jeudi 3 novembre 2011

Monsieur Léonard et le Ca(ca)pitalisme [Herr Mad Doktor]


Il était une fois, au 23ème étage d’un HLM de Province, un inventeur en herbe appelé M. Léonard, dont la dernière et formidable trouvaille promettait de rapporter un maximum de pépettes…  
Ce n’était pas tous les jours que l’on découvrait un moyen de propulsion révolutionnaire! Ecologique par nature, inépuisable, gratuit, son moteur new-age avait tout pour conquérir le monde. Les rois du pétrole dans leurs palais d’Orient n’avaient qu’à bien se tenir : sa Caca-Mobile© était sur le point de casser la baraque ! Certes, quelques menus détails restaient à régler, mais les grandes lignes de son projet étaient toutes tracées...

            L’intrépide inventeur ne bénirait jamais assez la gastroentérite carabinée qui lui avait donné matière à réflexion. Coincé sur le trône toute une semaine durant, ses entrailles se vidant sans discontinuer au prix de spasmes épuisants, M. Léonard avait réalisé combien il était dommage de gaspiller autant d’énergie pour du vent. Un prout en entraînant un autre, M. Léonard en était venu à penser avec compassion à tous ces pauvres hères qui, dans tous les pays du globe, suaient chaque matin sur leur trône avant de tirer négligemment la chasse, ne soupçonnant pas un seul instant qu’ils jetaient des diamants aux égouts. Dès son rétablissement, l’artiste s’était mis au travail avec enthousiasme. Bien entendu, il avait puisé son inspiration dans le seul lieu au monde qui convint à son sujet d’étude : les vécés. On ne pouvait pas y faire rentrer une chaise, et encore moins un bureau, mais la lumière était bonne et l’air toujours parfumé.    
Durant quinze jours et quinze nuits, M. Léonard ne quitta pas son cabinet. Il était capital, selon lui, de raisonner dans les conditions du réel, or le prolo contemporain ne passait-il pas un temps incroyable au volant de son véhicule, coincé dans les embouteillages ? Bien que pétries d’inquiétude, son épouse et son imbécile de fille se plièrent à ses caprices instructions, lui fournissant matériel, nécessaire de toilette et nourriture. Malgré la fougue créatrice qui lui retournait les boyaux, l’inventeur voulait prendre le temps de mûrir son projet, car en matière d’automobile comme de transit, il convenait de ne point confondre vitesse et précipitation.  

« Eurêka ! » Un matin, M. Léonard quitta son boudoir d’un air triomphal, brandissant un rouleau de papier toilettes (senteur lavande) qui, tel un papyrus enroulé, contenait les détails de son plan d’étude.  Feu son institutrice de mère aurait été fière de lui : sa longue et coûteuse formation scientifique – trente ans d’abonnement à Science et Vie Junior – n’avait pas été vaine ! Adoptant une approche purement empirique de son sujet, notre Einstein des WC commença par stocker méthodiquement ses selles, ainsi que celles de sa petite famille, au réfrigérateur. Mine de rien au bout d’une semaine ça en faisait déjà un sacré paquet, si bien que la famille Léonard dut se payer un second frigo, bientôt suivi d’un troisième. Le banquier ayant du mal à saisir la raison de cette soudaine demande de prêt, M. Léonard prétendit que sa femme attendait un heureux évènement, mensonge qui aurait fort déplu à sa défunte maman, mais ses précieux cobayes méritaient bien quelques entorses aux bonnes manières. Puis, en scientifique accompli, le chercheur observa l’évolution naturelle de ses selles à l’air libre, autrement dit dans les pots de fleurs du balcon – les voisins du dessous se plaignirent de l’odeur, mais était-ce de sa faute s’il vivait en HLM ? –, avant de leur faire subir toute une série de tests compliqués : centrifugation à la machine-à-laver, explosion au pétard, chute du 23ème étage (« pardon, M. Patapon ! »), mixage au Mixor 8000, étalage au rouleau à pâtisserie, séjour au four à micro-ondes… L’observation attentive – et souvent salissante – des effets produits était saisissante, car outre le fait que Mme Léonard réclamait un nouvel appareil électroménager après chaque expérience, les résultats prouvaient que la combustion des excréments dégageait une quantité phénoménale d’énergie… Les savants calculs qui en découlèrent furent formels : pour peu qu’on leur fît subir un traitement adéquat, les excrétions fécales journalières d’un adulte de poids moyen suffisaient à faire rouler une voiture durant une centaine de kilomètres ! Le moteur carburant au caca était en marche… Les magnats du pétrole ne s’en relèveraient jamais.   

Ah, l’euphorie de l’esprit triomphant, la joie du pionnier téméraire explorant des territoires vierges où l’Homme n’avait jamais posé sa crotte ! Tout cela était grisant, mais il restait à rendre ce merveilleux concept viable sur un plan économique... En cette époque superficielle et décadente, les gens n’achetaient pas n’importe quoi. Le nom du produit revêtait une importance capitale. Il fallait quelque chose d’à la fois cool, accrocheur et facile à retenir… Un téléfilm retraçant la vie de Jean-Paul II donna la solution à l’inventeur : son véhicule s’appellerait la CacaMobile©.
Autre élément à ne pas négliger : le design – personne ne voudrait d’un véhicule ressemblant à une moto-crotte. Après réflexion, M. Léonard choisit une Jaguar pour modèle de base, parce que quitte à faire ses besoins dans une voiture, autant qu’elle ait la classe. Concession inévitable, il faudrait troquer les traditionnels sièges en cuir contre des trônes en émail. Convaincre M. Tout-le-monde de conduire cul nu ne serait sans doute pas une mince affaire, mais M. Léonard avait foi en l’évolution des mœurs. L’avantage d’un tel système de siège était double : pouvoir faire le plein tout en conduisant et supprimer les pauses pipi, chronophages s’il en était… Terminé le temps perdu dans des stations services à l’hygiène souvent douteuse ! Désormais, toute la petite famille apporterait sa contribution au voyage, dans la joie et la bonne humeur – M. Léonard n’était pas peu fier d’ainsi abattre les barrières générationnelles. Aspirées par des tuyaux ultramodernes, les aimables donations des passagers s’accumuleraient dans la citerne, située à l’arrière du véhicule ; là, des bactéries triées sur le volet les aideraient à fermenter, tandis qu’un système d’aération très complexe se chargerait de retenir le précieux méthane – quant au pipi, au cas où vous vous le demanderiez, il serait recyclé en liquide pour laver les vitres. Une brève étincelle suffirait à enflammer le tout, produisant ainsi des tonnes et des tonnes de kilojoules ! Une fois leur (com)mission accomplie, les passagers seraient libres de glisser un coussin amovible sous leur postérieur, pour plus de confort – parce que la lunette des toilettes, ainsi que le fit judicieusement remarquer Mme Léonard, ça fait tout de même un peu mal au derrière au bout d’un moment.
Voilà pour le gros du travail. Le reste, c’était de la finition. Pour son voyage de noces, M. Léonard était parti au Japon ; enfin presque : on lui avait offert une cassette vidéo consacrée à ce curieux pays. L’époustouflante inventivité des WC nippons l’avait touché jusque dans son âme – un petit jet d’eau s’occupait de laver vos sphincters souillés, puis un mini-ventilateur les séchait, cependant que le trône, muni de radiateurs miniatures, maintenait vos fesses au chaud –, aussi avait-il décidé d’offrir les mêmes prestations dans son véhicule. A ce stade de perfection ce n’était plus de la technologie, mais de l’Art ! Ainsi, M. Léonard envoya des missives enflammées aux entreprises japonaises spécialisées dans les toilettes de luxe (Kakakaki, Merdoku), leur présentant en détails son faramineux projet. Curieusement, ses propositions révolutionnaires demeurèrent lettre morte. L’espionnage industriel, sans doute. M. Léonard ne se laissa pas décourager pour autant… La C.I.A. (Constipation International Agency, société secrète dont le noir objectif était de répandre la constipation sur le monde) aurait beau lui voler son courrier, jamais elle n’endiguerait les flots déchaînés de sa créativité bouillonnante ! Aussi, avec une volonté assumée de faire un pied de nez à l’Ennemi, l’inventeur en herbe proposa un partenariat fort avantageux à une entreprise chère à son cœur…

L’heureuse élue se nommait Sell et avait pour logo un étron souriant, en forme de coquillage. Au sein des stations service de cette chaîne, les toilettes étaient toujours impeccables, les prix souvent bas et, d’après ce que M. Léonard avait pu en lire dans les journaux, il semblait s’agir d’une société très concernée par la protection de l’environnement. Dans son courrier, l’inventeur envisageait la création de stations d’un genre nouveau, où l’on ne vous nettoierait plus seulement le pare-brise, mais également la cuvette des toilettes, le réservoir et, pourquoi pas, le postérieur. On y trouverait des distributeurs de stimulants coliques (jus d’orange, compotes de pruneaux, café, purges) permettant de dépanner le conducteur à sec ; quant aux pétillants produits de la Caca-Cola Company, ils feraient de formidables pourvoyeurs de gaz naturel.
Dire que la réponse le surprit est encore loin de la vérité. Dans un français approximatif, un rustre chargé de la « communication client » qualifiait son projet de hautement improbable et lui conseillait de soigner son problème de stade anal ; il concluait sur ces mots, d’ailleurs fort à propos : votre Caca-Mobile©, c’est de la merde. « Mais justement ! s’était exclamé M. Léonard, dépité. Justement ! »
Par la suite, divers autres partenaires potentiels – Vérolia, Air-Biques, Connards WC – avaient dédaigné son offre. Tant pis pour ces imbéciles… La fortune personnelle de M. Léonard n’en serait que plus colossale !
   
Désireux de porter une touche finale à sa création, l’inventeur décida de présenter ses plans à son abrutie d’épouse. Un regard féminin, aussi myope fût-il, éclairerait son œuvre d’une lumière nouvelle ; ainsi que le répétait son père, l’œil de ces gorgones n’était réceptif qu’aux défauts.  
La première réaction de Mme Léonard fut un profond soulagement : elle n’aurait plus à empaqueter ses selles dans des tuperwaere ! Cependant, bien que majoritairement séduite par ce projet pour le moins original, elle mit le doigt sur quelques faiblesses... Fine psychologue, elle fit néanmoins tout son possible pour ménager son soupe-au-lait de mari : « Je ne vais pas te le cacher, mon chéri, mais j’ai tiqué sur un ou deux points… Primo, le bruit et l’odeur. Personnellement, et là je parle en tant que femme, j’aurais honte de monter dans un véhicule pourvoyeur de prouts et distillant une odeur d’égoûts. »
Son époux prit étonnamment bien la chose : « Honte, honte ! singea-t-il. Il faut toujours que tu exagères ! Comparés aux fumées noires pestilentielles des pots d’échappement actuels, les pets de mes Jaguar sentiront la rose ! Le tout, ce sera de ne pas se trouver derrière une voiture lors d’un démarrage en crotte, pardon, en côte. Quant à la prétendue gêne provoquée par le bruit, eh bien moi je trouve ça plus rigolo que le tintamarre d’un scooter trafiqué ! » 
Comme à son habitude, son mari avait réponse à tout. Consciente de soulever un point sensible, Mme Léonard aborda sa seconde réserve avec circonspection ; elle ne voulait surtout pas que son époux prît cela pour une attaque personnelle. « Bien. Et dis-moi, mon amour, je n’y connais rien, mais sur le plan de la sécurité, n’y-a-t-il pas un risque de voir exploser les gaz flottant dans le réservoir ? »
Cette fois, M. Léonard réagit nettement moins bien ; il semblait abasourdi par tant de crétinerie. « Ahlala, tu oses m’attaquer sur la question de la sécurité, moi qui suis si prudent ? Sache que c’est la première chose à laquelle j’aie réfléchi ! Un permis spécial CacaMobile© sera nécessaire, ainsi que de menus remaniements du code de la route : interdiction de fumer au volant, interdiction de griller une allumette sous les fesses du conducteur, même pour blaguer, interdiction formelle de jeter des mégots dans la cuvette. Satisfaite ? » Il croisa les bras et toisa sa femme d’un air de défi. 
« Oui oui ! » se hâta de répondre Mme Léonard. Elle hésita longuement avant de poser sa dernière question, craignant que son tendre et cher n’entrât dans une colère noire. Après une grande inspiration, elle se jeta à l’eau : « En toute franchise, il y a un autre élément que j’ai du mal à saisir… Pourquoi, au lieu d’imaginer un remplissage… disons individuel, ne pas construire des pompes à… enfin à m… où chacun serait libre de se ravitailler indépendamment de l’état de son transit ? »
M. Léonard faillit tomber de sa chaise tant l’interrogation lui paraissait sotte. Farouchement opposé au capitalisme sauvage, il lui tenait à cœur de fournir une source d’énergie gratuite à ses semblables. Que l’on mît en place un système de distribution payante, et l’on retombait dans le cercle vicieux de la libre concurrence… Il faudrait fixer le prix du baril de caca ; selon les périodes de l’année, on connaîtrait des flambées du cours du caca, et les plus gros producteurs de caca (les pays riches, comme toujours) pourraient alors imposer leurs tarifs aux petits artisans. Rien que d’y penser, cela lui échauffait la tripe ! Pas question que le lobby de la crotte remplaçât celui du pétrole – pas question que l’or marron chassât l’or noir…  Car ce que M. Léonard visait avant tout avec sa Caca-Mobile©, c’était un changement profond de paradigme. « Le Cacapitalisme en action ! », telle serait la devise de son projet.
Sa femme le prévint gentiment que cette attitude bornée conduirait inévitablement à l’apparition d’un marché noir – ou pour être exact : marron. En effet, en cas de panne sèche, il faudrait malgré tout être en mesure de remplir son réservoir… Or les femmes dans sa situation, c’est à dire constipées chroniques, c'est-à-dire toute la gent féminine, auraient bien du mal à y parvenir sans un coup de main – façon de parler. Tout particulièrement dans le stress du matin, au moment de partir au travail, avec les enfants beuglant sur le siège arrière. Elle s’imaginait forçant désespérément sur le trône côté conducteur, alors que l’heure défilait inexorablement…
« Fais donc un peu fonctionner ta cervelle ! la coupa M. Léonard. Au lieu d’aggraver tes hémorroïdes, tu pourras utiliser les laxatifs du kit de secours, ou bien demander l’aide d’un sympathique voisin. » Le vieux M. Patapon, incontinent anal notoire, deviendrait sans doute très populaire dans le quartier. Encore un moyen simple de renforcer les rapports humains !
Après tout, réalisa soudain M. Léonard, la Caca-Mobile© pourrait même totalement remplacer les toilettes traditionnelles, il suffirait pour cela de positionner intelligemment le garage au sein de la maison. Tout le monde irait y faire ses besoins au cours de la journée, et adieu les pannes sèches ! Une Jaguar, c’était tout de même plus attrayant qu’une cabane au fond du jardin ; en plus, on pouvait y écouter la radio ou parler à la CiBi en faisant sa petite affaire. Mieux encore : à la place des abominations olfactives qu’étaient les toilettes publiques, on pourrait mettre en place des bornes Caca-Libre© où des Caca-Mobiles© en libre service seraient disponibles pour tout un chacun ; l’autonomie des véhicules serait assurée par les citoyens eux-mêmes, chacun contribuant à remplir le réservoir dans un bel élan de civisme et de solidarité. M. Léonard imaginait déjà la réclame : un enfant souriant devant une borne Caca-Libre©, affirmant fièrement face caméra : « Tous les matins, je fais mon devoir citoyen. » L’avenir s’annonçait radieux !   
Mme Léonard avait cependant encore bien d’autres objections, notamment une invraisemblable histoire de chiens errants attirés par les odeurs de crottes, qui selon elle soulèverait rapidement un véritable problème de santé publique, mais son mari ne voulut pas les entendre. Son invention était visiblement trop révolutionnaire pour l’esprit féminin.

Au diable les débats stériles, l’heure était enfin venue de donner vie à son invention ! M. Léonard ne possédant pas de voiture – l’inspecteur du code de la route avait une dent contre lui –, il envoya les plans détaillés de son chef-d’œuvre au service « Conception » de Jaguar et attendit fébrilement une réponse… Qui ne vint jamais.
La frustration fut immense. M. Léonard aurait volontiers construit lui-même un prototype, afin de prouver ses théories, mais il avait déjà du mal à assembler les maquettes de sa fille… Et à dire vrai, il craignait désormais pour sa vie. Tant de ses lettres étaient tombées aux mains de la C.I.A… Celle-ci savait désormais tout de ses plans secrets et ne tarderait sans doute pas à les vendre à la concurrence ! Prochainement, une Jaguar version Caca-Mobile© sortirait, et tout le monde crierait au génie devant l’ingéniosité et la pureté de son moteur à caca. Son invention ferait sans nul doute le tour du monde, équipant tour à tour bateaux, avions et fusées, tandis que son nom marinerait dans les cloaques de l’anonymat. Bien que cela lui brisât le cœur, M. Léonard devait s’avouer vaincu. 

            Perdre une bataille, pour autant, ce n’était pas perdre la guerre. Après tout, qu’importaient la célébrité, l’argent et la gloire ? Vanités que cela… En vérité, seul comptait le génie pur et désintéressé de l’esprit créateur ! Ragaillardi, le joyeux inventeur s’enferma à nouveau dans ses cabinets et se remit au travail. Sa prochaine invention, il la produirait lui-même, à partir de son propre véhicule. Et cette fois-ci, la gent féminine ne serait pas en reste… D’ici la fin de l’année, la mobylette roulant au pipi inonderait le marché !     Droits d'auteur protégés

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