu crois qu’je suis une pute ?! 
Avec un certain effarement, le couteau toujours dans sa main, le rose filtrant au travers du plastique. 
Lui répondit : 
- Oui. 
Tout simplement. 
Sa bouche barbue vint se coller à celle de la jeune femme afin de l’empêcher de répondre. Celle-ci recula en le repoussant. 
- Quoi ?! cria-t-elle, bien que le début eût été étouffé par la bouche de son homme. 
- Oh, putain, Kirs, tu fais chier ! 
La voix comportait une pointe d’énervement. 
- Est-ce que tu sais ce que c’est de vivre ici ? Avec tous ces… toutes ces bêtes autour de moi, à rien pouvoir faire de la journée si ça a pas rapport avec… … …avec la muscu. 
Quelque chose se ferma dans les beaux yeux bleus de la jeune femme. 
- Alors tu t’es dit qu’une visite conjugale te permettrait sans doute de réaliser tous les petits fantasmes dégueulasses qui te traversent l’esprit ? Après tout, qu’est-ce que je pourrais te refuser vu ce que tu endures ?! 
Elle avait crié sur les dernières syllabes. 
- Tu crois vraiment que je viens ici pour me faire insulter pendant que tu me baises ?! 
Un silence entra tranquillement par la porte et vint s’installer sur le canapé devant la télévision. 
Il implosa sous les trois coups distincts qui frappèrent le mur. 
Sven se demanda alors deux choses : premièrement, qui avait frappé ? deuxièmement : était-il en train de se faire sucer ? 
Le nazi sourit. 
- Je m’excuse, bébé, je voulais pas… 
CRAC 
La réponse à sa première question, tout du moins une partie, avait éclatée la porte avec un coup pied. Chãvez pénétra dans la pièce avec un sourire mauvais. Derrière le mur, l'on entendait des cris. 
- Alors, mon ami, pas eu le temps de penser à moi ? demanda-t-il. 
D’un geste vif, le jeune nazi attrapa un grille-pain qui dormait là par le cordon et l’envoya dans la tempe du chicanos. Du sang se mit à ruisseler de la plaie sans que celui-ci n’esquisse un mouvement, ne cesse de sourire. Ben tenait quelque chose dans son dos. En deux dixièmes de seconde, cette chose se retrouva plantée dans la gorge de Sven. 
Le jeune homme tenta de la retirer… 
… y parvint. C’était une brosse à dents verte dans le manche de laquelle était fichée une lame de rasoir taillée en pointe. Elle était couverte de sang. Sven s’effondra à genoux avec un bruit mat. Ben lui saisit alors le crâne et : 
- On baise pas la Mara, fils de pute. 
Pfou 
Il cracha au visage du skin avant de lever les yeux. Au moment ou sa salive atterrissait dans l’œil du mort, des gardes apparurent dans l'embrasure de la porte. McManus en faisait partie, sa matraque pendait le long de son bras. Chãvez sembla enfin prendre en compte la jeune femme qui lui faisait face. 
- Qu’est-ce qu’il y a, petite ? Envie de quelque chose ? 
Vulgairement, l’homme baissa son pantalon, faisant apparaître un pénis de belle taille à la droite duquel était tatoué un serpent. Ben dégaina sa langue juste avant le premier coup de matraque, juste avant que Kirsten ne se jette au sol, sa main se refermant sur la brosse à dents. 
Elle lança alors son bras en avant… 
… la lame ne rencontra jamais rien. Le pied d’un maton venant s’écraser sur la main droite de la jeune femme. Au travers du flou, des coups de matraques, elle entendit : 
- Allez, avoue que c’est de ça qu’t’as envie. 
Des Paroles de Sang. 
Le visage collé au lino, la vue troublée de haine et de douleur, la jeune fille ne pleurait pas, se contentant de maintenir serrée la lame au creux de sa main. 
Tout à côté de la croix de fer. 

*~*~* 

Présent

*~*~* 

- Tu sais, finalement, j’en viens parfois à me demander ce qu’il y a de si plaisant dans ce métier. 
La voix est douce mais ferme, tirant de temps à autre sur les aigus. 
L’interlocuteur ne réponds pas. 
- Je veux dire, ça y est, on passe notre temps à quoi ? Mater des cadavres, trouver des suspects, trouver les preuves qui inculpent les suspects ? Ksss, j’te jure, tout ce qui paraît excitant dans ce taff finit par devenir de la routine… 
Toujours la même voix. 
Toujours aucune réponse. 
- Si seulement les gens pouvaient arrêter de s’entre-tuer… 
- Si cela arrivait, nous n’aurions plus de taff, comme tu dis. 
L’autre voix est monotone avec des accents graves, elle a une odeur de cigarette. En arrière plan, on entend la radio. Des pubs… 

McClain attend déjà la réponse parce qu’il sait qu’elle va venir. La répartie finit toujours par arriver, c’est l’une des nombreuses choses qu’il a fini par apprendre de son collègue après trois ans de cohabitation. 
- Ouais mais pas forcément, les vols, ce genre de conneries pourraient continuer… 
- On fait partie de la Crim’, je te rappelle. 
- On se ferait muter dans un autre service. 
La voiture s’arrête, le ronron du moteur aussi. Les yeux du doyen se fixe sur son coéquipier. Ils sont froids, aussi froids que la voix qui tonne : 
- Ecoute si t’as envie de te casser, barre-toi. Personne t’en empêche. 
- Voyons, nous savons, tous les deux que ce n’est pas possible, après tout, sans mentir, si j’étais pas là, qu’est-ce que tu deviendrais ? 
McClain ne réponds rien parce que d’une certaine manière, son cadet a raison. Vingt ans passés dans la police ne lui avait pas permis d'établir une quelconque connexion sociale. Il avait toujours trouvé, et finit par le prouver, que la vie d’inspecteur et d’homme marié n’était pas compatible, les deux étant, tous deux, beaucoup trop difficiles ; un peu comme un si un acrobate mondialement connu décidait de devenir aussi militaire. C’était incompatible. De plus, sa guerre à lui ne s’arrêterait jamais qu’en un seul endroit. 
Entre quatre planches. 

Et trois salves de fusil. 
- Attends, attends, attends… Ecoute ça, la musique du Seigneur, lance Burrows en augmentant le volume de la radio. 
War is my destiny d’Ill Bill envahit la voiture telle une armée barbare. 
Des choeurs, des cordes, tout cela dans un ballet de violence. McClain renifle avant d’allumer sa cigarette. C’est l’un des points positifs du petit. Il le laisse fumer en paix. 
Tandis que le tabac s'embrase, l’inspecteur contemple Burrows qui s’est lancé dans ces sortes de gesticulations des bras et de la tête qu’il appelle de la danse, et bien que cela n’en soit pas à proprement dit pour McClain, il respecte le fait que son cadet soit capable de tels mouvement dans un endroit si confiné. 
- Ose me dire que ça, c’est pas de la musique. 
Bien sûr, McClain n’ose pas, ils ont déjà eu cette discussion vingt-sept fois au cours des trois années qu’ils ont passées ensemble. Le débat a fini par en devenir stérile, comme tout débat portant sur l’affect, et parfois, mais parfois seulement, McClain finit par apprécier les musiques du petit. 
D’une certaine manière, le quadragénaire appréciait Burrows, ils avaient dîné plusieurs fois ensemble, en dehors des heures de services, cela va sans dire, dont deux avec la femme du petit. Burrows étant un petit asiatique de vingt-cinq, corpulence moyenne, les cheveux coiffés au gel, toujours affublé d’un jean et d’un sweat à capuche gris sous son imperméable, yeux marrons, McClain en avait finit par déduire que sa femme se devait d’être d’origine asiatique elle-aussi, ce qui lorsqu’il ne se la représentait encore qu’en imagination avait eu le don de l’émoustiller, un peu, bien entendu, il doutait encore assez à cette époque-là des talents de dragueur de son coéquipier pour ne pas se faire de fausses idées. 
Il avait eu tort. 
La femme de Burrows, Havanna, était une jeune noire superbe, cheveux raides, yeux bleu ciel dont les formes semblait prête à déferler en permanence en un tsunami de sensualité hors de ses vêtements. McClain se souvenait d’ailleurs qu’un dauphin en or était incrusté dans sa canine supérieure droite et qu’il avait à plusieurs reprise et, sans le faire exprès, bien entendu, décelé un tatouage tribal entre ses débardeurs et ses jeans. Cela jouait sans doute sur le fait qu’elle ne semblait pas plus l’apprécier que cela. 
D’une certaine façon, à chaque fois qu’il la regardait, McClain finissait par se dire que sa propre ex-femme n’aurait jamais pu la concurrencer. 
- …ain, McClain ! Wow ! Arrête de penser à ma femme, je sais qu’elle t’obsède mais quand même, dit Burrows avec un sourire. En plus, tu fous de la cendre partout. 
Le quadragénaire balaye la remarque de la main. 
- Ta chanson est finie ? s’enquiert-il. 
- Ouais, d’ailleurs heureusement, t’aurais vu à quelle vitesse elle t’a lancée tu t’serais fait un infarctus tout seul, mon petit vieux. 
Le petit éclate de rire. 
McClain sourit en coin. 
Une putain de journée ordinaire. 

Au loin, les voyeurs s’agglutinent autour d’une myriade de gyrophares comme des papillons nocturnes égarés en pleine journée, pourtant la pluie bat son plein, martelant les pare-brises au rythme des essuie-glaces. 
- Qu’est-ce qu’on a ? finit par demander Burrows. 
- Homicide, répond McClain en écrasant une énième cigarette dans le cendrier. 
- Un corps ? 
- D’après ce qu’ils ont dit là-dessus, ouais, fait-il en désignant le central d’un geste de la tête. 
- Mort comment ? 
- ‘Sais pas, mais j’sais une chose le prochain cadavre qu’on risque de trouver taille du 44, et j’risque de le découvrir seul si tu continue. 
- Oooh, l’inspecteur McClain qui tente de faire de l’humour, je ne peux que saluer la performance, ajoute le gosse en riant et en tapant dans ses mains. 
Le quadragénaire agite la tête de droite à gauche en sortant de la voiture, un sourire au coin des lèvres tandis que son collègue, faciès Email Diamant, enfile sa capuche. 
Shlak 

Le médecin légiste semble abattu par les trombes d’eau, son visage est barré de ce genre de sourire niais que l’on ne trouve qu’en dessous de paire de lunette brumeuse. Il doit avoir dans les trente ans et son nez est crochu, une boucle d’oreille semble étinceler quelque part au fond de sa capuche. 
- Myers, Michael Myers, se présente-t-il en tendant la main. 
Les deux inspecteurs le regardent, l’un, le plus vieux, en réfléchissant, l’autre avec étonnement. Puis avant même que McClain n’ait le temps de se pré… 
- Vous déconnez, c’est ça ? demande Burrows avec son sourire éternel. 
Deux yeux de taupes le fixent avec un étonnement non feint. 
- Oh, putain merde ! C’est votre vrai prénom ? Le sourire s’étend. Photo ! clame-t-il. 
En une demi-seconde, le jeune s’est retourné en dégainant son portable, un flash traverse la pluie en même temps qu’un bruit factice d’appareil photo. Sur l’écran apparaît une image de Burrows, de face, tournant le dos à un Myers déconfit. 
- Aaah, moi et Michael Myers… murmure posément l’apprenti photographe. 
Il rengaine le téléphone. 
- Pourquoi… commence le légiste en ayant à peine eut le temps de tendre la main vers le téléphone disparu. 
Burrows se bloque. 
- Vous n’êtes pas censé nous faire un rapport, vous ? 
C’est le moment que choisit McClain pour intervenir. Son bras s’insinue entre les deux protagonistes. 
- Je suis l’inspecteur McClain, voici l’inspecteur Burrows, qu’avez-vous à nous dire sur le corps ? 
La taupe hésite. 
- Eh bien, je dirais que la mort date d’à peu près huit heures, bien que cela soit difficile à dire à cause des… conditions climatiques. La victime semble avoir été à première vue violée puis battue à mort, bien que j’ai décelé des marques de strangulation autour du cou… 
Inconsciemment, tous trois ont commencé à se diriger vers le bord de route. La pluie elle-même ne parvient pas à faire partir les passants. A vingt mètres de là, un agent semble prendre une déposition, c’est du moins ce que croit voir McClain au travers des trombes. 
Il sent le vide juste devant ses pieds, baisse les yeux. A sa droite, un bruit de caoutchouc se fait entendre tandis que Burrows enfile ses gants. Le jeune homme entreprend de descendre au fond du trou. Ces yeux reviennent sur les champs s’étendant alentour. 
- Une idée de ce pourquoi elle est morte ? 
- Je ne sais pas mais je pense qu’elle a été violée ce qui… pourrait avoir une incidence, non ? 
- Non, se contente de répondre l’inspecteur sans même regarder le légiste. 
- Ksss… 
C’est l’un des bruits caractéristique de Burrows, McClain baisse de nouveau les yeux. Le cadet tient le bras droit de la fille dans ses mains, le quadragénaire y distingue une tâche bleue. 
- Tu parles d’une saloperie, ta victime, là, c’était une skin. 
Une myriade de gouttes s’abats en trombe sur la Terre, nettoyant au passage les rares parties du corps encore exposée à l’air libre. L’eau glisse sur la chaire si tendre, si douce, elle y laisse des larmes immenses comme des tranchées. Par endroit, des brûlures de cigarettes apparaissent, s’en vont, reviennent à mesure que le vent balaye la bâche de plastique transparent la recouvrant. Ce n’est qu’un suaire factice mais en de telles circonstances, cela suffit amplement. La croix de fer dans son éternité corporelle est toujours là, quelques centimètres à peine au-dessus du sol et si cela avait été un film, un angle de caméra aurait presque pu faire croire au cadavre de quelque allemand. Il n’en est rien… 
La mort, et la nature au travers d’elle, ne fait jamais cas de nos différences. 
Alors, faisant face à l’Ankhou qui attend patiemment son dû de l’autre côté du trou, McClain ne peut s’empêcher de penser que cette fille aurait presque paru belle. 
Si seulement, en ses yeux, il avait pu lire quelque chose d’humain… 

Ce texte est dédicacé à Alfred Alexandre 

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