vendredi 4 novembre 2011

Sens Dessous [Dark Knight 59]

SENS DESSOUS
Ou le jour où Dieu dit : que les ténèbres soient.


Il est difficile de voir son propre reflet dans un écran d’ordinateur lorsque ce dernier est en veille et qu’il n’y a plus de lumière. Au bout d’un certain temps, les yeux s’habituent à l’obscurité, mais à plus de cent mètres en dessous du sol, les ténèbres restent si présentes que l’on préfère garder les yeux fermés, comme un petit enfant fuyant l’obscurité nocturne de sa chambre en se pelotonnant sous ses couvertures, bien à l’abri du dévoreur de pieds présent sous le lit chaque nuit. Cela permet de développer légèrement ses autres sens. Adonnez-vous à cet exercice. Pendant quelques instants, fermez les yeux et amusez-vous à sentir votre odorat et votre ouïe devenir plus sensibles au monde. 

Confortablement assis dans son fauteuil haut de gamme, Curtis s’amusait pour la dernière fois depuis trois jours à tester ses différentes acuités, devenues si fines au fil des heures qu’il aurait pu en tirer quelque chose une fois revenu à la surface, loin de ce centre de recherche souterrain laissé à l’abandon. La réalité, cependant, ne pouvait lui permettre de s’évader…

Le noir. Toujours le noir, les paupières closes pour échapper à une réalité devenue en peu de temps folie et carnage. 

Le premier sens à grandir fut son ouïe ; il ne lui fallut pas très longtemps pour s’habituer aux nombreux coups et grattements contre la porte de son bureau. Et bien qu’il ne s’accoutumât toujours pas aux gémissements boueux que les auteurs de ce chaos émettaient à quelques mètres de lui, il n’en ressentait plus qu’un certain dégoût à l’imagination de ce qui pouvait bien sortir ou même couler de leurs trous à merde qui furent autrefois des bouches. On était déjà bien loin des bruits mécaniques et électriques qui emplissaient auparavant le laboratoire souterrain. Tous ces petits tintements divers devenaient tellement présents qu’on finissait même par ne plus les entendre. Les derniers bruits civilisés qu’il avait entendus furent tout d’abord la voix robotique qui annonça la fermeture automatique de toutes les portes, puis, pendant quelques heures, les hurlements de nombreuses voix qu’il connaissait. Il avait vomi puis prié en entendant Jackeline Macgordie appeler sa mère tandis que les créatures la dévoraient.

Le deuxième de ses sens à croître fut, à son plus grand désarroi, l’odorat. Jamais il n’avait eu à subir une telle puanteur dans sa vie. Et pourtant, à l’époque où il exerçait comme simple médecin pour la Tech N.Y Labs., il en avait reniflé, des mauvaises odeurs… Très franchement, qui peut un jour s’accommoder à la pestilence de la chair en décomposition ? Le pourri, le mort, le cadavre, tout ce que vous voudrez. On ne s’y habitue jamais. La seule chose devenue familière pour Curtis était le froncement de ses narines, et le mouchoir qu’il tenait devant sa bouche pour ne pas vomir le peu de choses qui lui restaient dans l’estomac. 

Le toucher. Ce sens aussi s’était considérablement développé. Le troisième jour de sa claustration, il s’amusa à reconnaître de manière tactile chaque objet que contenaient les nombreux tiroirs de son bureau. Alors, quand ses doigts tremblants entrèrent en contact avec un petit sachet en plastique, son cœur ne fit qu’un bond. D’une rapidité extrême, il extirpa le paquet de cacahuètes que Mickael Phillips lui avait donné une semaine auparavant, et d’un coup de dents, le déchira, répandant les arachides n’importe où sur le bureau. Il réussit à en manger quelques unes, se délectant de ce maigre dernier repas. Tout en mâchant, il se demandait si, parmi les plaintes venant de l’extérieur, l’une d’elle appartenait à Phillips… 

Au fil des heures, la faim tenaille. Et c’est à ce moment que l’on entre dans un cercle vicieux. La faim obsède. La faim meurtrit. La faim focalise l’esprit. Très vite, on repense à toutes ces choses que l’on aime déguster. Curtis songeait avec délices aux pommes au four que sa femme préparait… Il se rappelait presque la saveur de tous ses mets divers qu’elle concoctait avec tant de finesse… Les heures passent, le nombre d’arachides archaïquement dispersées sur le bureau diminue, et Curtis se mit à aduler le goût intense des amuses-bouches, pitoyable repas ayant pour seul but le plaisir, et non plus la survie… 

Survie… Qui pouvait encore utiliser ce mot, maintenant que tout le projet venait de foirer ? Vaincre la mort, tu parles… Jamais ils n’avaient été aussi près de trouver ce fameux « élixir de jouvence » ! C’a aurait été la plus belle découverte depuis l’électricité… Un produit tellement puissant que les dernières souris auxquelles ils avaient injecté le serum était toujours vivantes depuis 10 longues années. 10 ans… Alors qu’en moyenne, elles ne vivent que deux ou trois ans. Qu’est-ce qui avait merdé, au juste ? Pourquoi le produit avait-il nécrosé les cellules humaines au lieu de les stabiliser comme celles des rongeurs ? Pourquoi les premiers cobayes humains n’avaient-ils pas vaincu leur propre mort ? Pourquoi l’inévitable mort s’était-elle transformée en quelque chose d’aussi vivant ? 

A portée de main, plus rien. Plus de cacahuètes. Pire encore, quelques heures passent, et la soif arrive. On dit que l’Homme peut survivre environ quatre jours sans boire. Mais en tenant compte de la quantité de sel mises sur les cacahuètes, la limite se raccourcit considérablement. Dans les ténèbres de la cécité, de violents coups se mirent à résonner aux tempes de l’homme. Parfois, il était arrivé à Curtis d’affronter de telles migraines le dimanche, après une trop longue grasse-matinée ou après un trop long travail routinier devant son ordinateur. La douleur était à peu près la même, sauf qu’en plus du mal de crâne, s’ajoutait l’engourdissement de ses muscles, trop longtemps inactifs sur son siège. Il avait payé le prix fort pour un confort extrême, et voilà qu’aujourd’hui, il le regrettait.

La vue. Il ne reste que celui-là. Et c’est le sens qui joua le plus dans la vie de Curtis. Plongé dans une vague de souvenirs flous et désorientés le menant tout droit à la folie, il tenta d’ouvrir progressivement les paupières. A sa grande surprise, ses yeux ne le trahirent pas avant la fin. Il s’était trompé sur toute la ligne, il faisait plus noir encore dans sa tête que dans son bureau. Les contours de la pièce apparurent plus nettement qu’il ne l’aurait imaginé. Comme si retrouver la vue fut un miracle, Curtis posa les mains sur son bureau et toucha à tous les objets qui lui tombaient sous la main. Sa tasse vide, son paquet de cigarettes vide, son agrafeuse, sa souris d’ordinateur… Juste en face de lui, l’écran se ralluma, sortant de sa veille. Et un e-mail apparut. « Curtis, si tu es là, réponds moi, on a rétabli le réseau entre les machines, si tu es vivant, réponds moi et on arrive. On devrait réussir à défoncer ta porte. – Philips. » Le message datait de la veille, à 15h56. Il se sentit alors pris d’un rire nerveux. Violent. Rauque. Pendant un instant, il s’étrangla. Que n’aurait-il pas donné à l’instant pour fumer une cigarette… La dernière. La porte n’allait pas tarder à céder. Certes elle était lourde, mais pas aussi résistante que celles des laboratoires, deux étages en-dessous. Là où le projet Immortalis avait lamentablement échoué. Dans quelques instants, les choses qui se trouvaient à l’extérieur pénètreraient dans la pièce et tout serait enfin terminé. 

La porte émit un nouveau craquement. Ils semblaient être encore plus nombreux.

Toute sa vie, Curtis cumula les bourdes. Dès son plus jeune âge, il montra sa capacité à faire les mauvais choix. Sa première fête entre copains, son premier pétard qui le rendit malade comme un chien, sa première fois avec une fille atteinte de la mononucléose, son premier mariage, sa première maison à retaper entièrement, son premier job de toubib raté… Et dans son bureau, dans ce laboratoire souterrain, son premier et dernier choix, celui de fermer les yeux sur le monde, sur la vie… Une fissure finit par apparaître dans la porte. Elle s’agrandit au fil des coups, aussi mous et poisseux soient-ils. En quelques secondes, elle s’ouvrit à la volée, faisant voler le verrou magnétique à travers la pièce, et les choses entrèrent. Sans vraiment distinguer les visages de ceux qui furent autrefois ses collègues, Curtis regarda les êtres s’avancer vers lui en renversant au passage les dossiers et les bibelots, et les laissa faire lorsqu’elles posèrent leurs mains sur lui. 

Il voyait alors plus nettement que jamais. Teints blafards, croûtes et filets de sang. Chaque plainte des créatures pénétra ses tympans. Il huma une dernière fois la terrible odeur de chair pourrie. Il ressentit chaque reste d’empreinte de leurs doigts poisseux sur son visage. Il goûta à son propre sang lorsque sa secrétaire plongea les dents dans son cou, explosant au passage sa carotide.

Pénétrant à cet instant dans une terrible démence inconsciente, Curtis vit son propre reflet dans l’écran d’ordinateur.

Et pour la toute première fois depuis trois jours, plus que l’effarement, il sentit tout doucement une véritable terreur s’emparer de lui. Il tenta de hurler, mais le seul son qui sortit fut un horrible gargouillis. Il agita vainement les bras, renversant au passage l’écran, qui tomba, et s’éteignit pour de bon.

D'un pas lent, chancelant, Jackeline Macgordie s'approcha du bureau de son ancien collègue. La porte était démise de ses gonds. Ça sentait fort. Ça sentait bon. Et elle avait faim.

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