vendredi 18 novembre 2011

Aux sévices de Dieu [Nosfé]


1.
Il suffira d'un cygne...

Boire mon petit café du matin avec ça devant les yeux n'était certainement pas le truc le plus fun qui me soit arrivé.
A côté de moi, Jules non plus n'en menait pas large; son gobelet plastique était encore plein, et le jus de chaussette qu'il contenait devait avoir bien tiédi...
Revenant accompagné d'un adjoint au maire qu'on avait, à en voir ses cernes, cheveux et vêtements en bataille, vraisemblablement tiré du lit, le gardien avait retrouvé quelques couleurs. Le vieil homme avait déjà dû en voir des vertes et des pas mûres, mais je ne doutais pas un instant du choc que ça pouvait être pour lui. Après les salutations d'usage, et comme d'un commun accord, nous nous tournâmes tous les quatre, silencieux, le nez dans le grillage, à contempler le charnier.
Éventrés, découpés en morceaux épars et dépecés, baignant dans un mélange de boue et de sang ou flottant dans les eaux rougies de leur petite mare, la demi-douzaine de cygnes du parc municipal étaient là, face à nous, en pièces détachées.
L'adjoint au maire, fidèle à son rôle de politicard, sortit une banalité.
- Quel genre de malade peut bien faire une chose pareille ?
J'avais bien envie de lui sortir une petite vanne, mais j'avais eu des remontrances peu de temps avant, m'indiquant qu'il fallait que je fasse pédale douce sur les sarcasmes. Je me tus donc.
Le vieux gardien avait la lèvre qui tremblait sous sa moustache grisonnante et les yeux bien humides. Il murmura quelques mots, Jules lui demanda pardon, et il répéta, plus fort :
- Je crois qu'il en manque un.

Je m'étais éloigné, fumant une clope devant la grille du parc. Au-dessus de moi, l'arche en fer forgé, aux fioritures art nouveau, intitulait orgueilleusement ce petit ensemble de bestioles enfermées sous le nom de "zoo". Régulièrement, des personnes arrivaient, s'étonnaient de voir le portail fermé, me jetaient un regard interrogateur, et, se doutant bien à la vue des quelques uniformes qui traînaient qu'il se passait quelque chose, repartaient promener leur môme, leur ennui ou leur chien ailleurs. Jules, vêtu de la même combinaison de papier que deux autres bleus, revenait vers moi. Couverts de boue et de sang, ils portaient tous les trois des sacs poubelles bien remplis et fermés par des scellés. Jules me lança un regard noir.
- Merci pour le coup de main, me fit-il en passant le portail que lui ouvrait un uniforme.
- Hé, il fallait bien que quelqu'un fasse le tour pour voir si d'autres bestioles avaient été trucidées, je lui dis. Je lus à son regard qu'il n'avait pas trop envie que je me paye sa tête.
Histoire de me rendre utile, j'ouvris le coffre de la fourgonnette pour que mes cosmonautes se déchargent de leurs sacs et se débarrassent de leurs frusques puant la fiente et la viande froide. 
- Ah, puisque cette affaire a l'air de te passionner, me lança Jules, je suppose que tu seras content d'apprendre que le vieux ne semble pas s'être tout à fait trompé.
Je fis à peine attention à la méchanceté qui pointait dans sa phrase pour me concentrer sur la question qu'elle appelait.
- Pas tout à fait trompé?
- Ouais. Il ne manque pas un cygne entier, mais quelques morceaux. Une tête, deux pattes et trois ailes.
- Du même animal?
- A la prochaine question conne, je te fous mon poing dans la gueule, menaça-t-il.
Et de monter dans la fourgonnette aussi vite. Je décidai donc de monter dans l'autre voiture et de faire chier un autre bleu durant le retour au bercail.
Le reste de la journée passa lentement, et passé l'originalité de ce sextuple anatidécide (un meurtre de canard ; j'avais cherché exprès le mot dans le dico après la pause déjeuner), la monotonie avait repris ses droits. 
Hormis les morceaux de volaille eux-mêmes, nous n'avions guère d'indice. Pas de témoin, à moins que les babouins ou les buffles des enclos adjacents ne se décident à venir déposer ; aucun signe d'effraction sur aucune des deux entrées du zoo (j'avais bien ri en voyant l'adjoint au maire souligner à un journaleux qu'il ne s'agissait pas d'un simple petit parc animalier), pas de traces de chaussure ou quoi que ce soit dans l'enclos. Pour un peu, on aurait pu croire que nos cygnes s'étaient fait ça entre eux, un petit règlement de compte au couteau, façon loubards. Je les voyais bien, moi, en deux groupes face à face, à claquer des ailes en refaisant la chorégraphie de West Side Story ; soudain apparaissait un cran d'arrêt entre deux plumes, et la confrontation, inévitable, tournait au massacre... Étonnamment, cette théorie ne séduisit pas mon petit Jules, qui l'eut d'autant plus mauvaise durant la journée qu'il avait encore plein de merde d'oiseau dans les chaussures, et pas de chaussettes de rechange.
Bref, la fin de journée s'annonçait doucement, et je me voyais déjà, binouze à la main dans mon salon, à m'abrutir devant Une Famille en Or, quand un planton vint me couper dans mon élan vers la sortie.
- Une fille vient d'arriver. Elle s'est faite agresser par un gars bizarre.
- En quoi c'est mes oignons?
- Le gars en question s'était collé des ailes aux bras et une tête de cygne sur le crâne. Une vraie.

La gamine pleurnichait sur son chocolat chaud en faisant sa déposition à Jean-Jacques. C'était un tendre, le Jean-Jacques. Un sorte de gros nounours en uniforme, le regard placide, la voix grave, douce et traînante, tout indiqué pour interroger les personnes en état de choc. La fille, elle, était pas mal ; une petite brune, coupe au carré, d'allure assez chic. Faisant fi de ses yeux rougis et de la morve qui coulait de son nez, elle était même carrément mignonne, et sous sa doudoune déchirée, on pouvait deviner un corps aux courbes alléchantes. Pas de quoi non plus me donner envie de me déguiser en cygne... Au bout d'une demi-heure, ils sortirent du bureau. Jean-Jacques donna une dernière bourrade à l'écran de son PC qui mettait toujours une plombe à lancer l'impression et nous rejoignit dans le couloir, histoire de nous faire un petit topo.
- Le gars qui l'a agressée est un grand gaillard, barbu, et pas trop mal bâti. Elle en est sure parce que, techniquement, il se trimbalait nu: Il s'est collé la peau et les plumes de cygne directement sur le corps, et pareil pour les ailes et la tête qui dégoulinaient encore de sang. 
Jules, en bon petit jeune chez qui la barrière entre le vice et l'exaltation du métier semblait encore floue, osa une question.
- En fait d'agression, c'est quoi? Il l'a violée?
- Oui. Un examen à l'hosto nous en dira plus, mais il y a clairement eu agression sexuelle. La cerise sur le gâteau, c'est que le gars lui a dit clairement qu'il venait de lui faire un môme. Des jumeaux même, d'après lui.
- Complètement allumé le gaillard. 
M'étant retenu de signaler à Jules l'inutilité de ce lieu commun, je décidais qu'il était largement l'heure de regagner mes pénates, en espérant passer une soirée tranquille avec ma télé, ma bière et mon plat cuisiné. 
Sans penser à ce qu'il pouvait bien m'attendre le lendemain. 

2.
Effet boeuf

Me retrouver pour la deuxième fois à boire mon petit café du matin avec ça devant les yeux n'était carrément pas le truc le plus fun qui me soit arrivé.
Ce matin, Jules était en retard. Je le voyais bien se faire porter pâle à peine le téléphone raccroché, craignant de se voir encore charger de récolter des morceaux de bestioles. Manque de bol, il avait pris un jour de congé pour rien, puisque nous laissions cette fois le boulot à un professionnel. Le bip-bip signalant le recul du camion de l'équarrisseur s'approchait, s'amplifiait, excitant plus encore les singes dans leur cage, comme si l'agitation autour d'eux et l'odeur du sang ne suffisaient pas. Face à moi, les buffles, zébus, gnous ou je-ne-sais-quoi d'espèces de taureaux étaient partagés. Certains complètement indifférents, encore allongés dans l'herbe rase ou broutant déjà une manière de petit-déjeuner gorgé de rosée matinale, d'autre tournant en rond et meuglant à la mort auprès de la carcasse nue. Le vieux gardien réapparut, plus livide encore que hier. Encore trois ou quatre meurtres de bestioles et il deviendrait transparent.
- C'était quel genre de bête? lui demandai-je en désignant l'amas de steak gâché.
- C'était un aurochs. Une sorte de taureau assez primitif qui a failli disparaître au siècle dernier.
Le remerciant pour cette information de première importance, nous nous écartâmes pour laisser passer le camion à viande froide. Une espèce de Quasimodo en marcel sortit de la cabine, et, ouvrant la benne en aluminium de l'engin, tira un câble métallique jusqu'à la carcasse afin de la treuiller. Prenant mon courage à deux mains et rangeant dans un coin le dégoût qu'il m'inspirait, je m'approchai du bossu.
- Alors, qu'est-ce que vous en dites?
- Qu'est-ce j'en dis d'quoi, me postillonna-t-il.
- La carcasse. Drôle de boucherie, non?
- Peuh! Ça a rien d'un travail d'boucher. Le gars qu'a dépecé c'te bête, y connaît rien, c'est fait tout à l'envers. Il l'y a même crevé la panse à la bête.
Je déglutis un peu de bile en remarquant en effet que l'odeur nauséabonde qui augmentait ne provenait pas uniquement de la bouche de mon bossu interlocuteur, mais aussi d'un des quelques estomacs de la bête, ouvert en grand et d'où fuyait un mélange pâteux de végétation pourrissante. 
- Non, c'est pas avec la peau de c'te bête qu'y va se faire une belle descente de lit, l'gars.
J'aurais aimé lui répondre que de toute façon, avec des cornes de trente centimètre chacune, c'était un peu dangereux comme manière de tapis de chambre, mais mon besoin d'atmosphère respirable fut le plus fort. J'abandonnai mon Quasimodo à son camion et sa viande et je m'invitai à petit-déjeuner chez Jules.

Jules habitait au troisième étage d'un HLM relativement récent et fréquentable, ce qui signifiait que la peinture sur les murs avait moins de dix ans et que l'ascenseur marchait une semaine sur deux, en alternance avec celles durant lesquelles il ne sentait pas la pisse.  
Je ne l'avais pas prévenu de ma visite, et j'eus un grand bonheur à voir son visage se décomposer en une expression de dépit quand je me présentai sur son pallier, croissants à la main. Jules était devenu flic par vocation, ça se voyait à son appartement. Tout était propre, nickel, parfaitement rangé, organisé, à sa place. Dans sa cuisine comme au commissariat, il mangeait sur un set de table duquel rien ne débordait, pas même les miettes de pain. Dans le salon, son Télé Z avait une place tout réservée dans un tiroir, histoire qu'il n'encombrât pas la table basse sur laquelle, de toute façon, rien n'avait jamais dû être posé. Un vrai putain d'appartement témoin.
- C'était quoi le zoo ce matin? m'interrogea-t-il comme pour faire barrière au trouble que ma seule présence insinuait dans l'ordre parfait de son environnement.
- Une vache. Enfin, une sorte de taureau. Dépecé de la tête à la queue, répondis-je tout en mordant à pleines dents dans un croissant, semant autant de miettes sur le carrelage de l'entrée et faisant bouillir intérieurement le gars Jules. 
- Faut savoir : c'était une vache ou un taureau?
Il était bien nerveux le Jules, et sans même attendre ma réponse, il nous propulsa vers sa cuisine afin de minimiser mes souillures pâtissières.
- Qu'est-ce que ça change? J'ai pas spécialement reluqué sous la carcasse pour savoir si elle avait des baloches! Le gardien m'a dit que c'était un taureau, moi ça me va.
- Et la fille d'hier? on en sait plus?
J'attendis que les glougloutements de la machine à expresso derrière moi cessent avant de répondre.
- Elle a bien été violée. J'ai une copie de sa déposition dans la voiture mais rien de révélateur par rapport à notre gars: il aime zigouiller des bestioles et violer des filles.
- On est sûr que c'est lui aussi pour le taureau?
Cette fois, ce n'était pas à cause du café qu'il me servait que je laissais un blanc.
- Ca dépend, tu vois qui d'autre pour faire ça? Francis Heaulme? Pas de bol, il est sous les verrous. 
- Non, mais je veux dire... balbutia un Julos qui tentait de se raccrocher aux branches... Les journaux en ont parlé, ça a peut-être donné des idées à un autre cinglé, voire à plusieurs. C'est que ça doit pas se laisser buter comme ça, un taureau.
Déconcentré dans ma recherche d'une vanne visant à calmer les élucubrations policières de Jules par les vrombissements de mon portable, je lui lançai "Ça dépend du toréador", avant de décrocher, d’écouter ce qu'on me disait, d'envoyer à Jules le sourire du mec qui savait qu'il avait raison, et de raccrocher.
- Une fille vient de se faire agresser par un mec déguisé en minotaure. Et si ça peut te faire plaisir: Oui, les couilles faisaient partie du déguisement.  

Si j'avais eu encore quelques doutes quant à la santé mentale de notre bonhomme, ils se seraient envolés à la vue de sa dernière victime. Il fallait vraiment avoir un grain pour agresser cet humanoïde vaguement féminin. Aussi grande que large, le cheveu blond et filandreux, attifée qui plus est de lunettes tellement moches que la seule façon de les vendre était de les faire rembourser à 100% par la Sécu, et d'un ensemble de jogging comme je n'en avais plus vu depuis la dernière diffusion du Prince de Bel Air. Histoire de l'arranger encore un peu, elle avait au front un bon gros oeuf qui bleuissait lentement. La donzelle n'avait, de toute manière et ça ce voyait, guère été aiguillée sur la voie de la féminité et de l'élégance par ses parents, lesquels l'avait scandaleusement baptisée Claude. 
On était sur les lieux du crime, dans un petit square, à proximité de la vieille ville. Claude était là, une poche de glace sur son bleu et entourée de flics, à raconter encore une fois son histoire et s'emmêler les pinceaux, à deux pas du platane où on l'avait retrouvée. Parvenant jusqu'à nous, les effluves et les échos du marché tout proche, d'où des témoins avaient donné l'alerte. Certaines personnes s'étaient en effet étonnées, entre les saucissons en promo et les épluches-légumes révolutionnaires "made in China", de voir une fille moche en survêtement se faire kidnapper par un mec uniquement vêtu d'une peau de taureau - couilles comprises... 
De ce qu'elle racontait, il lui était tombé dessus à la sortie de sa salle de gym, lui avait foutu une bonne mandale, et profitant qu'elle était un peu sonnée, s'était cassé le dos à porter son quintal jusqu'à ce square où il avait fait sa petite affaire, juste là, sous le platane.
- Cette situation ne peut pas durer! annonça l'adjoint au maire en guise d'entrée. Le commissaire se jeta sur lui pour lui lécher la rondelle et l'assurer que tous les moyens étaient mis en oeuvre, et que tous ses hommes étaient sur l'affaire, j'en passe et des dessalées. Je pensais parvenir à garder cette analyse socio-professionello-politique pour moi quand Jules me fit bien comprendre que j'avais mieux à faire.
- C'est peut-être un sale con, mais il a raison; il faut agir vite, on ne peut pas poster un flic derrière chaque femme...
Il commençait à me connaître, le Jules, parce qu'il ajouta aussitôt qu'il n'y avait pas à plaisanter sur un quelconque sous-entendu sexuel dans ce qu'il avait dit, ni sur le fait que oui, on savait maintenant que mêmes les thons n'étaient pas en sécurité. Ca me faisait plaisir de constater qu'il me comprenait à ce point, même si j'en ressentais aussi une certaine frustration: une méchanceté ne valait que si elle était exprimée, sinon elle se transformait en bile, en rancoeur, et je n'avais guère envie de vérifier si je pouvais faire passer un ulcère à l'estomac comme maladie professionnelle... 
J'en étais là de mes pensées (que je m'efforçais de faire ressembler extérieurement à la réflexion analytique d'un détective) quand les clignotements bleus des gyrophares d'une ambulance vinrent m'en tirer. Ils venaient chercher Claude pour savoir si son intimité pubienne avait vraiment subi les assaut de notre pervers pépère. Jules connaissait un des infirmiers, il alla donc faire preuve de civilité et de politesse, et accessoirement, à la pêche aux nouvelles. Il revint vers moi dix secondes plus tard, pas joisse.
- La fille qui a été violée hier, tu te souviens qu'il lui avait dit qu'elle aurait des jumeaux?
- Ouais.
- Eh bien, soit il est devin en plus d'être taré, soit il a dressé un à un ses spermatozoïdes...
- Je le vois bien, tiens, la guiche à la main, avec un sifflet et un fouet...
- Arrêtes tes conneries! Elle est enceinte, bordel! il l'a vraiment mise en cloque.  

3.
Golden Shower

S'il y avait bien une chose que personne ne respectait, de la petite frappe jusqu'au parrain du grand banditisme, c'était le week-end. Après toutes ces années à être flic, le seul point que j'avais pu révéler en commun entre tous les délinquants, braqueurs, criminels, assassins, cas sociaux, citoyens lambda qui dérapaient, c'était leur capacité à foutre en l'air mes repos dominicaux. Durant toute la matinée, j'avais espéré que les pervers sexuels zoocides faisaient exception. J'y croyais au point, une fois mon cassoulet Eco+ avalé, de me préparer à un authentique dimanche après-midi de glandouille, posé devant la télé, à regarder un étron filmique avec le gros Steven Seagal. J'y croyais, parce que ces derniers jours avaient eu de quoi contrarier les élans de notre cramé du bulbe: dans l'urgence, on avait trouvé assez de pognon pour embaucher quatre gardiens qui tournaient jour et nuit dans un parc municipal maintenant fermé au public et renforcer un poil la présence policière dans les rues de la ville. J'y croyais, parce qu'en plus de la création de milices populaires pleines d'apprentis Charles Bronson bourrés au pastaga et au discours nauséabonds, les stands de tir, cours de self-défense, close-combat, boxe, judo et autres techniques de tapage sur la gueule avaient vu exploser le nombre des inscriptions. 
J'y croyais. Jusqu'à 14h 50. 
La sonnerie du téléphone mit fin à mes espoirs. On ne m'appelait jamais que pour les mauvaises nouvelles, et je n'avais pas plus grand monde à enterrer dans ma famille proche, je ne doutais donc pas un instant que ce fusse pour le turbin.
- Ouais ? décrochai-je.
Au bout du fil, Jules, aussi excité qu'une pucelle le soir de sa première.
- On le tient, putain ! Il a remis ça, mais on l'a chopé! On le tient !
Je n'eus même pas le temps de lui souhaiter une bonne fin de week-end et à lundi. Je devais y aller.
J'y avais cru...

Il était apparu dans la galerie marchande, à poil, avec dans le dos un des ces pulvérisateurs agricoles, un réservoir équipé d’un système de pompe à main et d’un pistolet. Il s'en était pris à une fille d'une vingtaine d'années, seule et unique victime désignée, lui courant après dans toute la galerie, barbe et bite au vent, cherchant à tout prix à l'arroser. Yulia, qu'elle s'appelait. On l'avait récupérée, prostrée, s'étant enfermée dans les toilettes. Toute puante, collante, souillée. 
En guise d'engrais dans le réservoir de son truc, il y avait 14 litres d'un mélange de pisse, de sperme et de paillettes d'or.
Sa pisse à lui. Son sperme à lui.

Le taré se faisait interroger par le grand chef de la brigade des moeurs. En fait d'interrogatoire, ce parfait sosie de Tony Soprano racontait à notre nudiste zoo-uro-pervers comment il allait se faire pourrir, comment on ne lui laisserait pas le luxe de se faire passer comme fou, comment on s'arrangerait pour qu'il passe le maximum de temps en cabane quitte à lui mettre d'autres viols sur le dos, comment il allait profiter pleinement, des mois durant, des joies du ramassage de savonnette et autres spécialités carcérales.   
Tony Soprano lui aboyait ainsi dessus depuis au moins dix minutes quand j'arrivai, ayant pris soin de mettre autre chose que mon pyjama après l'appel de Jules. Il y avait tout bonnement la moitié des forces de police de la ville qui s'était installée là, derrière la glace sans tain, à regarder Tony et le barbu comme s'il s'agissait d'un match du PSG. Après une nouvelle volée de jurons et d'insultes, et lui ayant expliqué qu'il fallait vraiment mieux pour lui qu'il coopère,Tony en arriva à lui poser une question.
- ...Pour la dernière fois : comment tu t'appelles ?
En face, le barbu ne bougea pas. Il restait là, impassible, pensif. Le voyant là pour la première fois, assis sur sa chaise, menotté au pied de la table et avec sur le dos rien de plus qu'une vieille couverture qui, vu son aspect et son niveau de propreté, devait traîner auparavant dans la cellule de dégrisement, je remarquai qu'il était assez proche de la description de sa première victime : grand, élancé, plutôt musclé, athlétique, la mâchoire soulignée d'une belle barbe bouclée, grisonnante et bien taillée. Ses cheveux coupés très courts, presque de manière militaire, grisonnaient aussi, et bouclaient comme s'ils étaient crépus. Malgré ses moeurs bizarres, le bonhomme avait ce qu'on appelait un regard vif et intelligent - même si on disait ça le plus souvent en parlant d'un clébard - et son visage avait quelque chose de noble, de royal même, la consanguinité en moins. 
Mais le plus bizarre était son front. Il avait au-dessus du crâne, au milieu, juste là où les mecs atteints de calvitie avaient parfois encore un îlot de cheveux qui faisaient de la résistance, comme une sorte de profonde cicatrice verticale. Avec la pilosité autour, ça ressemblait ni plus ni moins qu'à un vagin. Il avait une chatte sur le front. 
Barbu au menton, barbu au front...
Tony Soprano se retint une dernière fois de lui foutre une mandale et sortit du bocal, annonçant "au suivant" comme le mec à la serviette dans la chanson de Brel. 
Jules, qui n'avait visiblement pas débandé depuis son coup de fil, joua des coudes pour pénétrer le premier dans la salle, m'invitant à le suivre pour faire face au phénomène.
Il prêta à peine attention au fait que les mecs en face de lui n'étaient plus les mêmes. Je m'assis, Jules préférant rester debout pour grandir encore un peu. Il nous regarda, nous le regardâmes. Son vagin de tête était encore plus moche vu de face. 
Jules fit les présentations et commença l'inventaire des bévues du gars.
- C'est quoi ce truc sur ton front ? interrompis-je.
Je sentis dans mon dos Jules qui me foudroyait du regard. Moins parce que je lui gâchais son petit numéro que parce que je l'avais grillé sur cette question. Il crevait d'envie de le demander, mais il était trop poli...
- Mon front ?
C'étaient les premiers mots qu'on l'entendait prononcer depuis qu'il était là. Je sentais que la flicaille de l'autre côté de la glace bruissait d'un murmure. Il avait une voix de basse, douce, chaude et rassurante comme les cuisses d'une femme (ce qui s'accordait bien avec sa cicatrice, donc).
- Ce truc, là, lui montrai-je sur mon front à moi.
- Ca ? Oh, c'est un souvenir de la première épouse, répondit-il, comme enfin concerné par ce qui l'entourait.
- Vous vous êtes battus ? 
- Non, pas du tout. C'est seulement que, lorsque l'on m'a prédit qu'elle allait engendrer un enfant qui mettrait en péril mon pouvoir, j'ai pris la décision de la dévorer...
Je levai un sourcil à la manière de Roger Moore, et Jules laissa choir sa mâchoire par terre. La cloison portant la vitre sans teint trembla.
- ... Malheureusement pour moi, il était écrit que l'enfant devait naître, reprit-il, et c'est ainsi que ma fille, naissante, dut bien sortir de mon corps. 
Et de désigner son front en ajoutant "par là".

Dans le corridor, face à la glace sans teint, on distribuait les gobelets plastique pour le jus de chaussette et les jambons-beurres sous cellophane. C'était l'horaire. 
Un groupe de flics revenaient, brassard à l'épaule, puant et blanc comme des linges, de l'adresse que notre fondu barbu avait donné comme étant la sienne. Ils avaient découvert un squat innommable, un local de bureau à l'entresol d'un immeuble du centre-ville. Pas de lumière, pas d'eau, pas de mobilier, même pas un matelas, et pas le moindre habit. De la bouffe et de la merde étalées partout (le gugusse nous prouva dans l'après-midi qu'il n'avait aucune idée de comment contrôler sa vessie ou son rectum), et, dans des bassines, des réserves de ses fluides corporels pour un éventuel prochain attentat à la pluie d'or, ainsi qu'il le nommait lui-même. C'était d'autant plus étonnant que, abstraction faite de ça, il semblait plutôt propre sur lui et soigné... 
Il y avait aussi ses costumes animaliers, auxquels on pouvait ajouter un déguisement en peau de serpent qu'on ne connaissait pas encore, qu'il s'était préparé quelques jours auparavant en zigouillant toute la population du vivarium d'un particulier, mais qu'il n'avait pas encore utilisé, n'ayant trouvé une demoiselle apte à être séduite par cet accoutrement... 
- Séduite ? Espèce d'enflure, tu agresses ces filles, tu les violes ! hurla le Tony Soprano des moeurs, crapotant quelques morceaux de sandwich mâché au visage du barbu, et nous informant au passage que son hideuse deuxième victime était également tombée enceinte.  
- Ce sera des triplés, pronostiqua aussitôt Monsieur-chatte-sur-le-front, se prenant pour la peine un bourre-pif de la part du Tony.
- Et celle que t'as arrosée avec ton foutre et ta pisse, c'était pour l'engrosser aussi ?
- Evidemment, répondit le barbu. Vous croyez que j'ai fait ça pour m'amuser ?
Alors que, voyant rouge suite à cette réponse, il s'apprêtait à porter atteinte à l'intégrité physique de notre gardé à vue, le sosie de mafieux de série télé fut emmené de force à l'extérieur le temps de voir sa pression artérielle baisser. Une demi-douzaine de policiers profitèrent du mouvement ainsi créé pour s'éclipser, rentrer à l'heure auprès de bobonne et s'abrutir un peu plus devant un film avec Frank Dubosc rediffusé ce soir-là.
Je tentai une nouvelle fois de faire le tri dans tout ce que nous avait raconté notre disjoncté durant l'après-midi. Cette première épouse, la fille qui lui sort du crâne, une deuxième, une troisième, puis une quatrième compagne, avec à chaque fois de quoi niquer le budget en allocations familiales niveau progéniture, laquelle progéniture enchaînant visiblement connerie sur connerie, avec des histoires de cul, de trahison ou des trucs carrément perchés qui faisaient qu'en comparaison, le résumé de l'intégrale des Feux de l'Amour ressemblait à Pipo fait du Bateau (livre illustré pour les 0 à 3 ans).
- Bon, et concrètement, niveau gonzesse, vous en êtes où actuellement ? Parce que je m'y perds, moi, entre toutes ces femmes, maîtresses et j'en passe ! lui dis-je.
Et notre DSK modèle supérieur de nous foutre sur le cul une fois de plus en balançant avec un naturel déconcertant :
- Eh bien, actuellement, faisant fi du différent qui nous oppose et qui m'oblige à être ici, je partage la vie de ma soeur, laquelle m'a donné trois beaux enfants.
Un inceste. Il me manquait plus que ça pour compléter le tableau.

4.
Nom de Zeus !

C'était Jules qui avait dit le nom en premier, tout content de lui comme si c'était un jeu. Manque de bol, Julien Lepers n'avait pas pu se libérer pour lui donner son encyclopédie Larousse. 
Le psychiatre non plus ne s'était pas libéré, faisant preuve d'une évidente mauvaise volonté à ne pas écourter ses vacances à Majorque pour venir analyser le phénomène.
Il ne restait plus guère que moi, Jules et le barbu dans le commissariat. Le big boss était passé, histoire de voir comment se passait la garde à vue, quels aveux avaient fait le tombeur de ces dames... 
Il s'étonna donc au passage que celui-ci se soit montré aussi bavard tout en se refusant dans le même temps à nous donner son nom.
- Il prétend que le simple fait de prononcer son nom nous tuerait sur-le-champ, expliqua Jules au commissaire, tout heureux de pouvoir fayoter un minimum.
- Et les autres noms qu'il a donnés, ces histoires avec toutes ces femmes, sa soeur et tout ça ? C'est vérifié ?
Il était ramolli du bulbe, le commissaire. S'il avait visé les noms à coucher dehors de toute la petite famille, il aurait vu qu'il y avait peut-être de quoi gagner au scrabble, mais pas de quoi mener des recherches d'identité. De fait, se rendant compte qu'il nous pompait l'air pour pas grand-chose, il retourna chez lui, nous conseillant au passage (manière de se faire croire qu'il servait à quelque chose) d'en faire de même.
Bizarrement, je n'avais pas trop envie de retrouver mon appart, mon lit et mes acariens. Je m'amusais de ce barbu, de sa touffe au front, de ses histoires pas possibles ; j'avais pour lui la même fascination débile que celle du sale gosse qui fixe un handicapé. Je ne me résolvais pas à le mettre en cellule. J'avais encore envie de lui poser des questions, d'évaluer la profondeur de son délire. De voir à quel point il y croyait.
- Vous disiez tout à l'heure que vous vous étiez engueulé avec votre frangine, c'est ça ? lui demandai-je. Et que c'est pour ça que vous êtes ici. 
- C'est exact. Ma soeur est d'une jalousie maladive, elle ne supporte pas trop que je séduise ainsi toutes les femmes que je croise. Alors elle m'a puni... 
- Donc, concrètement, vous étiez où avant ? C'est quoi cette punition qui fait que vous êtes un clochard violeur pervers ?
- Avant ? Mais j'étais là-haut ! J'étais le roi de l'Olympe ! Et ma punition est d'être ici, dans votre époque, dans ce monde ! De n'être qu'un homme, mortel et sans le moindre pouvoir !
Ce fut à ces mots que Jules appuya sur le buzzeur et donna la bonne réponse.
- Zeus ?!
Le visage de monsieur Bite-à-pattes s'illumina.
- Oui. C'est ainsi qu'on m'appelait.
- Admettons que vous soyez un dieu antique. En quoi cela vous oblige à trucider des bestioles et à violer des filles, surtout de manière aussi dégoûtante ?
Zeus avait pris un café. Le mien était rallongé d'une lichette de calva de ma réserve personnelle ; Sa Divinité n'en avait pas voulu. On était vers les deux heures du matin, et on discutait des détails de sa condition d'homme.
- Je vous l'ai dit : je ne peux m'empêcher de séduire les femmes que je rencontre, et j'ai pris l'habitude, en tant que dieu, de prendre forme humaine, animale ou d'autres encore pour cela. J'ai juste cherché à faire ce que j'ai toujours fait...
- Et vous les fécondez à chaque fois ? 
- Evidemment ! Ma semence reste divine !
Jules revint vers nous. Il était parti chercher un je-ne-sais-quoi que je devinai aussitôt au bout de son bras : un dictionnaire. Il me fit signe de le rejoindre, puisque laisser seul un instant un dieu antique violeur récidiviste incontinent ne présentait visiblement pas de problème.
- J'ai réfléchi, m'informa donc Jules, tant c'était pour lui une action extraordinaire. J'ai réfléchi à la situation, et je vois deux solutions : soit ce mec est juste fou à lier, et en ce cas il pourra pourrir en prison, soit il est vraiment Zeus.
- Sans déconner ? T'as trouvé ça dans ton dictionnaire ?
- Non, j'ai juste voulu vérifier des éléments de mythologie, voir si ça concordait avec ses dires. Et c'est le cas. 
- Qu'est-ce que ça prouve? Ça pourrait être un ancien prof d'histoire, ou un historien qui a pété un plomb. 
- Admets la possibilité qu'il soit vraiment un dieu antique !
- Bon. Admettons. C'est case prison itou, non? A moins que tu ais trouvé un passe-droit pour les dieux...
- Non, mais s'il est vraiment Zeus, il ne peut pas rester indéfiniment humain. Il faudra qu'il retrouve son état divin à un moment ou à un autre.
- Qu'est-ce qu'on en sait ? Si ça se trouve, il a fait une très grosse connerie, et sa femme l'a puni pour l'éternité. Il pourrira en prison pendant 25 ans, ils le relâcheront, il recommencera ses conneries et cætera, ad vitam aeternam, et alea jacta est.
Guère impressionné par mes compétences de latiniste, Jules lâcha le gros morceau :
- Et si on réussissait à le renvoyer à l'Olympe ?
Il commençait à me courir, le Jules. Il était souvent comme ça, à creuser une idée autant que possible sans jamais en démordre. Seulement cette fois, c'était pire. J'avais le sentiment qu'il n'avait pas été chercher que son dico, mais qu'il avait fait un détour par la réserve et avait tapé dans les saisies sous scellés pour se rouler un petit trois feuilles...  
Voyant ma circonspection, Jules se tourna alors directement vers notre dieu déchu, lui montrant son nom dans le dico et causant avec lui. 
Je me dis alors qu'il était temps de poser sur le papier les déclarations du bonhomme qui ne l'avaient pas encore été, et, ayant prévenu les deux autres guignols de cette poussée de sérieux et de professionnalisme qui traduisait chez moi un ennui et une fatigue inhabituels (ou l'approche d'un congé payé, c'était selon), je m'enfermai dans mon bureau et allumai mon antédiluvien ordinateur.

- ... Non, ce ne sont pas les sorts qui t'ont fait roi des Dieux...
- ... Non, ce ne sont pas les sorts qui t'ont fait roi des Dieux...
-... Mais les oeuvres de Tes bras, mais Ta vigueur et Ta force...
-... Mais les oeuvres de Tes bras, mais Ta vigueur et Ta force...
Je m'étais endormi, la gueule sur la barre d'espace ( j'en étais à 16 pages blanches) quand ces étranges paroles me réveillèrent. Je reconnus la voix de Zeus et juste après, répétant comme un perroquet, de Jules.
- ... Salut, salut, fils de Cronos, Moi très haut...
- ... Salut, salut, fils de Cronos, Zeus très haut...
- ... Qui donne tout bien tout bien, toute prospérité...
- ... Qui donne tout bien tout bien, toute prospérité...
Je me levai et allai les voir. Zeus était debout dans sa cellule, solennel, sa couverture pleine de gerbe drapée comme une toge. Face à lui, Jules était à genoux, les bras au ciel, en prière.
- Qu'est-ce que vous branlez ? demandai-je en réprimant un bâillement. Zeus jeta un oeil dans ma direction, me fit signe de garder le silence, et reprit sa récitation :
- ... Qui pourrait dire ta geste; nul ne l'a fait, nul ne le fera... 
- ... Qui pourrait dire ta geste; nul ne l'a fait, nul ne le fera... 
- ... Oui, qui jamais dira la geste de... Moi...
- ... Oui, qui jamais dira la geste de Zeus...
- Bon, c'est pas bientôt fini vos conneries ?! 
- ... Salut, ô Père, salut encore! Donne-nous vertu et richesses... m'ignorèrent-ils tour à tour.
Je tentai d'approcher Jules, de le décrocher un minimum de ce délire. Il me repoussa, concentré à bloc, le regard fixé vers Zeus. En pleine dévotion, le gamin. Encore heureux que le gugusse qu'on avait arrêté n'était pas Gilbert Bourdin ou Claude Vorilhon.
- ... Fortune sans vertu ne saurait mettre l'homme en haut point, comme vertu sans richesse... continua Zeus
- ... Fortune sans vertu ne saurait mettre l'homme en haut point, comme vertu sans richesse... radota Jules.
- Bon, il y en a marre maintenant ! Vous essayez de faire quoi, là ?! Jules !
- ... Donne-nous la vertu et donne-nous la fortune!
- ... Donne-nous la vertu et donne-nous la fortune!
A peine avaient-ils fini de prononcer leurs incantations qu'un vent de tempête se leva au dehors, gueulant au travers des murs, et, s'engouffrant par je-ne-sais quelles fenêtres ou portes restées ouvertes, souffla jusque dans les bureaux. Les néons, toutes les lumières de toutes les lampes se mirent à clignoter, à voir leur intensité varier, augmenter jusqu'à l'éclatement du tube ou de l'ampoule dans une gerbe d'étincelles. Dans la salle d'interrogatoire, le vent s'amplifiait encore, tournoyant autour de Zeus, les bras au ciel. Malgré l'explosion des éclairages au-dessus de sa tête, il baignait dans un halo de lumière éblouissant. Et puis il y eut des éclairs. Au début, je crus qu'à lever ainsi les bras, il avait touché le porte-néons et nous l'avait joué façon Claude François, mais je me rendis aussitôt compte que ces éclairs sortaient de ses propres doigts. Et voilà que maintenant il lévitait, en vol stationnaire, à dix centimètre du linoléum. 
Passés l'étonnement et un instant de panique face au bronx naissant, il fallait bien avouer que ça avait de la gueule. Quelque part entre la montée au ciel ainsi que je me l'imaginais quand je glandais au catéchisme et le son et lumière à Las Vegas. Je repris mes esprits aussi vite. 
- Bordel, qu'est-ce que vous avez foutu ? attrapai-je par le col un Jules encore scotché par ce qu'il avait provoqué.
- Je... On a pensé... Zeus voulait être libérer de sa punition, alors on a essayé... 
- Vous avez essayé quoi? C'était quoi ce sketch ?
- Zeus m'a dit... Que pour le libérer de sa punition, il fallait peut-être qu'il soit célébré en tant que dieu, reconnu... sous sa forme humaine... Alors on a récité son hymne.
- Ouais, ben visiblement, ça a marché ! 
Zeus lévitait toujours, avec sa petite tornade autour de lui, et commençait à faire valdinguer pas mal de trucs dans la pièce. Jules et moi eûmes besoin de nous tenir au chambranle de la porte pour reculer, nous éloigner de la tempête d'intérieur. Les éclairs aussi avaient tendance à augmenter, et notre Zeus ressemblait à une centrale électrique en pleine surcharge, à l'image qu'on avait du mec qui se fait électrocuter, le squelette apparaissant en transparence et tout le toutim. D'ailleurs, il commençait à devenir translucide, notre barbu, se fondant dans la luminosité immaculée émanant de lui-même. 
- Et sinon, ça finit bientôt son numéro ? demandai-je à Jules, dépassé par les événements.
- Bah...il retrouve sa forme divine, là, non?
- J'avais remarqué, merci. Mais c'est sa forme humaine qui m'intéresse, moi. Le mec qu'on a en garde-à-vue, tu te rappelles ?
Me dressant face au vent et à la lumière aveuglante, je tentai de m'approcher du barbu en transcendance.
- Hé, Zeus, il faudrait que tu me signe ta déposi...
Zeus tourna son regard vers moi. Le regard d'un dieu pas commode. Le regard du mec qui observe une fourmilière, se rend compte qu'il y en a qui commencent à lui bouffer les mollets, mais qui s'en fout . Puis son regard s'orienta vers Jules.
- Merci, homme. Prononça-t-il d'une voix de caverne.

Ce qui se passa ensuite resta flou pour moi. A peine Zeus avait-il parlé que j'eus la sensation d'un tremblement de terre, quelque chose grondant dans l'air et le sol. Une vibration sourde, s'amplifiant jusqu'à l'explosion. Et puis l'explosion elle-même. J'avais traversé la cloison, vol plané en marche arrière, sans filet, pas besoin de doublure. Je ne le savais même pas, j'étais déjà dans les vapes. C'était Jules qui me l'avait raconté après. Jules qui s'était planqué sous son bureau. Jules qui avait vu un flash blanc, plus proche de la bombe atomique que de la nuée de paparazzi, et son collègue jouer les Belmondo au travers du placoplâtre.
Zeus n'était plus là. Dans la salle d'interrogatoire, le plaquage du faux-plafond s'était cassé la gueule, laissant l'amiante à nu. La tapisserie millésime 1986 sur les murs était encore plus décollée et décolorée qu'avant.
Zeus avait disparu et nous étions les derniers à l'avoir vu. Le commissariat ressemblait à Fukushima, un gardé-à-vue s'était envolé et nous étions les seuls témoins, les seuls à pouvoir donner une explication, le pourquoi du comment, ce qui avait bien pu se passer.
On s'était pris chacun un blâme. Une enquête de l'IGS était en cours. Il y avait même eu ma tronche à la télé quand un journaleux eut, on ne sait comment, connaissance des dépositions délirantes de Jules. Ben ouais, parce qu'autant je cherchais à me couvrir et à essayer de leur balancer quelque chose qui ne me valut pas la camisole, autant le Jules était décidé à dire toute la vérité, les faits, aussi délirants soient-ils. Son intégrité le perdra, le pauvre gosse...
Il n'y avait plus eu ni de viol, ni d'animaux zigouillés depuis.
Mais Zeus avait tenu ses promesses : sa première victime, bien qu’ayant tenté de se faire avorter, avait bien donné naissance à des jumeaux (un garçon et une fille), la laide Claude, elle, avait pondu pas moins que des triplés, et Yulia, miss « pluie d’or », était enceinte d'un petit garçon...

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