jeudi 15 mars 2012

Porteurs d'eau [Sheriff Brackett]


     – Je vous préviens, Monsieur le Commissaire, c’est vraiment dégueulasse. Accrochez-vous !
     Seulement vêtu de coton et de lin, Dejonc escalada le perron de la fermette et écarta la lourde porte de bois écaillée. Le dallage évoquait un immense échiquier dans la pénombre des volets mi-clos.
     Victoire Malénac gisait, face contre terre, dans sa robe de nylon au motif floral, les pieds nus. Le sang au sol racontait un long parcours d’agonie sur plusieurs mètres, de l’évier jusqu’à l’entrée.
     Ce qui ressemblait à un économe à légumes oblong était grossièrement enfoncé entre ses omoplates, à côté de petites plaies béantes, stigmates d’une agression sauvage et désordonnée.
     – On peut la retourner, Monsieur le Commissaire ?
     Dejonc acquiesça d’un léger râle. Deux hommes saisirent la dame par les épaules et la firent rouler dans la mare de sang. Son visage ne ressemblait plus à rien, gonflé d’hématomes violets et d’écorchures purulentes. Sa poitrine avait également été meurtrie de plusieurs coups de lame.
     Quelque chose clochait. Comme une mouchette dans le pastis que le vieil officier irait écluser dès la fin de sa journée de boulot. Pourquoi diable avoir retourné la victime sur le ventre pour tenter de l’achever ? Elle était lourde en plus, dans les cent kilos à vue de nez. À la réflexion, à vue d’oeil, avec l’odeur fétide de sang séché dans la cuisine qui lui brûlait les narines.
     Une dizaine de cadavres de bouteilles d’eau en plastique étaient posées sur la toile cirée délavée de la table à manger. Comme beaucoup, elle avait dû souffrir de déshydratation. Un rapide tour de robinet lui permit de confirmer l’absence d’eau potable dans la maison.


* * *

     – Hé, prends un plus petit, il y en a là. Tu vas lui exploser, sa vitre, à la vieille !, murmure-t-il en désignant un dénivelé caillouteux.
     Un galet plat dans la main droite, elle dévisagea son partenaire de ses yeux couleur cannelle.
     – On s’en fout, elle est sûrement presque morte, comme l’autre, murmura-t-elle.
     – Comme l’autre ? Moi, je prends pas le risque. Facile à dire que tu t’en fous, t’as presque rien fait !, s’énerva-t-il.
     – Il fait chaud, j’en ai marre, j’ai la tête qui tourne. Qu’on en finisse, renchérit-elle la sueur plein le visage.
     – Prends un plus petit caillou et lance-le sur la vitre. S’il ne se passe rien, on ira voir.
     Ils étaient tous deux perchés sur un vague tertre qui dominait les environs. Le paysage ondulait au gré d’une température accablante, bien au-delà de ce que les indigènes, pourtant rompus à l’exercice, pouvaient supporter sans se plaindre. La verdure avait brûlé, plongeant la campagne dans des teintes sépia. La bâtisse
était silencieuse, alanguie le long des berges desséchées d’un ancien étang.
     Sa montre indiquait seize heures. Il était en train de penser que la vieille dame était peut-être en train de faire la sieste. Il gardait des images affreuses de sa victime dans les yeux, comme autant de rémanences rétiniennes. Il ne voulait plus de ce grotesque affrontement disproportionné contre une victime impuissante.
     Légèrement voûtée, elle avança jusqu’au buisson d’aubépine devant la cour.
     Il ne put s’empêcher de la détailler pour la millième fois, ses jambes fines et cuivrées, ses longs cheveux sommairement disciplinés dans un chignon improvisé, la manière dont ses mains flottaient sur l’air quand elle marchait.

* * *

     Un petit attroupement s’était formé devant la maison de la vieille Malénac. Dejonc venait de rejoindre le seul témoin potentiel de la scène. René Galéjade, 88 ans, veuf, retraité des P.T.T., voisin de quelques centaines de mètres. Les deux brigadiers qui accompagnaient le commissaire et son adjoint l’avaient aperçu au loin, en train de gesticuler dans sa cour pour se faire remarquer des policiers.
    Le commissaire pensait à son Ricard, à la petite carafe en plastique remplie d’eau froide, à la douce sensation de frais procurée par l’anis. Le vieillard ne transpirait pas, lui. Il le fixait de ses petites billes grises, voilées par un début de cataracte.
     – Monsieur Galéjade, pourriez-vous nous indiquer ce que vous avez entendu ou vu dans les dernières heures près de la maison de Victoire ? Avez-vous remarqué quelque chose de suspect ? A-t-elle reçu de la visite ?, demanda le policier.
     – Hé, moins vite, gamin, ma tête tourne moins vite que la tienne. J’ai quelques kilomètres au compteur, tout de même…
     – Pardonnez-moi mais le temps presse, Monsieur. Le ou les coupables sont peut-être encore dans les environs. Votre voisine a-t-elle reçu des visiteurs ?
     – J’ai passé l’après-midi dans ma cour à éplucher des pommes de terre. J’ai pas vu grand’chose, mes yeux marchent plus très bien. Mais j’ai entendu quelque chose, des bruits de pétrolettes, deux ou trois, je ne sais plus très bien, elles allaient vers chez Victoire.
     – Ça s’est passé vers quelle heure, Monsieur Galéjade ?, interrogea Dejonc, qui avait sorti de sa mallette un petit calepin corné sur les bords.
     – J’ai d’abord cru que c’était le porteur d’eau. On en a besoin de celui-là, Monsieur le Commissaire, y a plus d’eau courante depuis des jours. Il vient tous les trois jours, toujours en début de sieste, vers deux heures. Mais il est pas venu aujourd’hui.
     – Et ces pétrolettes, elles seront reparties d’où elles venaient ? Il y a combien de temps ? Elles sont restées longtemps ?
     – Oui, elles sont reparties, je ne sais pas, une dizaine de minutes plus tard, il y a une heure. Elles sont passées devant chez moi sans s’arrêter. J’ai crié, je voulais mon eau, Monsieur le Commissaire, mais je ne l’ai pas eue. Maintenant que j’y pense, je n’ai entendu que deux pétrolettes.
     – C’est tout ce que vous avez remarqué, Monsieur Galéjade ? Pas d’autres mouvements ?
     – Non, je crois pas. Après j’ai fait ma petite sieste et j’ai été réveillé par le bruit de vos camionnettes.
     Dejonc remercia le vieil homme et s’éloigna rapidement avec son adjoint.
     – Barzac, appelle le central, qu’ils essaient de contacter les associations qui livrent l’eau potable dans le coin.
     – Quoi, vous pensez que ce serait le livreur ?
     – Le livreur, probablement pas, ou alors un livreur très stupide… Mais peut-être quelqu’un qui a cherché à prendre sa place. Je n’ai noté aucune trace d’effraction, la victime attendait quelqu’un, c’est vraisemblable et le livreur n’est pas passé puisqu’on n’a pas retrouvé d’eau chez elle.

* * *

     Deux minutes déjà que le caillou plat avait frappé la vitre du rez-de-chaussée. Ils n’avaient pas bougé d’un cran. Elle s’était déjà retournée plusieurs fois vers lui, semblant lui demander ce qu’ils attendaient. Il s’était contenté de lever la paume de la main pour lui faire signe de ne pas bouger.
     La fermette était entièrement silencieuse, ses alentours aussi.
     Il tamponna la sueur qui perlait sur son front avec le bas de son t-shirt blanc. En quelques pas, il la rejoignit et ensemble, ils avancèrent vers le bâtiment. On aurait dit que l’encoignure de la porte d’entrée, en contre-jour, absorbait l’aveuglante lumière du jour comme un trou noir. Pas un mouvement alentour.
     Il lui fit signe d’attendre devant. Lentement, presque sans bruit, il disparut dans l’obscurité. Elle trépignait d’impatience. Il s’était déchaussé sur le seuil, pour éviter le frottement de ses sandales sur la pierre bleue. Le sol lui glaçait la plante des pieds. Ses veines absorbaient lentement le froid pour le diffuser dans tout son corps, dans un frisson d’extase. Il entendit alors un bruit.
     De derrière la porte au fond du couloir, il entendit clairement un tintement métallique. « La maison n’est pas vide », pensa-t-il.
     Il posa la main sur la poignée de laiton et tourna très lentement en tirant vers lui. Par l’entrebâillement, il ne distinguait rien ou presque.
     La seconde d’après, il sentit une force prodigieuse le repousser en arrière. La poignée s’enfonça douloureusement sous son plexus solaire, lui coupant le souffle instantanément.

* * *

     La camionnette fonçait à toute allure sur la petite route de Farjet. Dejonc agrippait le volant de ses phalanges blanchies par le stress. Le central radio les avait recontactés quelques minutes après leur appel.
L’Association sportive et éducative de Glédan était chargée de l’approvisionnement en eau dans les hameaux au nord de la ville.
     Ils avaient été mis en liaison avec la ligne d’urgence. Le permanent au téléphone leur avait communiqué le trajet des deux livreurs, Serge Lefebvre et Antoine Etxebarria. Victoire était la première personne sur le parcours. La suivante s’appelait Michèle Bénelat. Elle habitait à quelques kilomètres de la ferme
de la vieille Manélac. Ils approchaient du but.

* * *

     Elle avait choisi de faire le tour de la propriété dès qu’il était rentré par l’avant, histoire de s’assurer que l’occupante des lieux était bien seule. Ses pas faisaient crisser l’herbe brûlée sous le mélèze. La cour arrière articulait l’habitat à un bâtiment agricole reconverti en garage, vide.
     Elle s’approcha de la seule fenêtre du pignon latéral mais une lourde tenture barrait la vue vers l’intérieur. Arrivée à l’angle, elle se figea, écarquillée. Un vélo de course était posé sur le mur nord, près d’une porte entrebâillée.
     Son sang ne fit qu’un tour. Elle fonça vers la porte, négligeant toute discrétion, ses tempes battant à l’unisson. Elle ne pensait qu’à le rejoindre. Il y avait quelqu’un d’autre dans la maison. Il était en danger.
Elle se sentait responsable de leur situation. Elle se doutait bien que cela risquait de mal finir. Il n’avait pas le crime dans le sang. C’est elle qui avait l’avait entraîné à voler l’argent des vieilles. C’est elle qui avait convaincu les deux bénévoles de les laisser les remplacer pour la journée. C’est elle qui avait achevé
Victoire à l’économe, assise sur son dos.
     Elle entendit des cris. Elle entra, découvrit un séjour aménagé en chambre de fortune. La pièce était sombre mais elle crut distinguer quelqu’un dans le lit sur sa droite, immobile. Elle vit ensuite un homme vêtu de cuissardes et d’un maillot rose prendre le dessus sur son ami, les mains agrippées sur son cou.
Lentement, elle s’approcha, sortit de sa poche un couteau suisse dont elle déplia le tire-bouchon. D’un seul geste, elle planta l’embout dans la jugulaire du cycliste.

* * *

     Dejonc et son adjoint venaient d’arrêter la voiture au pied d’un tertre rocheux à quelques dizaines de mètres de l’habitation de madame Ménelat. Ils avaient trouvé, un peu plus loin sur le bord de la route, les deux mobylettes équipées de remorques.
     Ils avaient ralenti l’allure pour ne pas attirer l’attention. La cavalerie allait claironner dans quelques minutes. Ils avaient réclamé un peu d’avance, pensant pouvoir régler la situation en douceur.
     Les deux policiers progressaient prudemment vers la maison. Soudain, des hurlements transpercèrent le silence. Le commissaire se saisit de son 38.
     – Police ! Sortez de la maison les mains en l’air. Vous êtes cernés. Madame Ménelat, vous m’entendez ?, dit calmement le commissaire.
     Le silence, à nouveau.
     – Ils essaient de prendre la tangente par la droite, chef. Couvrez l’entrée, je les suis…
     Dejonc vit son adjoint s’élancer en direction des fugitifs. Il entendit des râles provenir de l’entrée. Ses yeux tentèrent de faire la transition entre le soleil et l’ombre. Il découvrit alors un homme en habit de cycliste apparaître dans l’encadrement de la porte, la démarche grotesque et heurtée. Un petit jet de sang
giclait de sa jugulaire. Un pas de plus et il s’écroula au sol, le corps parcouru de spasmes.

* * *

     Ils laissèrent derrière eux le cycliste, pantelant. Elle était couverte d’éclaboussures de sang chaud. Le cadavre en sursis avait tenté de l’agripper après avoir retiré le tire-bouchon de son cou. Ils l’avaient repoussé vers le hall d’entrée.
     Ils entendirent les sommations du policier à l’extérieur. Il saisit la main de son amie et ils se mirent à courir en direction de l’arrière du bâtiment. Une fois dehors, ils se dirigèrent vers la dépression derrière la maison. Ils entendirent une voix derrière eux.
     – Police, ne bougez plus ou je tire ! Arrêtez vous immédiatement !!!
     Ils se lancèrent un regard. Celui qu’il attendait depuis si longtemps. Il avait même cru que cela n’arriverait jamais. Il esquissa un geste vers sa poche arrière pour se saisir du calibre 22 qu’il avait volé à son grand-père. Elle lui lâcha la main. L’adjoint appuya sur la détente, inquiété par le geste du fugitif.
     La balle lui perfora le flanc. Il tituba quelques instants avant de s’écrouler sur le dos, au pied du mélèze. Le coton du t-shirt s’imprégnait de pourpre.
     Le policier fut rapidement rejoint par Dejonc, l’air incrédule. Le commissaire semblait paralysé par le spectacle qui s’offrait à lui.
     – Mais vous avez tiré sur un gosse, crétin !!! Vous êtes complètement fou ?, lui dit-il en l’empoignant par les épaules.
     – Je sais pas ce qui m’a pris, il voulait sortir une arme, il était à contre-jour, je visais la jambe, je visais la jambe, ânonna l’adjoint, les yeux humides.
     – Occupe-toi du gamin, bon sang. J’entends les camionnettes qui arrivent ! Parle-lui !
     Dejonc fit un pas vers la gamine, à genoux dans l’herbe. Elle sanglotait, le regard dans le vide. Elle devait avoir treize ans tout au plus, à peine plus que son complice.
     – C’est ma faute, Monsieur. Il en peut rien, Aurélien. C’est moi qui voulais de l’argent. Sauvez-le ! Sauvez-le !
     Dejonc prit la petite par la main. Il tourna la tête vers son adjoint, qui tentait de ranimer le gosse déjà blême. Il ferma les yeux, comme pour déchirer le cauchemar. Pauvres gosses.

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