dimanche 16 octobre 2011

La Fiancée du Monstre [Tingle]


Il était environ onze heures du soir quand ils repêchèrent le gamin. Par une nuit d’orage semblable à celle du film en noir et blanc que diffusait mon poste de télé quand ils me passèrent les menottes, une demi-heure plus tard. Il ne manquait que les torches et les fourches pour compléter la scène qui se jouait, preuve indiscutable que nous vivons dans un monde civilisé. J’étais coupable, évidemment. Même sans témoin, j’étais coupable. S’ils avaient pu, ils m’auraient pendu sans autre forme de procès, des années avant la disparition du petit. Quand on m’emmena, ils étaient là, agglutinés sur ma pelouse, leurs regards haineux aussi brûlants que des torches et les insanités murmurées tranchantes comme des fourches. Civilisés. Pourtant, je suis innocent. Tout le monde ici prétend l'être, mais tout le monde ne va pas finir avec une dose mortelle de poison dans le corps d’ici quelques jours. C’en est fini de moi, je n’ai aucune raison de mentir. Et je le répète, je n’ai pas tué le môme.

Je ne sais même pas pourquoi j’écris ces quelques lignes. Peut-être que j’espère qu’un journal dominical, un tabloïd de supermarché, intercale mes dernières confessions entre « L’histoire vraie de la femme qui digéra son fœtus » et celle de « L’homme aux mille cancers ». Mais étant donné ce que je m’apprête à raconter, je doute que le pire des torchons m’accepte dans son sommaire. Cette lettre finira sans doute dans la corbeille de l’agent d'entretien qui nettoiera ma cellule après mon départ, direction l’incinérateur. Comme moi. Je refuse d’être enterré, je veux quitter cette terre une bonne fois pour toute. Et je m’en irai avec dignité, sans pleurer, sans hurler d’attendre le coup de fil du sénateur, je ne connais même pas son nom et je doute que lui connaisse le mien. Ma confession au prêtre se résumera à un long silence. Je suis serein, bien que je me sente le besoin de révéler la vérité sur cette nuit-là, afin d'être intégralement en paix avec moi-même. L’honnêteté est un de mes principes fondamentaux, c’est pour cela que je tiens tant à clamer mon innocence. Et si à la suite de  cette lecture, vous, potentiel lecteur, considérez que je ne suis pas le monstre que l’on décrit, alors mon existence n’aura pas été vaine. Pour vous prouver mon honnêteté, je n’ai aucune honte à dire que la seule chose que je regretterai, ce sont les enfants.

            De ce que je me souvienne, j’ai toujours aimé les gosses. C’est d’ailleurs en grande partie à cause de cela que l’on m’a expressément accusé puis condamné. Je peux comprendre qu’en voyant un vieux type comme moi (42 ans, avec peu de chance que cela change), avec ma stature particulière, tourner autour de leurs chères petites têtes blondes, certains parents puissent s’inquiéter. C'est tout à fait logique, je ne suis pas idiot, non plus. Le problème, c’est qu’ils n’ont jamais essayé de comprendre, de ME comprendre. Ils ont toujours refusé, persuadés qu’ils étaient en un coup d’œil que j’étais l'ogre qui allait dévorer leur rejeton. A notre époque, un homme qui éprouve de l'affection pour des enfants qui ne sont pas les siens, c’est un pédophile. PE-DO-PHI-LE ! Le titre et l’unique refrain de la chanson qu’ils me chantèrent depuis les tribunes de la cour du tribunal. Autant vous dire qu’elle devait cartonner au Top 50, parce qu’ils étaient nombreux à la connaître par cœur. Quand c’est une femme qui se comporte ainsi, on dit d’elle que c’est une maman dans l’âme, l’instinct maternel, et tutti quanti... « Oh chéri, elle ferait une excellente nourrice ! Pas comme l’autre gros tas qui veut enculer notre petit Billy dans sa cave ! » Excusez ma vulgarité (enfin une chose à me faire pardonner par le Seigneur, le prêtre ne se déplacera pas pour rien), mais vous comprendrez que cette différence de traitement puisse me mettre hors de moi, sans prendre en compte que c’est ce qui me vaut ma place sur l’échafaud, d’une certaine façon.

Oui, j’aime les enfants, mais pour prendre une comparaison universellement compréhensible, la relation que j’entretiens avec eux serait comme celle de n’importe qui vis à vis d’un animal de compagnie. Avant de crier au scandale une nouvelle fois, je précise qu’il s'agit d'une formulation imagée, je les considère bien entendu comme des êtres humains et non comme des animaux. Est-ce que, lorsque vous croisez un chaton abandonné dans la rue, vous le ramenez chez vous pour assouvir vos pulsions sexuelles sur lui ? Et bah moi non plus.
             Comme peut l’être un chien, un enfant est intègre, pur et innocent. Ce n’est qu’au contact du monde qui l’entoure qu’il se met à grogner et à mordre sans raisons valables. Du moment qu’ils sont entourés de gens qui prennent soin d’eux, ils sont heureux. Jamais vous ne verrez un enfant dépressif, du moins à ma connaissance. Et surtout, ils acceptent les choses pour ce qu’elles sont et non ce qu’elles devraient être, la découverte de leur environnement se fait sans préjugés. Dans leurs yeux, je ne suis qu’un gentil gros nounours. Dans ceux des autres, je serais plutôt un gros porc, et si affiliation à un nounours il y a, cela impliquerait des câlins illégitimes (PE-DO-PHI-LE !) ou bien un grizzly dévorant de jeunes campeuses dans sa grotte. On me rétorquera qu’ils ne sont pas en âge de discernement, ce qui est souvent vrai, mais je rajouterais que ce fameux stade où l’on se félicite de voir un jeune devenu responsable, a entretemps été mélangé à des conceptions faussées et pourtant approuvées, ou tout du moins fortement relayées, par la société. La pomme n’a même pas le temps de tomber de son arbre pour être rongée par les vers. C’est pour cela que je les préfère les plus jeunes possible, avant qu’ils ne perfectionnent l’art du mensonge (il n’y a qu’entre eux que leurs talents de comédiens fonctionnent), qu’ils ne décident de ce qui est beau et de ce qui est laid, de ce qui leur est profitable ou non, de ce qui peut être ignoré, rabaissé, raillé, insulté, violenté, accusé… Il n’y a qu’à leur contact (PE-DO-PHI-LE !) que j’éprouve la sensation d’appartenir encore à la race humaine, d’être une personne « normale » qui n’a pas à s’excuser de gâcher le paysage ni à se justifier de simplement exister. Juste le « gros monsieur » à qui une petite voix demande pourquoi « t’es trist’ ?», « t’es fait bobo ? », « sont où ton popa et ta moman ? »

Mes parents sont morts, paix à leur âme. Eux qui étaient si pressés que je grandisse, on peut dire que leur vœu a été exaucé. Prématuré à la naissance, une petite crevette comparé à mes camarades durant mes premières années, jusqu’au jour où le destin décida de me faire rattraper le retard, en payant les intérêts. A cinq ans, je toisais déjà les autres de plusieurs bons centimètres. Arrivé en classe préparatoire, c’était d'une bonne tête, ce qui me valut de me faire enguirlander à maintes reprises en ignorant l’appel des « grands » de dernière section. Et cela se poursuivit. Encore et toujours. Ma croissance ne semblait ne jamais vouloir s’arrêter, ce qui commença à m’inquiéter quand les remarques désobligeantes à mon sujet débutèrent, mais mes parents d’autant plus, à mesure que ma tête sympathisait avec toutes les poutres de la maison. Si vous faites partie de ceux qui n’ont pas vu ma photo dans le journal, je pense que les indices disséminés depuis le début vous auront  tout de même fait comprendre que mes problèmes n’étaient pas liés qu’à ma taille. Non, si ça n’avait été que ça, j’aurais pu vivre avec. Mon métabolisme fut lui aussi pris de panique face à ces violentes poussées verticales, et décida de contre-attaquer en comblant autant que possible le reste du chantier. J’avais faim, constamment. Même à la suite de repas consistants, je risquais l’évanouissement comme une collégienne anorexique en pleine hypoglycémie. Alors je remangeais. Le problème, c'est que mon corps ne lâchait rien. Non seulement je crevais la dalle, mais en plus tout ce que j’ingurgitais allait se planquer dans un coin pour y rester bien au chaud. Évidemment, je devins rapidement obèse, rajoutant un chef d’accusation en faveur de mes détracteurs. Cerise sur le gâteau, les affres de l’adolescence virent mon nez se retrousser, offrant à mes narines l’occasion de s’exposer à la face d’un public d’ores et déjà conquis, ce qui ne fit qu’appuyer mon air porcin. Un cochon de 2m30 et dépassant les 240 kilos, une erreur de la Nature, voilà ce que je suis. Je pourrais vous détailler toutes les atrocités dont j’ai été victime depuis lors, des pseudonymes colorés et ô combien imaginatifs à base de « gros » (Gros cul et Gros Lard étant les grands favoris), à la tête de porc, encore dégoulinante de sang, que je découvris sur mon palier un beau matin. Mais cela serait une perte de temps, et il m’en reste peu. Toujours est il que j’en ai constamment chié, au point que l'envie d’en finir me traversa l’esprit un nombre incalculable de fois, tout comme la trouille paralysante qui désamorça chaque tentative de passage à l'acte.

A une autre époque, j'aurais fait partie de ces cirques ambulants qui parcouraient les routes des États-Unis. Les spectateurs, excités par la présentation racoleuse du Monsieur Loyal, se seraient rués devant ma cage, poussant des cris de dégoût pour les uns, riant de bon cœur devant l’absurdité difforme devant leurs yeux pour les autres. Ils auraient quitté les lieux, relevant au passage les quelques frêles jeunes femmes évanouies, satisfaits du spectacle, rassurés du sort que le bon Dieu leur avait réservé. Une utilité comme une autre. En leur offrant du rêve, il m’auraient aimé d'une certaine manière. Et puis au moins, on m’aurait payé. Aujourd’hui, il n’y a plus de Monsieur Loyal, plus de salaire, et pourtant le spectacle est assuré 24h/24. Et l’on me déteste pour ma prestation. Où que j’aille, c’est la faute du phénomène de foire. A commencer par ma propre mère, dépressive depuis que mon dégonflé de paternel a réalisé qu’à trente ans, la vie avait mieux à lui offrir qu'un insatiable géant et une bonne femme qui ne rajeunit pas, en rentrant du boulot. « Ah si seulement tu n’étais pas né, ou au moins si tu avais pu être un enfant comme les autres, ton père serait encore parmi nous! » Suis je bête ! Pourquoi n’y ai je pas pensé avant ? C'est vrai que je n’en fais qu’à ma tête. « Dieu a honte de toi ! ». Merci Maman, j’avais cru le remarquer. Et sinon, la fuite des responsabilités de Papa dans tout ça ? Les tiennes ? Ah non, il est tellement plus facile de se servir de l’imposant bouc-émissaire plein de graisse. Après tout, il a déjà tellement à se reprocher, c’est pas ça qui va le tuer. Et tout le monde pense la même chose. Si vous voulez mon avis, allez chercher un dictionnaire, regardez à la page du mot Humanité, arrachez cette page, froissez la, jetez-la dans la cuvette des chiottes et tirez la chasse. Parce que tout ça c’est des foutaises.

             Je me suis à nouveau énervé, je m’en excuse. Vous vous demandez sans doute quelle légitimité possède un type gros et laid comme moi à se plaindre, comparé à un homosexuel, un noir, un juif, ou tout autre communauté souffrant de discrimination. J’avoue que je n’en sais rien. Ils n'ont qu’à venir me rejoindre dans le couloir de la mort pour gribouiller leurs propres biographies. Tout ce que je sais, c'est qu’ils ont certainement plus de chance de passer inaperçu au quotidien. De toutes manières, j’ai conscience que toute cette partie sautera si jamais cette lettre est publiée un jour. Les gens n’aiment pas ceux qui s’apitoient sur leur sort, sauf quand il s’agit d’eux-mêmes. Quant à ma part de responsabilité, sachez que j’ai plus ou moins tout tenté pour arranger les choses. Les groupes de soutien, les cures de remise en forme, la chirurgie... Sans succès. Les réactions des organisateurs, des profs, et même des clients, étaient identiques à celles du Mr Tout-le-monde qui me dévisageait, la bile au bord des lèvres, lors de mon trajet de bus. Le Bypass gastrique qu’on m’apposa faillit me tuer. Les sutures lâchèrent déclenchant une hémorragie interne, doublée d'une péritonite. Sur la table de réveil, les chirurgiens déclarèrent que j’étais un miraculé, qu’ils n'avaient jamais vu quelqu’un survivre à une si lourde opération, tout en se congratulant comme il se doit de leur rôle non négligeable dans le succès de cette dernière. Je fis mine de les remercier du fond du cœur. Intérieurement, j’enrageais contre ce corps qui refusait de céder. A mon âge, j’aurais déjà dû faire au minimum une crise cardiaque. Ça se trouve, l’injection de jeudi va planter. Je suis peut-être immortel. Mon Dieu, faites que non. Pitié, rien qu’une fois, pitié.

             Pour clore ce qui sera considéré comme un délire de persécution, parlons de ma relation avec les femmes. Le psychiatre imposé par la commission ne fut guère étonné, vis à vis de mon ressenti envers ma mère et du meurtre des gosses, que je les détestasse. Sans vouloir remettre en question son professionnalisme, je me vois contraint d’affirmer qu’il n’en est rien. Ou alors, on peut dire que je les hais comme on a en horreur une phobie. Car oui, j’en ai surtout peur. Entre toutes choses, les femmes ont toujours été les plus cruelles, les plus à même de réagir de façon hystérique à mon physique ingrat, à me traiter comme une sous-merde, comme un danger. Pour ma part, je considère que nous nous trouvons, elles et moi, des deux côtés d’une même pièce. Elles sont synonymes de beauté, de charme, de séduction,  et perdent des kilos comme moi j’en prends. Je représente leurs pires cauchemars, en quelque sorte. Leur physique est une arme, le mien une malédiction. Dès l’adolescence, j’eus la certitude de pouvoir me la foutre derrière l’oreille jusqu’au restant de mes jours, à raison. Pourtant, leur influence persista. A l’époque où je tentais encore de décrocher un job en lien avec les enfants, les magasins de jouets par exemple, même si c'était pour me retrouver à bosser dans la réserve pour éviter de m'exhiber, ce fut à chaque fois l’une d'elle qui me trouva un motif de renvoi. Lors de  mon dernier emploi en date, du travail à la chaîne pour une compagnie de restauration dont je tairai le nom, je fus même harcelé par ma supérieure. Une femme minuscule, bien que selon mes standards elles le soient toutes, et dotée d'un embonpoint qui plus est vis à vis de sa taille. Cela ne l’empêcha pas de s’acharner sur moi. J’aurais pu la briser telle une brindille, si l’envie m’en avait pris. Oh oui, cela aurait été tellement simple. Si j’avais su où je finirais, je l’aurais sans doute fait. Quitte à être intouchable de par ma situation, je dirais qu’aucun organisme sur cette Terre ne prend autant à cœur à se modifier, se travestir, pour arriver à ses fins, que les femmes. Même les parasites ont la bonté d’user de stratagèmes plus honnêtes pour attirer leurs proies. Mais qui suis-je pour conspuer plus de 40% de la population mondiale, après tout ? Moi, l’Abomination.

Après tant d’échecs, je décidai d’arrêter de me mentir à moi-même : jamais je ne serais comme eux. Comme vous. Ma marginalisation était inévitable. Je restais donc cloîtré chez moi, ne sortant qu’occasionnellement pour des balades à l’heure de la sortie des classes, et passais le plus clair de mon temps devant la télé. La télévision, la meilleure amie des laissés-pour-compte. Devant mon écran, je vivais une vie par procuration, sans risque de voir les personnages de cartoons, les détectives de l'après-midi ou les candidats du Jeopardy se retourner pour me montrer du doigt. Je développai une passion toute particulière pour les vieux films fantastiques diffusés tard le soir. Une passion dans tous les sens du terme. Comment résister à ce monde où les monstres les plus fous étaient célébrés ? N’étais-je point semblable à la Créature de Frankenstein, délaissée par son créateur, rejetée par les femmes, incomprise par ces hommes, rongés par la peur de la différence, devenus plus monstrueux que la bête qu’ils pourchassent ? Même un lézard géant pouvait tout détruire sur son passage et s’en trouver en partie dédouané par les dérives de la Science et la culpabilité des apprentis sorciers qui dirigent le monde. Et quand bien même, dans des productions moins raffinées, le monstre se voyait cantonné à l’état de menace, au moins pouvait-il se défendre, écorner l’insouciance générale, dicter ses propres règles. C’était lui qui tenait le haut de l’affiche, c’était son nom qui servait de titre au film, pas celui du héros falot qui emballait la pépée à la fin. Je voulais intégrer cet univers, que ma vie soit diffusée tard le soir, avec une fin heureuse. Je pense que si c'était arrivé, le film n’aurait pas ressemblé aux grands classiques du genre, mais plus à un navet comme « La fiancée du monstre » d’Edward Wood Jr., avec dans le rôle de Lobo ledit monstre, un catcheur à l’ancienne, une force de la nature bien en chair loin des culturistes à la gonflette artificielle et au teint de surfeur californien obtenu dans une salle de bronzage, qui dominent la profession actuellement. Car ma vie est au final aussi ratée, absurde, et pathétique qu’une mauvaise série B. Je n’avais qu’à jeter un œil à ma fenêtre pour constater l’escroquerie. Tout ça n’était que de la fiction. Un énorme bobard simulant une prise de conscience dans l’esprit du spectateur durant une heure trente. En sortant, les larmes aux yeux, de la salle diffusant le drame, où un jeune premier joue un S.D.F., ils cracheront sur le clochard qui osera leur mendier un ticket de métro. Les bons sentiment sont dorénavant relégués au rang d'effets spéciaux. C’est cette facticité qui me faisait autant les haïr que les aimer, ces films. Dans un monde meilleur, moi aussi j’aurais droit à une belle blonde sanglotant sur mon cadavre à l’instar de King Kong. Mais non, tout ce que j'ai c'est cette foutue lettre que personne ne lira et les familles des victimes qui viendront se délecter de mon exécution.  
Les victimes au pluriel, oui, car comme vous le savez sans doute, la mare fut asséchée pour les besoins de l'affaire. On y retrouva les corps de trois autres gosses ainsi que des chiens et des chats portés disparus depuis des semaines. Ils me mirent tout sur le dos, en me faisant grâce des bestioles. Atteint de mutisme depuis mon arrestation, je réussis tant bien que mal à bafouiller des bouts de phrases incohérents au cours du procès. Ces mots avaient perdus de leur sens sur le trajet entre mon cerveau et ma bouche, et les membres des jurés les perçurent comme une tentative minable de me faire passer pour fou. Mon avocat ne bougea pas le petit doigt pour me sortir de ce pétrin, mais ça, ce n’était pas une surprise, il avait été à deux doigts de rendre son déjeuner quand il me vit la première fois. Son front perlé de sueur, lors de nos entretiens suivants, acheva de trahir le fond de sa pensée. A ses yeux, j’étais le pervers psychopathe décrié, et la promotion que je représentais pour sa carrière ne valait pas un pet de lapin comparé au dégoût que je lui inspirais. La suite, vous la connaissez déjà. Quant à la vérité, elle reste prisonnière de  la grosse tumeur qui me sert de tête, non pas faute de pouvoir l’exprimer mais faute d'une oreille qui accepte de m’entendre. A défaut d’autre chose, j’espère que vous la lirez.

Ça se passa à l’endroit que tout le monde appelle encore dans le coin, l’abreuvoir. Dans l’ancien temps, en effet, il servait de zone de ravitaillement aux troupeaux de bêtes des fermes de la région. De nos jours, ça n’est plus qu'une mare d’eau croupie faisant office de déchetterie aux riverains. On y jette de tout, des sacs plastiques, des cartons d’emballage, des pneus crevés, des tickets de métro, des bouteilles vides, des capotes usagées pour les plus chanceux, des mégots, des enfants. Bref, la panoplie habituelle de chaque poubelle qui se respecte. Je connais bien le coin, j’y traîne souvent lors des mes permissions occasionnelles, parce que non loin de là, se trouve un petit parc où trône un très vieux carrousel à musique en son centre. Ce n’est pas lui qui m’intéresse, bien entendu, mais le groupe de nourrices qui s’y retrouvent à heure fixe, le temps que les mômes dépensent leur trop-plein d'énergie avant le goûter, et pour papoter des dernières actualités du patelin. Assis sur mon banc, je n’ai pas à attirer l'attention, les gosses viennent naturellement chahuter autour de moi sans me demander le moindre effort. Certes, j’eus droit à mon lot de regards suspicieux de la part des harpies qui leur servaient de nounous au moment du départ, mais ça restait la bonne planque, comme on dit. Ce jour là, elles restèrent plus longtemps que d’accoutumée. C’était la rentrée des classes, il faut dire. Des mois qu’elles ne s’étaient pas vues, donc des mois de commérages à rattraper. Je fis de même, profitant du rab de récréation qui m’était octroyé, sans m’imaginer une seule seconde que ce serait le dernier. Une fois leur flot de paroles tari, j’attendis un bon quart d’heure, seul sur mon banc, afin de creuser la distance et ne pas porter préjudice à ma couverture. Je savais que les gens n’étaient pas dupes, mais je persistais à faire semblant. Sur le chemin du retour, se trouvait comme je l’ai dit, le fameux abreuvoir. C'est là que je le vis. Un petit garçon de 4 ou 5 ans (maintenant, je sais qu’il en avait 6), déambulant d’un pas mal assuré tel un ivrogne, le visage rouge comme une tomate, et les yeux dans le même état d’avoir trop pleuré. Une de ces pouffiasses (désolé) avait dû être tellement préoccupée par la nouvelle véranda que la femme du maire avait fait installer durant l'été, qu’elle en avait oublié ses tables d’addition au moment du décompte. Le pauvre gamin s’était paumé en tentant de rejoindre le reste du troupeau, à tous les coups. Je m’approchai de lui, et tentai d’entamer la conversation. Évidemment, il rechigna, prétextant comme tous les gosses bien élevés qu’il lui était interdit de parler aux inconnus. La majorité des vrais pédophiles chassent dans leur proche entourage, mais bon, passons, je n’allais pas lui raconter ça. Il ne tarda pas à me dire son nom, Nathan. Je lui donnai le mien, ce qui ne manqua pas de le faire rire. Mon patronyme avait toujours cet effet là, quel que soit l'âge de la personne. Heureusement, le petit n’avait pas les connaissances nécessaires à l’élaboration de jeux de mots douteux. Nathan se décrispa peu à peu, et nous pûmes discuter comme il se doit, de choses guère importantes pour les adultes que vous êtes, mais essentielles pour quelqu’un comme moi. Dans nos contrées, la nuit a tendance à tomber prématurément dès la mi-saison, c’est pourquoi je dus écourter à contre-cœur cet instant privilégié que m’offrait le Seigneur. Ses parents (la nourrice, n’en parlons pas) devaient s’inquiéter et j’ai connu la peur du noir que l'on éprouve à l'âge de Nathan. Je lui proposai donc de le raccompagner jusqu’à chez lui. S’ensuivit une description alambiquée de là où il habitait. Entre des arbres et des grosses maisons. De toute évidence, ce gamin ne connaissait pas son adresse exacte. Tandis qu’il s'énervait à me faire admettre la véracité de ses propos, je vis un truc sortir de l'eau dégueulasse derrière lui. C’est allé si vite. Nathan se tenait déjà au-dessus de la mare, tel Jésus sur le lac de Tibériade, l’air neutre de celui qui n’a pas eu le temps de calculer ce qui lui arrivait. Il plongea. Dans mon esprit, les informations se bousculaient, s’entrechoquaient, refusaient de me donner une version définitive de la situation. Le gamin était-il sous l'eau ? C'est là qu’il fit son retour, comme étiré dans le temps, au ralenti, me permettant d’admirer la chose qui le faisait tournoyer deux mètres au-dessus de la surface de l'eau comme une strip-teaseuse avec son soutien-gorge.  Un tentacule... J’ai honte de l'avouer, mais lorsque le mouvement centrifuge s’arrêta pour éclater le crâne de Nathan, dans un jaillissement d’os et de sang, sur le rebord de la mare, je pensais à Bela Lugosi dans sa flaque d'eau, se débattant  avec les bras de sa pieuvre en carton-pâte dans « La fiancée du monstre »... Mon nouveau copain disparut une nouvelle fois sous les eaux. Il n’en ressortit qu’à l'arrivée des secours. Un voisin déclara qu’il m'avait vu bouger ma grosse bidoche dans le coin, un peu plus tôt dans la journée, et que selon lui, je puais le péché. Ce que confirmèrent les autres riverains interrogés.

N’allez pas croire que je n’aie rien ressenti lors du drame. Au contraire, je l’ai digéré comme je n’avais jamais rien digéré avant. Et je peux vous dire que mon estomac en connaît un rayon. Je fus incapable de prononcer le moindre mot durant un trimestre, comme je l’ai déjà précisé, et malgré la merde qui me tombait sur le coin de la gueule, je l’ai pleuré ce gosse. Oh oui, je l’ai pleuré. Puis les interrogations refirent surface tel le tentacule. D'où venait-elle, cette chose ? L’avais-je hallucinée ? Des inconscients avaient-ils jeté un bébé pieuvre dans la mare (comme ce fut le cas pour les tortues de Floride, une fois leur mode dépassée) ? Comment pouvait-elle survivre dans un tel bourbier ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas retrouvée ?  Tout simplement : pourquoi ?
Depuis que l'on m’a transféré ici, loin des autres détenus (le tube PE-DO-PHI-LE a traversé les murs de l'enceinte et remporte un joli succès), j’ai eu tout le temps pour réfléchir. Il arrive que certains trouvent Dieu durant leur séjour en prison, ce ne fut pas mon cas. Par contre je fus frappé d’une sorte d'illumination qui balaya toutes ces questions, pour n’en garder qu’une seule. Pourquoi lui ? Ou plutôt pourquoi pas moi ? Dès lors, un mélange de remords et de jalousie m’habita. Cette chose enfouie dans les profondeurs de l’abreuvoir ne provenait elle pas d’une mauvaise série B, tout comme moi ? Ne cherchait-elle pas, elle aussi, juste un peu de tendresse au cœur de ce milieu inhospitalier ? Les enfants furent les seuls candidats à sa portée, mais cela ne suffisait pas, il lui en fallait plus, toujours plus. Rien ne pouvait satisfaire les besoins gargantuesques de ce monstre invertébré. Déçue, elle était sans doute rentrée chez elle pour se poser devant la retransmission d’un film d'épouvante en noir et blanc, tout en s’indignant du contraste entre fiction et réalité. Elle et moi, on se comprenait. On était destinés. Des âmes sœurs. Toute cette histoire n’est au final qu'un malentendu, une simple erreur d’appréciation. Nathan et les autres étaient indignes de ce câlin colossal, il leur manquait l'expérience d'une vie de frustration, de rejet, de haine. Ce dont elle a besoin, c'est moi, le gros nounours plein d'amour.
Sur ce, je vous quitte, en vous épargnant le « Adieu, monde cruel » de convenance. J’estime en avoir assez dit, sans doute trop même. A vous de porter un ultime jugement sur l’homme que j'étais, de décider si j’étais un martyr, un meurtrier, un fou, ou un monstre. Pour la première fois de ma vie, je n'en ai que faire. Je souris. Je suis heureux, parce que je sais qu’elle m'attend de l’autre côté, prête à m’enlacer de toutes ses forces, pour ne jamais me relâcher... Ma fiancée.

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