« Aïe ! »
Une perle de sang apparut sur
l'index de sa main gauche.
« Tu savais qu'on pouvait se
couper avec un épluche-légume ?
- Quelle idée aussi de vouloir
peler des tomates !
- Tu as vu la taille des tomates
? Je ne crois pas que la peau fonde à la cuisson...
- C'est ton cerveau qui est
fondu ! »
Paul prit le ton de Bourriquet
l'âne dépressif et maugréa :
« Merci d'avoir remarqué ! »
Il contempla l’épluche-légume,
d’une taille bien supérieure à la norme, la lame branlante mais redoutablement
affutée. Un ustensile d’un cachet certain, tout comme cette cuisine, tout comme
cette maison de vacances que des amis leur avaient confiée.
Des vacances salvatrices après
une période difficile.
Après une série de projets
personnels non concrétisés, Paul avait déniché un job d’intervalliste sur la
série animée « Winnie l’ourson ». Au bout d’un mois, il se rongeait la peau
jusqu’au sang entre le pouce et l’index, penché sur sa table lumineuse
pivotante. Le troisième mois, il introduisait son petit doigt dans le
taille-crayon électrique collectif. Une manière comme une autre de jeter
l’éponge… et de gagner un billet d’entrée pour un séjour en hôpital
psychiatrique.
Le défilé permanent de zombis
médicamentés dans les couloirs blafards, la chambre exiguë aux barreaux à la
fenêtre dans laquelle le temps se dilatait… quant aux repas, un patient avait
surpris le « cuisinier » en train d’uriner dans une boîte de conserve géante.
Une certaine idée de l’Enfer. Ce qui ne l’avait pas empêché de rechuter
quelques mois plus tard après sa sortie.
La voix de sa femme l’extirpa de
ses pensées :
«
Alors, ces tomates ? »
…
Paul arracha son épouse à la
contemplation des motifs de tissus provinciaux pour lui montrer les piqûres de
moustiques qui parsemaient ses chevilles. Il en avait dénombré dix-huit.
Assailli par les bestioles, il
n’avait dormi que quatre heures.
«
Arrête de te gratter ! » rugit elle.
Il commença à se masser le cuir
chevelu du bout des ongles, signe chez lui de nervosité.
…
La mer, enfin.
Le contact des peaux jointes du
couple dans l’eau salée revigorante était plein de promesses.
Un peu au large, Paul plongea
pour ramener à sa femme un trésor - une poignée de boue marine - et, à une demie seconde du fond, s’empêtra
le visage dans une méduse.
…
Ayant de surcroit négligé les
propriétés miroitantes de l’eau, Paul passa le reste de la journée cloîtré dans
l’obscurité de la maison aux volets clos, victime d’un coup de soleil aussi
douloureux que les brûlures au visage causées par la méduse. Lorsqu’il
s’approchait d’une source de lumière, cela attisait son feu intérieur. Il était
incapable d’enfiler un simple tee-shirt. Ne supportant pas le moindre contact,
il refusa la Biafine. Et impossible de voir un médecin avant le lendemain.
La nuit vint, pas le sommeil.
Gratter furieusement certaines
zones de son corps ou en effleurer d’autres semblait soulager Paul. A de rares
instants, la douleur et les démangeaisons semblaient s’éloigner, il lui
semblait alors entendre plus distinctement le raclement de ses ongles sur sa
peau. Il aurait voulu pouvoir léviter, pour ne plus sentir le contact du lit.
Ou être projeté dans l’espace glacial tel un héros défunt de Science-Fiction.
Il se leva discrètement vers deux heures du matin, étudia ses boîtes
d’antidépresseurs, de stabilisateurs et de somnifères, perplexe… et repoussa le
tout au fond du sac.
« Merde, quoi ! Je suis en
vacances ! »
Il se recoucha. Un moment après,
son visage exhala un fluide lumineux et diaphane qui s’éleva vers le plafond.
La forme semblait se dessiner, puis s’effaçait, revenait... Plus il essayait de
la fixer plus elle se dérobait. Après quelques tentatives infructueuses, il
abandonna. La méduse irisée se matérialisa alors nettement.
Si la douleur diminua, les
démangeaisons parurent s’amplifier. Une pulsion soudaine naquît au bas-ventre.
Paul se retourna vers sa femme endormie. Il s’immiscea en elle, s’arc-bouta, il
lui sembla que ses épaules se craquelaient pour vomir des flots de lave. Il
jouit instantanément.
Quelques minutes écoulées, la
flore vaginale astringente lui démangeait la seule zone épargnée jusqu’à
présent. Telle une photo démultipliée sur un fond d’écran, le plafond
grouillait de méduses.
…
Paul s’approcha de la fenêtre
entre-ouverte. L’air était frais. Un son d’écume grondait dans ses oreilles. Il
se dirigea vers la cuisine.
Deux heures et quarante huit
minutes plus tard, il regagna la chambre. L’aube pointait. Au loin, une tempête
crevait le ciel. Il étendit silencieusement la nappe en plastique de plage de
son côté du lit, complétée par trois sacs poubelles. Il s’agissait de ne pas
tacher le lit.
Plus de peau, plus de
démangeaison.
Il s’endormit paisiblement.
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