dimanche 7 août 2011

Monsieur l'Abbé [Corvis]

Au matin du premier jour, Monsieur l’Abbé regarda le ciel encore clairsemé d’étoiles, et déchiffrant dans les astres le sourire adressé par le Seigneur, il se dit qu’il avait bien fait.
La soirée d’hier avait été chargée de remises en questions diverses et douloureuses, mais la nuit avait porté conseil, et Dieu, un réconfort certain. Le Tout-Puissant l’avait créé à son image, lui plus encore que tous ces fils autoproclamés par les interprétations douteuses des Écrits Saints. Ses paroles et ses actes lui avaient toujours été dictés par Lui, et cela était juste. Douter aurait seulement prouvé qu’il fût indigne de rester son représentant et son dévot le plus fidèle.
            En ces temps de disette spirituelle où les païens tentaient de régner, où les barbares s’amoncelaient sous nos fenêtres, et où Dieu lui même était abandonné, le dernier rempart se devait d’avoir une foi à tout épreuve. En son Créateur, et en lui même.
Alors que la nuit noire se teintait peu à peu du bleu de l’aube, Monsieur l’Abbé descendit les longues marches de pierre qui menaient à la sacristie dans un silence de cathédrale. L’allusion le fit sourire, et la lourde porte de chêne gémit avec un écho majestueux. Bientôt ses enfants de chœur arriveraient, et la grand Messe du lundi pourrait commencer.
Depuis que Notre-Dame était redevenue, à force de pression, le lieu de prière et de dévotion religieuse qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, les touristes impies se faisaient rares, et les quelques irréductibles qui osaient pénétrer dans la cathédrale caméra au poing, et bras nus, étaient vite échaudés par les regards assassins de Monsieur l’Abbé. Seuls restaient les fidèles, les croyants, les avides de messe, les gourmets de prière, les ouailles à marier, et les pécheurs repentants. Ce qui, tout compte fait, représentait assez d’occupations pour que l’activité ne manque pas.
La grand Messe de ce lundi là fut une déception. Certes l’enceinte de Notre-Dame était immense, et les parisiens souvent contraints de privilégier le travail à la religion, au désarroi dédaigneux de Monsieur l’Abbé. Il n’empêche que les bancs de la cathédrale n’avaient été remplis qu’à moitié aujourd’hui, et les fervents habitués eux-mêmes n’étaient pas tous venus. Qui plus est, un couple de fillettes aux cheveux nattés avait cruellement manqué d’attention, et quelqu’un, qui se fit judicieusement discret par la suite, n’avait pas daigné se retenir d’éternuer bruyamment en pleine oraison.
Prises à part et dans d’autres circonstances, ces interruptions pourraient n’être considérées que comme peu de choses, des aléas imprévisibles de l’existence. Seulement il y avait un précepte immuable en ce monde, que Monsieur l’Abbé semblait parfois être le seul à respecter : Dieu ne tolère pas la demi-mesure, et l’amour qu’il porte à ses enfants mérite un respect indivisible.  Oubliez cela et l’humanité s’écroulera, fauchée par sa propre dépravation. Elle avait oublié pourtant. Monsieur l’Abbé le savait, et c’était sans orgueil qu’il tâchait d’éduquer les pauvres d’esprits. Le Seigneur l’avait investi d’une mission, de droits et d’un devoir, à lui, le préféré. Il se devait d’en être digne, fier, et de ne pas consentir au laisser-aller sacrilège.
Quant aux ignobles mouches bleuâtres dont la science tentait encore et toujours de relativiser la diablerie, elles n’avaient cessé de vrombir autour de ses oreilles. Il se demanda si Dieu lui permettrait l’hérésie de pendre des tue-mouches dans l’enceinte de la cathédrale.
La journée fut riche en confessions de toute sortes. Monsieur l’Abbé, avec un certain ennui mais une application certaine, écouta pleurer des mères, s’épancher d’âgés dévots, et s’effondrer quelques armoires à glace à qui il restait une once de cœur et de respect divin. C’était toujours mieux que l’aveuglement athée qui les laisserait vivre sans remords, et cela contribuait à la vie de la cathédrale, néanmoins Monsieur l’Abbé s’interrogeait toujours sur les réactions excessives des pécheurs. Lui aussi était un homme, lui aussi n’était pas parfait, loin de là, mais si l’on reconnaît ses erreurs, si l’on glisse ses péchés à l’oreille du Seigneur, sa  bouche nous pardonne tout, et nous réconforte.
Monsieur l’Abbé aurait voulu avoir lui aussi une oreille à qui parler, mais c’était chose impossible. Et pour cause, il était l’oreille. Il n’avait donc d’autre choix que s’adresser directement au Seigneur, et d’écouter. Et de croire. Et de savoir. Peu de péchés étaient impardonnables, et mêmes ceux-ci devaient être absous d’une manière ou d’une autre.
Alors que la journée s’éteignait en rougeoyant entre les tours de Notre-Dame, Monsieur l’Abbé sortit en clopinant sur le parvis et huma malgré lui l’air vicié d’épices de la cité. Il s’appuya sur la canne qui devenait nécessaire en fin de journée, et contempla la façade de la plus grande maison du Seigneur qui ait été conçue. Il allait lever la tête pour examiner les oscillations de lumière à travers les immenses vitraux, quand il aperçut une vieille chienne errante, malade, au poil terne et clairsemé, qui s’apprêtait à uriner sur un mur blanc et sculpté de la cathédrale. Une fois de plus. Méthodiquement et sans colère, il s’approcha de l’animal accroupi sur ses pattes chancelantes, et lui asséna un violent coup de canne sur le dos. Celui-ci, gémissant de douleur et de surprise, s’étala dans son urine, et la queue basse tenta de s’échapper. Monsieur l’Abbé coinça la pauvre bête dans un recoin, la faucha comme un arbuste, puis la roua de coups sans faiblir au rythme de ses cris aigus, jusqu’à ce quelle se taise enfin, allongée sur le flanc, transie de peur et de douleur, le regard implorant et la respiration difficile. Un dernier coup sec la fit se relever tant bien que mal, et elle s’enfuit à ras de terre, boitant et titubant.
Monsieur l’Abbé la regarda s’éloigner en soupirant. Celle-la ne reviendrait sans doute pas. Du moins il l’espérait en se massant l’épaule, tant ce genre d’exercices réveillait de vieilles et douloureuses courbatures.
« Mais pourquoi vous avez tapé le chien, Monsieur l’Abbé ? » demanda une voix gémissante dans son dos.
Il se retourna en reprenant son souffle pour faire face à une petite blondinette de 6/7 ans, une sucette à la main et les yeux embués. Elle le regardait, pleine d’incompréhension. Monsieur l’Abbé prit le temps de s’accroupir près d’elle et de lui expliquer.
« Mon enfant, commença-t-il, certaines choses en ce monde demandent le respect, et Dieu est la plus importante d’entre elles.
         - Mais c’est un chien, argua la petite fille, il peut pas comprendre.
         - Il comprendra maintenant. »
         Devant ce regard interrogatif qui ne semblait pas se contenter d’une vérité et d’un large sourire, Monsieur l’Abbé se sentit l’espace d’un instant impuissant face à l’ignorance du monde, et de ces enfants qu’il fallait élever socialement et spirituellement.
         « Maman dit toujours qu’il faut pas faire de mal aux gens et aux animaux » continua l’enfant.
         Il était temps de pousser l’explication plus loin.
         « Ce n’est pas pareil, ma petite, dit doucement Monsieur l’Abbé. Les animaux n’ont pas d’âme, ils ne souffrent pas. Dieu nous a créé à son image et a créé les animaux pour nous servir. S’ils n’obéissent pas, que pouvons-nous faire ? Quand ils n’ont plus de maître, tous ces chiens et ces chats errants deviennent des suppôts du démon, et viennent blasphémer et salir nos églises. Un homme ne ferait pas ça. »
         Il la regarda dans les yeux, espérant que sa conviction sans faille pourrait la convaincre de sortir de l’ignorance.
         « Tu as compris ? »
       La petite fille, des larmes au bord des yeux, acquiesça en reniflant, et devant le signe de croix qui signifiait « Allez en paix »,  elle s’éloigna de Monsieur l’Abbé en cherchant sa mère du regard.
         Celui-ci sourit.
       Il se leva, et devant le jour qui laissait place aux lumières de la ville, il s’empressa de trouver dans quelque placard de la sacristie des paquets de mort aux rats. La chienne ne reviendrait pas, mais d’autres si. Des chiens, des chats, et d’autres nuisibles.
         Comme tous les mois, Monsieur l’Abbé installa de nombreuses écuelles bien remplies autour de la cathédrale.

Au matin du deuxième jour, une chaleur étouffante le sortit un peu plus tôt de son sommeil religieux. La nuit était encore noire et opaque, mais déjà la chaleur du soleil se faisait ressentir, comme une chape suffocante emprisonnée sous un couvercle. L’été était bien là, et avec lui les derniers reliquats de touristes qui profiteraient de la fraîcheur entre ces murs pour y faire une halte comme à la terrasse d’un café. À moins qu’ils ne préfèrent justement profiter du soleil et de la plage, laissant tranquille les véritables croyants pour qui l’amour de Dieu vaut bien celui du bronzage. Monsieur l’Abbé sourit de son trait d’esprit, et pour attendre l’heure bien réglée à laquelle il devrait commencer ses offices, il s’octroya une promenade sur le toit calme de la cathédrale.
         Déambulant entre les gargouilles, caressant la pierre froide dont le contact rendait plus supportable la moiteur de ce début de mois d’Août, il se sentit seul. Il n'avait personne pour partager ses peines, ses souffrances et ses devoirs, personne qui en soit digne, et il pensa que le véritable dévot, pieux et sincère, était encore à créer. Lui ne comptait pas. Sa tâche était différente, et le doigt de Dieu faisait de lui, en quelque sorte, un peu plus qu’un humain. 
         Mais lui pourrait élever et éduquer ce vrai dévot dans l’amour du Christ et de son père.
         Dieu lui souffla à l’oreille que rien n’était perdu. Et Monsieur l’Abbé se sentit mieux.
         Sa journée donna raison à sa seconde intuition, et devant l’absence marquée de touristes, et la discrétion des paroissiens, son temps put être partagé entre la prière et le rangement. Un lieu de culte propre, rangé, et ordonné était une chose indispensable. Une église était une cible privilégiée des attaques de mécréants, d’infidèles, de sarrasins barbares, et ce depuis le Moyen-Âge, alors que penser d’une cathédrale ? Que penser de Notre-Dame, symbole absolu de la foi chrétienne ici bas ? Monsieur l’Abbé savait bien que le risque était grand, et depuis le lever du jour, une odeur de soufre emplissait ses esprits. Il sentait venir un vent de colère et de sauvagerie impie, et préférait se préparer à toute éventualité.
         Grand bien lui en prit.
        La journée s’était terminée aussi calme et brûlante qu’elle avait commencé, et Monsieur l’Abbé s’était couché quand les cloches de Notre Dame avaient annoncé la dernière heure de la soirée, après un repas frugal, quelques prières et d’autres occupations qui ne regardaient que lui et Dieu.
         Il était profondément endormi lorsque des coups terribles furent frappés aux portes de la cathédrale. Il s’éveilla dans un sursaut et son cœur fit un bond qui le releva hors de son lit comme si ses 20 ans venaient  de sonner. Le bruit sourd mais puissant résonnait de toutes parts, surplombant un brouhaha de voix distordues et rauques, comme si une foule en colère tentait de fracasser l’entrée du lieu saint avec un madrier.
         On hurlait de rage en bas, des voix humaines, mais grognant comme des animaux, des voix qui appelaient à la sauvagerie, et exhortait Monsieur l’Abbé à ouvrir les portes et à subir le châtiment réservé aux infidèles.
Les sarrasins hérétiques étaient entrés dans la cité, ils étaient au pied de Notre-Dame, assoiffés de sang et de violence, et lui était seul, seul pour protéger la maison de Dieu. Il était trop tôt. Tout devait se dérouler selon la volonté du Seigneur. Ces derniers jours étaient trop importants pour abandonner.
         Les coups et les vociférations  gutturales des barbares redoublèrent en bas, et firent vibrer les fondements même de la cathédrale. Ils semblaient être des centaines, des milliers sûrement, armés de fourches, de torches et de leur haine.
         Il pouvait bien se rendre en haut des tours, et jeter des pierres délogées par le temps sur la foule qui s’amassait en bas, mais cela aurait été comme brûler un océan goutte à goutte, et n’aurait fait qu’engorger encore plus leur colère.
         Monsieur l’Abbé, dans un soubresaut de courage, préféra s’en remettre à Dieu, et à sa foi, sans vaciller, et c’est avec autant de dignité que de peur qu’il se remit au lit, et pria longuement que les portes tiennent, sous les tremblements des murs et les cris des infidèles.

Au matin du troisième jour, Monsieur l’Abbé s’éveilla en sueur, en retard, et en serrant son chapelet avec tant de force que celui-ci était en partie brisé et sa main légèrement entaillée. Le jour était levé, l’air était silencieux, et il était toujours en vie. Le monde n’était pas en proie aux envahisseurs. Il se dit que Dieu avait bien fait.
         Il savoura quelques minutes le calme retrouvé, laissa son cœur reprendre un rythme normal, et respira calmement. Son sommeil inquiet et réduit l’avait fatigué. Il serait bien resté au lit, mais aurait dû subir les remontrances de ses ouailles qui attendaient sûrement les offices dûment sollicités. Et il était déjà en retard. Et il ne pouvait le permettre. Et il fallait soigner cette blessure superficielle.
         Cela le décida à se lever, et après avoir nettoyé et bandé la plaie, sa première action du matin fut de monter en haut des tours, et de contempler le parvis. Il ne restait pas une trace de l’événement de la nuit passée. Les badauds vaquaient à leurs occupations, les oiseaux chantaient, et un groupe de paroissiens commençait à se rassembler devant les trois entrées de la cathédrale. Où étaient passés les sarrasins ? Qui les avait fait fuir ? Avaient-ils été tués par les forces de police ? Était-ce du sang  que ce mince reflet rougeâtre au pied des murs ?
         Il préféra ne pas y prêter attention. Dieu n’avait pas laissé son dessein être spolié, c’est tout ce qui importait. Peu importe ce qu’il était advenu d’eux après tout. Il ouvrit les portes  sous les reproches discrets et renfrognés, et commença les offices de la matinée.
         Une journée de plus passait, agréablement calme et monotone, un peu moins suffocante sous les pierres protectrices de Notre-Dame. Les fidèles se succédaient devant l’autel, d’autres se recueillant en divers endroits devant des cierges allumés. Le temps s’étirait, et seul dans son confessionnal, Monsieur l’Abbé somnolait doucement, expiant par l’esprit les péchés qu’il avait avoué à Dieu un peu plus tôt.
         Un peu plus tard dans l’après-midi, une présence de l’autre côté du grillage le sortit de sa léthargie cotonneuse, et il s’efforça de revenir à la réalité pour écouter son prochain pénitent.
         Ce fut une voix frêle et féminine qui s’adressa à lui, gorgée de larmes contenues, et emplie de la douceur sucrée qui prend corps dans la bouche des adolescentes.
         « Pardonnez-moi mon père, car j’ai péché. »
         Il y avait quelque chose de suave dans la voix de cette jeune fille, derrière le rideau de pleurs qui ne demandait qu’à s’ouvrir. Monsieur l’Abbé tira le tissu qui le protégeait de l’extérieur, et pris le temps de regarder celle qui lui faisait face. Le toit du confessionnal, avec le temps, avait été nanti de nombreux trous et fissures, et si Monsieur l’Abbé restait majoritairement dans l’ombre, les raies de lumières permettaient de distinguer clairement l’adolescente.
         Elle devait avoir 15 ou 16 ans tout au plus, ses traits étaient fins, et sa blondeur virginale. Des larmes avaient séché sur ses pommettes, ses yeux étaient rouges, mais son visage laissait entrevoir une candeur étincelante, et ses lèvres semblaient cacher un éclatant sourire. Une véritable beauté à l’innocence immaculée, se dit Monsieur l’Abbé. Elle avait fait l’effort de couvrir ses épaules, et de cacher un tant soit peu une poitrine volontaire qu’on devinait généreuse sous le T-shirt de coton, mais qui était assez opulente pour laisser clairement entrevoir dans le col, les globes de chair juvéniles gonflés d’orgueil et de jeunesse.
         Cela le fit sourire. Il se doutait bien de quel ordre pourrait être le péché de cette ravissante jeune fille. Il était tout prêt à l’écouter.
         « À quand remonte votre dernière confession, mon enfant ? »
        Le silence gêné qui suivit lui indiqua assez facilement que beaucoup d’eau devait avoir coulé depuis.
       « Je… C’est la première fois mon père, commença-t-elle après une hésitation. Ma famille est très croyante, mais moi je, je pratique pas, j’ai jamais vraiment cru à tout ça, mais là, c’est juste que, je sais plus quoi faire.
- Il y a un début à tout, la rassura Monsieur l’Abbé, et le Seigneur, tout comme moi, est prêt à te pardonner. Confie-toi à moi, je serai l’oreille et la bouche qu’il te faut.
      - Et bien voilà, je, vous savez c’est comme tous les jeunes, avec une copine, on expérimente, c’est normal. Y’a plus de petits et de grands maintenant, c’est plus compliqué, on est déjà grande à 13 ans. En tout cas on veut l’être. Et avec une copine on aime beaucoup les garçons. On a envie alors, je sais pas comment vous expliquez ça dans la religion, je sais pas, on a envie de les embrasser, on veut jouer avec eux, on veut penser à rien d’autre, et quand on grandit, on a envie de sexe. D’autre chose, on a des sensations et… Ma copine a pas voulu venir, elle a honte je crois, ou elle s’en fiche des confessions, mais je savais plus. On l’a fait plein de fois, avec plein de garçons, on faisait ce qu’on voulait, parce qu’on aime beaucoup ça, on faisait pas attention. Mais je crois que c’est vraiment pas bien. J’ai l’impression d’être sale, en plus mes parents ont appris… Et je veux pas attraper des maladies, ma cousine elle, moi j’ai peur et ma copine aussi qu’on ait chopé un truc, je veux pas être punie, je suis désolé et… »
         Elle se tut enfin, et donna libre cours aux larmes qui avaient entrecoupé peu à peu son discours. Elle pleura sans pudeur, et ces torrents sur ses joues, ses yeux brillants d’angoisse la rendaient encore plus belle et magnétique. Il était aisé de comprendre l’attirance qu’elle provoquait chez les jeunes hommes. Monsieur l’Abbé devait l’aider. Et il pourrait s’aider aussi.
         « Sèche tes larmes mon enfant, murmura-t-il. Je savais avant que tu ne me parles quel péché était le tien. Tu es perdu, vous êtes perdu toi et ton amie, mais le chemin est toujours là quelque part. Le péché de chair et de luxure est un péché très grave, mais il peut être pardonné. Tu aimes les hommes, tu les aimes trop, et te complais dans la dépravation. C’est à Dieu qu’il faut donner cet amour, et cette chair. À Dieu et à ce qui le représente. Dieu peut toujours te sauver et te préserver si tu lui offres ton amour et ton corps.
         - Vraiment ? hoqueta la jeune fille entre deux larmes, je, je comprends pas…
         - Je ne suis pas exempt de faiblesses moi même. Mais  dans ce qui pourrait être mes péchés, je trouve un acte de foi et d’amour envers le Seigneur. Tout ce qui se passe en ces murs est sacré, et par là où tu as péché tu peux être sauvée.
         - Mais tout, même …
         - Tout mon enfant. Si tu as peur de la maladie, tu peux être protégée. Dieu peut te sourire, et moi je peux t’aider. Je suis son serviteur. »
         Un éclair d’espoir mêlé d’incompréhension oscilla dans le regard de l’adolescente. Elle était prête à croire, et à accueillir la foi. Monsieur l’Abbé fit coulisser le grillage, et prit sa main tremblante.
         « Je vais t’aider. Si tu le veux. Je capturerai le mal que tu as laissé en toi comme sur une photo. »
         Son regard intense et son visage doux et grave semblaient captiver la jeune aux cheveux dorés.
         « Je vais me lever, et t’attendre dans la sacristie. Quand tu le décideras, tu me rejoindras, et je m’occuperais de toi. »
         En repartant ce soir là, elle promit à Monsieur l’Abbé de revenir avec son amie

         Au matin du quatrième jour, Monsieur l’Abbé se réveilla en pleine forme. Sa foi l’emplissait de vigueur alors que la semaine allait sur sa fin, et que l’heure approchait. Il reprenait son rythme habituel, se levait avant que le soleil ne s’approche de l’horizon, flânait dans les coursives et sur les toits de la cathédrale, s’imaginant un fils, un fils de Dieu bien à lui tel que le décrirait le Tout-Puissant, puis préparait les offices, accueillait ses enfants de chœur et offrait aux fidèles la journée pieuse qu’ils méritaient.
         Ce jeudi donc, les croyants furent peu nombreux, et cela entacha quelque peu le sourire de Monsieur l’Abbé. Notre-Dame de Paris, cathédrale, lieu saint, refuge ultime né de la main du Seigneur, se voyait dépeuplée et réduit à la fréquentation d’une église de province. Qui plus est, des bohémiens avaient perturbé le recueillement des fidèles en se complaisant dans des chants et des danses vulgaires sur le parvis. C’est donc assez agacé qu’il avait entamé l’après-midi, et décidé de ne pas ouvrir le confessionnal aujourd’hui.
Alors qu’il se tenait, stoïque, devant l’autel, contemplant l’immensité des voûtes de la nef, un petit garçonnet de 10 ans entra d’une démarche gauchement décidée dans la cathédrale et s’avança vers lui. Un béret sur la tête et un foulard autour du cou, il tenait plus d’un Gavroche d’Épinal anachronique que d’un enfant d’aujourd’hui.
         « Monsieur l’Abbé, crachouilla-t-il, j’ai une question à vous poser. »
         Amusé, Monsieur l’Abbé le regarda de toute sa hauteur et lui pria de poser sa question. Après tout, l’occasion d’éduquer correctement un bambin était trop rare pour être négligée.
         « En fait, je me demandais, reprit l’enfant, pourquoi y’a jamais des autres gens que les blancs dans l’Église, comme y’a dans la rue ? »
         Le sourire de Monsieur l’Abbé fondit lentement sur son visage. Ce n’était pas un questionnement sujet à plaisanterie, et l’éducation de ce petit homme se devait d’être un peu plus approfondi, pour ne pas risquer de perdre son âme. Il s’accroupit près de l’enfant et le regarda très sérieusement.
         « Les sarrasins ne sont pas des hommes mon enfant, articula-t-il, ils ne croient pas en Dieu et Dieu ne croit pas en eux. Ils n’ont aucun droit dans notre monde catholique et civilisé, et ne doivent jamais entrer ici. Ce serait un blasphème horrible. Leur existence même devrait être un péché impardonnable.
         - Mais mon copain Saïd, se défendit le garçon, il dit que c’est parce que eux il croit à Allah, c’est un autre Dieu, mais Allah il a l’air cool aussi. »
         Le visage de Monsieur l’Abbé devint alors plus dur que du marbre, et son regard emplit d’effroi et de colère, transperça l’enfant de part en part. Il lâcha son épaule dans un réflexe de dégoût, et sa respiration s’accéléra quelque peu. Il se ressaisit, le regard fixe, et décidé il attrapa le garçonnet par le poignet. Celui-ci protesta un peu, mais Monsieur l’Abbé semblait vraiment fâché quand il l’amena vers la sacristie.
         Cette nuit là, les Catacombes vibrèrent d’une joie toute nouvelle.

Au matin du cinquième jour, Monsieur l’Abbé avait créé l’homme.
         Dicté par Dieu, il avait formé, pendant des jours et des jours, un corps capable d’accepter une âme créée de toute pièces par le Seigneur. Tel un nouveau Jésus Christ, le fils du Tout-Puissant et de Monsieur l’Abbé se tenait là, chancelant sur ses jambes toutes neuves, dans le matin obscur que zébrait encore un orage nocturne, sec et bruyant. Comme dans la terre glaise, Monsieur l’Abbé avait sculpté ce corps, à force de patience. Il avait attendu cette nuit, et par les rites qui avaient relevé Lazare bien des siècles avant lui, il avait insufflé la vie à ce nouvel homme. Son fils. L’homme né de l’homme par la puissance divine. Et Monsieur l’Abbé, en extase, était agenouillé d’émerveillement devant cette création à quatre mains. Il prenait dans ses bras les jambes puissantes de cette silhouette massive, encore titubante d’être née.
         « Tu existes, mon enfant, psalmodia-t-il, tu existes, et tu seras mon héritage, ma descendance, mon successeur, tu seras le dévot que nous attendions, le véritable humain. Et par delà le jugement dernier tu t’occuperas de cette terre et de ceux qui auront mérité ton amour. Bien sûr, tu es difforme, mon fils, mais ne t’apitoies pas sur ton corps, à l’intérieur tu es tellement plus beau que ces faux croyants qui ne survivront probablement pas quand le temps sera venu. Tu es beau mon fils. Tu es né de la chair du pécheur, et tu transcenderas cette chair par la pureté de ton âme. »
         Le nouvel homme ne bougeait pas. Il respirait calmement comme à travers un siphon obstrué, regardant le ciel déchiré d’éclairs, comme autant de rires divins. Le temps était presque venu, pour lui, et pour Monsieur l’Abbé, et il était né pour ce dessein. Celui-ci regarda encore son fils dans les yeux, la gorge serrée. Il resterait caché en haut pour l’instant, à l’abri des regards ignorants, et bientôt, le moment serait venu pour lui d’être aimé, respecté comme le sauveur que Dieu avait voulu offrir une nouvelle fois aux hommes.
Ce jour là, Monsieur l’Abbé se sentit investi d’une force et d’une conviction incommensurables, dépassant encore la foi qui était la sienne depuis sa rencontre avec Dieu

Au matin du sixième jour, la lune s’éclipsa lentement dans le silence de l’aube, alors que Monsieur l’Abbé revêtait la sienne, sans l’avoir vu se coucher. Il avait prié toute la nuit durant, réfléchissant, se préparant à la mission qui lui incombait, soliloquant avec le Seigneur, et il se préparait maintenant pour ses derniers offices du matin, la respiration profonde et le regard décidé. En serrant le cordon qui retenait sa tunique, il vit ses mains trembler légèrement. Il avait peur, cela était certain. Peur d’échouer sans doute. Peut-être,  en définitive, que quelques reliques de doutes venaient assombrir le devoir qui s’imposait à lui. Il ferma les yeux, pestant contre lui même, balayant ses appréhensions d’un revers de la foi. Douter n’était pas digne de lui. Les desseins de Dieu étaient impénétrables, il était temps, et sur ses épaules pesait la plus importante et définitive responsabilité de l’Histoire du monde.
La journée se passa dans le recueillement le plus total. Aucun bruit extérieur ne vint perturber les offices du matin, ni les confessions, ni les prières que les fidèles furent nombreux à adresser ce jour là. Ce fut comme si le monde avait compris l’importance de ce moment, comme si Notre-Dame avait été préservé du chaos de l’humanité pécheresse. Par les prières, par le recueillement, par l’amour de ces paroissiens, il emmagasina de l’énergie, sa foi était comme un carburant, un composé essentiel qui circulait dans ses veines. Il se sentait vibrer d’une puissance infinie qui ne demandait qu’à être relâchée. Une chaleur troublante semblait s’échapper de son corps, et son esprit cotonneux regardait ses ouailles et le monde de toute sa hauteur. Il devenait divin.
Quand le soleil fut définitivement avalé par l’horizon, les fidèles partis et les portes de l’immense cathédrale closes, Monsieur l’Abbé contempla une dernière fois la nef, et dit au revoir à Notre-Dame. Son fils né de la chair était sorti et se tenait immobile, face à lui, dans le silence de l’enceinte. Monsieur l’Abbé leva le bras pour poser la main sur son front immense, et son fils baissa la tête. Il sentit l’énergie traverser son corps, et il espérait que cela suffirait à le réconforter, dans les dures épreuves de messie qui l’attendaient. Puis, il le prit dans ses bras, et lui dit adieu. C’est à lui qu’incomberait la tâche à présent. Lui seul survivrait au jugement dernier, avec les hommes qui le mériteraient, et qui resteraient sur la Terre redevenue un Éden. Vibrant de plus en plus, sentant l’heure arriver, il quitta son enfant difforme et gigantesque, se para de son aube blanche, et grimpa sur les tours de sa bien-aimée cathédrale.
         Il n’était plus temps de reculer, ni d’hésiter à présent. Il avait confiance en son fils, et sa tâche était tout aussi importante. Ne pas oublier. Si son enfant devait être le sauveur du Jugement dernier, il en serait l’instigateur. Comme la main de Dieu qui effacerait le tableau de l’existence. Un Apocalypse juste et divin, et la foi de Monsieur l’Abbé était si forte, sa puissance telle, que rien ne pouvait plus l’arrêter. Il suffisait d’embrasser le ciel, de faire face au Seigneur, de lui crier son amour une dernière fois, et il éclaterait, telle une bombe céleste, dont la furie engloutirait tous les pécheurs et les indignes. Il eut de la peine à gravir les dernières marches qui menaient aux toits, pulsant de toutes parts. L’énergie toute-puissante de sa foi voulait sortir, et accomplir son destin. Elle filtrait à travers ses yeux, elle se répandait hors de sa bouche, et semblait même commencer à se diffuser par les pores de sa peau.
         Alors que la nuit s’était étendue sur le monde, brillant de mille étoiles, il s’approcha du bord de la cathédrale. L’humanité s’étalait à ses pieds, et elle devrait maintenant assumer ses actes. Titubant, la respiration difficile, il décida de ne plus attendre, de ne plus hésiter. Il psalmodia une dernière prière, un dernier amen, un dernier regard empli d’une dévotion folle au ciel, et il se jeta dans le vide.
Il sembla voler quelques instants, puis s’arrêta net, comme attrapé par la main du Seigneur. Une lumière éclatante s’échappa de son corps tel un phare, le fissura, créant des raies de lumière qui semblaient traverser toute chose, et dans un dernier cri de victoire, il explosa dans un torrent d’énergie aveuglant et furieux qui engloutit le monde.

         Dimanche matin, aux alentours de 5h30, le corps de Jérôme Dantier, plus connu sous le simple nom de Monsieur l’Abbé, fut retrouvé disloqué au pied de la cathédrale.
         Les touristes qui ne désemplissaient pas, asseyant la réputation jamais démentie de Notre-Dame, s’agglutinaient déjà en masse curieuse autour du corps sanglant et démantibulé quand la police arriva.
Jérôme Dantier était un original, un dévot que les gardiens de la cathédrale avaient accepté parmi eux, lui donnant un toit au sein de l’édifice, qui prenait part aux confessions, parfois même était le seul à garder le monument la nuit. Il avait toujours pris son rôle très au sérieux, et il n’était pas rare, et amusant, de le voir présider une messe invisible, à laquelle seuls quelques touristes étonnés assistaient généralement, quand il ne tentait pas de chasser ces mêmes touristes par des menaces divines.
         La raison de son suicide restait un mystère, lui si croyant, qui savait bien quel péché cela était pour la religion catholique. Pour la police, aussi étrange que cela puisse paraître, cela collait avec les événements de ces derniers jours, notamment l’agression qui avait eu lieu sur le parvis dans la nuit de mardi. Deux maghrébins avaient été poursuivis par un groupe de skinheads, et les pauvres hères avaient eu beau hurler et taper contre les portes de la cathédrale, ils étaient morts devant Notre-Dame, roués de coups sans que personne ne soit venu leur ouvrir.
         Il y avait eu cette agression, puis quelques disparitions, et aujourd’hui, il faudrait enquêter sur la mort de l’étrange Jérôme Dantier, Monsieur l’Abbé.

           On découvrit bien des choses dans ses appartements.

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