Au matin du premier jour, Monsieur l’Abbé
regarda le ciel encore clairsemé d’étoiles, et déchiffrant dans les astres le
sourire adressé par le Seigneur, il se dit qu’il avait bien fait.
En ces temps de disette spirituelle où les païens tentaient de régner, où
les barbares s’amoncelaient sous nos fenêtres, et où Dieu lui même était
abandonné, le dernier rempart se devait d’avoir une foi à tout épreuve. En son
Créateur, et en lui même.
La soirée d’hier avait été chargée de
remises en questions diverses et douloureuses, mais la nuit avait porté
conseil, et Dieu, un réconfort certain. Le Tout-Puissant l’avait créé à son
image, lui plus encore que tous ces fils
autoproclamés par les interprétations douteuses des Écrits Saints. Ses paroles
et ses actes lui avaient toujours été dictés par Lui, et cela était juste.
Douter aurait seulement prouvé qu’il fût indigne
de rester son représentant et son dévot le plus fidèle.
Alors que la nuit noire se teintait peu à
peu du bleu de l’aube, Monsieur l’Abbé descendit les longues marches de pierre
qui menaient à la sacristie dans un silence de cathédrale. L’allusion le fit
sourire, et la lourde porte de chêne gémit avec un écho majestueux. Bientôt ses
enfants de chœur arriveraient, et la grand Messe du lundi pourrait commencer.
Depuis que Notre-Dame était redevenue, à
force de pression, le lieu de prière et de dévotion religieuse qu’elle n’aurait
jamais dû cesser d’être, les touristes impies se faisaient rares, et les
quelques irréductibles qui osaient pénétrer dans la cathédrale caméra au poing,
et bras nus, étaient vite échaudés par les regards assassins de Monsieur
l’Abbé. Seuls restaient les fidèles, les croyants, les avides de messe, les
gourmets de prière, les ouailles à marier, et les pécheurs repentants. Ce qui,
tout compte fait, représentait assez d’occupations pour que l’activité ne
manque pas.
La grand Messe de ce lundi là fut une
déception. Certes l’enceinte de Notre-Dame était immense, et les parisiens
souvent contraints de privilégier le travail à la religion, au désarroi
dédaigneux de Monsieur l’Abbé. Il n’empêche que les bancs de la cathédrale
n’avaient été remplis qu’à moitié aujourd’hui, et les fervents habitués
eux-mêmes n’étaient pas tous venus. Qui plus est, un couple de fillettes aux
cheveux nattés avait cruellement manqué d’attention, et quelqu’un, qui se fit
judicieusement discret par la suite, n’avait pas daigné se retenir d’éternuer
bruyamment en pleine oraison.
Prises à part et dans d’autres
circonstances, ces interruptions pourraient n’être considérées que comme peu de
choses, des aléas imprévisibles de l’existence. Seulement il y avait un
précepte immuable en ce monde, que Monsieur l’Abbé semblait parfois être le
seul à respecter : Dieu ne tolère pas la demi-mesure, et l’amour qu’il
porte à ses enfants mérite un respect indivisible. Oubliez cela et
l’humanité s’écroulera, fauchée par sa propre dépravation. Elle avait oublié
pourtant. Monsieur l’Abbé le savait, et c’était sans orgueil qu’il tâchait
d’éduquer les pauvres d’esprits. Le Seigneur l’avait investi d’une mission, de
droits et d’un devoir, à lui, le préféré. Il se devait d’en être digne, fier,
et de ne pas consentir au laisser-aller sacrilège.
Quant aux ignobles mouches bleuâtres dont
la science tentait encore et toujours de relativiser la diablerie, elles
n’avaient cessé de vrombir autour de ses oreilles. Il se demanda si Dieu
lui permettrait l’hérésie de pendre des tue-mouches dans l’enceinte de la
cathédrale.
La journée fut riche en confessions de
toute sortes. Monsieur l’Abbé, avec un certain ennui mais une application
certaine, écouta pleurer des mères, s’épancher d’âgés dévots, et s’effondrer
quelques armoires à glace à qui il restait une once de cœur et de respect
divin. C’était toujours mieux que l’aveuglement athée qui les laisserait vivre
sans remords, et cela contribuait à la vie de la cathédrale, néanmoins Monsieur
l’Abbé s’interrogeait toujours sur les réactions excessives des pécheurs. Lui
aussi était un homme, lui aussi n’était pas parfait, loin de là, mais si l’on
reconnaît ses erreurs, si l’on glisse ses péchés à l’oreille du Seigneur,
sa bouche nous pardonne tout, et nous réconforte.
Monsieur l’Abbé aurait voulu avoir lui
aussi une oreille à qui parler, mais c’était chose impossible. Et pour cause,
il était l’oreille. Il n’avait donc d’autre choix que s’adresser directement au
Seigneur, et d’écouter. Et de croire. Et de savoir. Peu de péchés étaient
impardonnables, et mêmes ceux-ci devaient être absous d’une manière ou d’une
autre.
Alors que la journée s’éteignait en
rougeoyant entre les tours de Notre-Dame, Monsieur l’Abbé sortit en clopinant
sur le parvis et huma malgré lui l’air vicié d’épices de la cité. Il s’appuya
sur la canne qui devenait nécessaire en fin de journée, et contempla la façade
de la plus grande maison du Seigneur qui ait été conçue. Il allait lever la
tête pour examiner les oscillations de lumière à travers les immenses vitraux,
quand il aperçut une vieille chienne errante, malade, au poil terne et
clairsemé, qui s’apprêtait à uriner sur un mur blanc et sculpté de la
cathédrale. Une fois de plus. Méthodiquement et sans colère, il s’approcha de
l’animal accroupi sur ses pattes chancelantes, et lui asséna un violent coup de
canne sur le dos. Celui-ci, gémissant de douleur et de surprise, s’étala dans
son urine, et la queue basse tenta de s’échapper. Monsieur l’Abbé coinça la
pauvre bête dans un recoin, la faucha comme un arbuste, puis la roua de coups
sans faiblir au rythme de ses cris aigus, jusqu’à ce quelle se taise enfin, allongée
sur le flanc, transie de peur et de douleur, le regard implorant et la
respiration difficile. Un dernier coup sec la fit se relever tant bien que mal,
et elle s’enfuit à ras de terre, boitant et titubant.
Monsieur l’Abbé la regarda s’éloigner en
soupirant. Celle-la ne reviendrait sans doute pas. Du moins il l’espérait en se
massant l’épaule, tant ce genre d’exercices réveillait de vieilles et
douloureuses courbatures.
« Mais pourquoi vous avez tapé le
chien, Monsieur l’Abbé ? » demanda une voix gémissante dans son dos.
Il se retourna en reprenant son souffle
pour faire face à une petite blondinette de 6/7 ans, une sucette à la main et
les yeux embués. Elle le regardait, pleine d’incompréhension. Monsieur l’Abbé
prit le temps de s’accroupir près d’elle et de lui expliquer.
« Mon enfant, commença-t-il,
certaines choses en ce monde demandent le respect, et Dieu est la plus
importante d’entre elles.
- Mais c’est
un chien, argua la petite fille, il peut pas comprendre.
- Il
comprendra maintenant. »
Devant ce
regard interrogatif qui ne semblait pas se contenter d’une vérité et d’un large
sourire, Monsieur l’Abbé se sentit l’espace d’un instant impuissant face à
l’ignorance du monde, et de ces enfants qu’il fallait élever socialement et
spirituellement.
« Maman
dit toujours qu’il faut pas faire de mal aux gens et aux animaux »
continua l’enfant.
Il était temps
de pousser l’explication plus loin.
« Ce
n’est pas pareil, ma petite, dit doucement Monsieur l’Abbé. Les animaux n’ont
pas d’âme, ils ne souffrent pas. Dieu nous a créé à son image et a créé les
animaux pour nous servir. S’ils n’obéissent pas, que pouvons-nous faire ?
Quand ils n’ont plus de maître, tous ces chiens et ces chats errants deviennent
des suppôts du démon, et viennent blasphémer et salir nos églises. Un homme ne
ferait pas ça. »
Il la regarda dans
les yeux, espérant que sa conviction sans faille pourrait la convaincre de
sortir de l’ignorance.
« Tu as
compris ? »
La petite
fille, des larmes au bord des yeux, acquiesça en reniflant, et devant le signe
de croix qui signifiait « Allez en paix », elle s’éloigna de
Monsieur l’Abbé en cherchant sa mère du regard.
Celui-ci
sourit.
Il se leva, et
devant le jour qui laissait place aux lumières de la ville, il s’empressa de
trouver dans quelque placard de la sacristie des paquets de mort aux rats. La
chienne ne reviendrait pas, mais d’autres si. Des chiens, des chats, et
d’autres nuisibles.
Comme tous les
mois, Monsieur l’Abbé installa de nombreuses écuelles bien remplies autour de
la cathédrale.
Au matin du deuxième jour, une chaleur
étouffante le sortit un peu plus tôt de son sommeil religieux. La nuit était
encore noire et opaque, mais déjà la chaleur du soleil se faisait ressentir,
comme une chape suffocante emprisonnée sous un couvercle. L’été était bien là,
et avec lui les derniers reliquats de touristes qui profiteraient de la
fraîcheur entre ces murs pour y faire une halte comme à la terrasse d’un
café. À moins qu’ils ne préfèrent justement profiter du soleil et de la
plage, laissant tranquille les véritables croyants pour qui l’amour de Dieu
vaut bien celui du bronzage. Monsieur l’Abbé sourit de son trait d’esprit,
et pour attendre l’heure bien réglée à laquelle il devrait commencer ses
offices, il s’octroya une promenade sur le toit calme de la cathédrale.
Déambulant entre
les gargouilles, caressant la pierre froide dont le contact rendait plus
supportable la moiteur de ce début de mois d’Août, il se sentit seul. Il
n'avait personne pour partager ses peines, ses souffrances et ses devoirs,
personne qui en soit digne, et il pensa que le véritable dévot, pieux et
sincère, était encore à créer. Lui ne comptait pas. Sa tâche était différente,
et le doigt de Dieu faisait de lui, en quelque sorte, un peu plus qu’un humain.
Mais lui pourrait élever et éduquer ce
vrai dévot dans l’amour du Christ et de son père.
Dieu lui
souffla à l’oreille que rien n’était perdu. Et Monsieur l’Abbé se sentit mieux.
Sa journée
donna raison à sa seconde intuition, et devant l’absence marquée de touristes,
et la discrétion des paroissiens, son temps put être partagé entre la prière et
le rangement. Un lieu de culte propre, rangé, et ordonné était une chose
indispensable. Une église était une cible privilégiée des attaques de
mécréants, d’infidèles, de sarrasins barbares, et ce depuis le Moyen-Âge, alors
que penser d’une cathédrale ? Que penser de Notre-Dame, symbole absolu de
la foi chrétienne ici bas ? Monsieur l’Abbé savait bien que le risque
était grand, et depuis le lever du jour, une odeur de soufre emplissait ses
esprits. Il sentait venir un vent de colère et de sauvagerie impie, et
préférait se préparer à toute éventualité.
Grand bien lui
en prit.
La journée s’était
terminée aussi calme et brûlante qu’elle avait commencé, et Monsieur l’Abbé
s’était couché quand les cloches de Notre Dame avaient annoncé la dernière
heure de la soirée, après un repas frugal, quelques prières et d’autres
occupations qui ne regardaient que lui et Dieu.
Il était
profondément endormi lorsque des coups terribles furent frappés aux portes de
la cathédrale. Il s’éveilla dans un sursaut et son cœur fit un bond qui le
releva hors de son lit comme si ses 20 ans venaient de sonner. Le bruit
sourd mais puissant résonnait de toutes parts, surplombant un brouhaha de voix
distordues et rauques, comme si une foule en colère tentait de fracasser
l’entrée du lieu saint avec un madrier.
On hurlait de
rage en bas, des voix humaines, mais grognant comme des animaux, des voix qui
appelaient à la sauvagerie, et exhortait Monsieur l’Abbé à ouvrir les portes et
à subir le châtiment réservé aux infidèles.
Les sarrasins hérétiques étaient entrés
dans la cité, ils étaient au pied de Notre-Dame, assoiffés de sang et de
violence, et lui était seul, seul pour protéger la maison de Dieu. Il était
trop tôt. Tout devait se dérouler selon la volonté du Seigneur. Ces derniers
jours étaient trop importants pour abandonner.
Les coups et
les vociférations gutturales des barbares redoublèrent en bas, et firent
vibrer les fondements même de la cathédrale. Ils semblaient être des centaines,
des milliers sûrement, armés de fourches, de torches et de leur haine.
Il pouvait
bien se rendre en haut des tours, et jeter des pierres délogées par le temps
sur la foule qui s’amassait en bas, mais cela aurait été comme brûler un océan
goutte à goutte, et n’aurait fait qu’engorger encore plus leur colère.
Monsieur
l’Abbé, dans un soubresaut de courage, préféra s’en remettre à Dieu, et à sa
foi, sans vaciller, et c’est avec autant de dignité que de peur qu’il se remit
au lit, et pria longuement que les portes tiennent, sous les tremblements des
murs et les cris des infidèles.
Au matin du troisième jour, Monsieur
l’Abbé s’éveilla en sueur, en retard, et en serrant son chapelet avec tant de
force que celui-ci était en partie brisé et sa main légèrement entaillée. Le
jour était levé, l’air était silencieux, et il était toujours en vie. Le monde
n’était pas en proie aux envahisseurs. Il se dit que Dieu avait bien fait.
Il savoura
quelques minutes le calme retrouvé, laissa son cœur reprendre un rythme normal,
et respira calmement. Son sommeil inquiet et réduit l’avait fatigué. Il serait
bien resté au lit, mais aurait dû subir les remontrances de ses ouailles qui
attendaient sûrement les offices dûment sollicités. Et il était déjà en retard.
Et il ne pouvait le permettre. Et il fallait soigner cette blessure
superficielle.
Cela le décida
à se lever, et après avoir nettoyé et bandé la plaie, sa première action du
matin fut de monter en haut des tours, et de contempler le parvis. Il ne
restait pas une trace de l’événement de la nuit passée. Les badauds vaquaient à
leurs occupations, les oiseaux chantaient, et un groupe de paroissiens
commençait à se rassembler devant les trois entrées de la cathédrale. Où
étaient passés les sarrasins ? Qui les avait fait fuir ? Avaient-ils
été tués par les forces de police ? Était-ce du sang que ce mince
reflet rougeâtre au pied des murs ?
Il préféra ne pas y
prêter attention. Dieu n’avait pas laissé son dessein être spolié, c’est tout
ce qui importait. Peu importe ce qu’il était advenu d’eux après tout. Il ouvrit
les portes sous les reproches discrets et renfrognés, et commença les
offices de la matinée.
Une journée de
plus passait, agréablement calme et monotone, un peu moins suffocante sous les
pierres protectrices de Notre-Dame. Les fidèles se succédaient devant l’autel,
d’autres se recueillant en divers endroits devant des cierges allumés. Le temps
s’étirait, et seul dans son confessionnal, Monsieur l’Abbé somnolait doucement,
expiant par l’esprit les péchés qu’il avait avoué à Dieu un peu plus tôt.
Un peu plus tard
dans l’après-midi, une présence de l’autre côté du grillage le sortit de sa
léthargie cotonneuse, et il s’efforça de revenir à la réalité pour écouter son
prochain pénitent.
Ce fut une
voix frêle et féminine qui s’adressa à lui, gorgée de larmes contenues, et
emplie de la douceur sucrée qui prend corps dans la bouche des adolescentes.
« Pardonnez-moi
mon père, car j’ai péché. »
Il y avait
quelque chose de suave dans la voix de cette jeune fille, derrière le rideau de
pleurs qui ne demandait qu’à s’ouvrir. Monsieur l’Abbé tira le tissu qui le
protégeait de l’extérieur, et pris le temps de regarder celle qui lui faisait
face. Le toit du confessionnal, avec le temps, avait été nanti de nombreux
trous et fissures, et si Monsieur l’Abbé restait majoritairement dans l’ombre,
les raies de lumières permettaient de distinguer clairement l’adolescente.
Elle devait
avoir 15 ou 16 ans tout au plus, ses traits étaient fins, et sa blondeur
virginale. Des larmes avaient séché sur ses pommettes, ses yeux étaient rouges,
mais son visage laissait entrevoir une candeur étincelante, et ses lèvres
semblaient cacher un éclatant sourire. Une véritable beauté à l’innocence
immaculée, se dit Monsieur l’Abbé. Elle avait fait l’effort de couvrir ses
épaules, et de cacher un tant soit peu une poitrine volontaire qu’on devinait
généreuse sous le T-shirt de coton, mais qui était assez opulente pour laisser
clairement entrevoir dans le col, les globes de chair juvéniles gonflés
d’orgueil et de jeunesse.
Cela le fit
sourire. Il se doutait bien de quel ordre pourrait être le péché de cette
ravissante jeune fille. Il était tout prêt à l’écouter.
« À quand
remonte votre dernière confession, mon enfant ? »
Le silence
gêné qui suivit lui indiqua assez facilement que beaucoup d’eau devait avoir
coulé depuis.
« Je… C’est la première fois mon
père, commença-t-elle après une hésitation. Ma famille est très croyante, mais
moi je, je pratique pas, j’ai jamais vraiment cru à tout ça, mais là, c’est
juste que, je sais plus quoi faire.
- Il y a un début à tout, la rassura
Monsieur l’Abbé, et le Seigneur, tout comme moi, est prêt à te pardonner.
Confie-toi à moi, je serai l’oreille et la bouche qu’il te faut.
- Et bien voilà, je, vous
savez c’est comme tous les jeunes, avec une copine, on
expérimente, c’est normal. Y’a plus de petits et de grands maintenant, c’est
plus compliqué, on est déjà grande à 13 ans. En tout cas on veut l’être. Et
avec une copine on aime beaucoup les garçons. On a envie alors, je sais pas
comment vous expliquez ça dans la religion, je sais pas, on a envie de les
embrasser, on veut jouer avec eux, on veut penser à rien d’autre, et quand on
grandit, on a envie de sexe. D’autre chose, on a des sensations et… Ma copine a
pas voulu venir, elle a honte je crois, ou elle s’en fiche des confessions,
mais je savais plus. On l’a fait plein de fois, avec plein de garçons, on
faisait ce qu’on voulait, parce qu’on aime beaucoup ça, on faisait pas
attention. Mais je crois que c’est vraiment pas bien. J’ai l’impression d’être
sale, en plus mes parents ont appris… Et je veux pas attraper des maladies, ma
cousine elle, moi j’ai peur et ma copine aussi qu’on ait chopé un truc, je veux
pas être punie, je suis désolé et… »
Elle se tut
enfin, et donna libre cours aux larmes qui avaient entrecoupé peu à peu son
discours. Elle pleura sans pudeur, et ces torrents sur ses joues, ses yeux
brillants d’angoisse la rendaient encore plus belle et magnétique. Il était
aisé de comprendre l’attirance qu’elle provoquait chez les jeunes hommes.
Monsieur l’Abbé devait l’aider. Et il pourrait s’aider aussi.
« Sèche
tes larmes mon enfant, murmura-t-il. Je savais avant que tu ne me parles quel
péché était le tien. Tu es perdu, vous êtes perdu toi et ton amie, mais le
chemin est toujours là quelque part. Le péché de chair et de luxure est un
péché très grave, mais il peut être pardonné. Tu aimes les hommes, tu les aimes
trop, et te complais dans la dépravation. C’est à Dieu qu’il faut donner cet
amour, et cette chair. À Dieu et à ce qui le représente. Dieu peut toujours te
sauver et te préserver si tu lui offres ton amour et ton corps.
-
Vraiment ? hoqueta la jeune fille entre deux larmes, je, je comprends pas…
- Je ne suis
pas exempt de faiblesses moi même. Mais dans ce qui pourrait être mes
péchés, je trouve un acte de foi et d’amour envers le Seigneur. Tout ce qui se
passe en ces murs est sacré, et par là où tu as péché tu peux être sauvée.
- Mais tout, même …
- Tout mon
enfant. Si tu as peur de la maladie, tu peux être protégée. Dieu peut te
sourire, et moi je peux t’aider. Je suis son serviteur. »
Un éclair
d’espoir mêlé d’incompréhension oscilla dans le regard de l’adolescente. Elle
était prête à croire, et à accueillir la foi. Monsieur l’Abbé fit coulisser le
grillage, et prit sa main tremblante.
« Je vais
t’aider. Si tu le veux. Je capturerai le mal que tu as laissé en toi comme sur
une photo. »
Son regard
intense et son visage doux et grave semblaient captiver la jeune aux cheveux
dorés.
« Je vais me
lever, et t’attendre dans la sacristie. Quand tu le décideras, tu me
rejoindras, et je m’occuperais de toi. »
En repartant
ce soir là, elle promit à Monsieur l’Abbé de revenir avec son amie
Au matin du
quatrième jour, Monsieur l’Abbé se réveilla en pleine forme. Sa foi
l’emplissait de vigueur alors que la semaine allait sur sa fin, et que l’heure
approchait. Il reprenait son rythme habituel, se levait avant que le soleil ne
s’approche de l’horizon, flânait dans les coursives et sur les toits de la
cathédrale, s’imaginant un fils, un fils de Dieu bien à lui tel que le
décrirait le Tout-Puissant, puis préparait les offices, accueillait ses enfants
de chœur et offrait aux fidèles la journée pieuse qu’ils méritaient.
Ce jeudi donc,
les croyants furent peu nombreux, et cela entacha quelque peu le sourire de
Monsieur l’Abbé. Notre-Dame de Paris, cathédrale, lieu saint, refuge ultime né
de la main du Seigneur, se voyait dépeuplée et réduit à la fréquentation d’une
église de province. Qui plus est, des bohémiens avaient perturbé le
recueillement des fidèles en se complaisant dans des chants et des danses
vulgaires sur le parvis. C’est donc assez agacé qu’il avait entamé
l’après-midi, et décidé de ne pas ouvrir le confessionnal aujourd’hui.
Alors qu’il se tenait, stoïque, devant
l’autel, contemplant l’immensité des voûtes de la nef, un petit garçonnet de 10
ans entra d’une démarche gauchement décidée dans la cathédrale et s’avança vers
lui. Un béret sur la tête et un foulard autour du cou, il tenait plus d’un
Gavroche d’Épinal anachronique que d’un enfant d’aujourd’hui.
« Monsieur
l’Abbé, crachouilla-t-il, j’ai une question à vous poser. »
Amusé, Monsieur
l’Abbé le regarda de toute sa hauteur et lui pria de poser sa question. Après
tout, l’occasion d’éduquer correctement un bambin était trop rare pour être
négligée.
« En fait, je
me demandais, reprit l’enfant, pourquoi y’a jamais des autres gens que les
blancs dans l’Église, comme y’a dans la rue ? »
Le sourire de
Monsieur l’Abbé fondit lentement sur son visage. Ce n’était pas un
questionnement sujet à plaisanterie, et l’éducation de ce petit homme se devait
d’être un peu plus approfondi, pour ne pas risquer de perdre son âme. Il
s’accroupit près de l’enfant et le regarda très sérieusement.
« Les
sarrasins ne sont pas des hommes mon enfant, articula-t-il, ils ne croient pas
en Dieu et Dieu ne croit pas en eux. Ils n’ont aucun droit dans notre monde
catholique et civilisé, et ne doivent jamais entrer ici. Ce serait un blasphème
horrible. Leur existence même devrait être un péché impardonnable.
- Mais mon
copain Saïd, se défendit le garçon, il dit que c’est parce que eux il croit à
Allah, c’est un autre Dieu, mais Allah il a l’air cool aussi. »
Le visage de
Monsieur l’Abbé devint alors plus dur que du marbre, et son regard emplit
d’effroi et de colère, transperça l’enfant de part en part. Il lâcha son épaule
dans un réflexe de dégoût, et sa respiration s’accéléra quelque peu. Il se
ressaisit, le regard fixe, et décidé il attrapa le garçonnet par le poignet.
Celui-ci protesta un peu, mais Monsieur l’Abbé semblait vraiment fâché quand il
l’amena vers la sacristie.
Cette
nuit là, les Catacombes vibrèrent d’une joie toute nouvelle.
Au matin du cinquième jour, Monsieur
l’Abbé avait créé l’homme.
Dicté par
Dieu, il avait formé, pendant des jours et des jours, un corps capable
d’accepter une âme créée de toute pièces par le Seigneur. Tel un nouveau Jésus
Christ, le fils du Tout-Puissant et de Monsieur l’Abbé se tenait là, chancelant
sur ses jambes toutes neuves, dans le matin obscur que zébrait encore un orage
nocturne, sec et bruyant. Comme dans la terre glaise, Monsieur l’Abbé avait
sculpté ce corps, à force de patience. Il avait attendu cette nuit, et par les
rites qui avaient relevé Lazare bien des siècles avant lui, il avait insufflé
la vie à ce nouvel homme. Son fils. L’homme né de l’homme par la puissance
divine. Et Monsieur l’Abbé, en extase, était agenouillé d’émerveillement devant
cette création à quatre mains. Il prenait dans ses bras les jambes puissantes
de cette silhouette massive, encore titubante d’être née.
« Tu existes,
mon enfant, psalmodia-t-il, tu existes, et tu seras mon héritage, ma
descendance, mon successeur, tu seras le dévot que nous attendions, le
véritable humain. Et par delà le jugement dernier tu t’occuperas de cette terre
et de ceux qui auront mérité ton amour. Bien sûr, tu es difforme, mon fils,
mais ne t’apitoies pas sur ton corps, à l’intérieur tu es tellement plus beau
que ces faux croyants qui ne survivront probablement pas quand le temps sera
venu. Tu es beau mon fils. Tu es né de la chair du pécheur, et tu transcenderas
cette chair par la pureté de ton âme. »
Le nouvel
homme ne bougeait pas. Il respirait calmement comme à travers un siphon
obstrué, regardant le ciel déchiré d’éclairs, comme autant de rires divins. Le
temps était presque venu, pour lui, et pour Monsieur l’Abbé, et il était né
pour ce dessein. Celui-ci regarda encore son fils dans les yeux, la gorge
serrée. Il resterait caché en haut pour l’instant, à l’abri des regards
ignorants, et bientôt, le moment serait venu pour lui d’être aimé, respecté
comme le sauveur que Dieu avait voulu offrir une nouvelle fois aux hommes.
Ce jour là, Monsieur l’Abbé se sentit
investi d’une force et d’une conviction incommensurables, dépassant encore la
foi qui était la sienne depuis sa rencontre avec Dieu
Au matin du sixième jour, la lune
s’éclipsa lentement dans le silence de l’aube, alors que Monsieur l’Abbé
revêtait la sienne, sans l’avoir vu se coucher. Il avait prié toute la nuit
durant, réfléchissant, se préparant à la mission qui lui incombait, soliloquant
avec le Seigneur, et il se préparait maintenant pour ses derniers offices du
matin, la respiration profonde et le regard décidé. En serrant le cordon qui
retenait sa tunique, il vit ses mains trembler légèrement. Il avait peur, cela
était certain. Peur d’échouer sans doute. Peut-être, en définitive, que
quelques reliques de doutes venaient assombrir le devoir qui s’imposait à lui.
Il ferma les yeux, pestant contre lui même, balayant ses appréhensions d’un
revers de la foi. Douter n’était pas digne de lui. Les desseins de Dieu étaient
impénétrables, il était temps, et sur ses épaules pesait la plus importante et
définitive responsabilité de l’Histoire du monde.
La journée se passa dans le recueillement
le plus total. Aucun bruit extérieur ne vint perturber les offices du matin, ni
les confessions, ni les prières que les fidèles furent nombreux à adresser ce
jour là. Ce fut comme si le monde avait compris l’importance de ce moment,
comme si Notre-Dame avait été préservé du chaos de l’humanité pécheresse. Par
les prières, par le recueillement, par l’amour de ces paroissiens, il
emmagasina de l’énergie, sa foi était comme un carburant, un composé essentiel
qui circulait dans ses veines. Il se sentait vibrer d’une puissance infinie qui
ne demandait qu’à être relâchée. Une chaleur troublante semblait s’échapper de
son corps, et son esprit cotonneux regardait ses ouailles et le monde de toute
sa hauteur. Il devenait divin.
Quand le soleil fut définitivement avalé
par l’horizon, les fidèles partis et les portes de l’immense cathédrale closes,
Monsieur l’Abbé contempla une dernière fois la nef, et dit au revoir à
Notre-Dame. Son fils né de la chair était sorti et se tenait immobile, face à
lui, dans le silence de l’enceinte. Monsieur l’Abbé leva le bras pour poser la
main sur son front immense, et son fils baissa la tête. Il sentit l’énergie
traverser son corps, et il espérait que cela suffirait à le réconforter, dans
les dures épreuves de messie qui l’attendaient. Puis, il le prit dans ses bras,
et lui dit adieu. C’est à lui qu’incomberait la tâche à présent. Lui seul
survivrait au jugement dernier, avec les hommes qui le mériteraient, et qui
resteraient sur la Terre redevenue un Éden. Vibrant de plus en plus, sentant
l’heure arriver, il quitta son enfant difforme et gigantesque, se para de son
aube blanche, et grimpa sur les tours de sa bien-aimée cathédrale.
Il n’était
plus temps de reculer, ni d’hésiter à présent. Il avait confiance en son fils,
et sa tâche était tout aussi importante. Ne pas oublier. Si son enfant devait
être le sauveur du Jugement dernier, il en serait l’instigateur. Comme la main
de Dieu qui effacerait le tableau de l’existence. Un Apocalypse juste et divin,
et la foi de Monsieur l’Abbé était si forte, sa puissance telle, que rien ne
pouvait plus l’arrêter. Il suffisait d’embrasser le ciel, de faire face au
Seigneur, de lui crier son amour une dernière fois, et il éclaterait, telle une
bombe céleste, dont la furie engloutirait tous les pécheurs et les indignes. Il
eut de la peine à gravir les dernières marches qui menaient aux toits, pulsant
de toutes parts. L’énergie toute-puissante de sa foi voulait sortir, et
accomplir son destin. Elle filtrait à travers ses yeux, elle se répandait hors
de sa bouche, et semblait même commencer à se diffuser par les pores de sa
peau.
Alors que la
nuit s’était étendue sur le monde, brillant de mille étoiles, il s’approcha du
bord de la cathédrale. L’humanité s’étalait à ses pieds, et elle devrait
maintenant assumer ses actes. Titubant, la respiration difficile, il décida de
ne plus attendre, de ne plus hésiter. Il psalmodia une dernière prière, un
dernier amen, un dernier regard empli d’une dévotion folle au ciel, et il se
jeta dans le vide.
Il sembla voler quelques instants, puis s’arrêta net, comme attrapé par la
main du Seigneur. Une lumière éclatante s’échappa de son corps tel un phare, le
fissura, créant des raies de lumière qui semblaient traverser toute chose, et
dans un dernier cri de victoire, il explosa dans un torrent d’énergie aveuglant
et furieux qui engloutit le monde.
Dimanche
matin, aux alentours de 5h30, le corps de Jérôme Dantier, plus connu sous le
simple nom de Monsieur l’Abbé, fut retrouvé disloqué au pied de la cathédrale.
Les touristes qui
ne désemplissaient pas, asseyant la réputation jamais démentie de Notre-Dame,
s’agglutinaient déjà en masse curieuse autour du corps sanglant et démantibulé
quand la police arriva.
Jérôme Dantier était un original, un dévot que les gardiens de la
cathédrale avaient accepté parmi eux, lui donnant un toit au sein de l’édifice,
qui prenait part aux confessions, parfois même était le seul à garder le
monument la nuit. Il avait toujours pris son rôle très au sérieux, et il
n’était pas rare, et amusant, de le voir présider une messe invisible, à
laquelle seuls quelques touristes étonnés assistaient généralement, quand il ne
tentait pas de chasser ces mêmes touristes par des menaces divines.
La raison de
son suicide restait un mystère, lui si croyant, qui savait bien quel péché cela
était pour la religion catholique. Pour la police, aussi étrange que cela
puisse paraître, cela collait avec les événements de ces derniers jours, notamment
l’agression qui avait eu lieu sur le parvis dans la nuit de mardi. Deux
maghrébins avaient été poursuivis par un groupe de skinheads, et les pauvres
hères avaient eu beau hurler et taper contre les portes de la cathédrale, ils
étaient morts devant Notre-Dame, roués de coups sans que personne ne soit venu
leur ouvrir.
Il y avait eu
cette agression, puis quelques disparitions, et aujourd’hui, il faudrait
enquêter sur la mort de l’étrange Jérôme Dantier, Monsieur l’Abbé.
On découvrit
bien des choses dans ses appartements.
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